Augustin, du mérite I-II-III - CHAPITRE XVI. POURQUOI DIEU FAIT TEL PRÉCEPTE, SACHANT QU'IL NE SERA POINT GARDÉ.

CHAPITRE XVI. POURQUOI DIEU FAIT TEL PRÉCEPTE, SACHANT QU'IL NE SERA POINT GARDÉ.


23. Mais est-ce une obligation pour nous d'être tellement parfaits dans la pratique de la justice, que nous ne commettions aucun péché? Oui, tel est le précepte de Dieu, et nous ne pouvons le nier. Car une action quelle qu'elle soit ne peut être un péché, si le précepte divin ne vient pas l'interdire.

On objecte: «Pourquoi donc Dieu fait-il un précepte, sachant qu'aucun homme ne l'accomplira?» - On aurait aussi bien le droit de demander pourquoi Dieu a fait une défense aux premiers humains, qui étaient en tout deux personnes, sachant qu'ils n'obéiraient pas? Car, ici, on n'aurait pas même à répondre qu'il a voulu néanmoins formuler un précepte, afin qu'à défaut de nos premiers parents, quelqu'un d'entre nous obéit; mais non: car, cette défense de manger du fruit d'un certain arbre, Dieu ne l'intima qu'à eux (532) seuls, parce que, comme il savait l'injustice qu'eux-mêmes devaient commettre, il savait aussi la justice qu'il en devait tirer. Par une vue analogue il défend à tous les hommes dé commettre aucun péché, bien qu'il prévoie qu'en ceci personne n'accomplira sa loi c'est afin que, d'une part, si des individus, quels qu'ils soient, sont assez impies, assez damnables pour mépriser ses commandements, lui-même fasse dans leur damnation l'oeuvre de sa justice; c'est aussi, d'autre part, afin que si des justes, quels qu'ils soient, avancent avec piété et obéissance dans la voie de ses commandements, sans remplir cependant tout ce qu'il a prescrit, mais remettant à autrui comme eux-mêmes veulent qu'il leur soit remis, Dieu de son côté fasse dans leur guérison l'oeuvre de sa bonté. Mais aussi, je le demande, la miséricorde de Dieu remettrait-elle à celui qui remet aux autres, si la dette ici n'était pas le péché? Et si le péché existe jusque dans les parfaits, comment la justice divine ne défendrait-elle pas qu'on le commît?


24. «Mais voici», nous dit-on, «voici que l'Apôtre déclare, en parlant de lui-même: «J'ai combattu le bon combat; j'ai conservé la foi; j'ai consommé ma course; il ne me reste qu'à recevoir la couronne de justice (1)». - «Il ne tiendrait pas ce langage, supposé qu'il eût quelque péché».

Répondez vous-mêmes. Comment l'Apôtre pouvait-il ainsi parler lorsque, dans ce dernier martyre qu'il venait de prédire comme imminent, il lui restait encore à subir de si rudes assauts, un si grand et si terrible combat? Manquait-il donc si peu de chose à la course qu'il devait fournir, lorsque ces dernières heures devaient le mettre aux prises avec un ennemi plus furieux et plus cruel? S'il exprimait en des termes semblables la joie de son âme, son assurance, son calme parfait, c'est que la victoire, dans les combats à venir, lui était garantie et assurée par celui même qui lui avait révélé l'approche imminente de ce même martyre; il parlait sous l'empire, non d'un fait pleinement acquis, mais d'une espérance inébranlable; et il indiquait comme un fait accompli le résultat heureux qu'il se promettait dans l'avenir. Il y a plus: quand bien même aux paroles du triomphe il eût ajouté cette phrase confiante

1. 2Tm 4,7-8

«Désormais je n'ai plus de péché», nous l'entendrions même encore de sa perfection dans l'avenir et non dans le passé. En vain l'on voudrait, en effet, qu'au moment où parlait l'Apôtre, l'honneur d'être sans péché lui. Il fût déjà complètement acquis. Ce privilège il ne devait appartenir qu'à la fin même de sa carrière, comme en effet, c'était seulement à ce terme de sa course qu'appartiendrait sa victoire définitive sur l'ennemi. Car, il faut bien qu'on l'avoue, saint Paul, au moment P où il tenait ce langage, avait à terminer son dernier combat, sa glorieuse passion. Nous disions donc, nous, que tout pour lui était à parfaire encore, au moment même où, plein de confiance en la promesse de Dieu, il parlait comme si tout était fait déjà. C'est à ]afin de sa carrière que se rapportait, en particulier, le pardon qu'il accordait à ses ennemis, et celui par là même qu'il demandait à Dieu C pour ses propres péchés: Dieu l'ayant promis, en effet; à cette condition, l'Apôtre se tenait très-assuré de n'avoir plus aucun péché au terme de sa course, terme à venir, mais qu'une sainte confiance lui montrait comme atteint dès lors.

