Augustin, Trinité 419

CHAPITRE XIV. LE CHRIST EST LA PLUS PURE VICTIME.

419 19. J'observe en outre à l'égard de ces mêmes hommes qu'ils devraient bien comprendre que malgré tout leur orgueil, les démons ne pourraient prendre aucun plaisir aux sacrifices qui leur sont offerts, si un vrai sacrifice n'était dû au Dieu véritable, dont ils usurpent l'honneur et l'adoration. Or, d'abord ce sacrifice ne. peut être légitimement offert que par un prêtre juste et saint, et puis il est nécessaire que le Dieu auquel il est présenté, le reçoive, et en applique les mérites à ceux qui le lui font offrir. Il faut enfin que la victime soit elle-même pure et immaculée, afin qu'elle puisse purifier l'homme de tout péché. Certes, tel est le but que se proposent tous ceux qui font offrir un sacrifice au Seigneur. Mais est-il un prêtre plus juste et plus saint que le Fils unique de Dieu, qui n'a nul besoin de sacrifier pour l'expiation de ses propres péchés, puisqu'en lui ne se trouve ni la faute originelle, ni celles que nous commettons chaque jour? De plus, quelle victime plus parfaite l'homme pouvait-il choisir que sa propre chair? et quelle chair plus propre à être immolée qu'une chair mortelle? quelle victime pouvait encore en raison même de sa pureté mieux purifier l'homme de toutes ses souillures, que la chair qui par un miracle de chasteté a été formée dans le sein d'une Vierge, est née de ses chastes entrailles? enfin quel sacrifice serait plus agréable au Seigneur et plus propitiatoire à notre égard, que celui où la victime n'est autre que le propre corps de notre pontife? Ainsi l'on doit considérer quatre choses dans tout sacrifice: celui à qui il est offert, celui qui l'offre, celui qui s'immole, et celui au nom de qui il est immolé. Or, ces quatre choses se rencontrent excellemment en Jésus-Christ, qui est notre seul et véritable médiateur, et qui par son sacrifice a ménagé avec Dieu notre paix et notre réconciliation. Car il est Dieu comme celui à qui il l'offre, il ne fait qu'un avec ceux pour qui il l'offre, et il est tout ensemble le prêtre qui l'offre et la victime qui est offerte.

CHAPITRE XV. PRÉSOMPTION ET AVEUGLEMENT.

420 20. Cependant il est des hommes qui pensent arriver par eux-mêmes à un tel degré de pureté qu'ils pourront voir Dieu et s'unir entièrement à lui. Hélas! ce grand orgue il ne fait que les souiller davantage. Car il n'est point de péché qui soit plus opposé à la loi divine, et qui affermisse mieux à notre égard la cruelle domination du démon. Ce superbe tyran ne cherche qu'à nous fermer le ciel, et à nous précipiter dans l'enfer. C'est pourquoi nous devons éviter ses embûches secrètes, et nous détourner de la voie qu'il nous trace. Car, nouvel Amalec, ou il attaque de front un peuple abattu et découragé, ou il contrarie et retarde l'entrée de ce même peuple dans la terre promise. Mais voulons-nous le vaincre, appuyons-nous sur la croix du Sauveur Jésus? croix que figurait Moïse en étendant les mains. Au reste les orgueilleux dont je parle, ne présument acquérir par eux-mêmes une entière et parfaite innocence que parce que le génie de quelques sages a pu planer au-dessus de ce monde grossier et terrestre, et percevoir un faible rayon de l'incommunicable vérité. Aussi se plaisent-ils à prendre en pitié ces nombreux chrétiens qui se contentent de croire, et qui n'essaient pas même de s'élever à ces hauteurs. Mais à quoi sert au sage orgueilleux, d'apercevoir de loin, et au-delà des mers, les rivages de la patrie, s'il rougit par orgueil de monter sur le navire qui pourrait l'y conduire? Et quel dommage au contraire reçoit l'humble chrétien dont le regard est beaucoup moins étendu, mais qui se confiant à ce même navire, arrive heureusement au port?

CHAPITRE XVI. ETROITESSE DE L'ENSEIGNEMENT DES PHILOSOPHES.

