Augustin, Trinité 430

CHAPITRE XXI. REVÉLATIONS SENSIBLES DU SAINT-ESPRIT. - RÉSUMÉ.

430 30. Il y a donc eu dans le Verbe comme mélange et fusion de la nature divine et de la nature humaine pour former une seule personne: et ce mystère s'est accompli lorsque dans la plénitude des temps le Fils de Dieu fut envoyé, afin que naissant de la femme, il devînt pour le salut des hommes fils de l'homme. Sans doute l'ange a bien pu avant l'incarnation annoncer et représenter ce divin Sauveur, mais il ne lui a jamais été permis de se substituer à sa personne. Et maintenant que dire de la colombe et des langues de feu qui signalèrent la présence de l'Esprit-Saint? Ce n'étaient que des symboles puisqu'il existe entre le Père, le Fils et l'Esprit-Saint une entière égalité de nature, et une même éternité. La créature se montra alors docile et obéissante pour représenter par ses mouvements et ses formes cet Esprit divin et immuable, mais elle ne lui fut point unie, comme dans l'incarnation la nature humaine l'a été au Verbe fait chair. Je n'ose donc affirmer qu'avant le baptême de Jésus-Christ et le jour de la Pentecôte de semblables apparitions n'aient pu avoir lieu. Mais e dis en toute assurance que le Père, le Fils et l'Esprit-Saint n'ont qu'une seule et même nature, qu'il n'y a qu'un seul Dieu créateur, et que les oeuvres de la toute-puissance divine appartiennent inséparablement aux trois personnes de la Sainte Trinité. Toutefois ce mystère ne saurait être invinciblement démontré par aucun des signes ou figures que nous empruntons aux créatures sensibles et matérielles, tant celles-ci s'éloignent de Dieu et lui sont inférieures.

Cette même impuissance se fait encore remarquer dans notre langage. Car la parole, qui fait entendre un son matériel ne peut nommer que séparément le Père, le Fils et le Saint-Esprit; et elle est ainsi forcée de mettre comme quelque inégalité entre les trois personnes divines, puisqu'elle n'en prononce le nom que successivement, et à des intervalles plus ou moins rapprochés. Cependant, parce que le Père, le Fils et l'Esprit-Saint n'ont qu'une seule et même nature, ils ne sont qu'un seul Dieu, et ne peuvent avoir avec les créatures aucun rapport de mobilité, ni d'espace ni de durée. Les trois personnes divines existent de toute éternité, et elles existeront éternellement, car en Dieu l'éternité ne saurait se concevoir sans la vérité et sans l'amour. Lorsqu'au contraire je nomme le Père, le Fils et le Saint-Esprit, je les nomme séparément, et quand j'écris ces trois noms, je suis contraint de les écrire séparément. Au reste la même difficulté se présente au sujet des facultés de notre âme. Et en effet, si je nomme la mémoire, l'intelligence et la volonté, je rapporte chacun de ces noms à une faculté spéciale de mon âme, quoiqu'en réalité cette âme soit une et indivisible. Sans doute dans le langage, on distingue la mémoire, l'intelligence et la volonté; mais dans l'opération, ou action extérieure, on reconnaît que tout est commun à ces trois facultés. Ainsi en est-il de la sainte Trinité. Elle a parlé tout entière par le Père, s'est incarnée par le Fils, et s'est montrée dans le Saint-Esprit sous la forme d'une colombe. Toutefois nous ne laissons pas que de rapporter individuellement à chaque personne ces différentes actions. Cette explication:peut en quelque sorte nous faire comprendre comment les trois personnes de la sainte Trinité, quoique réellement inséparables, peuvent (422) néanmoins agir séparément par l'intermédiaire des créatures visibles, et comment encore la même action, qui au dehors se rapporte spécialement au Père, au Fils, ou au Saint-Esprit, est cependant l'action commune et indivisible de la Trinité entière.

