Augustin, Trinité 114

CHAPITRE VII. COMMENT LE FILS EST-IL INFÉRIEUR AU PÈRE ET A LUI-MÊME.

114 14. Ces divers textes de nos divines Ecritures et plusieurs autres ont fourni, comme je l'ai dit, à tous ceux qui ont déjà traité ce sujet, d'abondantes preuves pour réfuter les erreurs et les calomnies des hérétiques, et pour établir notre croyance en Dieu, un en nature et triple en personnes. Mais lorsqu'il s'agit de l'incarnation du Verbe de Dieu, incarnation, par laquelle Jésus-Christ s'est fait homme afin d'opérer l'oeuvre de notre rédemption, et de se porter comme médiateur entre Dieu et l'homme, les écrivains sacrés, il faut le reconnaître, tantôt insinuent que le Père est plus grand que le Fils, et tantôt même le disent ouvertement. De là l'erreur de ceux qui, par défaut d'une étude sérieuse des Ecritures, ne saisissent qu'imparfaitement l'ensemble de leur doctrine, et attribuent ce qu'elles disent de Jésus-Christ comme homme, à Jésus-Christ comme Dieu; or, qui ne sait qu'en tant que Dieu il était avant l'Incarnation, de même qu'il sera éternellement? C'est ainsi que certains hérétiques soutiennent que le Fils est inférieur au Père, parce que lui-même a dit: «Le Père est plus grand que moi (Jn 14,25)». Mais ce raisonnement nous conduit à dire que Jésus-Christ est au-dessous du Fils de Dieu; car n'est-il pas en effet descendu jusqu'à cet abaissement, «puisqu'il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'esclave?»Toutefois, en prenant la forme d'esclave, il n'a point perdu la nature de Dieu, et il est demeuré égal à son Père. Ainsi, en prenant la forme d'esclave, il est resté Dieu, et il est toujours le Fils unique de Dieu, soit que nous le considérions sous cette forme d'esclave, soit en sa nature de. Dieu. Sous ce dernier rapport, Jésus-Christ est égal à son Père, et sous le premier il est médiateur entre Dieu et les hommes. Mais alors, qui ne comprend que comme Dieu il soit plus grand que comme Dieu-homme, et que même ayant pris la forme d'esclave, il soit inférieur à lui-même?

C'est pourquoi la sainte Ecriture dit avec raison, et que le Fils est égal au Père, et que le Père est plus grand que le Fils. Or, ces deux propositions sont vraies, si l'on entend la première de Jésus-Christ eu tant que Dieu, et la seconde de Jésus-Christ en tant qu'homme. Au reste, l'Apôtre exprime dans-son épître aux Philippiens cette distinction, et-nous la donne comme la solution vraie et facile de toutes les difficultés de ce genre. Et en effet, quoi de plus formel que ce passage: «Jésus-Christ ayant la nature de Dieu, n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation de s'égaler à Dieu; et cependant il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'esclave, en se rendant semblable aux hommes, et se faisant reconnaître pour homme par tout ce qui a paru de lui (Ph 2,6-7)?»Ainsi le Fils de Dieu, égal au Père par sa nature divine, lui est inférieur par sa nature humaine. En prenant la forme d'esclave, il (353) s'est mis au-dessous du Père, mais il est resté son égal comme Dieu, car il était Dieu avant que de se faire Homme-Dieu. Comme Dieu, il est ce Verbe dont saint Jean a dit que «toutes choses avaient été faites par lui (Jn 1,3)»; et comme homme, «il a été formé d'une femme, et assujetti à la loi, pour racheter ceux qui étaient sous la loi (Ga 4,5)». Comme Dieu, il a concouru à la création de l'homme, et il a été fait homme lorsqu'il a pris la forme d'esclave. Et en effet, si le Père seul eût créé l'homme, l'Ecriture ne rapporterait pas ces paroles

«Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance (Gn 1,26)». Ainsi, parce qu'étant Dieu, le Verbe a pris la forme d'esclave, il est tout ensemble Dieu et homme. Il est Dieu parce qu'il conserve la nature divine, et il est homme parce qu'il a pris la nature humaine. Mais en Jésus-Christ, ces deux natures n'ont subi aucune altération ni aucun changement. La divinité ne s'est point abîmée en l'humanité, de telle sorte qu'elle eût cessé d'être la divinité, et l'humanité n'a point été absorbée par la divinité, de telle sorte qu'elle eût cessé d'être l'humanité.

