Augustin, Trinité 228

CHAPITRE XVII. VOIR DIEU PAR DERRIÈRE.

Cette expression: «Tu me verras par derrière», peut s'entendre très-convenablement de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et marquer ainsi la chair en laquelle il est né de la vierge Marie, est mort et est ressuscité. Et en effet le mystère de l'Incarnation, par lequel le Verbe s'est fait homme, ne s'est accompli que vers la fin des siècles, tandis que ce même Verbe, considéré comme la face de Dieu, existe de toute éternité, Mais en tant qu'il n'y a point en lui usurpation de se dire l'égal de Dieu le Père, jamais l'homme n'a pu le voir sans mourir. Si vous m'en demandez la raison, je vous répondrai tout d'abord qu'après cette vie où nous sommes éloignés du Seigneur, et où le corps qui se corrompt appesantit l'âme, nous le verrons «face à face», selon l'ex pression de l'Apôtre. C'est en parlant de cette vie mortelle et terrestre, que le psalmiste a dit que «tout homme vivant n'est que vanité»; et encore, «que nul homme vivant ne se justifie «devant le Seigneur I(Ps 39,6)» Dans cette vie, dit également l'apôtre saint Jean, «ce que nous serons un jour ne paraît pas encore, mais nous savons que, quand le Christ viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (1Jn 3,2)». Or, qui ne comprend que l'Apôtre désigne ici cet état heureux où la mort et la résurrection doivent nous établir?

J'observe en outre, qu'autant ici-bas nous pénétrons en la connaissance de la sagesse divine, qui a fait toutes choses, autant nous mourons aux affections de la chair. Ainsi, de jour en jour le monde meurt à notre égard, et nous mourons au monde, en sorte que nous pouvons dire avec l'Apôtre: «Le monde est crucifié pour moi, et je suis crucifié pour le monde (Ga 6,14)». C'est encore de cette mort que le même Apôtre a dit: «Si vous êtes morts avec Jésus-Christ, pourquoi agissez-vous comme si vous viviez dans le monde (Col 2,20)?» C'est aussi que nul homme ne peut voir, sans mourir, la face, c'est-à-dire la manifestation pleine et entière de la sagesse divine. Car c'est là cette vision béatifique, après laquelle soupire tout homme qui s'étudie à aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit, et qui,. aimant ses frères comme lui-même, s'efforce, autant qu'il est en lui, de les amener au même bonheur. Eh! n'est-ce pas en ce double amour de Dieu et, du prochain que sont renfermés la loi et les prophètes?

Au reste, Moïse nous en offre un bel exemple; car, tout brûlant d'amour pour le Seigneur, il dit d'abord: «Si j'ai trouvé grâce devant vous, faites que je vous voie et que je vous connaisse, afin que je trouve grâce devant vos yeux»; et puis il ajoute immédiatement, comme preuve de son amour pour ses frères: «Faites aussi que je connaisse par là que toute cette multitude est votre peuple». Telle est cette vision béatifique qui ravit toute âme du désir de la posséder. Mais ce désir est d'autant plus ardent en nous que notre vie est plus pure; et la pureté de celle-ci s'augmente selon nos efforts pour nous élever à la spiritualité, de même que nos progrès dans cette dernière voie se mesurent sur notre mort, plus ou moins parfaite, aux affections de la chair et du sang. Nous ne saurions donc, (383) tant que «nous sommes éloignés du Seigneur, et que nous n'allons à lui que par la foi, sans le voir encore à découvert (2Co 5,6-7)», nous ne saurions voir le Christ que par derrière, c'est-à-dire en sa chair. Et même, pour obtenir cette vision, il nous faut, à l'exemple de Moïse, demeurer. fermes sur le rocher de la foi, d'où nous la contemplerons comme d'un lieu sûr et inexpugnable, c'est-à-dire du sein de l'Eglise catholique, dont Jésus-Christ a dit «qu'il l'établirait sur la pierre». Au reste, notre amour pour Jésus-Christ et notre désir de voir sa face sont d'autant plus grands en nous, que nous connaissons mieux combien le premier il nous a aimés en sa chair.