431 31. Si vous me demandez maintenant quel fut avant l'incarnation l'agent qui mettait en mouvement les paroles, les figures et les symboles qui annonçaient ce mystère, je vous dirai que Dieu y employait le ministère des anges, comme je pense l'avoir suffisamment prouvé par divers passages des saintes Ecritures. Mais comment s'est accomplie l'Incarnation? Je réponds à cette seconde question en affirmant que le Verbe de Dieu s'est fait chair, c'est-à-dire qu'il s'est fait homme. Toutefois la nature divine n'a point été changée, ni transformée en la nature humaine; mais l'une et l'autre subsistent en une seule personne, qui est tout ensemble Fils de Dieu et fils de l'homme. Comme tous les hommes, le Verbe incarné a réellement un corps, et il possède une âme raisonnable; et nous le nommons Dieu en raison de sa nature divine, et homme en raison de sa nature humaine. Vous est-il difficile de comprendre ce mystère? purifiez votre esprit par la foi, par la fuite du péché et par le soin des bonnes oeuvres; joignez-y encore la prière et les saints désirs de la piété, et bientôt, soutenu parle secours divin de la grâce, vous arriverez à l'amoureuse intelligence -de ces hautes vérités.

Mais après l'Incarnation, comment la voix du Père s'est-elle fait entendre, et comment l'Esprit-Saint s'est-il montré sous une forme corporelle? Tout d'abord j'affirme que ce prodige s'est opéré à l'aide d'une créature. Cependant je n'ose assurer ni que cette créature fut seulement un corps matériel, ni qu'elle n'était point mise en mouvement par cet agent spirituel que les Grecs nomment esprit, et qui sans être une âme, serait doué d'intelligence et de raison. Mais même en ce sens, il n'y aurait point eu unité de personne, comme dans le Verbe né d'une Vierge. Car qui oserait dire que la créature, quelle qu'elle fût, qui reproduisait la voix du Père, fût Dieu le Père, et que la colombe ou les langues de feu qui symbolisèrent la présence de l'Esprit-Saint, fussent cet Esprit lui-même? En toute hypothèse, il ne s'agit ici que d'une figure et d'un signe que Dieu dirigeait selon son bon plaisir. Au reste, il me paraît également difficile d'assigner à ce miracle une meilleure explication, et téméraire d'affirmer qu'on ne peut lui en trouver une autre. Toutefois je m'abstiens en ce moment de prouver mon sentiment, et je le ferai plus tard, autant que Dieu m'en donnera la force; car je dois auparavant discuter et réfuter les diverses objections que les hérétiques tirent non pas de nos livres saints, mais du raisonnement humain, et par lesquelles ils accommodent à leurs erreurs les témoignages des Ecritures qui établissent la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

432 32. Quant à l'égalité des trois personnes, je crois avoir suffisamment prouvé que pour avoir été envoyé par le Père, le Fils n'est point inférieur au Père, et que l'Esprit-Saint n'est inférieur ni au Père, ni au Fils, quoiqu'il soit envoyé par le Père et par le Fils. Ce terme de mission ou d'envoi doit s'entendre du corps humain qu'a pris le Verbe, et de la créature sous laquelle l'Esprit-Saint s'est montré: ou plutôt il nous rappelle que le Père est le principe des deux autres personnes, et il ne désigne dans la Trinité aucune inégalité de nature, ni aucune différence de perfection. Et en effet, supposons que Dieu le Père ait voulu se faire voir sous une forme corporelle, il n'en sera pas moins absurde de dire qu'il a été envoyé par le Fils qu'il a engendré, ou par l'Esprit-Saint qui procède de lui. Je termine donc ici ce quatrième livre, et dans les suivants, avec la grâce de Dieu, je me propose d'exposer et de réfuter les subtils arguments de mes adversaires. (423)



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LIVRE CINQUIÈME: RÉFUTATION DES ARIENS.


Réfutation des Ariens. - Rapportant à la substance de Dieu tout ce que l'Ecriture affirme de la relation des personnes, ils en concluaient que le Fils étant engendré par le Père, lui était par cela seul inférieur. - Saint Augustin leur répond que les relations diverses qui existent entre les personnes divines, n'altèrent aucunement en elles la substance, ou nature, et qu'il règne entre elles une égalité parfaite. - Il prouve sa thèse par l'explication de divers passages de l'Ecriture, et aussi par quelques comparaisons ou similitudes qu'il emprunte aux créatures, et il termine en avouant combien est grande l'impuissance du langage humain quand il s'agit d'expliquer le mystère de la Sainte Trinité


CHAPITRE PREMIER. DIEU EST IMMUABLE ET INCORPOREL.