CHAPITRE VIII. PASSAGES DE L'ÉCRITURE RELATIFS A L'INFÉRIORITÉ DU FILS.

115 15. Il est vrai que l'Apôtre dit dans sa première épître aux Corinthiens, que «lorsque toutes choses auront été assujetties au Fils, alors le Fils sera lui-même assujetti à Celui qui lui aura assujetti toutes choses (1Co 15,28)». Mais ces paroles signifient seulement, qu'alors même l'humanité que le Fils de Dieu a prise en se faisant homme, ne sera point absorbée par la divinité, ou, pour parler plus exactement, par l'Etre divin. Car cet Etre n'est point créature, et il n'est autre que la Trinité, une en nature, incorporelle et immuable, et dont les personnes sont entre elles consubstantielles et coéternelles. Voulez-vous même, avec quelques-uns, interpréter ces paroles: «Et le Fils sera lui-même assujetti à Celui qui lui aura assujetti toutes choses», dans le sens que cet assujettissement s'opérera par le changement et la transformation de la nature humaine en la nature et l'essence divine, en sorte que l'homme disparaîtra en Jésus-Christ, et qu'il ne restera plus que le Dieu? du moins, vous ne pouvez pas ne point accepter ce fait irrécusable, a savoir que cette transformation n'avait point eu lieu quand Jésus-Christ disait: «Mon Père est plus grand que moi». Car il a prononcé cette parole bien avant son Ascension, et même avant sa mort et sa résurrection.

D'autres au contraire croient qu'un jour cette transformation de la nature humaine en la nature divine aura lieu, et ils expliquent ces mots: «Alors le Fils sera lui-même assujetti à Celui qui lui aura assujetti toutes «choses», comme si l'Apôtre disait qu'au jour du jugement général, et après qu'il aura remis son royaume entre les mains de son Père, le Verbe de Dieu lui-même et la nature humaine qu'il a prise, seront perdus et abîmés en l'essence de Dieu le Père, qui a soumis toutes choses à son Fils. Mais ici encore, et même dans cette seconde hypothèse, le Fils est inférieur au Père, en tant qu'il a pris dans le sein d'une Vierge la forme d'esclave. Enfin se présente un troisième ordre d'adversaires. Ils affirment qu'en Jésus-Christ l'humanité a été dès le principe absorbée par la divinité: et toutefois ils ne peuvent nier que l'homme subsistait encore dans le Christ, lorsqu'il disait avant sa passion: «Le Père est plus grand que moi». Il est donc véritablement impossible de ne pas interpréter cette parole dans ce sens que le Fils de Dieu, égal à son Père comme Dieu, lui est inférieur comme homme.

Il est vrai que l'Apôtre en disant «que tout est assujetti au Fils», excepte manifestement «Celui qui lui a assujetti toutes choses». Mais ce serait une erreur d'en conclure que le Père seul doit agir en cette circonstance, et que le Fils n'a point concouru à s'assujettir toutes choses. Au reste saint Paul explique lui-même sa pensée dans ce passage de l'épître aux Philippiens: «Nous vivons déjà dans le ciel; et c'est de là aussi que nous attendons le Sauveur, Notre Seigneur Jésus-Christ, qui changera notre corps misérable en le rendant conforme à son corps glorieux par cette vertu efficace qui peut lui assujettir toutes choses (Ph 3,20-21)». Le Père et le Fils agissent donc inséparablement: toutefois ce n'est pas le Père qui s'assujettit toutes choses, mais c'est le Fils qui lui soumet toutes choses, qui lui remet son royaume, et qui anéantit tout empire, toute domination et toute puissance. C'est en effet (354) au Fils seul que se rapportent ces paroles de l'Apôtre: «Lorsqu'il aura remis son royaume à Dieu son Père, et qu'il aura anéanti tout empire, toute domination et toute puissance (1Co 15,24)». Le Fils soumet donc toutes choses à son Père dès là qu'il anéantit tout empire et toute puissance.

