Augustin contre Sécundinus.

25. «Nous nous sommes échappés», dites-vous, «parce que nous avons suivi le Sauveur spirituel. C'est à son audace seule que nous devons notre délivrance, car si Notre-Seigneur eût été charnel, toutes nos espérances se seraient évanouies» . Vous tenez ce langage parce que vous ne reconnaissez pas en Jésus-Christ une chair véritable. Comment donc Manès peut-il être l'objet de votre espérance, puisque vous avouez que, semblable en ce point aux autres mortels, il a été engendré par l'union de l'homme et de la femme, et que comme nous il fut formé de chair et d'os? Pourquoi vous inspire-t-il donc tant de confiance? Vous essayez, dans votre lettre, de me frapper de terreur; vous me dites: «Qui donc prendra votre défense au tribunal du souverain Juge, puisque vous vous faites vous-même l'accusateur et le témoin de vos paroles et de vos oeuvres? Ne comptez pas sur (476) le Perse que vous avez incriminé, il n'y sera pas présent. En dehors de lui, qui donc sèchera vos larmes? qui sauvera 1'Africain?» De consolateur et de sauveur, vous affirmez donc qu'il ne peut y avoir que Manès. Comment alors, en parlant des souffrances de Jésus-Christ, avez-vous pu dire que vous vous étiez échappés parce que vous avez suivi le Sauveur spirituel? n'est-ce pas à dessein que vous l'appelez spirituel, parce que, s'il eût été revêtu d'un corps, l'ennemi aurait pu lui donner la mort? Si donc l'ennemi tue votre Manès parce qu'il trouve en lui un corps matériel, où trouverez-vous un sauveur? comment, dès lors, pouvez-vous dire: «Lui excepté, qui sèchera vos larmes? qui sauvera l'Africain?» Comprenez-vous enfin ce que renferme d'erreurs cette hérésie, cette doctrine démoniaque où les mensonges le disputent à l'hypocrisie (1)? Vous proclamez que Manès est parfaitement dans le vrai, quand il affirme de Jésus-Christ- que. son corps n'avait aucune réalité. Voici donc toute la question: Si, en montrant sa chair, sa mort, sa résurrection, les cicatrices de ses plaies et des clous, qu'il présenta à ses Apôtres pour dissiper en eux toute espèce de doute; si, dis-je, Jésus-Christ n'a été en cela qu'un fourbe et un menteur, Manès est dans la vérité. Au contraire, si Jésus-Christ a montré une chair véritable; dès lors si sa mort, sa résurrection, ses cicatrices étaient réelles, Manès n'est plus qu'un menteur effronté dans tout ce qu'il affirme de Jésus-Christ. Par conséquent, voici entre nous le débat réduit à sa plus simple expression Vous affirmez la véracité de Manès et vous ne voyez en Jésus-Christ qu'un menteur; pour moi, je soutiens qu'en ce qui regarde Jésus-Christ, comme sur beaucoup d'autres points, Manès n'a été qu'un menteur; ne l'est-il pas, surtout quand il s'agit de la passion et de la résurrection, qui sont le fondement véritable de toute l'espérance dès fidèles? Peut-on regarder comme le prédicateur de Jésus-Christ, et non pas plutôt comme son accusateur, celui qui soutient que la mort de Jésus-Christ ne fut qu'une comédie, que les apparitions qui la suivirent ne furent que de véritables mensonges, qu'enfin il n'y a rien de vrai dans ces paroles: «Touchez mes mains et mes pieds, et sachez qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai (2)»; et dans


