Augustin, Trinité 1412

CHAPITRE IX. LA JUSTICE ET LES AUTRES VERTUS CESSENT-ELLES D'EXISTER DANS LA VIE FUTURE?

1412 12. On demande si les vertus qui règlent cette vie mortelle, qui prennent naissance dans l'âme - puisque l'âme existait avant de les avoir - cesseront d'exister, lorsqu'elles l'auront conduite au bonheur éternel? Quelques-uns l'ont pensé, et leur opinion se comprend, s'il s'agit des trois vertus de prudence, de force et de tempérance; quant à la justice, elle est immortelle, et dans le ciel elle se perfectionnera en nous plutôt qu'elle ne cessera. Voici cependant ce que le prince de l'éloquence, Cicéron, a dit des quatre vertus dans son dialogue intitulé Hortensius: «S'il nous est donné, au sortir de cette vie, de vivre immortels dans ides îles fortunées, comme la fable nous le dit, à quoi bon l'éloquence, puisqu'il n'y aura plus de tribunaux? A quoi bon même les vertus? En effet, nous n'aurons plus besoin de force là où il n'y aura plus ni travail ni péril; plus de justice, là où il n'y aura plus de bien étranger à convoiter; plus besoin de tempérance pour modérer des passions qui n'existeront plus; ni enfin de prudence, là où il n'y aura plus à choisir entre le bien et le mal. Nous serons heureux tous ensemble par la connaissance de la nature et la science, le seul privilège à reconnaître dans la vie même des dieux. Ce qui fait voir clairement que lui seul est désiré par la volonté, tandis que tout le reste tient à la nécessité».

Ainsi ce grand orateur, en vantant la philosophie, en rappelant ce qu'il avait appris des philosophes et l'expliquant avec talent et modération, prétend que ces quatre vertus ne sont nécessaires que pour cette vie, où les misères et les douleurs abondent sous nos yeux, et point du tout dans l'autre vie, s'il est donné d'y être heureux au sortir de celle-ci; mais que les âmes vertueuses y trouveront le bonheur uniquement dans la connaissance et dans la science, c'est-à-dire dans la contemplation de la nature la plus parfaite et la plus aimable, qui n'est autre que celle qui a créé et établi toutes les autres natures. Or, si la justice consiste à être soumis à son empire, évidemment la justice est immortelle; elle ne cessera pas d'être au sein de cette félicité, mais elle y atteindra son plus haut degré de (532) perfection et de grandeur. Peut-être encore les trois autres vertus y subsisteront-elles aussi: la prudence, sans aucun danger d'erreur; la force, sans la nécessité de supporter les maux; la tempérance, sans la lutte contre les passions. La prudence alors consisterait à ne préférer ou à n'égaler aucun bien à Dieu; la force, à s'attacher à lui avec une fermeté inébranlable; la tempérance, à ne se complaire en rien de défectueux et de coupable. Mais quant à la fonction propre de la justice, de venir au secours des malheureux; à celle de la prudence, de se précautionner contre les embûches; à celle de la force, de supporter les événements fâcheux; à celle de la tempérance, de réprimer les jouissances illicites, il n'en sera plus question là où tout mal sera inconnu. Par conséquent, les opérations de ces vertus, nécessaires pour cette vie mortelle, seront, comme la foi même à laquelle elles se rattachent, rangées parmi les choses passées. Maintenant elles forment une trinité quand elles sont présentes à notre mémoire, que nous les voyons et que nous les aimons; mais elles en formeront une autre alors, quand, à l'aide de certaines traces qu'elles auront laissées chez nous en passant, nous verrons qu'elles ne sont plus, mais qu'elles ont été trinité qui se composera de ce vestige quelconque conservé dans la mémoire, de la connaissance exacte que nous en aurons et de la volonté qui viendra en tiers unir ces deux choses entre elles.

CHAPITRE X. COMMENT LA TRINITÉ SE FORME DANS L'ÂME QUI SE SOUVIENT D'ELLE-MÊME, SE COMPREND ET S'AIME.