116 16. Cependant il ne faut pas croire que le Fils s'ôte à lui-même son royaume parce qu'il le remet à son Père. Car quelques-uns ont poussé jusqu'à ce point l'aberration du langage. Il n'en est rien, et en remettant le royaume à Dieu le Père, Jésus-Christ n'abdique point sa royauté, puisqu'il est avec le Père un seul et même Dieu. Mais ce qui trompe ici ces esprits qui n'étudient que légèrement nos saintes Ecritures, et qui se passionnent pour de vaines disputes, est la conjonction jusqu'à ce que. L'Apôtre dit en effet: «Il faut que le Christ règne jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds (1Co 15,25)». Et de là nos adversaires concluent qu'alors il ne règnera plus. Ils ne comprennent donc point qu'on doit attacher ici au mot jusqu'à ce que le même sens que dans ce verset du psaume cent onzième: «Ps 112,81Co 13,12Mt 11,27Ct 1,11Col 3,41Co 13,12)».

117 17. C'est cette vision intuitive qui nous est montrée comme le but de toutes nos actions et la perfection de notre bonheur. Car «nous sommes les enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour ne paraît pas encore. Nous savons seulement que, quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (Ex 3,14)». Le Seigneur disait autrefois à Moïse, son serviteur: «Je suis celui qui est, et vous direz aux enfants d'Israël: Celui qui est m'a envoyé vers vous (Ex 3,14)». Eh bien la contemplation de cet Etre suprême est réservée pour l'éternité. Le Sauveur dit en effet: «La vie éternelle, ô mon Père, est de vous connaître, vous le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (Jn 17,3)». Or ce mystère ne nous sera pleinement révélé, que «lorsque le Seigneur viendra, et qu'il éclairera ce qui est caché dans les ténèbres (1Co 4,5)». Car alors nous dépouillerons, pour ne plus les reprendre, les grossières enveloppes de la corruption et de la mortalité; et nous verrons luire cette aurore céleste dont le psalmiste a dit: «Dès l'aurore je me présenterai devant vous, et je vous contemplerai (Ps 5,5)» Je rapporte donc à cette ineffable contemplation ces paroles de l'Apôtre: «Lorsque le Fils aura remis son royaume à Dieu le Père», c'est-à-dire, lorsque Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme, et médiateur entre Dieu et les hommes, aura conduit à la vision (355) claire et parfaite de Dieu le Père, les justes en qui il vit aujourd'hui par la foi.

Si je me trompe dans cette interprétation, j'en accepte d'avance une plus heureuse. Mais pour le moment je n'en vois pas d'autre. Eh! que pourrons-nous chercher encore, quand nous aurons été admis à la contemplation de l'essence divine? Sur la terre cette: jouissance nous est refusée, et: toute notre joie est l'espérance d'y parvenir. «Or l'espérance qui verrait, ne serait plus de l'espérance, car comment espérer ce qu'on voit déjà? Nous espérons donc ce que nous ne voyons, pas encore, et nous l'attendons par la patience, tandis que le Roi repose. sur sa couche». Car alors se vérifiera pour nous. cette parole du psalmiste: «La vue de votre visage me remplira de joie (Rm 8,24-25 Ct 1,11 Ps 15,11). Mais cette joie sera si abondante qu'elle rassasiera tous nos désirs, et que nous ne saurions rien demander de plus. Et en effet, nous verrons Dieu le Père; et cela ne nous suffira-t-il pas? L'apôtre Philippe le comprenait bien quand il disait à Jésus-Christ: «Montrez-nous le Père, et cela nous suffira». Toutefois il n'en avait pas une intelligence pleine et parfaite, car il eût pu dire également: Seigneur, montrez-vous à nous, et cela nous suffira. C'est ce que le Sauveur se proposa de lui faire entendre par cette réponse: «Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas? Philippe, celui qui me voit, voit aussi mon Père». Mais parce que Jésus-Christ voulait qu'avant d'obtenir la vision intuitive du Père, cet apôtre vécût d'une vie de foi, il ajouta: «Ne croyez-vous pas que je suis en mon Père, et que mon Père est en moi? (Jn 14,9-10