1. 1Tm 4,1-2 - 2. Lc 24,39

ces autres, adressées au disciple incrédule «Mettez vos doigts dans la plaie de mon côté, et ne soyez pas incrédule, mais fidèle (1)?» Mais, dites-nous, Manès prêche Jésus-Christ et s'en proclame le disciple et l'apôtre. Il n'en est que plus digne de mépris et d'aversion. En effet, s'il se fût contenté d'accuser, de réfuter, il aurait du moins prouvé qu'en con. vainquant les autres de mensonge, il n'était conduit et inspiré que par l'amour de la vérité. Mais en affichant ainsi son ignorance et sa témérité, il fait voir à tout homme réfléchi ce qu'il est, ce qu'il aime, en louant et en prêchant un menteur. Fuyez donc, mon ami, un fléau si redoutable; à force de vous tromper ne pourrait-il pas se flatter d'avoir fait de vous un fidèle, comme il prétend que cela arriva pour le disciple à qui Jésus-Christ dit: «Mettez vos doigts dans la plaie de mon côté et ne soyez pas incrédule, mais fidèle»? Ouvrez les yeux à l'évidence et vous reconnaîtrez que le langage tenu par Jésus-Christ à son disciple, ne pouvait avoir d'autre signification que celle-ci: Touchez ce que je suis et ce que j'ai été, touchez un corps véritable, touchez les cicatrices de blessures réelles, touchez les plaies véritables des clous et, en croyant à la réalité, ne soyez pais incrédule, mais fidèle? Manès, dans sa vanité sacrilège, interprète ainsi ces mêmes paroles: Touchez ce que je simule pour mieux tromper, touchez une chair qui n'a que l'apparence de la chair, touchez les traces simulées de blessures imaginaires, et ne soyez pas incrédule à mes membres trompeurs, afin qu'en croyant au mensonge vous puissiez être fidèle. Aux yeux et dans le langage de Manès, être fidèle, c'est accepter la doctrine et les impostures des démons.


26. Fuyez ces erreurs, je vous prie, et parce que le Seigneur.a dit que la voie étroite n'était suivie que par. un petit nombre, gardez-vous de vous laisser prendre aux apparences (2). Vous voulez être du petit nombre, mais du petit nombre de ceux qui sont les plus pervertis. Je l'avoue, si l'on cherche l'innocence absolue, on ne la trouve que dans le petit nombre; mais si l'on regarde parmi les pécheurs, on voit.que les homicides sont moins nombreux que les pécheurs, et les incestueux, que les adultères. Prenez même les fables de l'antiquité, les Médée, et les Phèdre


1. Jn 20,27 - 2. Mt 7,14

477

sont moins nombreuses que les femmes coupables d'autres crimes; les Ochus et les Busiride sont moins nombreux que les hommes coupables d'autres impiétés et d'autres fautes. Voyez donc si l'horreur profonde qu'inspire votre impiété ne constituerait pas tout le mérite de votre petit nombre. A ne juger les choses que dans vos livres, dans vos paroles et dans votre croyance, on s'étonne que votre hérésie trouve si peu de dupes pour l'embrasser ou y persévérer. Au contraire, quand on parle du petit nombre des saints qui courent la voie étroite, on établit un contraste entre ce petit nombre et la multitude des pécheurs. C'est la petite quantité de bon grain ensevelie sous un monceau de paille; la mission présente de l'Eglise catholique c'est de recueillir ce grain et de le battre; à la fin des siècles il sera vanné et purifié (1). C'est dans cette Eglise que vous devez vous réfugier si vous désirez fidèlement être fidèle et renoncer à ces erreurs que vous ne pouvez accepter sans réaliser cette parole de l'Ecriture: «Vous nourrissez les vents (2)», c'est-à-dire vous vous faites la nourriture des esprits immondes. Vous m'alléguez saint Paul; d'un côté, il se montre plein de respect pour l'Ancien Testament et pour la dispensation divine des faits et des enseignements qui y sont renfermés; mais, d'un autre côté, quand il s'agit de l'excellence charnelle de la race judaïque; quand il s'agit de ces synagogues de sa propre nation, plongées dans l'erreur et s'obstinant à méconnaître la divinité du Christ; quand il s'agit du zèle, plus que louable à ses yeux, qu'il déployait à persécuter les chrétiens; quand il s'agit enfin de cette justice légale, dont les Juifs tirent si hautement vanité parce qu'ils n'ont aucune idée de la grâce de Jésus-Christ, Paul, uniquement désireux de gagner le Christ, méprise toutes ces gloires humaines et les traite comme de la boue. Combien plus ces écrits, tout remplis d'horribles blasphèmes, et qui nous présentent la nature de la vérité, la nature du souverain bien, la nature de Dieu même soumise à des transformations si nombreuses, à des défaites si honteuses, à une corruption si profonde, souillée enfin et condamnée à une réprobation éternelle par la vérité elle-même; combien plus ces écrits doivent-ils vous paraître méprisables, non-seulement comme de la boue, mais comme