Au reste, et sans fournir d'autres preuves, lorsque l'Apôtre tenait ce langage, où l'on a cru voir qu'il était sans péché, je me demande vraiment si, alors même, il était délivré de cet aiguillon de la chair dont, par trois fois, il avait supplié le Seigneur de le délivrer enfin, sans avoir obtenu d'autre réponse que celle-ci: «Ma grâce vous suffit; car la vertu se perfectionne dans la faiblesse (1)». Quoi! pour la perfection d'un tel homme, il fut nécessaire de ne pas le délivrer de cet ange de Satan, dont les soufflets devaient empêcher qu'il ne s'enorgueillît à cause de la sublimité de ses visions: et il se trouve des gens capables ou ducroire ou de dire que tel ou tel individu, placé encore sous le poids de cette vie, puisse être pur absolument de. tout péché!


25. Accordons qu'il y ait des hommes de justice assez éminente pour que Dieu leur parle du sein de la colonne de nuées; tels Moïse et Aaron parmi ses prêtres; tel Samuel parmi ceux qui invoquèrent son nom (2); de celui-ci disons que l'Ecriture, assurément toujours vraie, a célébré magnifiquement la piété, l'innocence qu'il montra dès sa plus
1. 2Co 12,7-9 - 2. Ps 82,6

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tendre enfance, dès le moment où sa mère, comme elle en avait fait veau, le plaça dans le temple et le consacra au service du Seigneur. Eh bien! de ces saints mêmes il est écrit: «Mon Dieu, vous leur étiez propice, et vous tiriez vengeance de leurs passions (1)». En effet, si sa colère tire vengeance des enfants de damnation, sa miséricorde se venge aussi des enfants de la grâce; ceux que Dieu aime, il les reprend encore; il frappe de sa verge tout enfant qu'il agrée (2). - Or, de -la part de Dieu, ni la vengeance, ni la réprimande, ni la flagellation ne sont dues qu'au péché. Seul il fut frappé tout autrement, celui qui s'offrit aux fouets pour faire l'expérience de nos maux et pour nous ressembler. en toutes choses, sauf en notre péché; celui qui dut être le Saint des saints et l'Avocat des saints eux-mêmes, puisque chacun d'eux, pour soi-même et sans mentir, dit à Dieu: «Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (3)».

Aussi bien je m'adresse à ceux qui disputent contre ces sacrés oracles. Ils sont, je le veux, chastes dans leur conduite, louables dans leurs moeurs; ils suivent sans hésiter l'avis donné à ce riche de l'Evangile qui, après avoir demandé des conseils pour acquérir la vie éternelle, après avoir répondu qu'il avait rempli tous les préceptes de la loi, reçoit du Seigneur le commandement, s'il veut être parfait, de vendre tout ce qu'il a, de le donner aux pauvres, et de transporter ainsi son trésor au ciel (4). Arrivé même à cette hauteur, aucun de nos contradicteurs n'ose encore se dire sans péché. Et, nous le croyons, leur aveu en sens tout contraire n'est pas chez eux un acte d'hypocrite mensonge; d'ailleurs, s'ils mentent, ils font un péché de plus, ou du moins chez eux le péché commence.

CHAPITRE XVII. TROISIÈME QUESTION: POURQUOI, DANS CETTE VIE, PERSONNE N'EST-IL SANS PÉCHÉ?


26. Abordons maintenant notre troisième question. Dieu voulant aider par sa grâce la volonté humaine, l'homme, avons-nous dit, peut être sans péché pendant cette vie. Pourquoi donc, par le fait, n'en est-il pas ainsi? - Je pourrai très-facilement et en toute vérité

1. Ps 102,6-8 - 2. Pr 3,12 He 12,6 - 3. Mt 6,12 - 4. Mt 19,20-21

répondre: C'est que les hommes ne le veulent pas. Mais si l'on demande pourquoi ils ne veulent pas, la réponse nous entraîne dans une longue explication. Sans préjudice d'un examen plus approfondi, j'en donnerai la raison en peu de mots.