1413 13. Parmi les choses temporelles dont nous avons parlé et qui font l'objet de la science, il en est qui sont susceptibles d'être connues avant qu'on ne les connaisse; comme, par exemple, les choses sensibles qui existent en réalité avant qu'on en ait connaissance; ou encore celles qui sont connues par l'histoire. Il en est d'autres qui commencent dans le moment même, comme quand, par exemple, un objet visible qui n'existait pas du tout, surgit tout à coup devant nos yeux, et n'est évidemment pas antérieur à la connaissance que nous en avons; ou encore quand un son se fait entendre, et commence et finit en même temps que l'audition de celui qui l'écoute. Mais les unes et les autres, soit antérieures à la connaissance, soit simultanées, engendrent leur connaissance et n'en sont point engendrées. Et quand une fois connues et renfermées dans la mémoire, elles sont revues, qui ne voit que ce classement dans la mémoire est antérieur à la vision résultant du souvenir et à la réunion des deux, formée par la volonté? Mais dans l'âme il n'en est pas ainsi: l'âme n'est pas accidentelle pour elle-même, comme si elle était telle par elle-même et qu'il lui vînt d'ailleurs une autre elle-même qu'elle n'était pas d'abord, ou du moins comme si, sans venir du dehors, il lui naissait dans elle-même qu'elle était, une autre elle-même qu'elle n'était pas, par exemple, comme la foi qui n'était pas dans l'âme, et naît dans l'âme qui était déjà âme auparavant; ou comme quand, postérieurement à la connaissance qu'elle a d'elle-même, elle se voit, par le souvenir, établie en quelque sorte dans sa propre mémoire, comme si elle n'y eût pas été avant de s'y connaître, bien que certainement depuis qu'elle a commencé d'être, elle n'ait jamais cessé de se souvenir d'elle-même, de se comprendre et de s'aimer, ainsi que nous l'avons déjà fait voir. Par conséquent lorsqu'elle se tourne vers elle-même par la connaissance, il se forme une trinité où déjà on peut découvrir le verbe: car il est formé de la pensée, et la volonté les unit l'un à l'autre. C'est donc là surtout qu'il faut reconnaître l'image que nous cherchons.

CHAPITRE 11. SE SOUVIENT-ON MÊME DES CHOSES PRÉSENTES?

1414 14. Mais, dira-t-on, que l'âme se souvienne d'elle-même alors qu'elle est toujours présente à elle-même, ce n'est pas de la mémoire. C'est au passé qu'appartient la mémoire, et non au présent. En effet, ceux qui ont traité des vertus, entre autres Cicéron, ont divisé la prudence en trois parties: la mémoire, l'intelligence, la prévoyance, attribuant au passé la mémoire, au présent l'intelligence, et à l'avenir la prévoyance qui n'est infaillible que chez ceux qui connaissent les choses futures: privilège refusé aux hommes, à moins qu'il ne leur vienne d'en haut comme aux prophètes. Aussi le sage, en parlant des hommes, a dit: «Les pensées des hommes sont timides, et nos (533) prévoyances sont incertaines (Sg 9,14)». Mais la mémoire est certaine du passé et l'intelligence du présent, du présent immatériel, bien entendu: car les objets corporels sont présents aux yeux du corps. Quant à celui qui prétend qu'on ne se souvient pas du présent, qu'il veuille bien écouter ce qu'en ont dit les écrivains profanes eux-mêmes, plus occupés de la justesse des expressions que de l'exactitude des pensées: du style que de la vérité: «Ulysse ne peut souffrir de telles horreurs, et il ne s'oublie point lui-même dans un danger si pressant (Enéide, liv., 3,V. 628, 629)». En disant qu'Ulysse ne s'oublia pas lui-même, Virgile a-t-il entendu dire autre chose sinon qu'il se souvint de lui-même? Et cependant, si la mémoire ne s'appliquait pas aux choses présentes, Ulysse n'aurait pu se souvenir de lui, puisqu'il était toujours présent à lui-même. Ainsi donc, comme, par rapport au passé, on appelle mémoire la faculté d'y revenir par la pensée et de s'en souvenir; de même, par rapport au présent - ce que l'âme est toujours pour elle-même - on peut avec raison appeler mémoire la faculté d'être présente à elle-même de manière à ce qu'elle puisse être comprise par sa propre pensée, et à ce que ces deux choses soient unies entre elles par l'amour qu'elles se portent.

CHAPITRE XII. LA TRINITÉ QUI SE FORME DANS L'AME EST L'IMAGE DE DIEU QUAND L'ÂME SE SOUVIENT DE DIEU, LE COMPREND ET L'AIME: CE QUI FORME PROPREMENT LA SAGESSE.