1. Mt 3,12 - 2.

un poison perfide et criminel l Combien plus, pour mettre fin à ce débat qui nous divise, devez-vous être désireux de chercher un refuge assuré dans l'Eglise catholique, si clairement annoncée dans les prophéties et si mystérieusement révélée quand la plénitude des temps fut accomplie!

Je vous parle ainsi parce que votre esprit n'est pas la nature du mal; le mal n'est pas une nature, parce qu'il n'est pas non plus la nature de Dieu, autrement je demanderais en vain le changement de ce qui est essentiellement immuable. Or, en s'éloignant de Dieu, votre âme a subi un changement, et ce changement est un mal; qu'elle revienne à ce bien immuable, avec le secours de ce bien lui-même, et ce changement sera pour elle la délivrance du mal. Si vous dédaignez ce conseil, si vous vous obstinez à croire à l'existence de deux natures, la nature muable du bien, laquelle, mêlée au mal, a pu consentir à l'injustice, et la nature immuable du mal, laquelle, mêlée au bien, n'a pu consentir à la justice, il ne vous reste plus qu'à redire cette fable ignoble, ces honteux blasphèmes qui respirent l'impureté et la fornication, et l'on vous associera à la foule de ceux dont il a été dit: «Il viendra un temps où ils ne pourront a plus supporter la saine doctrine; éprouvant, au contraire, un violent désir d'entendre ce qui les flatte, ils auront recours à une foule de docteurs capables de les satisfaire, et fermant l'oreille à la vérité, ils l'ouvriront à des fables (1)». Si vous acceptez prudemment le conseil que je vous donne, si vous revenez à la foi d'un Dieu immuable, cette conversion louable vous placera au nombre de ceux dont l'Apôtre a dit: «Autrefois vous étiez ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur (2)». Ces paroles ne peuvent assurément s'appliquer à la nation de Dieu, car jamais elle ne fut ni mauvaise ni digne d'être qualifiée du nom de nature des ténèbres; elles ne s'appliquent pas davantage à la nature du mal; car, supposé qu'elle existe, elle ne pourrait jamais ni changer ni devenir lumière. Mais ces mêmes paroles s'appliquent parfaitement à cette nature qui n'est pas immuable, et qui se couvre de ténèbres quand elle se sépare de la lumière immuable, principe de son existence. Qu'elle revienne à Dieu, et aussitôt elle redevient lumière, non pas en


1. 2Tm 2,3-4 - 2. Ep 5,8

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elle-même, mais dans le Seigneur. En effet, puisqu'elle n'est pas la lumière véritable, toutes les clartés dont elle peut jouir ne lui viennent pas d'elle-même, mais de Celui dont il est dit: «Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde (1)». Que cette belle parole soit toujours l'objet de votre foi, la nourriture de votre intelligence et de votre coeur, si vous voulez vous rendre participant du bien immuable et devenir bon vous-même, j'entends avec la grâce de Dieu; car sans elle vous ne le deviendriez jamais. Cette bonté une E fois acquise, vous ne pourriez la perdre si vous étiez immuable; et après l'avoir perdue, si vous pouvez la recouvrer, c'est parce que vous n'êtes pas immuable.


1. Jn 1,9

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.


Augustin contre Sécundinus.