Les hommes ne veulent pas faire telle oeuvre juste, soit parce qu'ils n'aperçoivent pas qu'elle est juste, soit parce qu'elle ne leur inspire aucun attrait. En effet, notre volonté se porte avec d'autant plus de vivacité vers une chose, que la bonté de cette chose nous est plus certainement connue, et que son attrait nous délecte avec plus d'ardeur. L'ignorance et la faiblesse, voilà les vices qui empêchent la volonté de s'ébranler pour faire une bonne oeuvre ou pour s'abstenir d'une mauvaise action.

Maintenant, comment nous viendra la connaissance de tel bien caché, comme aussi l'attrait d'une oeuvre qui rie nous délectait aucunement? Ce privilège est réservé à la grâce de Dieu, qui vient eu aide aux volontés humaines. Et. pourquoi les hommes ne sont-ils point toujours aidés? La cause en est uniquement en eux-mêmes, et non pas en Dieu; soit qu'il leur arrive d'être prédestinés à la damnation à raison de leur injuste orgueil; soit qu'ils doivent, malgré leur orgueil, être jugés favorablement et instruits de leur devoir; s'ils sont les enfants de la miséricorde. De là cette première parole de Jérémie: «Je sais, Seigneur, que la voie de l'homme ne dépend pas de lui, qu'il ne lui appartient pas de marcher et de diriger ses pas»; et cette autre parole aussi qu'il ajoute immédiatement: «Corrigez-moi, Seigneur; mais cependant que ce soit dans votre justice, et non pas dans votre fureur (1)»: comme s'il disait: Je sais que c'est pour ma correction encore que vous me donnez moins de secours pour diriger parfaitement mes pas; toutefois, dans cette correction même, ne me traitez pas avec cette sorte de fureur par laquelle vous avez résolu de damner les impies; mais plutôt avec cette manière adoucie de jugement par lequel vous dressez vos enfants à ne point s'enorgueillir. De là cet autre oracle de l'Ecriture: «Vos jugements me viendront en aide».


27. Ainsi, ne reportez jamais sur Dieu la cause d'aucune faute de l'homme. La vraie

1. Jr 10,23-24 - 2. Ps 118,175

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cause de tous nos vices, c'est l'orgueil. Aussi, pour le condamner et le détruire, écoutez quel remède nous est venu du ciel.

L'homme s'était élevé par l'orgueil; vers lui s'abaisse par miséricorde un Dieu fait humble, un. Dieu qui manifeste clairement la gratuité de sa grâce dans l'homme même que par excessive charité il choisit de préférence à tous ses autres frères en notre nature humaine. En effet, cet homme que le Verbe de Dieu s'est étroitement uni, cet homme n'a. certes point gagné d'avance par les mérites, de sa volonté cette union si étroite qui l'a fait tout ensemble un seul Fils de Dieu et un seul Fils de l'homme. Il fallait qu'une personne, une seule, fût en lui. Qu'on en suppose, au contraire, deux, trois, davantage même, si c'était possible; dès lors la rédemption s'accomplirait. parle libre arbitre, d'un homme, et non par le don personnel d'un Dieu. Autant. que j'ose apprécier les trésors de la sagesse et de la science cachés en Jésus-Christ, voilà la leçon que nous y trouvons; voilà ce qu'ils nous enseignent et ce que nous y apprenons.

Et c'est pourquoi (1) aussi, quand il s'agit de commencer, d'opérer et de parfaire une bonne oeuvre, chacun de nous tantôt sait et tantôt ignore, tantôt éprouve une sainte délectation et tantôt n'est point délecté; ainsi devons-nous apprendre que la science ou l'attrait, quand nous avons l'une ou l'autre, ne dérivent pas de nos facultés, mais bien d'un don de Dieu; ainsi sommes-nous guéris de notre vain et misérable orgueil; ainsi devons-nous apprendre avec quelle vérité le Psalmiste a dit, non pas de la terre matérielle, mais bien de notre être spirituel: «Le Seigneur donnera la suavité, et notre terre donnera son fruit (2)». - D'ailleurs la bonne oeuvre nous présente d'autant plus d'attrait, que nous avons plus d'amour pour Dieu, pour ce bien souverain et immuable, pour cet auteur de toute espèce de biens possibles. Et pour que nous puissions aimer Dieu, «sa charité est répandue dans nos coeurs», non par nous-mêmes, mais «par son Esprit qui nous a été donné (3)».

CHAPITRE XVIII. LA BONNE VOLONTÉ VIENT DE DIEU.