1415 15. Ce n'est pas parce que l'âme se souvient d'elle-même, se comprend et s'aime elle-même, que la trinité qu'elle renferme est l'image de Dieu; mais parce qu'elle peut aussi se souvenir de Celui qui l'a créée, le comprendre et l'aimer. C'est par là qu'elle devient sage. Si elle ne le fait pas, elle a beau se souvenir d'elle-même, se comprendre et s'aimer elle-même, elle est insensée. Qu'elle se souvienne donc du Dieu à l'image duquel elle a été faite, qu'elle le comprenne et qu'elle l'aime; en deux mots, qu'elle honore le Dieu incréé, qui l'a créée capable de le comprendre et qu'elle peut posséder. C'est pour cela qu'il est écrit: «Honorer le Seigneur, voilà la sagesse (Jb 28,28)». Ce n'est point par sa propre lumière que l'âme sera sage, mais par participation à cette lumière souveraine; et, là où elle sera immortelle, elle règnera au sein du bonheur. Ainsi entendue, la sagesse de l'homme n'est autre chose que la sagesse de Dieu. C'est alors seulement qu'elle est vraie; car la sagesse humaine n'est que vanité. Mais ce n'est point dans le même sens que Dieu est sage: car il ne l'est pas par participation à lui-même, comme l'âme l'est par participation à Dieu. Mais comme on appelle justice de Dieu, non-seulement celle par laquelle il est juste, mais encore celle qu'il communique à l'homme quand il justifie l'impie - celle dont parle l'Apôtre quand il dit, à propos de certains juifs: «Ignorant la justice de Dieu et cherchant à établir la leur, ils ne se sont pas soumis à la justice de Dieu (Rm 10,3)» - ainsi peut-on dire de certains hommes: Ignorant la sagesse de Dieu et cherchant à établir la leur, ils ne se sont pas soumis à la sagesse de Dieu.

1416 16. Il y a donc une nature incréée, qui a créé toutes les natures grandes et petites, plus parfaite, sans aucun doute, que tout ce qu'elle a créé, et, par conséquent, que cette nature raisonnable et intelligente dont nous parlons et qui est l'âme de l'homme, créée à l'image de son auteur. Or, cette nature, plus parfaite que toutes les autres, c'est Dieu. Et «Dieu n'est pas loin de chacun de nous», comme dit l'Apôtre, qui ajoute aussitôt: «car c'est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous sommes (Ac 17,27-28)». S'il s'agissait ici du corps, on pourrait comprendre que l'Apôtre parle du monde matériel: Car là aussi notre corps vit, se meut et existe. C'est donc de l'âme faite à l'image de Dieu qu'il faut entendre ces paroles, dans un sens plus digne, qui n'ait pas trait au monde visible, mais au monde invisible. Car est-il une créature qui ne soit en Celui dont les divines Ecritures nous disent: «Puisque c'est de lui, et par «lui et en lui que sont toutes choses (Rm 11,36)?» Or, si tout est en lui, en qui peut vivre ce qui vit, et se mouvoir ce qui se meut, sinon en Celui en qui tout est? Cependant tous les hommes ne sont pas avec lui comme y était celui qui lui disait: «Je suis toujours avec vous (Ps 73,23)». Ni lui-même n'est point avec tous dans le sens où nous disons: «Le Seigneur soit avec vous». C'est donc un grand malheur pour l'homme de ne pas être avec Celui sans lequel il ne peut être. Car (534) il ne peut évidemment être sans Celui en qui il est; et cependant s'il ne s'en souvient pas s'il ne le comprend pas et ne l'aime pas, il n'est pas avec lui. Or il n'est pas possible de rappeler à quelqu'un ce qu'il a complètement oublié.

CHAPITRE XIII. COMMENT ON PEUT OUBLIER DIEU ET S'EN SOUVENIR.

1417 17. Prenons un exemple dans le monde visible. Quelqu'un que tu ne reconnais pas te dit: Tu me connais, et pour fixer ton esprit, il te rappelle où, quand et comment tu l'as connu. Si tu ne le reconnais pas après toutes les indications propres à réveiller ta mémoire, c'est que tu l'as oublié au point que tout souvenir en est effacé dans ton esprit. Il ne te reste pas autre chose à faire que de croire, sur sa parole, que tu l'as réellement connu; et encore faut-il pour cela que celui qui te parle te paraisse digne de foi. Mais si tu t'en souviens, tu rentres immédiatement dans ta mémoire, et tu y trouves ce que l'oubli n'avait pas encore entièrement effacé.