501 1. J'aborde un sujet où le langage chez tout homme, et principalement chez moi, ne aurait rendre exactement la pensée. Bien plus, cette pensée elle-même, quand elle se fixe sur le mystère de la Sainte Trinité, sent tout d'abord combien elle est au-dessous de Dieu, et combien encore elle est impuissante à le comprendre tel qu'il est. Et en effet nul homme, fût-il l'égal du grand Apôtre, ne peut voir Dieu que «comme dans un miroir, et sous des formes obscures (1Co 13,12). Cependant nous devons toujours diriger nos pensées vers ce Dieu qui est notre Seigneur et maître, quoique nous ne puissions jamais avoir de pensées dignes de lui, et nous devons en tous les temps le bénir et le louer, quoique nous ne puissions jamais ni le louer, ni le bénir dignement. C'est pourquoi j'implore ici son secours pour bien saisir moi-même mon sujet, et pour en donner à nies lecteurs une facile explication. Je les prie aussi de me pardonner les fautes qui viendraient à m'échapper; car si d'un côté la pureté de mes intentions peut me rassurer, de l'autre le sentiment de ma propre faiblesse me remplit de crainte. Que mes lecteurs me soient donc indulgents, s'ils remarquent que mes paroles ne répondent pas toujours à ma bonne volonté, soit parce qu'ils comprendront mieux que moi les choses divines, soit parce que je n'aurai pas su me bien exprimer. Quant à moi, je leur pardonne de grand coeur si la difficulté provenait en eux d'ignorance, ou de la faiblesse d'esprit.

502 2. Au reste, un moyen facile de pratiquer cette mutuelle et réciproque bienveillance, est de s'attacher fortement à ce principe que tout ce que l'on peut dire du Dieu immuable et invisible, existant par lui-même et se suffisant à lui-même, ne saurait s'apprécier par aucune comparaison avec les créatures visibles et changeantes, mortelles et indigentes. Ne nous en étonnons point, puisque dans l'étude des phénomènes du corps et des sens, et dans l'explication de ceux de la conscience, la science de l'homme se fatigue beaucoup et avance peu. Cependant les recherches auxquelles se livre la piété chrétienne touchant les choses divines et surnaturelles, ne sauraient être vaines et inutiles, si elle évite de s'appuyer orgueilleusement sur ses propres forces, et si elle se laisse diriger et conduire par la grâce du Dieu qui est tout ensemble le créateur et le sauveur de l'homme. Et en effet, comment pourrions-nous comprendre Dieu, nous qui ne nous comprenons pas nous-mêmes? Toutefois nous avons à cet égard une connaissance suffisante pour savoir que notre âme est par l'intelligence bien au-dessus de toutes les créatures. Mais pouvons-nous saisir dans cette âme quelques linéaments de formes, quelques émanations d'odeur, quelque étendue d'espace, quelque division de parties, quelque fraction de quantité, et enfin quelque distance de lieu ou de locomotion? Certainement nous ne trouvons rien de semblable dans cette âme intelligente qui est le chef-d'oeuvre de la création, et qui selon notre capacité, nous fait comprendre les secrets de la sagesse divine. Or, ce qui ne se rencontre point dans la plus noble partie de l'homme, devons-nous le chercher en Dieu, qui est infiniment meilleur que tout ce qui est en nous bon et excellent? C'est pourquoi concevons Dieu, autant que nous le pourrons, comme étant bon sans aucun attribut de bonté, grand sans aucun degré de grandeur, créateur sans aucun besoin des êtres, immense sans aucune dépendance des lieux ni de l'espace, renfermant l'univers en lui-même sans aucun circuit ni enceinte, présent partout sans aucune délimitation de présence, (424) éternel sans aucun assujettissement au temps ni à la durée, auteur du mouvement et du changement des créatures sans aucune interruption de sa propre immutabilité, enfin impassible et supérieur à tout accident. Penser ainsi de Dieu, ce n'est pas, il est vrai, en comprendre parfaitement la nature, mais c'est pieusement éviter à cet égard tout langage erroné.