28. Mais ici, l'homme est en peine de

1. Le saint Docteur conclut a fortiori. - 2. Ps 24,13 - 3. Rm 5,5

découvrir quelle part. dans le bien revient à notre volonté, sans que cette part même nous vienne de Dieu; et j'ignore comment il est possible de la découvrir. En effet, oublions déjà ce texte si décisif de saint Paul parlant de tous les biens de l'homme: «Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu? et si vous l'avez reçu, comment vous en glorifiez-vous, comme si vous ne l'aviez pas reçu (1)?» La raison vient elle-même aussi restreindre nos recherches dans des limites bien étroites. Autant que des chrétiens comme nous peuvent la consulter sur, des matières aussi délicates, elle nous interdit de défendre les intérêts de la grâce, jusqu'à paraître détruire le libre arbitre, comme aussi d'affirmer le libre arbitre au point de nous montrer, par une impiété orgueilleuse, ingrats envers la grâce de Dieu.


29. Ainsi, quelques personnes ont voulu sauvegarder le texte précité de l'Apôtre, en l'interprétant au sens que voici: «C'est à Dieu qu'il faut attribuer tout ce que l'homme peut avoir de bonne volonté, parce que le mérite même ne pourrait être dans l'homme, si l'homme lui-même n'existait pas. Puis donc qu'il tient de Dieu seul et son existence et sa nature humaine, pourquoi ne pas regarder Dieu aussi comme l'auteur en lui de cette bonne volonté qui n'existerait pas, en effet; si le sujet où elle se trouve n'existait pas lui-même?» - Avec ce raisonnement on est en droit de dire qu'il faut rapporter à Dieu, comme cause et auteur, notre mauvaise volonté aussi; car elle-même ne pourrait exister en l'homme, si l'homme où elle se rencontre n'existait pas lui-même; or, Dieu est le créateur de- l'homme; donc il le serait également de sa mauvaise volonté, puisque si elle ne trouvait pas un homme pour se poser ainsi, elle ne pourrait absolument exister. Une telle affirmation serait un crime.


30. Disons au contraire: Non-seulement nous ne pouvons avoir que de Dieu le libre arbitre, cette faculté qui s'incline à son gré vers tel ou tel objet et qui appartient à cette classe de biens naturels dont un homme méchant peut faire mauvais usage; mais, de Dieu exclusivement aussi dérive la bonne volonté qu'il faut classer dans les biens dont l'usage ne peut être mauvais. A moins de maintenir ces deux points, je ne sais comment

1. 1Co 4,7

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nous défendrons l'oracle de saint Paul: «Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu?» En effet, supposé que Dieu nous donne seulement une sorte de volonté qui puisse encore être bonne ou mauvaise, et que la bonne volonté vienne de nous par conséquent, dès lors ce qui vient de nous vaut mieux que ce qui vient de lui. Et si c'est là une énorme absurdité, il faut donc avouer que nous tenons de Dieu la bonne volonté même. D'ailleurs il serait étrange que la volonté puisse s'arrêter dans un certain milieu indifférent, où elle ne serait ni bonne ni mauvaise. Car, aimons-nous la justice à quelque degré? c'est déjà un bon vouloir; l'aimons-nous davantage? c'est un vouloir meilleur; moins? c'est un vouloir moins bon; point du tout? c'est absence de bon vouloir. Or, quand la volonté n'aime aucunement la justice, hésiterez-vous à dire non-seulement qu'il y a volonté mauvaise, mais même la plus mauvaise volonté? Si donc la volonté est bonne ou mauvaise, d'une part; si, d'autre part, la mauvaise volonté ne nous vient- pas de Dieu, il reste à dire que de lui nous vient la bonne volonté. Autrement je ne sais quel autre bienfait que celui-là vient nous combler de sa part, quand il daigne nous justifier. Et c'est d'après cette pensée, selon moi, qu'il est écrit: «La volonté est préparée par le Seigneur (1)» et dans les Psaumes: «C'est par le Seigneur que les pas de l'homme sont dirigés, et que celui-ci aime la voie de Dieu (2)»; et cette maxime enfin de l'Apôtre: «Car c'est Dieu qui opère en vous le vouloir et l'action selon sa bonne volonté (3)».