229 29. J'ajoute que notre salut et notre justification s'opèrent par la foi en sa résurrection selon cette même chair. Car, nous dit l'Apôtre, «si vous croyez de coeur que Dieu a ressuscité Jésus-Christ après sa mort, vous serez sauvés»: et encore: «Jésus-Christ a été livré à la mort pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification (Mt 16,18). Sa résurrection selon la chair est donc le mérite de notre foi. Et en effet, les Juifs croient bien qu'en cette chair il est mort sur la croix, mais ils rejettent le dogme de sa résurrection. Nous, au contraire, nous y adhérons fermement, parce que nous sommes établis sur la pierre ferme. C'est pourquoi «nous attendons d'une espérance certaine l'adoption des enfants de Dieu, qui sera la délivrance de nos corps (Rm 8,23)». Car cette plénitude de perfection que la foi nous montre en Jésus-Christ, qui est le Chef des élus, doit aussi se réaliser en nous qui sommes les membres de son corps mystique. Aussi veut- il ne se montrer à nous par derrière, qu'au moment où sa gloire passera, afin que nous croyions à sa résurrection. Le mot pâque signifie en hébreu passage, et c'est à ce sens que fait allusion l'évangéliste saint Jean, lorsqu'il dit «qu'avant la fête de la pâque, Jésus-Christ sachant que l'heure était venue de passer de ce monde à son Père (Jn 13,1)».

230 30. Toutefois, il est important d'observer que les hérétiques et les schismatiques qui professent ce dogme de la résurrection en dehors de l'Eglise catholique, ne voient point par derrière le Sauveur Jésus du lieu qui est près de lui. Ce n'est pas, en effet, sans une intention particulière que le Seigneur dit à Moïse: «Voici un lieu près de moi; tu te tiendras là sur ce rocher». Quel lieu terrestre est plus rapproché du Seigneur? Etre rapproché de lui, c'est le toucher spirituellement. Car, autrement, quel lieu n'est près du Seigneur, puisqu'il atteint avec force d'une extrémité à l'autre, et qu'il dispose toutes choses avec douceur? N'est-ce pas encore de lui que le Prophète a dit que «le Ciel est sa demeure, et la terre l'escabeau de ses pieds»? Et lui-même ne nous dit-il pas: «Quel palais pouvez-vous me bâtir? et quel est le lieu de mon repos? tout ce qui existe, ma main l'a fait (Is 66,1-2)»?

Ainsi le lieu qui est tout spécialement près du Seigneur, et dans lequel nous nous tenons sur la pierre ferme, est l'Eglise catholique. C'est là que celui qui croit à la résurrection de Jésus-Christ contemple la pâque du Seigneur, c'est-à-dire son passage, et il le voit lui-même par derrière, c'est-à-dire en la réalité de son humanité. «Tu te tiendras là sur ce rocher, dit le Seigneur à Moïse, lorsque ma gloire passera». Et en effet, quand la gloire du Seigneur Jésus passa devant nos yeux dans le mystère de la résurrection et dans celui de l'ascension, nous fûmes solidement établis sur la pierre. Pierre lui-même fût confirmé dans la foi, en sorte que, désormais, il prêcha courageusement celui qu'il avait auparavant renié par crainte et par faiblesse. Sans doute, par le fait seul de sa vocation à l'apostolat, il avait été placé dans un creux du rocher, mais le Seigneur le couvrait de sa main, et l'empêchait de voir. Certainement, il devait un jour voir le Seigneur par derrière, mais plus tard, parce que Jésus-Christ n'était pas encore passé de la mort à la vie, et qu'il n'était pas encore entré en possession de la gloire de sa résurrection.

231 31. Nous trouvons aussi un sens figuratif dans les paroles suivantes du livre de l'Exode: «Je te couvrirai de ma main, dit le Seigneur à Moïse, jusqu'à ce que ma gloire soit passée. Ensuite, je retirerai ma main, et tu me verras par derrière (Ex 23,22-23)». Nous savons, en effet, que beaucoup d'entre les Juifs, figurés alors par Moïse, crurent en Jésus-Christ après sa résurrection; et ils le virent par derrière, parce que le Seigneur avait retiré sa main de devant leurs yeux. C'est ce qu'avait annoncé le prophète Isaïe, dont l'évangéliste saint (384) Matthieu rapporte les paroles: «Le coeur de ce peuple, dit-il, s'est aveuglé; ses oreilles sont appesanties, et ses yeux sont fermés» On peut aussi, et non sans vraisemblance appliquer à ce même peuple cet autre passage des psaumes: «Votre main s'est appesantie sur moi jour et nuit (Jn 6,10)». Le Jour ne signifierait-il pas ici les miracles que Jésus-Christ faisait au public, et que les Juifs ne voulurent point reconnaître? Et la nuit ne marquerait-elle point la passion du Sauveur, quand ces mêmes Juifs le crurent véritablement mort comme un simple homme? Mais, lorsqu'il fut entré en sa gloire, ils le virent par derrière. Car l'apôtre saint Pierre leur ayant annoncé qu'il fallait que le Christ souffrît et qu'il ressuscitât, ils furent touchés de repentir et de componction. Ils demandèrent donc le baptême, et en le recevant ils virent se réaliser pour eux cette parole du même psaume: «Heureux ceux auxquels leurs iniquités ont été pardonnées et dont les péchés ont été couverts».