Et en effet, «pendant que nous habitons dans ce corps, nous marchons hors du Seigneur, car nous n'allons à lui que par la foi, et «nous ne le voyons pas encore à découvert (2Co 5,6)». Or la vision intuitive. sera la récompense de notre foi; et c'est cette foi qui purifie nos coeurs, selon cette parole du livre des Actes: «Le Seigneur purifie les coeurs par la foi (Ac 15,9)». Une autre preuve de cette vérité, et preuve bien convaincante, est la sixième béatitude qui est ainsi conçue: «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (Mt 5,8)». D'un autre côté le Psalmiste nous rappelle que cette jouissance de la vision intuitive est réservée pour l'éternité, quand il met ces paroles dans la bouche de Dieu: «Je le rassasierai de la longueur du jour, et je lui ferai voir le Sauveur que j'ai promis (Ps 91,16)». Il est donc indifférent de dire: montrez-nous le Fils, ou montrez-nous le Père; car l'un ne peut être vu sans l'autre, puisqu'ils sont un, selon cette parole de Jésus-Christ: «Le Père et moi nous sommes un (Jn 10,30)». -C'est à cause de cette inviolable unité que souvent nous nommons le Père seuil, ou le Fils seul, comme devant nous remplir de joie par la vue de son visage.

118 18. Mais ici encore on ne sépare point du Père ni du Fils l'Esprit-Saint, qui est l'Esprit de l'un et de l'autre. Il est, en effet, «cet Esprit de vérité que Je monde ne peut recevoir (Jn 14,17)». Ainsi notre joie sera véritablement pleine et parfaite par la vision intuitive de la sainte Trinité, à l'image de laquelle nous avons été formés. Aussi disons-nous quelquefois que le Saint-Esprit seul suffira à notre béatitude; et cette manière de parler est vraie, parce que l'Esprit-Saint ne peut être séparé du Père ni du Fils. Il en est de même et du Père, parce qu'il est inséparablement uni au Fils et au Saint-Esprit, et du Fils, parce qu'il est inséparablement uni au Père et au Saint-Esprit. C'est ce qu'exprime formellement ce passage de l'Evangile: «Si vous m'aimez, dit Jésus-Christ, gardez mes commandements, et je prierai mon Père, et il vous donnera un autre Consolateur, pour qu'il demeure éternellement avec vous, l'Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir»: c'est-à-dire ceux qui aiment le monde, car «l'homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l'Esprit de Dieu (Jn 14,15-17 1Co 2,14)».

Peut-être aussi voudrez-vous expliquer cette parole: «Je prierai mon Père, et il vous enverra un autre Consolateur», dans ce sens que le Fils seul ne suffit pas à notre bonheur éternel? Eh bien! voici un passage où le dogme contraire est expressément énoncé. «Lorsque l'Esprit de vérité, dit Jésus-Christ, sera venu, il vous enseignera toute vérité (Jn 6,13)». Est-ce qu'ici le Fils est séparé de L'Esprit-Saint, comme s'il ne pouvait lui-même enseigner toute vérité, et comme si l'Esprit-Saint devait suppléer à l'imperfection de son enseignement? Ajoutez donc, si cela vous plaît, que l'Esprit-Saint est plus grand que le Fils, (356) quoique plus communément vous disiez qu'il lui est inférieur. Est-ce encore parce que le texte évangélique ne dit -pas: lui seul, ou nul autre que lui ne vous enseignera toute vérité, que vous nous permettez du moins de croire que le Fils enseigne conjointement avec l'Esprit-Saint? Mais l'Apôtre a donc exclu le Fils de la science des choses de Dieu, quand il a dit:

«Personne ne connaît ce qui est en Dieu, «sinon l'Esprit de Dieu (1Co 2,11)?» Ainsi ces hommes pervers pourront conclure de ce passage que l'Esprit-Saint révèle au Fils lui-même les choses de Dieu, et qu'il l'en instruit comme un supérieur instruit son inférieur. Et cependant le Fils n'accorde à l'Esprit que d'annoncer ce qu'il aura reçu de lui. «Parce que je vous ai parlé de la sorte, dit Jésus-Christ à ses apôtres, votre coeur est rempli de tristesse. Mais je vous dis la vérité: il vous est bon que je m'en aille, car si je ne m'en vais point, le Consolateur ne viendra point à vous (Jn 16,6-7)».