421 21. S'agit-il de la résurrection de la chair? ces mêmes philosophes se moquent de notre croyance, et affirment que nous devons nous ranger à leur opinion. Sans doute, ils ont pu par le spectacle de ce monde visible s'élever (415) jusqu'à la connaissance de l'Etre suprême et immuable (Rm 1,20); mais est-ce une raison pour que nous les consultions exclusivement sur les modifications diverses que peuvent subir des créatures mobiles et changeantes, et sur l'ordre et la durée des siècles? Sans doute encore ils raisonnent logiquement, et prouvent évidemment que le monde est l'ouvrage d'un être éternel. Mais peuvent-ils par les seules lumières de la raison découvrir et expliquer tous les mystères de la nature: la création première des animaux et leurs espèces si nombreuses; la conservation des genres et la multiplication des individus; les divers phénomènes de leur reproduction, de leur vie et de leur mort, et la sûreté de leurs instincts, en sorte que chacun cherche ce qui lui est utile, et repousse ce qui lui serait nuisible?

Cependant, sans tenir aucun compte de la sagesse immuable d'un Dieu créateur, ils tâchent de tout expliquer par l'influence des climats, et la durée des siècles, et ils donnent une entière adhésion à tout ce que d'autres ont avant eux observé et écrit. Il n'est donc pas étonnant que leur regard n'ait pu percer la nuit et la révolution des temps, ni se fixer sur ce laps de siècles qui semblable à un fleuve rapide entraîne le genre humain, et porte chaque individu vers sa fin particulière. Car ici l'histoire nous fait complètement défaut, puisque nul ne saurait connaître, ni révéler les secrets de l'avenir. Les sages du paganisme, quoique bien supérieurs au vulgaire, n'ont pu eux-mêmes pénétrer ces secrets par l'effort de leur génie, ni les lire dans leurs sublimes conceptions de l'être suprême et éternel. Autrement, loin de s'attacher, comme les historiens, aux faits passés, ils ne se fussent occupés que de l'avenir. C'est ce qu'ont fait ceux que les païens nomment devins, et que les chrétiens appellent prophètes.

CHAPITRE XVII. LES PHILOSOPHES ET LA RÉSURRECTION.

422 22. Néanmoins il faut avouer que le nom de prophètes n'était pas entièrement inconnu aux païens. Mais quand il s'agit de prophéties, il est important d'établir plusieurs distinctions. Et d'abord on peut conjecturer l'avenir par la connaissance du passé. Ainsi l'expérience aide beaucoup les médecins dans leurs prévisions, et plusieurs en ont consigné par écrit les résultats heureux. Ainsi encore le laboureur et le matelot énoncent diverses prédictions, qui même, en raison du long intervalle qui les voit se réaliser, passent pour de véritables prophéties. En second lieu, les esprits répandus dans l'air, pressentent pour ainsi dire les événements qui doivent prochainement s'accomplir; et la subtilité de leur intelligence leur permet de les découvrir de loin, en sorte qu'ils semblent les prédire. C'est à peu près comme si du sommet d'une montagne, apercevant un voyageur, je l'annonçais aux personnes qui stationneraient dans la plaine. Mais ici tantôt c'est aux saints anges que le Seigneur révèle ces évènements par son Verbe, ou sa Sagesse, en qui réside le passé et l'avenir; et alors ils les découvrent eux-mêmes aux hommes, ou bien ils n'en instruisent qu'un petit nombre, qui à leur tour en répandent et en divulguent la connaissance. Tantôt au contraire l'intelligence de l'homme, sans l'intermédiaire des anges, est élevée par l'Esprit-Saint à un tel ravissement, qu'elle contemple la cause et l'origine des futurs contingents dans la source et le principe de toutes choses. Quant aux esprits de malice, qui sont répandus dans l'air, ils ne connaissent ces divers événements que par la prédiction qu'en font les anges et les hommes, et ils ne les connaissent même qu'autant que le permet Celui qui est le souverain Seigneur de tous les êtres. Enfin il peut arriver qu'un homme prophétise même à son insu, et par une inspiration secrète du Saint-Esprit. Ainsi Caïphe prophétisa, ne parlant point de lui-même, mais parce qu'il était grand-prêtre (Jn 11,51).