Aussi ce même peuple, qui a dit en la personne du psalmiste «Seigneur, votre main s'est appesantie sur moi jour et nuit», s'empresse-t-il, dès que le Seigneur a retiré sa main, et qu'il l'a vu par derrière, de faire entendre un cri de douleur et de repentir. Bien plus, il réclame le pardon de ses péchés au nom et par les mérites de sa foi en la résurrection de Jésus-Christ. «Je me suis tourné vers vous, dit-il, dans mon affliction, et sous la pression de l'épine. Je vous ai déclaré mon crime, et je ne vous ai point caché, mon iniquité. J'ai dit: je confesserai contre moi mes prévarications au Seigneur, et vous m'avez remis l'impiété de mon coeur (Ps 32,4)». Cependant nous ne devons pas nous enfoncer si profondément dans les ténèbres de la chair, que nous pensions que le même Dieu qui nous cache sa face, se laisse voir par derrière. Car nous l'avons vu de ces deux manières, lorsqu'il s'est montré à nous sous la forme d'esclave; et quant au Verbe divin qui est la sagesse de Dieu, ce serait un blasphème de dire que, comme l'homme, il se présente tantôt de face, et tantôt par derrière, ou d'affirmer qu'il change d'aspect et qu'il est soumis aux diverses influences du mouvement, du lieu et du temps.

232 32. C'est pourquoi il vous est sans doute permis de dire que Notre-Seigneur Jésus-Christ se montrait dans les différents prodiges qui sont racontés au livre de l'Exode; vous pouvez même soutenir, comme tout semble l'indiquer, que le Fils de Dieu parut seul, ou-présumer que ce fut le Saint-Esprit, ainsi que je l'ai insinué; mais il serait téméraire d'en conclure que jamais Dieu le Père ne s'est montré aux patriarches sous une forme sensible et matérielle. Et en effet, dans un grand nombre d'apparitions, l'on ne saurait spécifier à laquelle des trois personnes divines, le Père, ou le Fils, ou l'Esprit-Saint, elles se rapportent. Néanmoins il existe à cet égard de telles probabilités, qu'il serait par trop téméraire d'affirmer que jamais Dieu le Père ne s'est montré aux patriarches ou aux prophètes sous une figure sensible. Cette opinion n'a été émise que par ceux qui n'ont pu comprendre, qu'on doit appliquer aux trois personnes en unité de nature ces paroles de l'Apôtre: «Au roi des siècles, au Dieu qui est l'immortel, l'invisible, l'unique, honneur et gloire». Et encore: «Aucun homme ne l'a vu, ni ne peut le voir (1Tm 1,17 1Tm 6,16)». Et en effet, la foi orthodoxe entend ce passage de la substance divine, qui est souverainement une et immuable, et en laquelle le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu'un seul et même Dieu. C'est pourquoi lorsque le Dieu invisible et immuable de sa nature a daigné employer la créature pour apparaître sous des formes visibles et matérielles, il ne s'est point montré tel qu'il est; ces formes ont seulement révélé sa présence selon l'opportunité des choses et des circonstances.

CHAPITRE XVIII. VISION DE DANIEL.

233 33. Mais en vérité je ne sais comment mes. adversaires expliquent la vision où l'Ancien des jours apparut à Daniel. Car c'est de lui que le Verbe divin, qui par amour pour nous a daigné se faire fils de l'homme, a reçu le sceptre et la puissance, selon cette parole qu'il lui adresse au psaume deuxième: «Vous êtes mon Fils, je vous ai engendré aujourd'hui. Demandez-moi et je vous donnerai les nations pour héritage (Ps 2,7-8)». Aussi le psalmiste dit-il dans un autre endroit, que «le Père a soumis toutes choses au Fils (Ps 8,8)». Or, si (385) Dieu le Père qui donne le royaume, et si Dieu le Fils qui le reçoit, se sont montrés à Daniel sous une forme corporelle, il n'est plus permis d'affirmer que le Père n'a jamais apparu aux prophètes, et que c'est de lui seul, comme de l'unique invisible que l'Apôtre a dit «qu'aucun homme ne l'a vu, ni ne peut le voir».