CHAPITRE II. DE L'ESSENCE DIVINE.

503 3. Cependant on ne saurait douter que Dieu ne soit une substance, ou essence, ce que les Grecs nomment hypostase. Et en effet, de même que le mot sagesse dérive du verbe sapere, discerner, et le mot science du verbe savoir, l'essence suppose un être qui existe par lui-même. Or, quel est l'être qui réalise le mieux cette condition, si ce n'est celui qui disait à Moïse son serviteur: «Je suis celui qui suis»; et encore: «Celui qui est m'envoie, vers vous (Ex 3,14)»? Mais en dehors de Dieu, toute essence, ou toute substance est soumise à divers accidents qui l'assujettissent à une plus ou moins grande mutabilité. Dieu au contraire ne saurait éprouver rien de semblable. Et c'est pourquoi il est seul l'être souverainement immuable. Aussi, par cela seul qu'il ne tient l'être d'aucun autre que de lui-même, le nom d'essence lui convient parfaitement. Car on ne peut dire que l'être qui est sujet au changement, soit toujours le même, puisque, lors même qu'il n'en éprouverait aucun, la seule possibilité d'y être soumis fait qu'il cesse d'être souverainement immuable. Mais s'agit-il de Dieu, j'affirme que loin d'éprouver aucun changement, il ne peut en aucune manière y être assujetti. Aussi son immutabilité est-elle une vérité incontestable.

CHAPITRE 3. CONSUBSTANTIALITÉ DU PÈRE ET DU FILS.

504 4. J'aborde maintenant l'objection que nos adversaires tirent de l'impuissance où nous sommes de toujours exprimer parfaitement notre pensée, et de toujours connaître parfaitement la vérité. Ainsi un des sophismes les plus subtiles que les Ariens opposent à la doctrine catholique, est de dire que tout ce qui se peut énoncer, ou penser de Dieu, se rapporte non aux accidents, mais à la substance même. Or, le Père est non-engendré selon sa substance, et le Fils est engendré selon la sienne, car n'être pas engendré, et être engendré sont deux choses toutes différentes. Donc le Père et le Fils ne peuvent être consubstantiels. - Je reprends cet argument, et je dis: Tout ce qui s'affirme de Dieu, s'affirme de la substance: donc cette parole: «Le Père et moi sommes un», doit s'entendre de la substance (Jn 10,30). Donc encore le Père et le Fils sont consubstantiels. Voulez-vous au contraire ne pas rapporter cette parole à la substance? j'y consens, mais avouez qu'on peut énoncer quelque chose de Dieu sans le rapporter formellement à la substance. Et alors qui nous force d'entendre de la substance les mots engendré et non engendré? L'Apôtre affirme également du Fils de Dieu, qu'il «n'a pas cru que ce fût pour lui une usurpation de s'égaler à Dieu (Ph 2,6)». Or, en quoi est-il égal à Dieu? Si ce n'est pas selon la substance, il faut admettre, et qu'on peut parler de Dieu sous d'autres rapports que ceux de la substance, et que rien n'oblige à entendre de la substance les mots engendré et non-engendré. Vous y refusez-vous, parce que tout ce qui est énoncé de Dieu se rapporte forcément à la substance? je suis alors en droit d'affirmer que le Père et le Fils sont consubstantiels.

CHAPITRE IV. TOUT ACCIDENT SUPPOSE DANS LE SUJET QUELQUE CHANGEMENT.

505 5. On appelle accident tout ce qu'un sujet peut perdre par changement, ou par altération. Quelques accidents, il est vrai, sont inséparables du sujet; c'est pourquoi les Grecs les nomment intrinsèques. Ainsi la couleur noire est intrinsèque à la plume du corbeau. Toutefois celle-ci cesse d'être noire du moment qu'elle n'est plus une plume de corbeau. C'est que la matière elle-même est sujette au changement; et ainsi dans l'exemple que j'ai cité, le corbeau ou la plume, ou même tous deux éprouvent tantôt un changement partiel et tantôt une transformation entière, en sorte que ni l'un ni l'autre ne retiennent plus la couleur noire. D'autres accidents sont dits séparables, quoiqu'en réalité ils ne soient dans le sujet qu'un simple changement, ou une pure altération. Ainsi les cheveux de l'homme sont (425) naturellement noirs; mais parce qu'ils peuvent blanchir tant qu'ils adhèrent à la tête, on dit qu'en eux la noirceur est un accident séparable. Cependant avec un peu de réflexion, il est facile de voir que dans ce cas rien n'émigre au dehors, et que le noir de nos cheveux ne se retire point, je ne sais où, pour faire place à la blancheur. Ici les cheveux n'éprouvent qu'un changement de couleur.

