Chrysostome sur Eph 2100

HOMÉLIE XXI - Ep 6,1-4 ENFANTS, OBÉISSEZ A VOS PARENTS DANS LE SEIGNEUR ; CAR CELA EST JUSTE.

HONORE TON PÈRE ET TA MÉRE (C'EST LE PREMIER COMMANDEMENT FAIT AVEC UNE PROMESSE), AFIN QUE BIEN T'ARRIVE, ET QUE TU VIVES LONGTEMPS SUR LA TERRE. (Ep 6,1-4)

Analyse.

1 et 2. De l'obéissance et du respect filial.
3. De l'éducation.— Danger des études profanes quand on n'y allie point celle des saintes Ecritures.
4. Réfutation de l'objection tirée de ce que l'enfant est destiné à vivre dans le monde. — Exemples divers : le saint solitaire Julien. — Que les parents peuvent être responsables de l'indocilité de leurs enfants.

2101 1. Celui qui façonne une statue, donne la première place à la tête; puis vient le cou; enfin les pieds. Saint Paul ne procède pas autrement dans ce discours. Il a parlé de l'homme, il a parlé de la femme, puissance subordonnée : il passe au troisième degré de la hiérarchie, les enfants. Car si la femme a pour maître le mari, les enfants sont soumis à la fois au mari et à la femme. Considérez donc ce que dit l'apôtre : « Enfants, obéissez à vos parents dans le Seigneur. C'est le premier commandement fait avec une promesse » (Ep 6,1-2). Il ne parle plus ici du Christ ni des choses d'en-haut : car il s'adresse à des esprits faibles encore ; par la même raison, il ne prolonge pas son exhortation : il sait que les enfants sont incapables de suivre un long discours. De même, il ne dit rien du royaume de Dieu : car, à cet âge, on n'est pas apte à entendre ce langage. Il se borne à la promesse la plus flatteuse pour une âme enfantine, celle d'une longue vie. En effet, si l'on venait à s'enquérir de la raison pour laquelle il a passé le royaume de Dieu sous silence, et s'est borné à répéter le précepte contenu dans la loi, nous répondrions que c'est à cause de l'âge de ceux à qui il s'adresse, et parce que, à supposer que le père et la mère soient dans des dispositions conformes à la loi qu'il leur donne, la soumission des enfants ne sera pas bien difficile à obtenir. Car, partout où la base est solide, le début heureux, le reste marche aisément et régulièrement. Le difficile, c'est de jeter les bases, de poser les fondements. « Enfants, obéissez à vos parents dans le Seigneur » (Ep 6,1), c'est-à-dire, selon le Seigneur; ou encore: C'est Dieu qui vous l'ordonne. Mais s'ils ordonnent des actions criminelles? D'abord il n'arrive jamais qu'un père, fût-il criminel lui-même, donne des ordres semblables; de plus, Paul a prévenu cette objection en disant : « Dans le Seigneur », c'est-à-dire, dans les choses qui n'offensent pas Dieu; en sorte que, si le père est païen ou hérétique, il ne faut plus lui obéir : car l'obéissance ne serait plus selon le Seigneur.

Mais comment Paul peut-il dire : « C'est le premier commandement» (Ep 6,2). Le premier commandement, n'est-ce pas : Tu ne commettras point l'adultère, tu ne tueras point? En disant : « Le premier », Paul ne pense point au rang de ce précepte, mais à la promesse qu'il (550) renferme. Les précédents ne proposent aucune récompense, attendu qu'ils ne regardent que des fautes à éviter; mais une récompense est attachée à celui-ci, comme prescrivant de bonnes oeuvres. Et voyez quel merveilleux fondement assigné à la vertu, que le respect des parents ! Rien de plus naturel. Quand le législateur nous a détournés des mauvaises actions, il commence par nous acheminer aux bonnes, par ce précepte du respect filial, attendu qu'après Dieu c'est à nos parents que nous devons la vie. C'est donc à bon droit qu'ils recueilleront les prémices de nos vertus: les autres hommes ne doivent venir qu'après. Quiconque manque à ce premier devoir, ne saura jamais se bien conduire vis-à-vis des étrangers. Après avoir ainsi indiqué aux enfants leurs obligations, Paul arrive aux parents, et dit : « Et vous, pères, ne provoquez point vos enfants à la colère, mais élevez-les dans la discipline et la correction du Seigneur ((Ep 6,4) ».