CHAPITRE IX. IL FAUT SOUVENT APPLIQUER A TOUTES LES PERSONNES CE QUE L'ÉCRITURE DIT DE L'UNE D'ENTRE ELLES.

Mais en parlant ainsi, Jésus-Christ n'a point voulu marquer quelque inégalité entre le Verbe de Dieu et l'Esprit-Saint. Il s'est proposé seulement d'avertir ses apôtres que la présence de sa sainte humanité au milieu d'eux, était un obstacle à la venue de cet Esprit consolateur, qui ne s'est point abaissé comme le Fils en prenant la forme d'esclave il devenait donc nécessaire que le Christ, en tant qu'homme, disparût aux regards des apôtres, parce que la vue de son humanité sainte affaiblissait en eux la notion nette et précise de sa divinité. Aussi Jésus-Christ leur disait-il: «Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon Père, parce que mon Père est plus grand que moi (Jn 14,28)». C'est comme s'il leur eût dit: il faut que je retourne à mon Père; car tandis que je suis corporellement parmi vous, la vue de mon humanité vous fait croire que je suis inférieur au Père. Aussi. parce que vous êtes tout préoccupés des dehors matériels et sensibles que vous apercevez en moi, vous ne pouvez comprendre que comme Dieu je suis égal à mon Père. Tel est également le sens de cette parole: «Ne me touchez point, parce que je ne suis pas encore remonté vers mon Père (Jn 20,17)». Madeleine semblait, en effet; par cette action, ne reconnaître en Jésus-Christ que l'humanité; et c'est pourquoi le divin Sauveur ne voulait pas qu'un coeur qui lui était si dévoué, s'attachât exclusivement à l'extérieur de sa personne. Le mystère de l'Ascension devait au contraire prouver qu'en tant que Dieu il est égal au Père, et que comme Celui-ci il suffit à la béatitude des élus.

Au reste cette vérité est si assurée, que souvent nous disons que le Fils seul suffit au bonheur de la vision intuitive, et qu'en lui seul nous trouverons la récompense de notre amour et le rassasiement de nos désirs. Ne nous dit-il pas en effet lui-même: «Celui qui a mes commandements, et qui les garde, c'est celui-là qui m'aime? Or celui qui m'aime sera aimé de mon Père; je l'aimerai aussi et je me manifesterai à lui (Jn 14,21)». Eh quoi! parce que Jésus-Christ ne dit pas ici: je vous montrerai le Père, est-ce qu'il s'en sépare? nullement. Mais parce que cette parole est vraie: «Mon Père et moi nous sommes un», le Père ne peut se manifester sans manifester également le Fils qui est en lui. Et de même, quand le Fils se manifeste, il manifeste nécessairement le Père qui est en lui. Aussi quand on dit que le Fils remettra le royaume à Dieu son Père, nous ne devons pas entendre qu'alors il cessera lui-même de régner, car il est évident qu'en conduisant les élus à la vision intuitive du Père, il les conduira à la vision de lui-même, puisqu'il nous assure qu'il se manifestera à eux. C'est pourquoi lorsque l'Apôtre Jude lui eût dit: «Seigneur, d'où vient que vous vous découvrirez à nous, et non pas au monde?» Jésus-Christ lui répondit avec juste raison: «Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure (Jn 14,22-23)». Ainsi e Fils ne se manifeste pas seul à celui qui l'aime, mais il vient à lui avec le Père, et tous deux font en lui leur demeure.