423 23. Nous ne saurions donc touchant la suite des siècles et la résurrection des morts, nous en rapporter exclusivement même à ceux des philosophes païens qui, autant qu'ils l'ont pu, ont reconnu le Dieu éternel et créateur en qui nous avons le mouvement et la vie (Ac 17,28). Car ayant connu Dieu par tout ce qui a été fait, ils ne l'ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces. Mais en se disant sages, ils sont devenus fous (Rm 1,21-22). C'est pourquoi ces philosophes n'ont jamais pu contempler l'être spirituel, immuable et éternel, d'un regard qui pénétrât jusque dans le sanctuaire secret de la sagesse et de la providence où sont contenus les divers événements que doit amener la suite des siècles. Là par rapport à Dieu, ces (416) événements sont tout ensemble présents, passés et futurs; mais sur la terre, et eu égard à l'homme, ils sont seulement futurs et contingents. De plus, ces mêmes philosophes étaient également incapables d'apprécier les résultats heureux par lesquels toutes choses coopèrent au bien et à la perfection de l'homme, en son corps comme en son âme.

Pour suppléer en eux à cette impuissance personnelle de percevoir l'avenir, il eût fallu que les saints anges vinssent les en instruire. Mais Dieu les a jugés indignes de cette faveur, et les esprits célestes ne leur ont rien fait connaître soit par des signes extérieurs et sensibles, soit par des visions imaginatives ou intellectuelles. Nos pères au contraire, les patriarches et les prophètes, ont mérité par l'excellence de leur piété, de recevoir la révélation de l'avenir: et par des miracles opérés en preuve de leur inspiration, ou par la réalisation des prophéties peu après accomplies, ils ont donné à leurs prédictions d'événements éloignés et lointains une autorité qui subsistera jusqu'à la fin du monde. Quant aux esprits de malice, répandus dans l'air, esprits orgueilleux et trompeurs, ils ont bien pu par la bouche de leurs prêtres répéter sur la société sainte des élus et sur le vrai Médiateur plusieurs des choses qu'ils en avaient entendu dire aux anges, ou aux prophètes. Leur but en cela était d'entraîner dans l'erreur, s'ils le pouvaient, les serviteurs de Dieu, en les séduisant par l'énonciation de quelques vérités. Mais le Seigneur, même à leur insu, a réalisé parmi eux un tout autre dessein, et il a fait ainsi publier en tous lieux la vérité, afin de fortifier les adorateurs et de confondre les impies.

CHAPITRE XVIII. BUT DE L'INCARNATION.

424 24. Ainsi l'homme est incapable de s'élever par lui-même jusqu'aux choses éternelles. Car son esprit est courbé sous le poids du péché, et enchaîné par l'amour des biens de la terre, de même que son corps est assujetti à la mort par suite de la souillure originelle. Il a donc besoin d'être purifié. Or cette purification, qui doit nous mettre en communication avec les choses éternelles, ne peut s'effectuer qu'au moyen des mêmes affections terrestres qui captivent nos sens et obscurcissent notre intelligence. Et en effet, la santé est tout l'opposé de la maladie; néanmoins nul ne peut amener la guérison, s'il ne se met en rapport avec la maladie elle-même. C'est ainsi que les mêmes préoccupations du temps et de la terre qui amusent l'homme faible et malade, quand elles sont inutiles, le disposent à un meilleur état, quand elles sont utiles, et le conduisent enfin aux pensées éternelles, quand il est entièrement guéri. Or, si notre âme, une fois purifiée, doit s'adonner à la méditation des vérités éternelles, elle ne peut cependant obtenir cette purification que par des moyens temporels. Aussi un des sages de la Grèce a-t-il dit «que la vérité est à la foi ce que l'éternité est à la création».

Et cette sentence est bien vraie, puisque ce philosophe entend par création tout ce qui est soumis à l'action du temps. Mais n'est-ce point là le véritable état de l'homme? et n'est-il point sujet au changement en son âme comme en son corps? on ne saurait en effet nommer éternel rien de ce qui est tant soit peu mobile et changeant. C'est pourquoi moins l'homme est fixe et stable, moins il est éternel. Toutefois on nous promet de nous conduire par la vérité à la vie éternelle; mais notre foi s'éloigne autant de cette vérité que notre mortalité est distante de l'éternité. Il faut donc que l'homme embrasse fermement la croyance des mystères qui pour lui ont été opérés dans le temps, afin que par cette croyance il soit purifié de la tache du péché. Et puis, lorsqu'il sera parvenu à la vision intuitive, la vérité succédera à la foi, et l'éternité à la mortalité. Ainsi- notre foi deviendra vérité pleine et entière, quand nous posséderons cette vision parfaite qui nous est- promise; et de même on nous promet une vie éternelle. Car la Vérité, non la vérité qui grandira la foi, mais la Vérité qui est souveraine et infaillible, parce qu'elle est éternelle, la Vérité a dit: «La vie éternelle est de vous connaître, vous le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (
Jn 17,3)».