31. Et c'est pourquoi le fait de nous éloigner de Dieu nous appartient, et c'est la volonté mauvaise; au contraire, notre conversion à lui ne nous est possible que s'il nous excite et nous aide, et c'est la bonne volonté: dès lors, qu'avons-nous que nous n'ayons reçu? Et si nous l'avons reçu, pourquoi nous en glorifions-nous, comme si nous ne l'avions pas reçu? De là encore, «pour que celui qui se glorifie, se glorifie en Dieu (4)», ceux, à qui Dieu veut bien faire un don semblable, ne le tiennent que de sa miséricorde, et non de leurs mérites personnels; tandis que ceux à qui Dieu le refuse deviennent une preuve de la vérité divine. Car un juste châtiment est dû aux pécheurs, puisqu'il est écrit: «Le

1. Pr 8,35 - 2. Ps 36,23 - 3. Ph 2,13 - 4. 1Co 1,31

Seigneur aime la miséricorde et la vérité (1)»; et: «En lui la miséricorde et la vérité se sont rencontrées (2)»; et: «Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (3)». Comment expliquer autrement la fréquence de rapprochement entre ces deux termes dans les saintes Écritures? Quelquefois, on les y trouve remplacés par des expressions synonymes. Ainsi la grâce est nommée pour la miséricorde dans ce texte: «Et nous avons vu sa gloire, la gloire due à celui qui est le Fils unique du Père, et qui est plein de grâce et de vérité (4)». Parfois la vérité est appelée jugement, comme dans ce verset: «Seigneur, je célébrerai votre miséricorde et votre jugement (5)».


32. Mais pourquoi Dieu veut-il convertir ceux-ci, tandis qu'il veut punir ceux-là pour leur éloignement? - Mais aussi, répondrai-je, a-t-on le droit de blâmer le bienfaiteur pour les dons qu'il fait en sa miséricorde? A-t-on le droit de blâmer le juge pour la vengeance qu'il exerce selon sa vérité? Quand les ouvriers de l'Évangile reçoivent les uns le juste salaire déjà convenu, et les autres une largesse même non convenue d'avance (6), personne n'a le droit d'accuser le maître de la vigne. Et toutefois, Dieu garde pour lui seul la raison d'une justice plus profonde encore et plus cachée.

CHAPITRE XIX. C'EST PAR LA GRACE QUE VIENNENT LA CONNAISANCE ET L'ATTRAIT DU BIEN.

Soyons sages, nous, mais-seulement dans les limites qui nous sont concédées. Comprenons, s'il nous est possible, que le Seigneur Dieu toujours bon, parfois n'accorde pas même à ses saints, à l'égard de telle bonne oeuvre, soit la connaissance certaine, soit la délectation victorieuse, pour leur apprendre qu'ils ne tiennent pas d'eux-mêmes, mais bien de lui seul, et cette lumière qui éclairerait leurs ténèbres, et cette suavité par laquelle leur terre spirituelle produirait son fruit.


33. Et quand nous lui demandons à lui-même son secours pour opérer et parfaire la justice, quel est l'objet de notre prière, sinon que Dieu nous découvre tel bien caché, ou qu'il nous rende attrayant un bien jusque-là sans attrait? Encore sa grâce nous a-t-elle

1. Ps 83,12 - 2. Ps 74,11 - 3. Ps 24,10 - 4. Jn 1,14 - 5. Ps 100,1 - 6. Mt 20,9-10

536

appris à demander ce bien, puisqu'en effet nous l'ignorions jusqu'alors; comme c'est sa grâce qui nous l'a fait aimer, puisque auparavant il n'avait point d'attrait pour nous; de sorte que «celui qui se glorifie», ne se glorifie pas en soi-même, «mais dans le Seigneur».

C'est qu'en effet s'enfler d'orgueil est chez nous le propre de notre volonté, et non pas l'oeuvre de Dieu, qui jamais ne nous pousse ni ne nous aide à concevoir un pareil sentiment. Aussi la volonté humaine possède, au début de toute oeuvre, un triste appétit de pouvoir personnel qui la porte à la désobéissance par l'orgueil. Si cet appétit n'existait pas, rien ne serait pénible à la volonté, et ce qu'elle a voulu dans un temps elle aurait pu sans difficulté ne pas le vouloir; mais un châtiment mérité a eu pour conséquence dans l'homme un vice désolant: c'est que désormais l'obéissance à la justice lui est pénible. Aussi, à moins de triompher de ce vice par le secours de la grâce, nul ne se convertit à la justice; à moins d'être guéri par l'opération de la grâce, nul ne jouit pleinement de cette paix de la justice.