Au reste, voici le récit de Daniel lui-même. «Je regardais, dit-il, jusqu'à ce que les trônes fussent placés, et l'Ancien des jours s'assit son vêtement était blanc commue la neige, ses cheveux, comme une laine brillante, son trône, comme une flamme ardente, et les roues de ce trône, comme un feu brûlant. Et un fleuve de feu sortait rapidement de sa face. Mille millions d'anges le servaient, et dix mille millions se tenaient devant lui. Le jugement commença et les livres furent ouverts. Je regardais donc», ajoute le prophète, «en la vision de la nuit, et voici comme le Fils de l'homme qui venait sur les nuées du ciel, et il s'avança jusqu'à l'Ancien des jours, et on l'offrit en sa présence. Et il lui donna la puissance et l'honneur et le royaume: et tous les peuples de toute tribu et de toute langue le serviront. Sa puissance est une puissance éternelle, qui ne sera point transférée; et son règne ne sera point affaibli (Da 7,9-14)». Certes, voilà bien le Père qui donne au Fils un royaume éternel, et le Fils qui le reçoit; et tous deux se montrent visiblement aux regards du prophète. Il nous est donc permis de conjecturer avec raison que Dieu le Père a pu, lui aussi, apparaître aux hommes.

234 34. Mais peut-être dira-t-on encore que le Père est invisible, parce qu'il se montra au prophète pendant son sommeil, tandis que le Fils et le Saint-Esprit sont visibles, parce que Moïse les vit étant éveillé. Eh! peut-on croire que Moïse ait vu des yeux du corps l'essence même du Verbe qui est la sagesse de Dieu? De plus, si nous ne pouvons voir ni l'âme qui anime le corps de l'homme,.ni ce souffle sensible et corporel qu'on appelle vent, combien moins encore cet esprit de Dieu, qui par l'ineffable prérogative de sa nature divine surpasse l'intelligence des anges et des hommes! Car je ne saurais supposer que mues adversaires s'égarent jusqu'à dire, qu'à la vérité le Fils et l'Esprit-Saint se montrent aux hommes dans l'état de veille, mais que Dieu le Père ne peut leur apparaître que durant le sommeil. Comment donc entendent-ils du Père seul cette parole de l'Apôtre: «Aucun homme ne l'a vu, ni ne peut le voir?» Est-ce que l'homme cesse d'être homme parce qu'il est endormi? Ou bien le même Dieu qui peut se montrer pendant le sommeil tians les fantômes d'un rêve, ne pourrait-il donner à ces fantômes un corps et une réalité pour nous apparaître dans l'état de veille? Au reste l'essence divine, qui est la nature même de Dieu, ne saurait être aperçue ni dans le sommeil sous une image quelconque, ni dans l'état de veille sous une forme corporelle et sensible. Or, cela est vrai non-seulement du Père, mais encore du Fils et du Saint-Esprit.

Et maintenant je m'adresse à ceux qui soutiennent que dans l'état dé veille, le Fils seul, ou l'Esprit-Saint, et non le Père, se sont montrés aux hommes sous une forme corporelle. Je pourrais sans doute leur demander comment, en présence des textes si larges et si explicites de nos saintes Ecritures, et en face des interprétations si multipliées qu'on en donne, ils osent raisonnablement affirmer que jamais dans l'état de veille aucun homme n'a vu le Père. Mais je laisse cette objection pour ne leur citer que l'exemple d'Abraham, notre père. Certes il était bien éveillé, et il vaquait à ses travaux, lorsque l'Ecriture dit «que le Seigneur lui apparut». Or, dans cette apparition il ne vit pas un ou deux anges, mais trois; et de ces trois nul n'affecta sur les deux autres quelque prérogative de dignité, ni ne réclama quelque distinction d'honneur ou quelque supériorité dans le commandement.

235 35. Je m'étais proposé de rechercher dans ce livre trois choses. La première, si le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont apparu simultanément, et sous une forme corporelle aux patriarches et aux prophètes: la seconde, si dans ces diverses apparitions c'est une seule des trois personnes qui se soit montrée à l'exclusion des deux autres; et la troisième, si dans quelques-unes de ces manifestations nous ne devons pas abandonner la distinction des personnes, et n'y voir que le Dieu unique, c'est-à-dire la Trinité tout entière. Pour réussir dans cette triple recherche, j'ai étudié les divers passages de l'Ecriture qui se rapportaient à mon sujet, et cette étude m'a convaincu, autant (386) que le permet une modeste et saine appréciation des secrets divins, qu'on ne saurait sans témérité déterminer laquelle des trois personnes de la sainte Trinité s'est montrée aux patriarches et aux prophètes, sous une forme corporelle, ou sous une image sensible, à moins que l'ensemble du contexte ne nous fournisse à cet égard quelques notions bien précises. Car pour ce qui est de la nature, ou de l'essence, ou de la substance divine, c'est-à-dire pour ce qui est de Dieu en tant qu'il est Dieu, quelque nom qu'on veuille lui donner, il est certain qu'il ne peut être vu corporellement. Mais on doit croire que le Père, non moins que le Fils et l'Esprit-Saint, a pu révéler sa présence aux hommes par l'action d'une forme corporelle ou d'une image sensible. C'est pourquoi craignant d'allonger outre mesure ce second livre, je réserve pour les suivants les développements de ce sujet. (387)



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LIVRE TROISIEME: COMMENT DIEU A-T-IL APPARU?