Mais il n'y a en Dieu aucun accident, parce qu'en lui il n'y a rien de muable, rien d'amissible. On peut aussi nommer accident l'intensité, ou la diminution d'une qualité que le sujet ne saurait perdre. Ainsi notre âme est immortelle, en sorte qu'elle vivra tant qu'elle existera; mais parce qu'elle existera toujours, elle vivra toujours. Néanmoins le développement ou l'affaiblissement de la raison fait que cette âme, sans cesser de vivre, reçoit une communication plus ou moins abondante de la vie. C'est le phénomène de la folie qui nous ôte le bon sens, et nous laisse la vie. Mais on ne peut rien concevoir de semblable en Dieu, parce qu'il est souverainement immuable.

CHAPITRE V. DES RELATIONS DIVINES.

506 6. Nous venons de voir qu'aucune notion d'accident ne peut convenir à Dieu, parce qu'il n'est soumis à aucun changement; et cependant il ne faut pas en conclure que tout ce qui s'énonce de lui se rapporte à la substance. Sans doute, quand il s'agit des créature muables et changeantes, ce qui ne se dit pas de la substance, se dit de l'accident, car en elles tout est accidentel, la grandeur et les autres qualités, puisque ces qualités sont susceptibles de plus et de moins. Ce principe est général et il s'applique aux diverses relations de l'amitié de la famille et de la domesticité, non moins qu'à celles de la ressemblance et de l'égalité. On le retrouve même dans la position et le maintien du corps, dans l'espace et la durée, dans l'action et la passion. Mais en Dieu il n'y a rien d'accidentel, parce qu'il est souverainement immuable, et néanmoins tout ce qui s'énonce de lui, ne s'énonce point de la substance. Ainsi nous distinguons en Dieu le Père d'avec le Fils, et le Fils d'avec le Père; et toutefois nous ne, disons pas qu'en eux cette distinction soit accidentelle, parce qu'éternellement l'un est Père, et l'autre est Fils.

Cependant ce mot, éternellement, ne doit pas être pris dans ce sens que le Fils étant une fois engendré, ne peut pas plus cesser d'être Fils que le Père d'être Père, mais en ce sens que la génération du Fils a toujours existé, et que jamais elle n'a commencé. Et en effet, si la génération du Fils avait eu un commencement, ou si elle pouvait avoir une fin, elle ne serait en lui qu'un accident. De même encore, si le Père était dit Père par rapport à lui-même, et non par rapport au Fils, et si le Fils était dit Fils en excluant toute relation de paternité et de filiation, l'affirmation tomberait sur la substance. Mais il n'en est pas ainsi, parce que le Père n'est Père qu'autant qu'il a un Fils, et que le Fils n'est Fils qu'autant qu'il a un Père: c'est pourquoi ces expressions, Père et Fils, n'expriment en eux qu'une relation de personne à personne; et toutefois cette relation n'est pas en eux un accident, parce que dans le Père et le Fils la paternité et la filiation sont éternelles et immuables. Sans doute autre chose est d'être Père et d'être Fils; cependant cette diversité d'action n'affecte point en Dieu la substance, parce qu'elle s'affirme uniquement de la relation entre les personnes divines. Mais d'autre part, cette relation n'est point en Dieu un pur accident, parce qu'elle est immuable.

CHAPITRE VI. CHICANES DES ARIENS SUR LES MOTS engendré ET non-engendré.