Ainsi lorsque notre foi deviendra vérité par la vision béatifique, notre corps mortel sera transformé et rendu immortel. Mais en attendant ces merveilleuses opérations de la grâce, et même pour les réaliser, nous devons donner l'assentiment de notre foi aux mystères qui se sont accomplis dans le temps, de même (417) que nous espérons en posséder un jour dans l'éternité la vision pure et distincte. C'est pourquoi le Fils de Dieu, qui est la vérité suprême, et qui est co-éternel au Père, a daigné venir parmi nous, afin d'unir dans un rapport ineffable la foi qui est l'exercice de notre vie mortelle, et la vérité qui sera l'apanage de notre vie immortelle. Et en effet, il est venu se faisant Fils de l'homme, et s'il demande que nous ayons foi en lui, c'est pour que cette foi nous conduise à la possession de sa vérité propre et substantielle. Car en prenant l'infirmité de notre chair mortelle, il n'a point dépouillé son éternité. La vérité est donc à la foi ce que l'éternité est à la création; et l'oeuvre de notre purification exigeait que le Dieu qui est éternel, parût dans le temps, afin que notre foi n'eût point un objet différent de celui qu'elle verra un jour dans tout l'éclat de la vérité.

Néanmoins l'homme faible et mortel ne pourrait jamais arriver par lui-même à l'éternité, site Fils de Dieu, en prenant notre mortalité, ne nous eût attiré à son éternité propre. Mais aujourd'hui notre foi pénètre dans les cieux à la suite de Jésus-Christ, en qui elle croit fermement, qui est né, qui est mort, est ressuscité, et est monté aux cieux. De ces quatre faits, nous savons bien que deux se réalisent à notre égard, car qui ignore que l'homme naît et meurt? Quant aux deux derniers, c'est-à-dire la résurrection et l'ascension, ils sont l'objet de notre espérance, parce que nous croyons en Celui en qui ils se sont accomplis. La nature humaine a pris en Jésus-Christ possession de l'éternité; c'est pourquoi notre corps lui-même participera à cette éternité, lorsque notre foi sera transformée en la plénitude de la vérité. C'est ce que nous enseigne la parole suivante de Jésus-Christ. Comme il voulait affermir ses apôtres en la foi, afin de les amener à la vérité, et parla vérité les délivrer de la mort et les conduire à l'éternité bienheureuse, il leur disait: «Si vous persévérez en ma parole, vous serez vraiment mes disciples». Et puis il ajouta, comme s'ils lui eussent demandé quel serait le fruit de cette persévérance: «Vous connaîtrez la vérité». Mais parce qu'ils pouvaient encore se dire à eux-mêmes: eh! quel besoin un homme a-t-il de la vérité? le divin Sauveur conclut par ces mots: «Et la vérité vous délivrera(Jn 8,31-32). Or de quels maux la vérité pouvait-elle les délivrer, si ce n'est de la mort, de la corruption et de l'instabilité? car d'une part le propre de la vérité est d'être immortelle, incorruptible et immuable, et de l'autre la véritable immortalité, la véritable incorruptibilité et l'immutabilité véritable ne sont que l'éternité.

CHAPITRE XIX. ÉGALITÉ DU FILS DE DIEU AVEC SON PÈRE.