Dieu a-t-il formé des créatures pour apparaître ainsi aux hommes, ou ces apparitions ont-elles eu lieu par le ministère des anges? Dans ce cas, ces esprits célestes, usant de la puissance que le Créateur leur a accordée, employaient les créatures de la manière qui leur paraissait la plus propre à former ces apparitions. Mais quant à l'essence divine, considérée en elle-même, jamais elle n'a été vue sur la terre


PRÉFACE.

301 1. Je préfère de beaucoup le travail de la lecture à celui de la composition; et si quelques-uns de mes lecteurs ne le croient pas, je les engage à en faire eux-mêmes l'expérience. Je les prie donc de noter dans leurs lectures les diverses solutions qu'on petit donner aux difficultés que je propose, elles diverses réponses que je dois faire à mille questions qui me sont adressées de toutes parts. Eh! n'est-ce pas là pour moi un véritable devoir, puisque je me suis consacré au service de Jésus-Christ et puisque je brûle du zèle de défendre notre foi contre les erreurs de certains hommes terrestres et charnels. Au reste je suis assuré que bientôt ces critiques auront reconnu avec quel empressement je me dispenserais de ce travail, et avec quelle joie je déposerais la plume. Toutefois je continuerai à écrire, parce que les divers ouvrages que j'ai lus sur la Trinité ou n'existent pas en latin, ou sont presque introuvables, comme me l'a prouvé la difficulté que j'ai eue à me les procurer. En outre, il est peu de personnes assez familiarisées avec la langue grecque pour pouvoir aisément lire et comprendre des traités aussi profonds. Et néanmoins ces traités, si j'en juge déjà par mes premiers extraits, renferment une foule de choses utiles.

Je ne saurais donc résister aux désirs de mes frères, qui sont en droit de me demander ce travail, puisque je me suis constitué leur très-humble serviteur, et puisque je me suis engagé en Notre-Seigneur Jésus-Christ à les servir avec zèle de ma parole et de ma plume. Or, la charité qui dirige en moi l'une et l'autre, comme deux coursiers pleins d'ardeur, me presse d'achever ma course. Je dois en outre avouer qu'en écrivant sur ce sujet, j'ai appris bien des choses que j'ignorais. C'est pourquoi il n'est permis ni au paresseux, ni au savant de considérer ce traité comme superflu, car je crois qu'il sera vraiment utile à beaucoup d'esprits lab6rieux ou ignorants, et je me mets de ce nombre. C'est à l'aide des ouvrages déja composés sur la sainte Trinité, qui est le Dieu unique et souverainement bon, que j'ai pu résoudre sur ce sujet plusieurs questions et plusieurs difficultés; et c'est également avec le secours du Seigneur que je vais poursuivre mes recherches et mon travail. Si sous quelques rapports ce travail peut paraître nouveau, il n'en sera que plus agréable à ceux qui voudront bien se donner la peine de le lire et de le comprendre; si au contraire on le considère comme un abrégé des ouvrages qui existent déjà sur le même sujet, il sera utile encore, en épargnant à mes lecteurs de nombreuses et pénibles recherches.

302 2. Certes, je désire trouver pour tous mes ouvrages des lecteurs bienveillants, et surtout des critiques libres et sincères. Mais ici principalement, je souhaite que les questions élevées que je traite, rencontrent autant d'esprits qui les comprennent, qu'elles se heurteront à d'obstinés contradicteurs. Toutefois, de même que je désavoue un lecteur qui me serait favorable par une complaisante prévention, je repousse également un critique qui d'avance me condamnerait par système et par préjugés. Le premier ne doit pas m'aimer plus que la foi catholique, et le second ne doit pas s'aimer lui-même plus que la vérité catholique. Ainsi je dis à l'un: Ne donnez point à mon ouvrage l'autorité des livres canoniques; mais s'il vous offre quelques nouveaux développements de nos dogmes sacrés, attachez-vous y avec empressement. Si au contraire quelques doutes subsistent encore dans votre esprit, suspendez toute adhésion, jusqu'à ce que ces doutes soient éclaircis. Mais je dis également à l'autre:

Ne condamnez point mon travail d'après votre propre opinion, ou votre propre jugement, et prononcez seulement d'après la sainte Ecriture, ou la droite raison. Les principes vrais que renferme ce traité, ne m'appartiennent point, mais en les aimant et en les comprenant, vous (389) et moi, nous nous les approprierons. Quant aux erreurs qui pourraient s'y glisser, vous devez me les attribuer, et toutefois éviter d'en faire, pour vous ou pour moi, une faute personnelle.