Il ne dit pas : Aimez-les : cette prescription serait superflue; la nature parle assez haut, quelle que soit d'ailleurs la volonté. Que dit-il donc? « Ne provoquez point vos enfants à la colère », comme font tant d'hommes qui déshéritent les leurs, les renient, les oppriment, les traitent enfin en esclaves, et non en hommes libres. De là ce précepte : « Ne provoquez point vos enfants à la colère ». Ensuite, ce qui est l'essentiel, il montre à quelles conditions ils seront obéissants, faisant tout dépendre de leurs chefs, de leurs maîtres. Tout à l'heure il montrait que la soumission de la femme est l'oeuvre du mari ; et c'est même pour cela qu'il s'adresse surtout au mari, l'exhortant à se concilier sa femme par l'empire de la tendresse. De même ici il ramène tout encore au même principe, en disant : « Mais élevez-les dans la discipline et dans la correction du Seigneur » (Ep 6,4). Voyez-vous comme les biens charnels viennent s'ajouter aux biens spirituels une fois acquis? Vous voulez rendre votre fils obéissant? Commencez par l'élever dans la discipline et la correction du Seigneur : ne croyez pas inutile de lui faire entendre les saintes Ecritures ; car voici tout d'abord l'enseignement qu'il en recevra : « Honore ton père et ta mère » (Ep 6,2). Vous ne ferez donc qu'agir dans votre intérêt. Ne dites pas : C'est bon pour des moines ; est-ce que j'en veux faire un moine ? Il n'est pas nécessaire qu'il devienne moine. Pourquoi craindre ce qui est si profitable? Faites-en un chrétien. C'est surtout aux mondains qu'il importe de se pénétrer de ces leçons, surtout aux enfants : car l'étourderie est grande à cet âge, et cette étourderie est renforcée encore par l'influence des écrits profanes; lorsqu'ils y voient ceux que les païens vénèrent comme des héros, esclaves de leurs passions ou tremblants devant la mort; par exemple, un Achille repentant, mourant pour sa concubine (1); tel autre qui s'enivre; que sais-je encore? Ce n'est donc pas trop des remèdes dont je parle.

1 Ce qu'il y a d'obscur ou d'inexact dans ces allusions peut provenir d'une altération de texte, tout aussi bien que d'une ignorance réelle ou feinte


2102 2. N'est-il pas absurde, quand nous avons soin d'envoyer nos enfants à l'école, de les mettre en apprentissage, quand nous ne négligeons rien pour cela, de ne pas les élever dans la discipline et la correction du Seigneur? Aussi sommes-nous les premiers à recueillir les fruits de cette éducation, et nous avons des fils présomptueux, intempérants, indociles, grossiers. Croyez-moi, procédons autrement, et, suivant l'avis de l'apôtre, instruisons-les dans la science du Seigneur. Donnons-leur l'exemple, et que, dès l'âge le plus tendre, ils lisent, ils étudient les divines Ecritures. Hélas ! à force de vous répéter cela, je vous parais radoter. N'importe, je ne cesserai d'accomplir mon oeuvre. Pour quelle raison, dites-moi, n'imitez-vous pas les anciens ? Vous surtout, femmes, imitez les femmes admirables de ce temps. Vous avez mis au jour un enfant? Suivez l'exemple d'Anne (1S 1,24): Voyez ce qu'elle fit tout d'abord : elle le conduisit au temple. Qui de vous ne préférerait pas mille fois à une domination exercée sur le monde entier le bonheur d'avoir en son fils un second Samuel? Et comment faire, dira-t-on, pour le rendre tel ? Pourquoi serait-ce impossible? Le seul obstacle, c'est que vous ne le voulez pas, que vous ne le remettez pas en des mains capables d'en faire un autre Samuel. Et qui le pourrait ? direz-vous. Dieu : c'est à Dieu qu'Anne confia son fils. Car Héli lui-même n'était pas des plus aptes à cette éducation, puisqu'il ne put pas la donner à ses propres fils; mais ce qu'il n'avait pu faire, la foi d'une femme, son zèle, l'opéra. C'était son premier, son unique enfant, elle ignorait si elle en aurait d'autres. Pourtant, elle ne dit pas: J'attendrai que mon fils ait grandi, afin qu'il voie le monde; je le laisserai jouir des années de son enfance. Anne écarta toutes ces pensées, et ne songea qu'à une chose, à consacrer tout d'abord à Dieu cette offrande spirituelle.