507 7. Ici les Ariens élèvent contre ce langage une difficulté qu'ils croient péremptoire, et ils raisonnent ainsi: Il est vrai que le Père est dit Père par rapport au Fils, comme le Fils est dit Fils par rapport au Père, ce qui n'empêche pas que les termes, non-engendré et engendré, doivent s'affirmer en eux de la substance et non de la relation, car père et non. engendré ne sont point synonymes, puisqu'en supposant que le Père n'eût pas engendré de fils, il n'en serait pas moins lui-même non-engendré, à l'opposé de ce qui arrive dans le monde où nous voyons que le père qui engendre un fils, ne peut se dire lui-même non engendré, parce que toute la race humaine ne se produit et ne se propage que par la génération. - Résumons ce raisonnement: les mots père et fils supposent une relation entre les personnes divines, tandis que ceux de non-engendré et d'engendré tombent sur la personnalité elle-même, et s'entendent de la substance. Or être engendré et n'être pas engendré sont deux choses absolument différentes; donc en Dieu il y a diversité de substance.

Voilà bien le langage des Ariens; mais en parlant ainsi, ils ne comprennent point qu'ils énoncent ici sur le Père une proposition à laquelle ils devraient réfléchir avec plus de soin, car, même sur la terre tout homme n'est point père parce qu'il n'est point engendré, ni non-engendré, parce qu'il est père. Ainsi le terme de non-engendré n'est pas un terme de relation, tandis qu'il y a relation, mais ils sont trop aveuglés pour le voir, à être engendré. Et en effet, si l'on est fils, c'est qu'on a été engendré, et on a été engendré parce qu'on est fils. Or, c'est cette double relation de la paternité et de la filiation qui dans la Trinité relie le Père au Fils et le Fils au Père; c'est-à-dire la personne qui engendre, à la personne qui est engendrée. Aussi concevons-nous sous deux idées différentes que le Père engendre, et que lui-même n'est point engendré. Toutefois nous ne l'affirmons de Dieu le Père que par relation avec le Fils; ce que nient nos adversaires qui veulent que la propriété d'être non-engendré tombe sur la personnalité même du Père. Ils disent donc: Une chose s'affirme du Père, et ne peut s'affirmer du Fils, et cette chose affecte directement la substance divine. Et en effet le Père possède personnellement la propriété de n'être point engendré, tandis que le Fils en est privé; donc il est non-engendré selon sa substance, et parce qu'on ne saurait le dire également du Fils, celui-ci n'est pas consubstantiel au Père.

Il me suffit, pour répondre à cette chicane, de presser mes adversaires de nous dire en quoi le Fils est égal au Père, est-ce par identité de nature, ou bien seulement par relation de personne à personne? La seconde proposition n'est pas admissible, parce qu'elle confondrait en Dieu toute notion de paternité et de filiation, et que de plus la même personne divine n'est point tout ensemble Père et Fils. Au reste dans la Trinité le Père et le Fils ne sont point entre eux, comme sur la terre sont les amis et les voisins. L'amitié n'existe d'homme à homme que par relation; et si deux amis s'aiment avec la même cordialité, on dit qu'il y a entre eux égalité de sentiments. De même entre voisins, ce sont des relations de bienveillance; et quand cette bienveillance est réciproque, on dit qu'il y a entre eux égalité de bons rapports. Mais ici le Fils n'est point Fils parce qu'il est Dieu, mais parce qu'il est engendré du Père, en sorte que ne pouvant lui être égal en raison même de cette filiation, il ne saurait l'être qu'en nature. Or, tout ce qui se dit de la nature, s'affirme de la substance: donc le Fils est consubstantiel au Père. Observons aussi qu'en disant que le Père n'est pas engendré, nous disons bien moins ce qu'il est que ce qu'il n'est pas; et remarquons encore qu'en Dieu la négation d'une relation quelconque n'atteint point la substance, parce que ces deux choses sont entièrement distinctes.

CHAPITRE VII. EXPLICATION DE CETTE DOCTRINE.