119 19. Mais peut-être penserez-vous que l'Esprit-Saint est exclu de l'âme de ce juste, où habitent le Père et le Fils? Eh quoi! Jésus-Christ n'a-t-il pas dit précédemment du Saint-Esprit: «Le monde ne peut le recevoir, parce qu'il ne le voit point; vous, au contraire, (357) vous le connaissez, parce qu'il demeure en vous, et qu'il est en vous (Jn 14,17)». Comment donc soutenir que cet Esprit, dont il est dit qu'il demeure en nous, et qu'il est en nous, n'habite pas dans l'âme du juste? Enfin ce serait une trop grossière absurdité que d'affirmer que la présence du Père et du Fils en l'âme de celui qui les aime, met en fuite l'Esprit-Saint, en sorte qu'il se retire à leur approche, comme un inférieur devant ses supérieurs. Toutefois il suffit, pour renverser cette monstrueuse erreur, de rappeler ces paroles du Sauveur: «Je prierai mon Père, et il vous donnera un autre Consolateur, pour qu'il demeure éternellement avec vous (Jn 14,16)». Ainsi l'Esprit-Saint ne se retire point à l'approche du Père et du Fils, et il doit, conjointement avec eux, demeurer éternellement dans l'âme des justes, car il n'y vient point sans eux, ni eux sans lui. Mais c'est en raison de la distinction des personnes en la Trinité, que certaines choses sont dites séparément de chaque personne; et néanmoins ces mêmes choses se rapportent également aux trois personnes divines, à cause de l'unité de nature qui fait qu'en la Trinité des personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu'un seul Dieu.

CHAPITRE. X. DANS QUEL SENS EST-IL DIT QUE LE FILS LIVRERA LA SOUVERAINETÉ AU PÈRE.

120 20. Lors donc que Notre-Seigneur Jésus-Christ remettra son royaume à Dieu le Père, il le remettra également au Fils et au Saint-Esprit: et c'est alors qu'il introduira les élus dans cette contemplation de Dieu, qui est le terme de toutes leurs bonnes oeuvres, et qui sera pour eux un repos éternel et une joie immortelle. Telle est la promesse que renferment ces paroles du Sauveur: «Je vous verrai de «nouveau, et votre coeur se réjouira, et nul ne vous ravira votre joie (Jn 16,22)». Marie, assise aux pieds de Jésus et écoutant sa parole, nous représente bien ce bonheur du ciel. Car, libre de toute action extérieure, et plongée dans la jouissance de la vérité suprême, autant du moins qu'elle nous est donnée pendant cette vie, elle figurait excellemment l'état immuable des élus. Marthe, au contraire, s'employait à des occupations bonnes et utiles, mais passagères, et auxquelles devait succéder un doux loisir, tandis que Marie se reposait en la parole du divin Sauveur. Aussi quand Marthe se plaignit de ce que sa soeur ne lui aidait pas, Jésus-Christ lui répondit-il: «Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas ôtée (Lc 10,42)». Il ne dit point que la part de Marthe fût mauvaise, mais il dit que celle de Marie était meilleure, et il ajouta qu'elle ne lui serait pas ôtée. La première, qui a pour objet le soulagement de notre indigence, cessera avec cette indigence, et un éternel repos sera la récompense de son généreux dévouement. Mais la seconde subsistera toujours, parce que dans la Vision béatifique, Dieu sera toutes choses en tous ses élus, en sorte qu'ils n'éprouveront aucun autre désir, et qu'en sa lumière ils jouiront d'un parfait bonheur.

C'est le bonheur que demandait le psalmiste, par ces gémissements ineffables que l'Esprit-Saint formait en lui, quand il s'écriait: «J'ai demandé une seule grâce au Seigneur, et je la lui demanderai encore, celle d'habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour y contempler la beauté du Seigneur (Lc 10,42)». Nous verrons donc Dieu le Père, Dieu le Fils, et Dieu l'Esprit-Saint, lorsque Jésus-Christ qui est établi médiateur entre Dieu et les hommes, aura remis son royaume à Dieu le Père. Alors le Verbe éternel qui est tout ensemble Fils de Dieu et Fils de l'homme, n'intercédera plus pour nous, comme notre médiateur et notre pontife. Mais lui-même en tant que pontife, et ayant pris la forme d'esclave, sera assujetti à Celui qui lui a soumis toutes choses, et auquel il a assujetti toutes choses; bien plus, en tant que Dieu il verra que lui sont assujettis, ainsi qu'à son Père, tous ceux avec qui il est lui-même assujetti en qualité de pontife. C'est ainsi que le Fils étant Dieu et homme tout ensemble, la nature humaine diffère en lui de la nature divine qu'il tient du Père. Et de même, quoique mon corps et mon âme soient d'une nature différente, ils ont ensemble des rapports intimes que l'âme d'un autre homme ne saurait avoir avec la mienne.