Hommes, rougissons de trouver chez une femme tant de sagesse : elle offre son fils à Dieu, et le laisse dans le temple. Si son mariage lui valut tant de gloire, c'est qu'elle avait commencé par chercher les biens spirituels, c'est qu'elle avait offert ses prémices : voilà pourquoi son sein devint fécond, et lui donna d'autres enfants encore : voilà pourquoi elle vit Samuel illustre dans le monde même. Car si les hommes reconnaissent les hommages qu'on leur rend, ne doit-il pas en être ainsi de Dieu, à plus forte raison, lui qui fait du bien même à ceux qui le négligent? Jusques à quand serons-nous chair? jusques à quand vivrons-nous penchés vers la terre ? Faisons tout passer après les soins que nous devons à nos enfants, après l'éducation qu'il faut leur donner dans la discipline et la correction du Seigneur. Si nous leur apprenons tout d'abord la vraie sagesse, ce sera pour eux une fortune, une gloire qui effaceront les plus brillantes. Vous leur rendrez un moindre service en leur enseignant un métier ou les sciences profanes, qui les mettront en état de s'enrichir, qu'en leur enseignant l'art de mépriser les richesses. Si vous voulez qu'ils soient riches, prenez-vous-y de cette manière. Car le riche n'est pas celui qui a beaucoup de besoins et beaucoup de ressources, mais celui qui n'a besoin de rien. Voilà ce que vous devez enseigner à votre fils : nul trésor n'égale celui-là.

Ne visez pas à ce qu'il se signale dans les études profanes, mais occupez-vous de lui apprendre à mépriser la gloire du monde; vous le rendrez ainsi capable de s'illustrer. Riche ou pauvre, tout le monde peut en faire autant : ce n'est pas affaire d'école ni de doctrine, mais oeuvre de la divine parole. Ne visez pas à ce que votre fils vive longuement ici-bas, mais à ce que là-haut il vive éternellement. Assurez-lui les grands biens, sans vous inquiéter des petits. Ecoutez Paul qui vous dit : « Elevez-les dans la discipline et la correction du Seigneur » (Ep 6,4). Ne vous inquiétez pas d'en faire un orateur, mais faites-en un sage. On peut, sans inconvénient, n'être pas un orateur mais si l'on n'est pas un sage, à quoi bon toute la rhétorique du monde ? On a besoin de bonnes moeurs, et non de beau langage; de vertu, non d'éloquence; d'oeuvres, non de paroles. Voilà ce qui procure le royaume, voilà ce qui assure la possession des biens véritables. Au lieu d'aiguiser votre langue, purifiez votre âme. Ce n'est pas que je proscrive absolument ce genre d'études, mais il ne faut pas qu'on s'y adonne exclusivement. Ne vous figurez pas que les moines seuls aient besoin des leçons des Ecritures : il n'est rien qui soit plus nécessaire aux enfants qui vont entrer dans le monde. Si un vaisseau bien équipé, un bon pilote, des matelots sont utiles non à celui qui ne s'éloigne pas du port, mais à celui qui est toujours en mer: il en est de même à l'égard du moine et du mondain. L'un est, pour ainsi dire, dans un port tranquille; il vit exempt des soucis de la vie, à l'abri de toutes les tempêtes. L'autre est constamment en mer, il passe son existence au milieu des flots, en lutte avec les vagues : il faut qu'il soit prémuni quand bien même il n'aurait pas besoin de défense, ne fût-ce que pour fermer la bouche à autrui.