508 8. Je m'explique par quelques exemples. Et d'abord j'affirme que les mots, fils et engendré, n'ont qu'une seule et même signification. Car en Dieu, le Verbe est Fils parce qu'il est engendré, et il est engendré parce qu'il est Fils. Lors donc que nous affirmons du Père qu'il n'est pas engendré, nous disons simplement qu'il n'est pas fils. Mais les mots engendré et non-engendré sont d'un usage plus facile, parce que la langue latine, qui admet le mot fils, rejette celui de non-fils. Cependant la pensée est indépendante de cet usage, et elle comprend le mot non-fils de même qu'elle entend celui de non-engendré qu'on emploie quelquefois pour inengendré. Ainsi encore les mots, voisin et ami, ont leurs corrélatifs dans notre esprit, quoique la langue qui dit ennemi, ne dise point invoisin. Il est donc bien utile dans toute discussion dogmatique de considérer moins ce que nous permet, ou nous refuse le sens habituel des mots, que les idées mêmes qu'ils renferment.

Ainsi nous ne dirons pas que le Père est inengendré, quoiqu'à la rigueur Je génie de notre langue nous le permette, mais nous dirons dans le même sens qu'il n'est pas engendré, c'est-à-dire qu'il n'est pas le Fils; car l'effet de toute particule négative n'est point de faire retomber sur la substance même de l'être ce qu'elle ne nie en lui que relativement. Ici donc, comme dans tous les autres (427) attributs, nous nions seulement ce qui sans la négation serait vrai. Prenons pour exemple cette proposition: voilà un homme; en l'énonçant je marque la substance de l'être auquel je la rapporte; et quand je dis: ce n'est pas un homme, je me borne à nier dans le sujet la qualité d'homme, mais je ne lui applique aucun autre attribut. Lors donc que je dis: voilà un homme, l'affirmation tombe sur la substance; et pareillement, lorsque je dis ce n'est pas un homme, la négation tombe sur la substance. Si vous me demandez ensuite combien un être a de pieds, et si je vous réponds: quatre, j'énonce seulement le nombre de ses pieds, de même qu'en disant qu'il n'est point quadrupède, je ne prétends nier en lui qu'une seule chose, à savoir qu'il n'a pas quatre pieds.

C'est encore dans le même sens tour à tour affirmatif et négatif que selon la couleur je dis: il est blanc, et il n'est pas blanc; que selon la relation, je dis: il est proche, et il est éloigné; que selon la position, je dis: il est couché, et il est levé; et qu'enfin selon l'extérieur et les dehors je dis: il est armé, et il est désarmé, c'est-à-dire qu'il n'a point d'armes. Pareillement par rapport au calcul du temps, je dis: aujourd'hui et hier; par rapport à la distance des lieux, je dis: il est à Rome, et il n'est pas à Rome; et par rapport à l'action, je dis: il frappe, ou bien, il ne frappe pas, énonçant seulement par là qu'il ne fait pas l'action de frapper. Et de même, quand je dis: il est frappé, j'affirme, que le sujet souffre l'action marquée par le verbe frapper, ce qui est le contraire, quand je dis: il n'est point frappé. C'est qu'en effet il n'est point d'attribut ou de qualificatif que nous ne puissions détruire soudain en le faisant précéder d'une particule négative.

D'après ces principes, si j'appliquais le mot Fils à la substance divine, je nierais cette substance en disant: Non-Fils. Mais comme je n'affirme dans le Verbe la filiation que relativement au Père; de même je ne nie dans le Père cette même filiation que par relation au Fils, en sorte que je veux seulement prouver qu'il est à lui-même son propre principe. Concluons donc que puisque le mot Fils, ainsi que je l'ai dit ci-dessus, a le même sens que le mot engendré, l'expression non-engendré, équivaut à celle-ci: il n'est pas Fils. Ainsi, soit que nous disions: Non-Fils, ou non-engendré, la négation ne tombe, dans notre pensée, que sur les relations de personne à personne. Car le qualificatif inengendré est absolument synonyme de non-engendré. Concluons donc encore qu'en disant qu'il est inengendré, nous ne lui appliquons que par relation cet attribut négatif. Et en effet, en disant du Fils qu'il est engendré, nous faisons abstraction de la substance ou nature divine, et nous affirmons seulement qu'il procède du Père: et de même, quand nous disons du Père qu'il est non-engendré, nous ne prétendons prouver qu'une seule chose, à savoir qu'il n'a point de père. Il est vrai qu'ici l'attribut relatif offre une double signification, mais parce qu'il est toujours pris dans un sens relatif, il ne tombe jamais sur la substance. Ainsi, quoique ce soit deux choses bien différentes que d'être engendré, et de n'être pas engendré, ces deux qualificatifs n'indiquent point diversité de substance. Car comme le mot Fils se réfère au mot Père, et le mot non-Fils au mot non-Père, ainsi devons-nous rapporter le terme engendré au terme générateur, et le terme non-engendré au terme non-générateur.