425 25. Voilà quel est l'objet de la mission du Fils de Dieu, ou plutôt quelle est la mission du Fils de Dieu. Et en effet, tous les mystères de la grâce n'ont pour but que d'affermir notre foi, et par cette foi de nous purifier de nos péchés, afin de nous conduire à la contemplation de là vérité. Mais tous ces mystères, soit que nous les considérions arrêtés en Dieu de toute éternité, pour se produire dans le temps, soit que nous les étudiions réalisés dans le temps et par rapport à l'éternité, ne se produisent devant nos yeux que comme autant de faits qui rendent témoignage à cette mission du Fils de Dieu, ou plutôt qui sont cette mission elle-même. De plus, ces faits se divisent en deux classes ceux qui ont annoncé l'avènement du Christ en la chair, et ceux qui prouvent que cet avènement a eu lieu. Il convenait en effet que Celui par qui toute créature a été faite, eût toutes les créatures pour témoins de sa naissance mortelle; et si le Rédempteur unique du genre humain n'eût été annoncé par un grand nombre d'envoyés, comment eût-il seul brisé les fers d'un si grand nombre de captifs et d'esclaves? Ajoutons encore que s'il ne s'était entouré de témoignages qui par leur évidence et leur sublimité subjuguent nos esprits faibles et infirmes, nous ne croirions pas en lui. Mais parce que nous y croyons, celui qui est grand nous élève jusqu'à sa propre grandeur; et c'est le même Dieu qui s'est fait petit pour descendre jusqu'à la petitesse de l'homme. Sans doute le ciel, la terre et toutes les créatures qui sont l'ouvrage du Fils de Dieu, rendent à sa puissance un témoignage évidemment supérieur à celui des signes et des miracles qui ont prédit ou qui ont attesté son avènement; et toutefois les hommes faibles et petits n'ont considéré ce premier témoignage comme véritablement grand, qu'en estimant le second grand dans son infériorité.

426 26. «Lors donc que la plénitude des temps (418) fut arrivée, Dieu envoya son Fils formé d'une femme, et assujetti à la loi (Ga 4,4)». Ainsi le Fils de Dieu s'est abaissé jusqu'à être formé, et il a été envoyé dans le monde, puisqu'il a été assujetti à la loi. Mais s'il n'appartient qu'à un supérieur d'envoyer un inférieur, nous devons ici avouer que le Fils de Dieu est inférieur à Dieu le Père. Il lui est même d'autant plus inférieur qu'il a été formé d'une femme et qu'il a été assujetti à la loi. Oui, ce Fils que Dieu a envoyé, et qui a été formé d'une femme, est le même par qui toutes choses ont été faites. Il existait avant que d'être envoyé et formé d'une femme, et nous le reconnaissons égal au Père qui l'envoie. Toutefois sous ce dernier rapport nous n'hésitons pas à dire qu'il lui est inférieur.

Mais comment les patriarches et les prophètes ont-ils pu le voir par le ministère des anges avant que fût arrivée cette plénitude des temps où il devait être envoyé, puisque même après son avènement en la chair, il n'était point connu comme égal à son Père? Et en effet saint Philippe, comme tous les autres, et comme les bourreaux eux-mêmes qui crucifièrent Jésus-Christ, le voyait en sa chair, et néanmoins il dit à ses apôtres: «Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas? Philippe, celui qui me voit, voit aussi mon Père». Le Fils de Dieu était donc vu, et il n'était pas vu. Il était vu en tant qu'il était envoyé et formé d'une femme, et il n'était pas vu en tant qu'il était le Verbe par qui toutes choses ont été faites. Il disait encore: «Celui qui a mes commandements et qui les garde, c'est celui-là qui m'aime. Or celui qui m'aime sera aimé de mon Père; je l'aimerai aussi, et je me manifesterai à lui (Jn 14,9 Jn 14,21)». Mais comment eût-il pu tenir ce langage lorsqu'il se montrait comme homme à tous les regards, si sous les dehors de la chair il n'eût présenté à la foi ce même Verbe qui dans la plénitude des temps avait été formé de la femme? Quant à la divinité de ce Verbe par qui toutes choses ont été faites, il la réserve pour être dans l'éternité la vision de l'âme purifiée par la foi.


CHAPITRE XX. MISSION DU FILS ET DU SAINT-ESPRIT.

427 27. Et maintenant, si nous voulons dire qui le Fils a été envoyé par le Père, en ce sens que l'un est Père et que l'autre est Fils, rien mie peut s'opposer à ce que nous reconnaissions le Fils consubstantiel et coéternel au Père, quoiqu'il en ait reçu sa mission. Dans le dogme catholique le Père n'est point supérieur au Fils, et le Fils n'est point inférieur au Père; mais l'un est principe générateur et l'autre est engendré; le Fils est envoyé par Celui qui l'engendre, et le Père envoie Celui à qui il communique l'être. Et en effet, le Fils procède du Père, et non le Père du Fils. Aussi est-il facile de comprendre qu'on puisse dire que le Fils a été envoyé, non parce que le Verbe s'est fait chair, mais pour qu'il se fît chair, et qu'en prenant la nature il accomplît les oracles de l'Ecriture. Dans ce sens le Fils de Dieu n'est pas seulement envoyé comme homme, le Verbe même est envoyé pour se faire homme. En effet le Fils est dit envoyé, non parce qu'il est inférieur au Père en puissance et en nature, ou parce qu'il lui est inégal en quelque chose, mais parce que comme Fils il est engendré du Père, tandis que le Père ne procède point du Fils.