2103 3. Ainsi donc, plus on sera haut placé dans ce monde, plus on aura besoin de cette éducation. Né dans le palais des rois, on s'y verra entouré de païens, de philosophes, hommes enflés de gloire mondaine, comme dans un lieu rempli d'hydropiques. Tels sont les cours : on n'y trouve qu'orgueil et vanité; qui n'a pas ces vices, s'efforce de les acquérir. Représentez-vous votre fils entrant dans ce séjour, muni, comme un excellent médecin, de tous les instruments propres à guérir la fièvre générale, s'approchant de chacun, s'entretenant avec lui, et guérissant sa maladie au moyen du contre-poison des Ecritures, et du langage de la vraie sagesse. Car, en ce qui regarde le moine, à qui parlera-t-il? Aux murs, aux toits? au désert, aux forêts? aux oiseaux, aux arbres? Une telle éducation n'est donc pas absolument indispensable au solitaire : néanmoins il tâche de se la donner, non pour la communiquer aux autres, mais dans son propre intérêt. Ce sont donc les gens du monde qui en ont particulièrement besoin : en effet, ce sont eux qui sont le plus exposés au péché. De plus, si vous voulez le savoir, dans le monde même, une telle science sera très-avantageuse à votre enfant. Car tous le respecteront après l'avoir entendu parler de la sorte, lorsqu'ils le (552) verront traverser le feu sans se brûler, et rester insensible à l'ambition : alors cette autorité qu'il ne désire point viendra le trouver, et le roi aura une grande déférence pour lui. Un homme pareil ne peut échapper aux regards. Parmi des gens en santé, l'homme sain peut demeurer caché aux yeux; mais qu'il soit entouré de malades, la renommée ne peut manquer de porter son nom jusqu'aux oreilles du roi, qui chargera cet homme rare d'un vaste gouvernement.

Instruits de ces vérités, élevez vos enfants dans la discipline et la correction du Seigneur. Mais un tel est pauvre? Eh bien ! qu'il reste pauvre : il ne sera pas inférieur pour cela aux habitants des palais : on l'admirera, sans qu'il soit le convive des rois, et bientôt il parviendra à cette dignité que le libre arbitre confère, et non l'élection. Si des hommes qui ne valent pas trois oboles, des cyniques, professant une philosophie qui ne vaut pas davantage (je parle de la philosophie des païens), ou plutôt en affichant le nom, font rentrer bien des gens en eux-mêmes, avec leur grossier manteau, et leur chevelure inculte, que sera-ce du philosophe véritable? Si une vaine apparence, si une ombre de philosophie possède un tel pouvoir, qu'adviendra-t-il, du moment que nous aurons embrassé la vraie, la pure philosophie? Ne serons-nous pas les objets du respect général? Ne nous confiera-t-on pas avec pleine sécurité biens, femmes, enfants? Mais il n'y a pas, non, il n'y a pas aujourd'hui de philosophe pareil : c'est donc en vain que nous chercherions quelque part un exemple. Il en est parmi les moines, il n'en est pas dans le monde. Qu'il y en a parmi les solitaires, j'en pourrais produire de nombreuses preuves : je me bornerai à vous en fournir une.