Revenons maintenant au sujet que nous avons voulu éclaircir par cette comparaison, tirée de la société humaine. Entre autres choses, nous lisons dans le psaume neuvième: «Que les impies soient précipités dans l'enfer, toutes les nations qui oublient Dieu (
Ps 9,18)»;d'autre part on lit dans le psaume vingt et unième: «Tous les peuples de la terre se souviendront et se tourneront vers le Seigneur (Ps 21,28)». Ces nations n'avaient donc pas oublié Dieu jusqu'au point qu'on ne pût en réveiller le souvenir chez elles. Mais en oubliant Dieu, comme si elles eussent oublié leur vie, elles s'étaient tournées vers la mort, c'est-à-dire vers l'enfer. Puis, se souvenant, elles se tournent vers le Seigneur, comme si elles eussent revécu, en se rappelant leur vie qu'elles avaient oubliée. On lit encore dans le psaume quatre-vingt-treizième: «Comprenez maintenant, vous qui êtes insensés au milieu du peuple; hommes stupides, devenez donc enfin sages. Quoi! Celui qui forma l'oreille, n'entendra pas (Ps 94,8-9)? etc....» Ceci s'adresse à ceux qui, faute de comprendre Dieu, en disent des choses qui n'ont point de sens.

CHAPITRE XIV. L'AME, EN S'AIMANT CONVENABLEMENT, AIME DIEU;

SI ELLE NE L'AIME PAS, ON DOIT DIRE QU'ELLE SE HAIT ELLE-MÊME. QU'ELLE SE TOURNE VERS DIEU POUR SE SOUVENIR DE LUI,LE COMPRENDRE, L'AIMER, ET, PAR LA MÊME, ÊTRE HEUREUSE.

1418 18. Nous trouvons, dans les divines Ecritures, une multitude de textes sur l'amour de Dieu. Là aussi on comprend parfaitement ces deux points: que personne n'aime ce dont il ne se souvient pas, ni ce qu'il ignore entièrement. De là ce commandement principal et si connu: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu (Dt 6,5).» Telle est la nature de l'âme humaine, que toujours elle se souvient d'elle-même, que toujours elle se comprend et s'aime elle-même. Mais comme celui qui hait quelqu'un cherche à lui nuire, ainsi a-t-on raison de dire que l'âme se hait quand elle se nuit. Elle se veut du mal sans le savoir, ne pensant pas que ce qu'elle veut lui est nuisible; et cependant elle se veut réellement du mal, quand elle veut ce qui lui nuit. Voilà pourquoi il est écrit: «Celui qui aime l'iniquité, hait son âme (Ps 10,6)». Celui donc qui sait s'aimer, aime Dieu; mais celui qui n'aime pas Dieu, s'aimât-il d'ailleurs - c'est l'instinct de la nature - peut passer à juste titre pour se haïr, puisqu'il agit contre son intérêt et se poursuit lui-même comme un ennemi. Erreur effrayante! tous veulent ce qui leur est avantageux, et beaucoup ne font que ce qui leur est le plus funeste! Le poète a décrit une maladie semblable chez les animaux muets: «Grands Dieux, épargnez aux bons et gardez aux méchants de pareilles erreurs! Ces malheureux se mordaient et se déchiraient les membres d'une dent forcenée (Géorg., 3,V. 513, 514)». Ce n'était là qu'une maladie du corps; pourquoi le poète l'appelle-t-il une erreur, sinon parce que tout animal est porté par la nature à se protéger autant qu'il le peut, et que, sous l'empire de ce mal, ceux-là déchiraient les membres mêmes qu'ils auraient voulu conserver?

Or, quand l'âme aime Dieu, et par conséquent, comme nous l'avons dit, se souvient de lui, et le comprend, on lui donne avec raison l'ordre d'aimer son prochain comme soi-même, Car ce n'est plus d'un amour vicieux, mais raisonnable, qu'elle s'aime quand elle aime Dieu: Dieu qui non-seulement l'a faite à son (535) image, mais la renouvelle en détruisant le vieil homme, la réforme quand elle était déformée, la rend heureuse de malheureuse qu'elle était. Eh bien! qu'elle s'aime tellement que, dans l'alternative, elle aimerait mieux perdre tout ce qui est au-dessous d'elle que de périr elle-même, cependant en abandonnant Celui qui est au-dessus d'elle - pour qui seul elle pourrait conserver sa force afin de jouir de sa lumière, comme le chante le Psalmiste: «Je conserverai ma force pour vous (Ps 58,10)», et ailleurs: «Approchez-vous de lui, et vous serez éclairés (Ps 33,6)» - en l'abandonnant, dis-je, elle est devenue si faible, si ténébreuse, que descendant au-dessous d'elle-même à des choses qui ne sont pas ce qu'elle est et auxquelles elle est supérieure, elle s'est misérablement prostituée à des amours qu'elle ne peut vaincre et à des erreurs dont elle ne sait plus se dégager. Ce qui fait que, pénitente par l'effet de la compassion divine, elle s'écrie par la voix du Psalmiste: «Ma force m'a abandonné et la lumière de mes yeux n'est plus avec moi (Ps 38,11)».