Au reste le Verbe ou le Fils de Dieu est aussi appelé sa Sagesse. Est-il donc étonnant qu'il soit envoyé non comme inégal au Père, mais comme «une parfaite émanation de la clarté du Tout-Puissant (
Sg 7,25)»? Or ici le rayon qui émane et le foyer d'où il se répand sont de la même nature, car ce n'est point une source d'eau vive qui jaillit des veines de la terre, ou des flancs d'un rocher, mais une lumière qui s'échappe du sein de la lumière. Aussi lorsque nous disons que le Verbe «est la splendeur de la lumière éternelle», voulons-nous signifier qu'il est lumière de lumière éternelle. Car la splendeur de la lumière n'est pas autre que la lumière elle-même. C'est pourquoi elle est coéternelle à la lumière dont elle est la splendeur. Seulement l'auteur sacré a dit plutôt splendeur de lumière que lumière de lumière, afin qu'on ne crût pas qu'il supposait quelque infériorité entre la lumière et le rayon qui s'en échappe. Et en effet, dès que celui-ci est la splendeur de la lumière, il devient plus facile d'admettre qu'il lui doit son éclat que de supposer qu'il lui soit inférieur.

Cependant il n'était pas à craindre que l'on en vînt à regarder la lumière comme moindre que le rayon qu'elle engendre, car (419) jusqu'ici aucun hérétique n'a avancé un tel paradoxe, et il est probable que jamais on n'osera le faire. Mais parce que nous pourrions peut-être penser que le rayon est moins éclatant que la lumière qui le produit, l'Ecriture prévient cette objection, et dissipe tous nos doutes en disant que le Verbe est la splendeur du Père, c'est-à-dire de la lumière éternelle. Elle affirme ainsi l'égalité parfaite du Père et du Fils. Supposons en effet que le rayon soit inférieur à la lumière, il en sera l'obscurcissement et non la splendeur. Si au contraire il lui est supérieur, comment pourrait-il en être la production, puisqu'alors l'effet serait plus grand que la cause? Mais parce que le Verbe est le rayon qui émane de la lumière éternelle, il ne lui est pas supérieur, et parce qu'il en est la splendeur et non l'obscurcissement, il ne lui est pas inférieur; donc il lui est égal. Au reste, ne nous troublons point en lisant que la sagesse divine est «une émanation de la clarté du Tout-Puissant», car presque immédiatement il est dit «qu'elle est unique et qu'elle peut tout (Sg 7,25-27)». Or, qui est le Tout-Puissant, si ce n'est Celui qui peut tout?

Ainsi la Sagesse divine est envoyée par le Père de qui elle émane. C'est ce que reconnaît Salomon dans la prière suivante qu'il adressait au Seigneur. Epris d'amour pour cette Sagesse, et désireux de la posséder, il s'écriait «Envoyez-là du ciel, votre sanctuaire, et du trône de votre grandeur, afin qu'elle soit avec moi, et qu'elle agisse avec moi (Sg 9,10)». C'est-à-dire afin qu'elle m'enseigne à travailler utilement, car sans elle les travaux de l'homme sont stériles et infructueux, tandis qu'avec elle ils deviennent féconds en vertus et en bonnes oeuvres. Toutefois l'envoi ou la mission de la Sagesse divine est bien différente selon qu'elle est envoyée à l'homme ou qu'elle-même se fait homme. C'est elle en effet qui «se répand dans les âmes saintes, qui fait les amis de Dieu et les prophètes (Sg 7,27)», qui remplit les esprits célestes, et qui les emploie de la manière la plus convenable à l'exécution de ses volontés. Mais quand la plénitude des temps fut arrivée, cette même Sagesse descendit sur la terre, non pour remplir les anges, ni devenir elle-même un ange, si ce n'est en ce sens que le Verbe nous a révélé les conseils éternels du Père, qui sont aussi ses propres conseils. Ce n'était pas non plus pour converser avec les hommes, ni s'épancher en eux, comme déjà, elle l'avait fait à l'égard des patriarches et des prophètes; mais c'était pour prendre la nature humaine, en sorte que le Verbe divin devînt Fils de l'homme. Tel est ce mystère de l'Incarnation dont la révélation, avant même qu'elle se réalisât dans le sein virginal de Marie, a été le principe du salut pour les saints et les justes qui ont vécu sous l'Ancien Testament, et qui sont nés de la femme. Et aujourd'hui encore ce même mystère accompli et publié dans l'univers entier, est la sanctification de tous ceux qui en font l'objet de leur foi, de leur espérance et de leur amour. Il est en effet «ce grand sacrement d'amour qui s'est montré dans la chair, qui a été autorisé par l'Esprit, manifesté aux anges, prêché aux nations, cru dans le monde et élevé dans la gloire (1Tm 3,16)».