121 21. Concluons donc que Jésus-Christ remettant son royaume à Dieu le Père, fera entrer dans la vision béatifique ceux qui sur la terre croient en lui, et dont il est le pontife et le médiateur. Ici-bas nous appelons cette vision de nos soupirs et de nos gémissements; mais quand le travail et la douleur auront cessé, (358) Jésus-Christ n'intercédera plus pour nous, parce qu'il aura remis son royaume à Dieu le Père. C'est ce qu'il prêchait à ses Apôtres, lorsqu'il leur disait: «Je vous ai dit ces choses en figures; l'heure vient que je ne vous parlerai plus en figures, mais je vous parlerai ouvertement de mon Père». Et en effet il n'y aura plus ni voiles, ni figures dès lors que nous verrons Dieu face à face. Tel est le sens de cette parole: «Je vous parlerai ouvertement de mon Père»; c'est-à-dire, je vous découvrirai manifestement mon Père. Toutefois il dit: «Je vous parlerai de mon Père» parce qu'il est son Verbe; et puis il ajoute: «En ce jour vous demanderez en mon nom, et je ne vous dis point que je prierai mon Père pour vous; car mon Père lui-même vous aime, parce que vous m'avez aimé, et que vous avez cru que je suis sorti de Dieu. Je suis sorti de mon Père et je suis venu dans le monde; je quitte de nouveau le monde, et je vais à mon Père (Jn 16,25 Jn 16,28)». Mais que signifie cette parole: «Je suis sorti de mon Père?» C'est comme si Jésus-Christ disait: Restant toujours en tant que Dieu égal à son Père, j'ai paru inférieur à lui, en me faisant homme. Et encore: «Je suis venu dans le monde»; c'est-à-dire, j'ai montré aux regards des pécheurs qui aiment le monde, l'humanité que j'avais prise, en m'abaissant jusqu'à revêtir la forme d'esclave. Mais voilà que «je quitte de nouveau le monde», c'est-à-dire, que je soustrais mon humanité sainte aux yeux des amateurs du monde. Et «je vais à mon Père»; c'est-à-dire que j'instruis mes disciples à me considérer comme égal à mon Père.

C'est cette ferme et sincère croyance qui nous permettra de passer des ombres de la foi à la vue claire et nette des mystères divins, et qui nous introduira dans la vision intuitive, lorsque le Fils remettra le royaume à son Père. Et en effet les élus que Jésus-Christ a rachetés de son sang, et pour lesquels il intercède maintenant, forment son royaume; mais alors il ne priera plus son Père en leur faveur parce qu'il les aura réunis à lui dans le ciel, où il est égal à son Père. «Car mon Père, dit-il, vous aime». Jésus-Christ prie son Père, en tant qu'il lui est inférieur, comme homme, et il exauce lui-même sa prière conjointement avec le Père, en tant qu'il lui est égal comme Dieu. Il ne se sépare donc point du Père quand il dit: «Mon Père vous aime»: mais ici il rappelle ce que déjà j'ai observé, et fait remarquer que quand on affirme une chose d'une seule des personnes de la sainte Trinité, les deux autres y sont comprises. Ainsi cette parole, «le Père vous aime» doit également s'entendre du Fils et du Saint-Esprit. Mais est-ce que présentement le Père ne nous aime pas? Eh quoi! Il ne nous aimerait pas celui qui «n'a pas épargné son propre Fils, et qui l'a livré à la mort pour nous tous (Rm 8,32)?» Toutefois Dieu nous aime moins tels que nous sommes que tels que nous serons un jour, car ceux qu'il aime présentement, il les conserve afin qu'ils jouissent d'un bonheur éternel. C'est ce qui arrivera, lorsque le Fils aura remis la royaume à son Père; et alors celui qui maintenant intercède pour nous, cessera de prier son Père, parce que le Père lui-même nous aime. Mais comment méritons-nous cet amour, si ce n'est par la foi qui nous fait croire à une promesse dont nous ne voyons pas encore l'accomplissement? Oui, la foi qui nous conduira à la vision béatifique, fait que dès à présent le Seigneur nous aime tels qu'il aime que nous soyons un jour. Car il ne saurait aimer les pécheurs tant qu'ils restent pécheurs, et c'est pourquoi il les presse de ne pas demeurer éternellement dans ce triste état.