1419 19. Cependant au milieu de ces tristes suites de l'infirmité et de l'erreur, elle n'a pu perdre ce que la nature lui a donné: la faculté de se souvenir, de se comprendre et de s'aimer. Voilà pourquoi le Psalmiste a pu dire ce que je citais plus haut: «Quoique l'homme marche en image, cependant il s'agite en vain; il amasse des trésors et il ne sait qui les recueillera (Ps 39,7)». Pourquoi en effet amasse-t-il des trésors, sinon parce que sa force l'a abandonné, cette force par qui il possédait Dieu et n'avait besoin de rien? Et pourquoi ne sait-il pour qui il amasse, sinon parce que la lumière de ses yeux n'est plus avec lui? C'est pourquoi il ne voit pas ce que dit la vérité: «Insensé, cette «nuit même on te redemandera ton âme, et ce que tu as amassé, à qui sera-t-il (Lc 12,20)?»Cependant, comme cet homme marche encore en image, et comme son âme conserve toujours la mémoire, l'intelligence et l'amour de soi-même: si on lui disait qu'il ne peut tout garder et qu'on le mît dans l'alternative ou de perdre les trésors qu'il a amassés, ou de perdre son âme, serait-il donc assez fou pour ne pas préférer son âme à ses trésors? Les trésors trop souvent corrompent l'âme; mais l'âme que les trésors n'ont pas corrompue, vit plus facilement et plus librement sans trésors. Et peut-on posséder des trésors autrement que par l'âme? Si l'enfant au berceau, quoique né au sein de l'opulence et maître de tout ce qui lui appartient de droit, ne possède rien parce que son âme est aux langes, comment quelqu'un privé de son âme pourra-t-il rien posséder? Mais pourquoi parler de trésors que tout le monde, dans l'alternative, aimera mieux perdre que de perdre, son âme? Il n'est personne qui les mette au dessus, personne même qui les estime à l'égal des yeux du corps, qui ne sont pas une propriété rare comme celle de l'or, mais en vertu desquels tout homme possède le ciel: car, par les yeux du corps, tout homme prend possession de tout ce qui lui fait plaisir à voir. Qui donc dans le cas où il ne pourrait garder les uns et les autres et serait obligé de perdre ses yeux ou ses trésors, ne sacrifierait ses trésors à ses yeux? Et pourtant, s'il était placé dans la même alternative pour ses yeux et son âme, qui ne voit qu'il préférerait son âme à ses yeux? L'âme sans les yeux est encore une âme humaine, et sans l'âme les yeux de la chair sont des yeux de bête. Or qui n'aimerait mieux être un homme privé de la vue, qu'un animal doté de la vue?

1420 20. Je dis tout ceci pour faire comprendre en peu de mots aux personnes les moins intelligentes qui pourraient lire ou entendre lire ces pages, combien l'âme s'aime elle-même, encore qu'elle soit faible et qu'elle s'égare à aimer et à poursuivre à tort ce qui est au-dessous d'elle. Or elle ne pourrait pas s'aimer si elle s'ignorait absolument, c'est-à-dire si elle ne se souvenait pas d'elle-même, et ne se comprenait pas; et ce titre d'image de Dieu lui donne une telle puissance qu'elle peut s'attacher à Celui dont elle est l'image. Car tel est son rang, non dans l'espace local, mais dans la hiérarchie des natures, qu'elle n'a que Dieu au-dessus d'elle. Et quand elle lui est parfaitement unie, elle ne fait plus qu'un esprit avec lui, ainsi que l'atteste l'Apôtre, quand il dit: «Celui qui s'unit au Seigneur, est un seul esprit avec lui (1Co 6,17)». En ce cas, elle s'élève jusqu'à participer à la nature, à la vérité et au bonheur de Dieu, sans que pour autant Dieu croisse en nature, en vérité et en bonheur. Quand donc elle sera heureusement unie à cette nature, elle vivra dans l'immutabilité, et tout ce qu'elle verra sera immuable pour elle. (536) C'est alors que, suivant la promesse de la divine Ecriture, ses désirs seront rassasiés de bonheur (Ps 103,5), et d'un bonheur immuable, au sein de la Trinité, son Dieu, dont elle est l'image et pour que cette image ne puisse plus être altérée, elle sera cachée dans le secret de la face divine (Ps 30,21), et remplie par elle d'une telle abondance qu'elle n'éprouvera plus jamais de plaisir à pécher. Mais, ici-bas, quand elle se voit, elle ne voit point une chose immuable.