303 3. Je commence donc ce troisième livre au point où le second s'est arrêté. Nous voulions d'abord prouver deux choses; la première, que le Fils n'est pas inférieur au Père, parce qu'il est envoyé par le Père; et la seconde, que l'Esprit-Saint qui, selon l'Evangile, est envoyé par le Père et par le Fils, n'est inférieur ni à l'un ni à l'autre. C'est pourquoi j'ai dû examiner sous ses diverses faces cette double question: Comment le Fils a-t-il pu être envoyé là où il était déjà, car lorsqu'il est venu dans le monde, «il était déjà dans le monde (Jn 1,10)»; et encore, comment l'Esprit-Saint a-t-il, lui aussi, été envoyé là où il était déjà, puisque le Sage nous dit que «l'Esprit du u Seigneur remplit l'univers, et que celui qui contient tout, entend tout (Sg 1,7)»? Mais ici toute difficulté s'évanouit dès qu'on reconnaît quo le Fils de Dieu est envoyé, parce qu'il s'est au dehors revêtu de notre chair, et que quittant pour ainsi dire le sein de son Père, il s'est rendu visible aux yeux des hommes, en prenant la forme d'esclave. Et de même l'Esprit-Saint est dit envoyé, parce qu'il s'est montré sous la forme sensible d'une colombe, et d'un globe de feu qui se divisa en langues. Le Fils et le Saint-Esprit sont donc envoyés, lorsque d'invisibles qu'ils sont, ils se montrent à nous sous une forme corporelle. Mais parce que le Père n'a jamais apparu de la sorte, et qu'il a toujours envoyé le Fils, ou l'Esprit-Saint, on dit qu'il n'a point de mission.

En second lieu, j'ai recherché pourquoi l'on parle ainsi du Père, quoiqu'il soit vrai qu'il s'est montré dans les apparitions sensibles dont les patriarches furent favorisés. De plus, si le Fils se révélait dès lors, et se rendait visible sous une forme corporelle, pourquoi n'est-il dit envoyé que bien des siècles après, et lorsque dans la plénitude des temps il naquit d'une femme (Ga 4,4)? Voulez-vous, au contraires justifier cette expression en disant qu'il n'y eut, à l'égard du Verbe, de véritable mission qu'au jour où il se fit chair? je vous demanderai pourquoi vous dites également du Saint-Esprit qu'il a été envoyé, quoiqu'il ne se soit jamais incarné? Enfin, si nous ne devons reconnaître séparément dans ces anciennes, apparitions ni le Père, ni le Fils, ni le Saint-Esprit, quelles raisons avons-nous aujourd'hui de dire que le Fils a été envoyé, puisque déjà il l'avait été sous ces formes diverses? C'est pour traiter ces importantes questions avec plus de lucidité, que j'ai divisé ma réponse en trois parties. La première a été l'objet du second livre, et je réserve les deux autres pour le troisième. J'ai donc prouvé que dans ces anciennes apparitions, et sous ces formes sensibles on peut indifféremment reconnaître tantôt le Père, ou le Fils ou le Saint-Esprit, et tantôt la Trinité entière, qui est le Dieu unique et véritable. C'est l'étude approfondie du contexte, qui peut seule déterminer à laquelle des trois personnes divines on doit rapporter l'apparition.

CHAPITRE PREMIER. QUESTIONS A EXAMINER.