CHAPITRE VIII. TOUT CE QUI SE DIT DE LA NATURE DIVINE, EST PROPRE AUX TROIS PERSONNES DE LA SAINTE TRINITÉ.

509 9. C'est pourquoi nous posons en principe que tout ce qui se dit de la nature, s'affirme de la substance même de Dieu, et que tout ce qui se dit des relations, ne tombe que sur la personne, et non sur l'essence de l'Etre divin. Bien plus, l'unité de substance est si forte dans le Père, le Fils et l'Esprit-Saint, que nous exprimons au singulier tous les attributs collectifs qui leur conviennent. Ainsi nous disons que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, et que le Saint- Esprit est Dieu, expression qui ne peut s'entendre que de la substance divine. Toutefois nous ne disons pas que les trois personnes de l'auguste Trinité sont trois Dieux, mais un seul et même Dieu. Autant le Père est grand, autant le Fils est grand, autant le Saint-Esprit est grand; et cependant ce ne sont pas trois Dieux souverainement grands, mais un seul Dieu souverainement grand. Car ce n'est point du Père seul, comme les Ariens le soutiennent malignement, mais du Père, du Fils et du Saint-Esprit qu'il est écrit au livre des Psaumes: «Vous êtes le seul grand Dieu (Ps 85,10)» (428)

Pareillement le Père est bon, le Fils est bon et l'Esprit-Saint est bon. Toutefois ce ne sont point trois Dieux bons, mais le Dieu unique dont Jésus-Christ n dit: «Nul n'est bon que Dieu seul». Observez en effet que si cette expression: «Bon Maître» ne s'adressait, dans l'intention du jeune homme dont parle saint Luc, qu'à Jésus-Christ comme homme, celui-ci voulut par sa réponse élever ses pensées jusqu'à sa divinité. C'est pourquoi il ne lui dit pas: Nul n'est bon que le Père, mais, «Nul n'est bon que Dieu seul (Lc 18,18-19)». S'il eût dit le Père, il n'eût en réalité nommé que le Père, mais en disant Dieu seul, il nommait le Père, le Fils et le Saint-Esprit, parce que ces trois personnes ne sont qu'un seul et même Dieu. S'agit-il au contraire de termes qui expriment la position et le vêtement du corps, le temps et le lieu? ils ne doivent s'entendre de Dieu que par métaphore et non dans le sens propre et direct. C'est ainsi que par rapport à la position et au vêtement, le psalmiste nous dit que «Dieu est assis sur les chérubins, et quel abîme l'enveloppe comme un vêtement (Ps 79,2 Ps 103,6).» Il dit également par rapport au temps et au lieu: «Seigneur, vos années ne finiront jamais»; et, «si je m'élève vers le ciel, vous y êtes (Ps 102,28 Ps 138,8)».

Mais tout ce qui se rapporte à la puissance d'action se dit vraisemblablement de Dieu seul. Car Dieu seul agit ou n'agit pas, et en tant qu'il est Dieu, il est indépendant de toute passivité. C'est pourquoi le Père est tout-puissant, le Fils est tout-puissant et le Saint-Esprit est tout-puissant. Toutefois. ce ne sont pas trois Dieux également tout-puissants, mais un seul Dieu tout-puissant, et «tout est de lui, tout est par lui, tout est en lui (Rm 11,36)». Ainsi tout ce qui atteint directement la nature de l'Etre divin se dit au nombre singulier de chacune des trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit; et c'est encore en ce même nombre singulier, et non au pluriel, que nous appliquons les mêmes expressions à la Trinité entière. Et, en effet, être et être grand ne sont pas en Dieu deux choses, mais une seule et même chose. Aussi, par la même raison que nous ne reconnaissons pas en lui trois essences, nous ne lui attribuons pas trois grandeurs.


Augustin, Trinité 430