CHAPITRE XV. QUOIQUE L'ÂME ESPÈRE LE BONHEUR, ELLE NE SE SOUVIENT CEPENDANT PAS DE CELUI QU'ELLE A PERDU, MAIS BIEN DE DIEU ET DES LOIS DE LA JUSTICE.


2l. L'âme ne met certainement pas en doute qu'elle est malheureuse et qu'elle espère être heureuse, et elle n'espère le bonheur que parce qu'elle est sujette au changement. Si elle n'y était pas sujette, elle ne pourrait pas passer de la misère au bonheur, comme elle tombe du bonheur dans la misère. Et qui aurait pu la rendre misérable sous un Dieu tout-puissant et bon, sinon son péché et la justice de son Maître? Et qui peut la rendre heureuse, sinon son propre mérite et la récompense de son Seigneur? Mais son mérite est l'effet de la grâce de Celui-là même dont le bonheur sera sa récompense. Elle ne peut en effet se donner à elle-même la justice qu'elle a perdue et qu'elle n'a plus. L'homme l'avait reçue au moment de sa création, et il l'a perdue par son péché. Il la reçoit donc, pour mériter par elle de recevoir le bonheur. Ainsi c'est en toute vérité que l'Apôtre dit à l'âme, comme si elle commençait à se glorifier d'un avantage qui lui fût propre: «Et qu'as-tu que tu n'aies reçu? que si tu l'as reçu, pourquoi t'en glorifies-tu comme si tu ne l'avais pas reçu (1Co 4,7)?» Mais quand elle se souvient bien de Dieu, après avoir reçu son Esprit, elle sent parfaitement - car elle l'apprend par une communication intime du Maître -qu'elle ne peut se relever que par un effet gratuit de son amour, et qu'elle n'a pu tomber que par l'abus de sa propre volonté. A coup sûr, elle ne se souvient pas de son bonheur; ce bonheur a été et n'est plus; elle l'a complètement oublié, et voilà pourquoi le souvenir ne peut en être réveillé. Mais elle s'en rapporte là-dessus aux Ecritures de son Dieu, si dignes de foi, écrites par son prophète, racontant la félicité du paradis, et exposant, d'après la tradition historique, le premier bonheur et la première chute de l'homme. Seulement elle se souvient du Seigneur son Dieu: car celui-là est toujours; il n'a pas été pour ne plus être, il n'est pas pour cesser d'être un jour; mais comme jamais il ne cessera d'être, ainsi a-t-il toujours existé. Et il est tout entier partout; c'est pourquoi l'âme vit, se meut et est en lui (Ac 17,28), c'est pourquoi aussi elle peut se souvenir de lui. Non qu'elle s'en souvienne pour l'avoir connu dans Adam, ou quelque autre part avant cette vie, ou quand il la formait pour animer le corps: non, elle ne se rappelle rien de cela, tout cela est effacé par l'oubli.

Mais elle s'en souvient pour se tourner vers le Seigneur comme vers la lumière qui la frappait encore en un certain sens même quand elle se détournait de lui. Voilà comment les impies eux-mêmes pensent à l'éternité, et blâment et approuvent avec raison bien des choses dans la conduite des hommes. Or, d'après quelles règles jugent-ils, sinon d'après celles qui enseignent à bien vivre, bien qu'eux-mêmes ne vivent pas comme ils le devraient? Et où les voient-ils, ces règles? Ce n'est pas dans leur propre nature, puisque évidemment ces sortes de choses se voient par l'âme, et que leurs âmes sont sujettes à changement, tandis que ces règles sont immuables, comme le voit quiconque est capable de le lire en elles-mêmes. Ce n'est point non plus dans l'état de leur âme, puisque ce sont des règles de justice et qu'il est constant que leurs âmes vivent dans l'injustice. Où ces règles sont-elles écrites? où l'homme injuste reconnaît-il ce qui est juste? Où voit-il qu'il faut avoir ce qu'il n'a pas? Oui, où sont écrites ces lois, sinon dans le livre de cette lumière qu'on appelle la vérité? C'est de là que dérive toute loi juste et qu'elle se transporte dans le coeur de l'homme qui pratique la justice, non par déplacement, mais par une sorte d'empreinte, comme l'image de l'anneau passe dans la cire et ne la quitte plus. Quant à celui qui ne pratique pas et voit cependant ce qu'il faut pratiquer, c'est lui qui se détourne de cette lumière et en reste néanmoins frappé. Pour celui qui ne voit pas comment il faut vivre, il est plus excusable de (537) pécher parce qu'il ne transgresse pas de loi connue; mais il est quelquefois atteint aussi par l'éclat de cette vérité présente partout, quand on l'instruit et qu'il croit.