Or, à qui appartient cette grâce qui fait vaincre et qui guérit, sinon à celui auquel s'adresse cette prière: «Convertissez-nous, Dieu de nos guérisons, et détournez de nous votre colère (1)?» Et lorsque Dieu fait ce qu'on lui demande, il le fait par miséricorde, et il y a lieu de s'écrier: «Il ne nous a point traités selon nos péchés; il ne nous a point rétribués selon nos iniquités (2)». Enfin, lorsqu'il ne fait pas ce pourquoi on l'implore, c'est encore avec justice qu'il ne le fait pas; et alors même, qui donc osera lui dire: Qu'avez-vous fait? à lui dont les saints chantent avec un coeur pieux la miséricorde et la justice?

Aussi, jusqu'en ses serviteurs, même saints et fidèles, Dieu tarde à guérir certains défauts; dès lors, le bien se trouvant caché à leurs yeux, ou même leur étant clairement connu, n'a plus pour eux toutefois l'attrait qui suffirait à leur faire accomplir la justice en tout point, et ainsi se vérifie cette règle parfaitement intègre de la justice infaillible: Que nul vivant ne soit justifié en sa présence. N'en concluez pas que Dieu veuille que nous soyons condamnables; non, mais humbles. Il nous fait ainsi et toujours apprécier sa grâce, de peur que, ayant acquis trop de facilité en tous

1. Ps 64,5 - 2. Ps 102,10

nos devoirs, nous ne regardions comme notre bien ce qui est à lui, ce qui serait une erreur bien contraire à la religion et à la piété. N'allons pas croire non plus que nous devions croupir dans les mêmes vices; non, mais c'est contre l'orgueil surtout, parce qu'il est cause que nous sommes humiliés dans ces vices mêmes, c'est contre l'orgueil qu'il nous faut déployer et nos efforts vigilants, et nos ardentes prières à Dieu, sans cesser de comprendre toutefois que ces efforts et cette prière même dont nous faisions preuve, nous viennent encore de la libéralité divine. Ainsi, sans jamais nous accorder à nous-mêmes un regard de complaisance, mais toujours au contraire tenant nos coeurs levés en haut, nous rendrons grâces au Seigneur notre Dieu; et quand nous nous glorifierons, à Dieu nous reporterons la gloire.

CHAPITRE XX. RÉPONSE A LA QUATRIÈME QUESTION: A L'EXCEPTION DE JÉSUS-CHRIST IL N'Y A EU PERSONNE, IL NE PEUT Y AVOIR PERSONNE EXEMPT DE PÉCHÉ.


34. Reste un quatrième et dernier point, que nous allons expliquer autant que Dieu daignera nous aider, et qui terminera enfin ce long livre.

L'être privilégié, qui n'a jamais commis ou qui ne commettra jamais un seul péché, se trouve-t-il existant parmi les enfants des hommes? A-t-il pu même ou pourra-t-il jamais exister? Répondons en toute certitude Cet être si saint n'est, n'a jamais été, ne sera jamais que le seul homme appelé Jésus-Christ, l'unique Médiateur entre Dieu et les hommes. - Vous comprenez maintenant. que nous ayons si longuement parlé du baptême des petits enfants: c'est qu'eux-mêmes ne sont point sans péché; autrement il faudrait dire que, non-seulement il y a dès à présent, mais qu'il y a eu et qu'il y aura une infinité d'hommes jouissant de cette exemption du péché. Or, si nous avons réussi à établir comme une Vérité constante, dans notre seconde solution, que personne n'est sans péché, bien certainement les petits enfants mêmes ne sont point sans péché. D'où résulte cette conséquence indubitable: Il aurait pu exister en ce monde un homme assez parfait en vertu, pour arriver à cette plénitude achevée (537) de justice qui désormais l'exemptât de tout péché; cependant cet homme si éminent aurait été auparavant un pécheur, et serait sorti de cet état de péché, pour parvenir à la rénovation du baptême.

On le voit donc: autre était l'objet de notre seconde question, autre celui que nous examinons ici en quatrième lieu. Nous demandions précédemment si, par la grâce de Dieu qui seconde l'effet de la volonté humaine, quelqu'un ici-bas arrivait à cette vie parfaite où se trouve l'exemption de tout péché absolument, telle était la question; et maintenant, comme quatrième problème, nous cherchons si, parmi les enfants des hommes, il se rencontre, il a pu se trouver, il peut jamais en exister un seul, non pas qu'il sorte du péché pour arriver à cette perfection absolue dans la justice, mais qui jamais absolument n'aurait porté la chaîne d'aucun péché: telle est la question présente.