428 28. Le Verbe de Dieu est donc envoyé par Celui dont il est le Verbe; et le Fils est envoyé par le Père qui l'a engendré; ainsi encore le Père qui engendre, envoie, et le Fils qui est engendré, est envoyé. Bien plus, ce même Verbe est envoyé à tout homme qui le connaît et qui le comprend, du moins, autant que notre esprit peut le connaître et le comprendre en raison de ses progrès et de son avancement dans les voies spirituelles. Il ne serait pas exact de dire que le Fils est envoyé, en tant qu'il est engendré du Père, mais en tant qu'il a paru dans le monde revêtu de la nature humaine. C'est en ce sens qu'il a dit lui-même: «Je suis sorti de mon Père, et je suis venu dans le monde (Jn 16,28)». On peut aussi affirmer que le Verbe multiplie dans le temps sa mission céleste, toutes les fois que notre esprit le perçoit, selon cette parole de Salomon: «Envoyez, Seigneur, votre Sagesse, ci afin qu'elle soit avec moi et qu'elle travaille avec moi».

Car le Verbe qui est engendré de toute éternité, est lui-même éternel, puisqu'il est «la splendeur de la lumière éternelle».

Nous disons au contraire qu'il est envoyé dans le temps, parce qu'il s'est fait connaître aux hommes; aussi cette mission du Fils de Dieu ne s'est-elle véritablement réalisée que le jour où, dans la plénitude des temps, il naquit de la femme et se montra en la, nature humaine. «En effet, le monde avec sa propre sagesse n'ayant pu connaître la sagesse de (420) Dieu, parce que la lumière luit dans les ténèbres, et que les ténèbres ne la reçoivent pas, il a plu à Dieu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui». C'est pourquoi «le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous (1Co 1,21 Jn 1,5 Jn 1,14)». Cependant lorsque ce même Verbe est perçu dans le temps par notre intelligence, on peut bien dire tout ensemble qu'il est envoyé, et qu'il n'est pas envoyé dans le monde, car il ne se montre point à nous sous une forme sensible; c'est-à-dire qu'il n'est point aperçu des yeux du corps. C'est ainsi que nous-mêmes ne sommes plus en quelque sorte dans le monde, quand notre intelligence s'abîme, autant qu'elle le peut, dans les profondeurs de l'éternité. C'est encore dans le même sens que les justes ici-bas, quoique vivant en la chair, ne sont plus du monde, parce que leur esprit est tout absorbé dans les choses divines. Cependant, nous ne disons point que le Père soit envoyé, quoique dans le temps il se révèle aux hommes. La raison est qu'il est à lui-même son propre principe, et qu'il ne procède d'aucune autre personne divine. Tout au contraire la Sagesse, ou le Verbe dit: «Je suis sorti de la bouche du Très-Haut»; et il est dit de l'Esprit-Saint «qu'il procède du Père (Si 24,5 Jn 15,26)». Mais le Père ne procède d'aucune de ces deux personnes.