CHAPITRE XVI. COMMENT L'IMAGE DE DIEU SE RÉFORME DANS L'HOMME.

1422 22. Or, ceux qui se souviennent de Dieu pour se tourner vers lui, et se détourner de la difformité qui, au moyen des passions mondaines, les rendait conformes à ce siècle, se réforment sur ce point, en écoutant cette parole de l'Apôtre: «Ne vous conformez point à ce siècle, mais réformez-vous par le renouvellement de votre esprit (Rm 12,2)». Dès lors l'image commence à être réformée par Celui qui l'a formée. Car elle ne peut pas se réformer elle-même, comme elle a pu se déformer. L'Apôtre dit encore ailleurs: «Renouvelez-vous dans l'esprit de votre âme, et revêtez-vous de l'homme nouveau qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité (Ep 4,23-24)». Ces expressions: «Créé selon Dieu», ont le même sens que ce qui est dit en un autre endroit: «A l'image de Dieu (Gn 1,27)». Mais, en péchant, l'homme a perdu la justice et la sainteté de la vérité; voilà pourquoi l'image a perdu sa forme et sa couleur: mais il la reprend, quand il est réformé et renouvelé. Quant à ces mots: «L'esprit de votre âme», on ne doit pas les entendre en ce sens qu'il y ait ici deux choses distinctes, l'âme et l'esprit de l'âme; mais cela veut dire que si toute âme est esprit, tout esprit n'est pas âme. En effet, Dieu est aussi Esprit (1Co 14,14), bien qu'il ne se renouvelle pas, puisqu'il ne peut vieillir. Il y a donc dans l'homme un esprit qui n'est pas l'âme, et auquel appartiennent les ressemblances imaginaires du corps. C'est de celui-là que l'Apôtre dit aux Corinthiens: «Car si je prie de la langue, mon esprit prie, mais mon âme est sans fruit (Jn 19,20)». Il parle ici de ce qu'on prononce sans le comprendre, et qui ne peut s'exprimer si les images des mots matériels n'ont produit d'abord la pensée de l'esprit, avant les sons de la bouche. L'âme de l'homme s'appelle aussi esprit; c'est pourquoi on lit dans l'Evangile: «Et la tête inclinée, il rendit l'esprit (Jn 19,20)» ce qui veut dire que la mort corporelle eut lieu par le départ de l'âme. On parle encore de l'esprit de l'animal: expression que le livre de Salomon, l'Ecclésiaste, emploie de la manière la plus formelle:

«Qui sait si l'esprit des enfants des hommes monte en haut, et si l'esprit des bêtes descend en bas dans la terre (Si 3,21)?» Il est aussi écrit dans la Genèse que toute chair «ayant en elle un esprit de vie» périt dans le déluge (Gn 7,22). Le vent, chose évidemment matérielle, porte encore le nom d'esprit; car on lit dans les psaumes: «Feu, grêle, neige, glace, esprit de tempête (Ps 148,8)».