Mais déjà aussi, supposé que soit vrai notre enseignement si longuement motivé sur l'état des petits enfants, il est clair que parmi les enfants des hommes, il n'en est aucun, il n'en fut ou n'en sera jamais un seul exempt de tout péché, à l'exception unique de ce Médiateur qui possède la prérogative exclusive de notre pardon et de cette justification, grâce à laquelle toutes les inimitiés de nos péchés expirent enfin dans une réconciliation avec Dieu.

Il ne sera donc pas hors de propos de remonter jusqu'au berceau du genre humain, pour étudier quelques faits dans la mesure que réclame la question présente, et pour prémunir l'esprit du lecteur contre certaines difficultés qu'on pourrait ici soulever devant lui.

CHAPITRE XXI. ADAM ET ÉVE: L'OBÉISSANCE FORTEMENT RECOMMANDÉE A L'HOMME PAR DIEU MÊME.


35. Les premiers humains, c'est-à-dire Adam, qui fut créé d'abord et seul dans sa virilité, et bientôt Eve sa femme qui fut tirée de lui, ont été frappés d'un juste et légitime châtiment, à cause de leur désobéissance au précepte qu'ils avaient reçu de Dieu. Le Seigneur, en effet, les avait menacés, en leur annonçant qu'ils mourraient de mort le jour où ils mangeraient du fruit défendu. On le voit donc, ils avaient reçu le pouvoir d'user, pour se nourrir, des fruits de tous les arbres qui étaient dans le paradis; et, dans le nombre de ceux que le Seigneur y avait plantés, se trouvait aussi l'arbre de vie. Par suite, la défense intimée de Dieu portait uniquement sur celui que lui-même avait appelé l'arbre de la science du bien et du mal. Ce nom marquait, d'ailleurs, les conséquences de l'usage que nos parents en voudraient faire; c'était un avertissement;du bonheur qui récompenserait l'observation de cette défense, comme aussi du malheur qui en suivrait la transgression.

Ainsi, on est en droit de penser qu'avant le succès des perfides conseils du démon, nos pères s'abstinrent du fruit défendu; mais aussi, qu'ils usèrent de tous les fruits permis, et par suite et même surtout de ceux que leur offrait l'arbre de vie. Quoi de plus absurde, en effet, que de les supposer usant de tous les fruits pour se nourrir, et oubliant celui-là seul qui leur avait 'été permis à l'égal des autres, et dont la propriété utile et spéciale était d'empêcher que leur corps, même pendant sa période de vie animale et grossière, ne changeât tristement par l'injure des ans, et n'arrivât à la mort par la décrépitude? En outre de ce bienfait que son fruit matériel conférait à l'homme matériel, l'arbre de vie rappelait, dans un sens mystique et sublime, le merveilleux effet que la sagesse, dont il était l'emblème, produirait sur l'âme raisonnable. Vivifiée par cet aliment sublime, l'âme humaine ne devait pas non plus se tourner vers le péché qui est sa souillure et sa mort. C'est de la sagesse, en effet, que l'Ecriture dit avec tant de vérité «qu'elle est l'arbre de c vie pour ceux qui l'embrassent (1)». - Ainsi, ce qu'était l'arbre de vie dans le paradis corporel, la sagesse l'était dans le paradis spirituel; l'une donnait aux facultés extérieures de l'homme, et l'autre procurait aux facultés de l'homme intérieur cette vigueur vitale qui ne devait pas souffrir les vicissitudes du temps. Et nos pères, en conséquence, servaient Dieu par l'obéissance, hommage tant recommandé à leur piété, seul culte qui honore Dieu.

Impossible d'ailleurs de déclarer plus magnifiquement que par cette loi première, le prix éminent de l'obéissance en elle-même, et le privilège qu'elle a de suffire à elle seule pour maintenir la créature raisonnable dans

1. Pr 3,18

538

la dépendance du Créateur. En effet, la loi interdisait un fruit qui n'avait rien de mauvais; car loin de nous l'idée que le Créateur de tout bien, l'auteur de toutes choses, «et voici que toutes étaient bonnes (1)», ait pu planter un arbre mauvais, même dans le paradis matériel. Non: mais l'homme, en se soumettant, et c'était pour lui le plus doux et le plus utile esclavage sous un tel maître, l'homme, dans l'idée de Dieu, devait apprendre ce que vaut à elle seule la vertu d'obéissance, seule imposée de lui à son serviteur, qui trouvait même son avantage à obéir, moins encore pour respecter les droits de son souverain, que pour être lui-même payé de ses services. Et c'est pourquoi nos premiers parents reçurent défense de toucher à un arbre dont le fruit ne leur aurait été aucunement nuisible s'ils en avaient mangé sans qu'il eût été au préalable défendu du ciel; ils durent ainsi comprendre que le mal qu'ils éprouvèrent pour avoir touché après la défense, ne venait pas de l'arbre ni d'un fruit vénéneux qui les aurait empoisonnés, mais uniquement de l'obéissance violée par leur crime.