429 29. Ainsi le Père engendre et le Fils est engendré; et de même le Père envoie et le Fils est envoyé. Mais ici celui qui engendre et celui qui est engendré, celui qui envoie et celui qui est envoyé ne sont qu'un, parce que le Père et le Fils ne sont qu'un (Jn 10,30). Ainsi encore le Saint-Esprit est un avec le Père et le Fils, parce que les trois personnes divines ne sont qu'un seul et même Dieu. Nous disons également que le Fils est né du Père, parce qu'il a été engendré du Père, et qu'il a été envoyé par le Père, parce qu'il nous a fait connaître le Père; de même le propre de l'Esprit-Saint est qu'il procède du Père, et il est dit envoyé par le Père, lorsqu'il nous fait connaître celui dont il procède. Toutefois il serait inexact d'affirmer que l'Esprit-Saint ne procède point du Fils, puisqu'il est appelé dans l'Ecriture l'Esprit du Fils, non moins que l'Esprit du Père. C'est d'ailleurs ce que Jésus-Christ lui-même voulut nous faire entendre, quand il souffla sur ses apôtres, leur disant: «Recevez le Saint-Esprit (Jn 20,22)». Car ce souffle matériel et sensible qui des lèvres du Sauveur se répandit sur le visage des apôtres, n'était point la personne même du Saint-Esprit; et nous ne devons y voir qu'un signe exprimant que cet Esprit divin procède également du Fils, comme du Père.

Et en effet, qui serait assez insensé pour avancer que l'Esprit-Saint, qu'ici Jésus-Christ donne en soufflant sur ses apôtres, n'est pas le même que celui qu'il leur envoya après son ascension? Car il n'y a qu'un seul Esprit de Dieu, qui est l'Esprit du Père et du Fils; et c'est cet Esprit divin qui opère toutes choses en tous (1Co 12,6). Quant au mystère de ces deux missions, j'en dirai plus tard quelque chose, selon que Dieu me l'inspirera: mais pour le moment, il suffit d'observer que Jésus-Christ, en disant: «L'Esprit que je vous enverrai de la part du Père (Jn 15,26)», veut prouver à ses apôtres que cet Esprit procède du Fils non moins que du Père. Précédemment il leur avait dit que «le Père l'enverrait au nom du Fils (Jn 14,26)». Mais il n'avait point dit que ce serait de la part du Fils, comme il avait dit qu'il l'enverrait, lui, «de la part du Père». Ainsi faisait-il entendre que le Père est dans les deux autres personnes divines le principe de la divinité, ou, si l'on aime mieux, de la déité.

Ainsi l'Esprit-Saint, qui procède du Père et du Fils, a pour principe le Père par qui le Fils est engendré: et quant à cette parole de l'Evangéliste: «Le Saint-Esprit n'était pas encore donné, parce que Jésus n'était pas encore glorifié (Jn 7,39)», elle signifie seulement que cette mission, ou envoi de l'Esprit-Saint, qui s'opérerait après la glorification du Christ, serait plus éclatante que celles qui déjà avaient eu lieu. Et en effet, l'Esprit-Saint avant cette solennelle effusion, était souvent communiqué aux hommes, mais non de la même manière. Car, dites-moi au nom de qui les prophètes ont-ils parlé, s'ils n'ont point reçu ce divin Esprit? Aussi, l'Ecriture dit souvent et expressément qu'ils ont parlé par l'inspiration du Saint-Esprit. Elle l'assure spécialement de Jean-Baptiste, dont elle dit «qu'il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère»; et parce que Zacharie, son père, fut également rempli du même Esprit, il prophétisa l'avenir du saint précurseur. C'est encore par (421) l'inspiration du Saint-Esprit, que Marie glorifia le Dieu qu'elle portait en son sein, et que le vieillard Siméon et Amine la prophétesse reconnurent le divin Enfant et en publièrent les grandeurs (Lc 1,15-38 Lc 2,25 Lc 2,41-79).

Comment donc l'évangéliste a-t-il pu dire que «l'Esprit-Saint n'était pas encore donné, parce que Jésus n'était pas encore glorifié», si ce n'est dans le sens qu'il devait, au jour de la Pentecôte, se répandre et se donner avec une effusion et une solennité inconnues jusqu'alors? Et en effet, l'Ecriture ne dit nulle part qu'avant ce jour, l'Esprit-Saint ait communiqué le don des langues. Mais il le fit à l'égard des apôtres, afin de leur donner un signe sensible de sa venue; il voulut aussi montrer par là que tous les peuples, quoique divisés de langage et de nationalité, devaient tous croire en Jésus-Christ par la grâce de l'Esprit-Saint. Au reste, c'est cette unité en la foi qu'avait annoncée le psalmiste, quand il s'écriait: «Il n'est point de langues ni d'idiomes dans lesquels on n'entende la voix du Seigneur. Son éclat s'est répandu dans tout l'univers, et elle a retenti jusqu'aux extrémités de la terre (Ps 18,4-5)».



Augustin, Trinité 419