CHAPITRE 11. DEUX NATURES DANS LA PERSONNE DU FILS.

122 22. Une règle essentielle à la bonne interprétation des saintes Ecritures, est donc de distinguer, par rapport au Fils de Dieu, ce qu'elles affirment de lui comme Dieu et comme égal à son Père, de ce qu'elles énoncent de lui comme ayant pris la forme d'esclave en laquelle il est inférieur à son Père. Mais aussi cette règle une fois bien comprise, nous ne nous inquiéterons point de contradictions qui ne sont qu'apparentes. Et en effet, selon la nature divine, le Fils et le Saint-Esprit sont égaux au Père, parce que nulle des trois personnes de la sainte Trinité n'est créature, ainsi que je l'ai prouvé; mais le Fils, en tant qu'il a pris la forme d'esclave, est inférieur au Père, selon ce qu'il a dit lui-même: «Le Père est plus grand que moi». En second lieu, il est inférieur à lui-même, parce que saint Paul a dit «qu'il s'était anéanti (Ph 2,7)». Enfin il est encore (359) comme homme inférieur à l'Esprit-Saint, car il s'est ainsi exprimé: «Quiconque parle contre le Fils de l'homme, le péché lui sera remis; mais si quelqu'un parle contre le Saint- Esprit, le péché ne lui sera pas remis (Mt 12,32)». C'est aussi comme homme que Jésus-Christ rapporte ses miracles à l'opération de cet Esprit divin. «Si je chasse, dit-il, les démons par l'Esprit de Dieu, le royaume de Dieu est donc arrivé jusqu'à vous (Lc 11,20)». On sait encore qu'ayant lu dans la .synagogue de Nazareth te passage suivant d'Isaïe, il s'en fit à lui même l'application: «L'Esprit du Seigneur est sur moi; il m'a consacré par son onction pour évangéliser les pauvres, et annoncer aux captifs leur délivrance (Is 61,1 Lc 4,18)». Ainsi Jésus-Christ ne se reconnaît envoyé pour ces oeuvres, que parce que l'Esprit du Seigneur est sur lui.

Comme Dieu, il a fait toutes choses, et comme homme, il a été formé d'une femme et assujetti à la loi (Jn 1,3) . Comme Dieu, il est un avec le Père, et comme homme, il n'est pas venu faire sa volonté, mais la volonté de Celui qui l'a envoyé. Comme Dieu, «il lui a été donné d'avoir la vie en soi, ainsi que le Père a la vie en soi (Jn 10,30 Jn 6,38 Jn 5,26)»; et comme homme, il s'écrie au jardin des Oliviers: «Mon âme est triste jusqu'à la mort»; et encore: «Mon Père, s'il est «possible, que ce calice s'éloigne de moi (Mt 26,38-39)». Comme Dieu, «il est lui-même le vrai Dieu et la vie éternelle», et comme homme, «il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la croix (1Jn 5,20 Ph 2,8)».

123 23. Enfin, comme Dieu, il possède tout ce qui est au Père, selon ce qu'il a dit lui-même: «Mon Père, tout ce qui est à moi, est à vous; et tout ce qui est à vous, est à moi»; comme homme, il avoue que sa doctrine n'est pas de lui, mais de Celui qui l'a envoyé (Jn 16,15 Jn 17,10 Jn 7,16).


Augustin, Trinité 114