Vous connaissez sans doute, ou de vue, ou, tout au moins, par ouï-dire, l'homme dont je veux parler : l'admirable Julien. C'était un paysan, de basse naissance, de basse condition; absolument étranger aux études profanes, mais tout rempli de la philosophie véritable. Quand il entrait dans les villes, ce qui arrivait rarement, l'affluence était plus grande que s'il se fût agi d'un rhéteur, d'un sophiste, de quelque personnage que ce fût. Mais que dis-je? son nom même n'est-il pas encore aujourd'hui plus glorieux que celui du plus illustre monarque? Eh bien ! si l'on voit de pareilles choses dans ce monde, dans ce monde où le Seigneur ne nous a promis aucun bien, où il nous a proclamés étrangers, songeons quelles sont aux cieux les récompenses réservées à de pareils hommes. S'ils obtiennent tant d'honneurs dans un séjour qu'ils ne font que traverser, de quelle gloire ne jouiront-ils pas dans leur patrie? S'ils rencontrent tant de vénération aux lieux où la tribulation leur est promise, quel repos ne goûteront-ils pas là où les vrais honneurs leur sont promis? Vous voulez maintenant que je vous cite des mondains? Mais, à l'heure qu'il est, les exemples nous font défaut : non qu'il manque absolument de mondains vivant honnêtement; mais aucun n'a atteint le faîte de la sagesse. Je vous renverrai donc aux exemples donnés par les saints de l'ancien temps. Combien d'hommes ayant femmes et enfants ont égalé ceux que je vous cite ! Mais il n'en est plus ainsi « à cause de la détresse présente » (
1Co 7,26), comme dit notre saint. Qui voulez-vous donc que je vous nomme? Noé, ou Abraham ? le fils du premier, ou celui du second? ou encore Joseph? Ou bien voulez-vous que je passe aux prophètes? à Moïse? à Isaïe?

2104 4. Si vous le trouvez bon, nous nous porterons du côté d'Abraham, que l'on nous cite toujours entre tous. N'avait-il pas une femme? N'avait-il pas des enfants? Je ne fais que vous renvoyer ce que vous nous dites à nous-mêmes. Il avait une femme, mais ce n'est pas en cela qu'il était admirable : il était riche, mais ce n'est pas pour cela qu'il plut à Dieu; il eut des enfants, mais ce n'est pas comme père qu'il a mérité le nom de bienheureux; il avait trois cent dix-huit esclaves, mais ce n'est pas pour cette raison qu'on l'admirait. Pour quelle raison, alors? Pour son hospitalité, son dédain des richesses, sa modération. Quel est en effet, dites-moi, le propre d'un sage? n'est-ce pas de mépriser l'argent et la gloire? de s'élever au-dessus de l'envie, de toutes les passions? Eh bien ! faisons comparaître Abraham au milieu de nous, examinons-le, et montrons quel philosophe c'était. D'abord il comptait pour rien sa patrie : « Sors de ton pays, et de ta famille» (Gn 12,1), lui fut-il ordonné; et aussitôt il s'en alla. Il n'était pas attaché à sa maison, ni par habitude, ni autrement : sans quoi il ne l'eût pas quittée. Plus que personne il faisait bon marché de la gloire et des richesses; vainqueur dans une guerre, pressé de recueillir les dépouilles de l'ennemi, il dédaigna de le faire. (553) Son fils, de même, ne dut pas sa gloire à ses richesses, mais à son hospitalité; à ses enfants, mais à son obéissance; à sa femme, mais à la stérilité de sa femme. Ils comptaient pour rien la vie présente, ne thésaurisaient point, dédaignaient tout. Dites-moi, quelles sont les plus précieuses des plantes? ne sont-ce pas celles qui tirent leur force d'elles-mêmes, qui ne redoutent ni la pluie, ni la grêle, ni les vents, ni aucune intempérie de ce genre, et qui, debout, bravent tous ces assauts, sans avoir besoin de rempart ni d'échalas? Voilà le sage, voilà la richesse dont je parle : le sage ne possède rien, et possède tout : il a tout, et n'a rien. Un mur est une chose extérieure, une haie n'est pas un rempart naturel, mais une défense d'emprunt. Mais, dites-moi, qu'est-ce qu'un corps vigoureux? n'est-ce pas celui qui jouit d'une santé parfaite, qui peut résister et à la faim, et à la réplétion, et à la chaleur, et au froid? ou bien celui qui est exposé à toutes ces influences, et a besoin de cuisiniers, de tisserands, de chasseurs, de médecins, pour se maintenir en santé? Le riche, le vrai sage, c'est l'homme qui sait se passer de toutes ces choses. Voilà pourquoi notre saint a dit : « Elevez-les dans la discipline et la correction du Seigneur » (Ep 6,4). Ne vous environnez donc point de remparts : la gloire, la richesse, les voilà... Que l'échalas vienne à tomber, ce qui ne manque pas, la plante reste nue et sans défense; et ces précautions passées, loin de lui rendre aucun service, lui ont été, au contraire, nuisibles. Car ce sont précisément ces remparts qui, en l'empêchant de s'accoutumer à braver les assauts des vents, sont cause qu'elle succombe maintenant.