304 4. J'aborde maintenant la seconde partie de ma division, et ici trois questions se présentent. Dieu a-t-il, dans ces diverses apparitions, formé tout exprès une créature pour se montrer aux hommes de la manière qu'il jugerait la meilleure? ou bien les anges qui existaient déjà, et que le Seigneur envoyait pour parler en son nom, choisissaient-ils parmi les créatures corporelles, celles qui convenaient le mieux à leur ministère? ou enfin ces mêmes esprits, usant de la puissance qu'ils ont reçue du Créateur, changeaient-ils leur propres corps, qu'ils plient et dirigent à leur gré, aux formes qu'ils croyaient les plus favorables à l'accomplissement de leur mission? Après avoir traité ces trois questions avec toute la lucidité que le Seigneu,r me permettra d'y apporter, je passerai à une quatrième que je m'étais déjà posée, à savoir si le Fils et le Saint-Esprit ont été envoyés par le Père antérieurement au mystère de l'Incarnation, et dans le cas de l'affirmative, en quoi cette première mission peut différer de celle que l'Evangile nous raconte. Ne vaut-il pas mieux, au contraire, soutenir que le Fils n'a été envoyé qu'en devenant le Fils de la Vierge Marie, et l'Esprit-Saint, qu'en se montrant sous la forme visible d'une colombe, ou d'un globe de feu?

305 5. Mais j'avoue tout d'abord qu'il est au-dessus de mes forces et de mon intention de rechercher si les anges, tout en conservant les propriétés spirituelles de leur corps, peuvent secrètement s'adjoindre des éléments plus (389) grossiers et les adopter comme un vêtement extérieur. Dans cette hypothèse la forme qu'ils revêtiraient n'en serait pas moins vraie et réelle, de même qu'aux noces de Cana l'eau fut véritablement changée en vin. On peut aussi supposer qu'ils transforment eux-mêmes leur corps, et le changent à leur gré selon l'exigence de leur ministère. Au reste, quel que soit leur mode d'agir, cela ne fait rien à la question présente. Toutefois, parce que je ne suis qu'un simple mortel, je ne saurais pénétrer ces secrets dont les anges seuls ont l'intelligence. C'est ainsi encore qu'ils comprennent bien mieux que moi, comment l'affection de la volonté peut amener pour le corps les divers changements que j'ai observés en moi et dans les autres. Mais il est inutile de rechercher ici ce que I'Ecriture nous permet de croire sur ce sujet, car je m'embarrasserais dans une suite de discussions et de preuves qui m'écarteraient de mon but.

306 6. Je me bornerai donc à examiner si les anges faisaient réellement mouvoir ces formes corporelles qui apparaissaient aux yeux, et s'ils articulaient les paroles qui étaient entendues. Dans cette hypothèse, la créature obéissant aux ordres du Créateur se serait prêtée aux diverses modifications que nécessitaient le temps et les circonstances, selon ce passage du livre de la Sagesse: «Seigneur, la créature qui vous obéit comme à son Créateur, s'irrite pour tourmenter les méchants, et s'apaise pour le bien de ceux qui se confient en vous. «Aussi la manne, prenant toutes les formes, obéissait-elle à votre grâce qui est la nourriture de tous, l'accommodant aux besoins de ceux qui vous témoignaient leur indigence (Sg 16,21-25)». Nous voyons par cet exemple comment la puissance de la volonté divine emploie une créature spirituelle, pour produire les effets visibles et sensibles des créatures corporelles. Et en effet quels obstacles arrêteraient l'action de la sagesse divine, puisqu'elle atteint avec force d'une extrémité à l'autre, et qu'elle dispose toutes choses avec douceur (Sg 8,1).

CHAPITRE II. TOUTE TRANSFORMATION CORPORELLE A POUR PREMIER PRINCIPE LA VOLONTÉ DE DIEU. EXEMPLE.

307 7. Au reste nous trouvons d'abord dans le changement et le mouvement des corps un certain ordre naturel que nous rapportons sans doute à la volonté de Dieu, mais que nous cessons d'admirer parce que lui-même ne cesse de le reproduire. Je range en cette catégorie les divers phénomènes qui se succèdent rapidement, ou du moins à de courts intervalles, au ciel, sur la terre et sur la mer. Tels sont la naissance et la mort des plantes et des animaux, et l'aspect si varié et si mobile des astres et de l'océan. Mais il est d'autres phénomènes qui sont soumis au même principe d'ordre, et qui néanmoins ne se produisent qu'assez rarement. Le vulgaire s'en étonne, mais les savants les expliquent, et leur successive répétition fait qu'on les admire d'autant moins qu'on les connaît mieux. Tels sont les éclipses, l'apparition des comètes, les tremblements de terre, la naissance des monstres et autres accidents semblables, qui tous arrivent par la seule volonté de Dieu, mais dans lesquels le commun des hommes n'aperçoit pas cette volonté. C'est pourquoi d'orgueilleux philosophes ont bien pu les rapporter à d'autres cames. Quant à leurs théories, quelquefois elles sont vraies, parce que, même à leur insu, elles se rapprochent de cette cause première et souveraine qu'ils ne découvraient pas, et qui n'est autre que la volonté de Dieu, et quelquefois aussi elles sont fausses, parce qu'elles reposent bien plus sur leurs préjugés personnels et leurs erreurs, que sur une étude approfondie des corps et du mouvement.