Le mot esprit ayant donc tant de significations diverses, l'Apôtre entend ici par l'esprit de l'âme, l'esprit qui s'appelle l'âme. C'est dans un sens analogue que le même Apôtre dit ailleurs: «Par le dépouillement de votre corps de chair (Col 2,11)»; non qu'il entende par là deux choses différentes, comme si la chair était distincte du corps; mais le mot corps s'appliquant à une foule d'objets qui ne sont pas chair - en dehors de la chair il y a beaucoup de corps célestes et terrestres - il s'est servi de l'expression corps de chair, pour désigner le corps qui est chair. C'est ainsi qu'il appelle esprit de l'âme l'esprit qui est l'âme. En un autre endroit, il a désigné l'image plus expressément, prescrivant le même ordre en d'autres termes: «Dépouillez le vieil homme avec ses oeuvres, et revêtez l'homme nouveau, qui se renouvelle par la connaissance de Dieu, selon l'image de celui qui l'a créé (Col 9,10)». D'un côté on lit: «Revêtez l'homme nouveau qui a été créé selon Dieu, de l'autre: Revêtez l'homme nouveau qui se renouvelle selon l'image de celui qui l'a créé». Là, l'Apôtre dit: «Selon Dieu»; ici: «Selon l'image de celui qui l'a créé». Là encore: «Dans la justice et la sainteté de la vérité», et ici: «Par la connaissance de Dieu». Ce renouvellement a donc lieu par la réformation de l'âme selon Dieu, ou selon l'image de Dieu. Si l'Apôtre dit «selon Dieu», c'est pour exclure l'idée qu'elle puisse être réformée selon une autre créature; et s'il dit «selon l'image de Dieu», c'est pour faire entendre que le renouvellement a lieu là où est l'image de Dieu, c'est-à-dire dans l'âme. C'est dans un sens analogue que nous disons mort selon le corps, et non selon l'esprit, le juste qui sort (538) de son corps dans son état de fidélité. Et que veut dire mort selon le corps, sinon mort par le corps ou dans le corps, et non par l'âme ou dans l'âme? Ou encore quand nous disons: Il est beau selon le corps, ou fort selon le corps, et non selon l'âme, qu'entendons-nous dire sinon: Il est beau ou fort par le corps et non par l'âme? Et ainsi d'une multitude de locutions de ce genre. Ainsi nous n'entendons pas ces expressions: «Selon l'image de celui qui l'a créé», en ce sens que l'image selon laquelle l'homme est renouvelé, soit différente de celle qui est renouvelée.

CHAPITRE XVII. COMMENT L'IMAGE DE DIEU SE RENOUVELLE DANS L'ÂME, EN ATTENDANT QUE LA RESSEMBLANCE DE DIEU SE PERFECTIONNE EN ELLE DANS LA BÉATITUDE.

1423 23. Sans doute ce second renouvellement ne se fait pas immédiatement au moment même de la conversion, comme le premier s'opère sur-le-champ au moment du baptême par la rémission de tous les péchés, dont il ne reste rien qui ne soit remis. Mais comme autre chose est d'être guéri de la fièvre, autre chose de recouvrer les forces abattues par la fièvre; ou, encore, autre chose de tirer le trait du corps, autre chose de fermer la blessure qu'il a causée; de même le premier pas vers la guérison est d'écarter la cause du mal, ce qui s'obtient par la rémission de tous les péchés; et le second, de guérir la maladie elle-même, ce qui a lieu par le progrès insensible dans le renouvellement de l'image. Le Psalmiste nous indique cette double opération quand il dit d'abord: «Qui pardonne toutes les iniquités» - effet du baptême - puis: «qui guérit toutes les langueurs (Ps 103,3)», par des progrès quotidiens, pendant que l'image se renouvelle. C'est ce que l'Apôtre exprime très-clairement en ces termes: «Bien qu'en nous l'homme extérieur se détruise, cependant l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour (2Co 4,16)» . Or, «il se renouvelle par la connaissance de Dieu», c'est-à-dire «dans la justice et la sainteté de la vérité», d'après les textes mêmes de l'Apôtre que j'ai cités plus haut.

Celui donc qui se renouvelle par la connaissance de Dieu, par la justice et la sainteté de la vérité et fait des progrès de jour en jour, reporte ses affections du temps à l'éternité, du visible à l'invisible, des choses charnelles aux choses spirituelles; il met toute son ardeur à réprimer et à affaiblir sa passion pour celles-là, à fortifier son amour pour celles-ci. Mais il ne réussit que dans la mesure où Dieu l'aide. Car le Sauveur lui-même l'a dit: «Sans moi vous ne pouvez rien faire (Jn 15,5)». Quiconque sera surpris par le dernier jour de sa vie dans cette foi au Médiateur, dans ces progrès et ces succès, sera conduit au Dieu qu'il a honoré pour recevoir de lui sa perfection, il sera accueilli par les saints anges, et reprendra à la fin du monde son corps incorruptible, non pour le châtiment, mais pour la gloire. Alors la ressemblance de Dieu sera parfaite dans cette image, puisque la vision de Dieu y sera parfaite. C'est de quoi parle l'Apôtre quand il dit: «Nous voyons maintenant à travers un miroir en énigme, mais alors nous verrons face à face (1Co 13,12)». Et encore: «Pour nous, contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image de clarté en clarté, comme par l'Esprit du Seigneur (2Co 3,18)»: et c'est ce qui arrive dans ceux qui font de jour en jour des progrès dans le bien.


Augustin, Trinité 1412