Ainsi donc la richesse nous est plus nuisible que profitable, en ce qu'elle nous empêche de nous exercer à braver les vicissitudes de la vie. Mettons donc nos enfants en état de résister à tout, de ne pas se laisser déconcerter par les accidents; élevons-les dans la discipline et la correction du Seigneur: nous en serons amplement récompensés. Si l'on voit combler d'honneurs les hommes qui font la statue des rois ou peignent leur image : nous, qui parons en nous-mêmes l'image de Dieu, ne jouirons-nous pas de mille biens, si nous atteignons à la ressemblance? Cette ressemblance, c'est la vertu, à laquelle nous parviendrons si nous enseignons à nos enfants à être hommes de bien, exempts de colère et de ressentiment; comme Dieu lui-même, bienfaisants, charitables, indifférents aux biens du monde. Appliquons-nous de toutes nos forces à les façonner ainsi que nous-mêmes, à les régler sur le devoir; songeons, en effet, avec quelle assurance nous pourrons alors comparaître au tribunal du Christ. Si celui qui a des enfants indociles est indigne de l'épiscopat, à bien plus forte raison l'est-il du céleste royaume. Eh quoi ! dira-t-on : si notre femme, si nos enfants sont insoumis, nous aurons à en rendre compte? Oui, si nous n'avons pas fait scrupuleusement tout ce qui était en nous; car il ne suffit pas pour notre salut que nous ayons été vertueux nous-mêmes. Si celui qui n'avait pas placé l'unique talent fut puni par cela même, il est clair qu'il ne suffit pas pour notre salut que nous ayons été vertueux de notre côté. Occupons-nous donc de nos femmes, veillons avec le plus grand soin sur nos enfants, sur nos serviteurs, sur nous-mêmes, et dans nos efforts pour régler notre conduite et la leur, prions Dieu afin qu'il nous vienne en aide. S'il nous voit occupés, empressés à cette oeuvre, il nous secondera : s'il nous trouve indifférents, il ne nous tendra pas la main. Car Dieu ne nous porte pas secours quand nous dormons : il ne nous assiste que lorsque nous faisons effort nous-mêmes. On n'aide pas une personne qui se repose. Mais c'est au bon Dieu qu'appartient le pouvoir d'assurer le succès de notre oeuvre, afin que nous soyons tous jugés dignes d'obtenir les biens promis, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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HOMÉLIE XXII - Ep 6,5-13 SERVITEURS, OBÉISSEZ A VOS MAITRES SELON LA CHAIR, AVEC CRAINTE ET TREMBLEMENT,

DANS LA SIMPLICITÉ DE VOTRE COEUR, COMME AU CHRIST MÈNE, LES SERVANT NON A L'OEIL, COMME POUR PLAIRE AUX HOMMES, MAIS COMME DES SERVITEURS DU CHRIST, ACCOMPLISSANT DE COEUR LA VOLONTÉ DE DIEU ; FAISANT VOTRE SERVICE DE BON GRÉ, COMME POUR LE SEIGNEUR, ET NON POUR LES HOMMES, SACHANT QUE CHACUN RECEVRA DU SEIGNEUR LA RÉCOMPENSE DE TOUT LE BIEN QU'IL AURA FAIT, QU'IL SOIT ESCLAVE OU LIBRE. (Ep 6,5-13)

ANALYSE.

1-3. De la servitude. — Devoirs des serviteurs. — Origine de la servitude.
4-5. De la lutte contre le diable.