308 8. J'explique ma pensée par un exemple. Le corps de l'homme nous présente d'abord une certaine masse de chair, et une certaine forme de beauté; puis il nous offre des membres distincts et coordonnés entre eux, et différentes humeurs dont le juste équilibre constitue l'état de santé. Mais ce corps est régi par une âme qui lui a été adjointe, et qui est douée de raison. En outre cette âme, quoique soumise au changement, peut entrer en participation de la sagesse immuable et divine. C'est de cette sagesse que le psalmiste a dit, «que toutes ses parties sont dans une parfaite union entre elles»; parce que les saints, comme autant de pierres vivantes, entrent dans la construction de cette Jérusalem céleste qui est notre mère immortelle. Aussi le psalmiste s'écrie-t-il: «O Jérusalem! toi qui es bâtie comme une ville dont toutes les parties sont dans une parfaite union entre elles (Ps 121,3)». (390) Cette parfaite union désigne ici le bien souverain et immuable, c'est-à-dire Dieu, sa sagesse et sa volonté; et c'est du même Dieu que le même psalmiste a dit dans un autre endroit «Seigneur, vous les changerez, et ils seront changés, mais pour vous, vous êtes éternellement le même (Ps 102,27-28).»

CHAPITRE. 3. CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Eh bien! Supposons maintenant un homme si doué de sagesse et de raison, qu'il entre pour ainsi dire en participation de l'éternelle et immuable vérité. Certes, il consultera cette vérité dans toutes ses actions, et il ne fera rien sans avoir auparavant connu à sa lumière, qu'il peut le faire. Il agira donc toujours avec certitude, parce que toujours il lui sera soumis et obéissant. Je suppose encore que ce même homme, docile aux inspirations de la justice divine qui lui parle au fond du coeur, et qui lui intime ses ordres dans le secret de l'âme, s'applique à des oeuvres de miséricorde pénibles et fatigantes, en sorte qu'il y contracte une grave maladie. Alors deux médecins sont appelés: l'un affirme que la maladie a pour cause l'appauvrissement ries humeurs, et l'autre, leur trop grande abondance. Le premier dit vrai, et le second se trompe, et toutefois ils ne se prononcent tous deux que d'après les causes, secondes, c'est-à-dire d'après les phénomènes pathologiques. Mais si l'on voulait remonter à la cause première, l'on arriverait à ce travail volontaire imposé par l'âme, qui a douloureusement affecté le corps qu'elle régit. Cependant ce ne serait pas là, rigoureusement parlant, la cause première de la maladie, car au-dessus nous découvrons l'immuable sagesse de Dieu. Et parce que cet homme a voulu en toute charité suivre les ineffables inspirations de cette sagesse et obéir à ses ordres, il s'est volontairement appliqué au travail où il a pris son mal. Ainsi la cause réellement première de cette maladie est la volonté de Dieu.

Je suppose encore dans cette oeuvre de charité et de miséricorde notre sage emploi des serviteurs qui, en concourant à cette bonne oeuvre, se proposent bien moins de servir Dieu que de s'assurer un gain temporel, ou d'éviter quelque dommage matériel. Bien plus, la nature de son travail exige l'adjonction et le service de plusieurs bêtes de somme. Mais celles-ci étant des animaux sans raison, ne sauraient, en lui prêtant leurs bons offices, avoir la moindre idée du bien auquel elles coopèrent, et elles n'agissent que par l'instinct du plaisir ou la crainte du châtiment. Enfin, ce même homme a besoin, pour achever son oeuvre, d'employer des créatures insensibles, comme le blé, le vin, l'huile, la laine, l'argent, le papier et autres choses de ce genre. Certes, dans tout le cours de cet ouvrage, ces diverses créatures, animées ou inanimées, subissent, sous l'influence des lieux, des temps et des circonstances, mille altérations successives. Elles se déplacent, s'usent et se réparent; elles se brisent et se renouvellent. Mais la cause première de tous ces changements et de tous ces mouvements n'est autre que la volonté invisible et immuable du Seigneur. C'est cette sagesse suprême qui, résidant en l'âme de notre juste, comme en son sanctuaire, emploie par son ministère les bons et les méchants, les animaux irraisonnables et les créatures insensibles. Mais elle n'agit ainsi que parce qu'antérieurement elle s'est rendue maîtresse de cette âme bonne et sainte en la soumettant au joug de la piété et de la religion.


Augustin, Trinité 228