CHAPITRE XXII. ÉTAT DE L'HOMME APRÉS LE PÉCHÉ.


36. Avant cette violation de la loi, nos parents étaient agréables à Dieu, et Dieu leur était agréable. Le corps même, malgré son état animal, ne leur faisait sentir aucun mouvement rebelle à leur volonté. Et cette harmonie était dans l'ordre de la justice: l'âme avait reçu du Seigneur un corps destiné à être son serviteur docile; autant elle-même, obéirait à son Seigneur et Maître, autant elle devait trouver le corps obéissant, autant celui-ci devait lui rendre, sans résistance aucune, les services convenables à la vie présente. Aussi ils étaient nus et ne rougissaient point; actuellement, au contraire, l'âme ressent une honte pudique de se voir frappée de je ne sais quelle triste faiblesse à l'endroit de cette chair qu'elle avait reçue avec le droit de lui commander tout service, tandis que maintenant l'âme ne peut empêcher les mouvements malheureux des membres, quand même elle les combat, ni les produire non plus, quand même elle en aurait la volonté. Et c'est ce qui explique le nom si juste de

1. Gn 1,31

membres honteux (pudenda), par lequel on les désigne chez les personnes chastes, parce qu'ils se révoltent contre l'âme leur souveraine avec un désolant caprice, comme s'ils jouissaient contre nous d'une pleine indépendance; de sorte que les droits de la vertu contre eux, le frein qu'elle peut leur imposer, se borne à les empêcher d'arriver jusqu'aux derniers désordres du crime et de l'impureté.

Or, la désobéissance de la chair, celle même qui se traduit par le premier mouvement, sans qu'on lui permette d'arriver jusqu'à l'effet, n'existait point chez le premier couple humain, «puisqu'ils étaient nus et ne rougissaient point». L'âme raisonnable, maîtresse de la chair, n'avait pas encore fait preuve de désobéissance à son Seigneur, pour mériter d'être ainsi frappée de réciprocité dans sa chair, de trouver désormais cette servante rebelle, et de subir en même temps un sentiment inexprimable de confusion et d'ennui. Il est certain, d'ailleurs, que cette désobéissance de notre âme n'a point infligé à Dieu un semblable sentiment de honte. Si nous désobéissons à Dieu, notre crime n'a rien qui lui cause la confusion et le chagrin, car nous ne pouvons diminuer en aucune manière son souverain domaine sur nous. Nous seuls avons à rougir de ce que la chair n'est point soumise à notre empire; ce désordre est l'effet d'une maladie que nous avons méritée par le péché; c'est lui qui s'appelle le péché habitant en nos membres (1). Et c'est en même temps et le péché et la peine du péché.

Enfin, après la transgression primordiale, deux effets se produisent. L'âme désobéissante, et qui s'est détournée de la loi de son Seigneur et Maître, commence à sentir la révolte de son esclave, c'est-à-dire de son corps, dont la loi est de désobéir aussi; et, en second lieu, les hommes éprouvent la honte de leur nudité en découvrant en eux-mêmes un mouvement qu'ils n'avaient pas encore senti: triste révélation, qui nous donne la clef de ce texte de l'Ecriture: «Leurs yeux furent ouverts (2)»; car ils ne marchaient pas les yeux fermés au milieu de ces arbres si nombreux du paradis. - C'est dans le même sens qu'il est dit d'Agar: «Ses yeux furent ouverts, et elle vit le puits (3)». - A cette heure donc les premiers humains couvrirent

1. Rm 7,17-23 - 2. Gn 3,7 - 3. Gn 21,19

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leurs membres honteux: Dieu ne leur avait fait ici que des membres; la honte fut leur propre ouvrage.


Augustin, du mérite I-II-III - CHAPITRE XVI. POURQUOI DIEU FAIT TEL PRÉCEPTE, SACHANT QU'IL NE SERA POINT GARDÉ.