2201 1. Ainsi donc ce n'est pas seulement le mari, la femme, les enfants, ce sont encore les serviteurs dont les vertus importent à l'harmonie et à la bonne direction du ménage. Aussi le bienheureux Paul n'a-t-il eu garde de négliger cette partie : s'il n'y arrive qu'en dernier lieu, il ne fait que suivre l'ordre de la hiérarchie. Son discours aux serviteurs est long, et non plus sommaire, comme son exhortation aux enfants; il est aussi d'un ordre beaucoup plus élevé : car ce n'est pas ici-bas, mais dans la vie future que Paul leur promet leur bonheur : « Sachant », dit-il, « que chacun recevra du Seigneur la récompense de tout le bien qu'il aura fait» (Ep 6,8). C'est la sagesse même qu'il enseigne à ces hommes inférieurs, à la vérité, aux enfants en ce qui regarde la condition, mais supérieurs en intelligence. « Serviteurs, obéissez à vos maîtres selon la chair ». Tout d'abord il relève l'âme affligée, tout d'abord il la console. Ne gémis pas, dit-il, de te voir au-dessous de la femme et des enfants : ta servitude est purement nominale : la domination à laquelle tu es soumis est une domination selon la chair, éphémère, de courte durée, comme tout ce qui est charnel. « Avec crainte et tremblement ». Voyez-vous la différence entre la crainte qu'il requiert chez la femme, et celle qu'il exige des serviteurs? Pour ce qui est des femmes, il se borne à dire : « Que la femme craigne son mari »; mais ici il insiste : « Avec crainte et tremblement ». — « Dans la simplicité de votre coeur, comme au Christ-même ». Toujours la même expression. Qu'est-ce à dire, ô bienheureux Paul? C'est notre frère, il a été comblé des mêmes biens, il fait partie du même corps que nous; ou plutôt, il est le frère, non de son maître, mais du Fils même de Dieu ; il a sa part de tous les bienfaits et vous dites : « Obéissez à vos maîtres selon la chair avec crainte et tremblement?» C'est justement pour cela que je le dis, répondra-t-il. Si je prescris aux hommes libres de se soumettre les uns aux autres en vue de la crainte de Dieu («Soumis les uns aux autres dans la crainte de Dieu », dit-il plus haut) ; si je prescris à la femme de craindre son mari, bien qu'elle soit son égale en - dignité; à plus forte raison dois-je imposer la même obligation au serviteur. Ce n'est pas là une humiliation, c'est au contraire la première des noblesses, celle qui consiste à savoir s'abaisser, à rester fidèle à la modération, à céder au prochain. On a vu même des hommes libres servir leurs égaux avec crainte et tremblement. « Dans la simplicité de votre coeur». Fort bien : car on peut servir avec crainte et (555) tremblement, non par bienveillance, mais pour se soumettre à la nécessité. Beaucoup, quand ils le peuvent sans se trahir, font du tort à leurs maîtres.

C'est ce genre de fraude que Paul prévient en disant : « Dans la simplicité de votre coeur, comme au Seigneur; les servant non à l'oeil a comme pour plaire aux hommes, mais comme des serviteurs du Christ, accomplissant de coeur la volonté de Dieu, faisant votre service de bon gré, comme pour le Seigneur et non pour les hommes ». Voyez combien de mots il lui a fallu pour inspirer ces bons sentiments : « De bon gré, de coeur ». En ce qui regarde la crainte et le tremblement, on trouve bon nombre de serviteurs qui n'en manquent pas vis-à-vis de leurs maîtres : les menaces du maître suffisent pour amener ce résultat. Mais Paul dit en outre Montre que tu sers en serviteur, non d'un homme, mais du Christ; fais que le mérite soit le tien, et non celui de la nécessité. C'est ainsi qu'il est recommandé à celui qui est maltraité, de se conduire ensuite de manière que cette épreuve tourne à son profit et à l'honneur de sa volonté. En effet; comme celui qui donne un soufflet n'est pas incité à cela par la volonté de celui qu'il outrage, mais par sa propre méchanceté, il nous est conseillé de tendre l'autre joue, afin de montrer que nous n'avons pas reçu l'offense à contre-coeur. Car celui qui ajoute volontairement à son affront, s'approprie ce qui n'était pas d'abord son ouvrage, en tendant l'autre joue, non content d'endurer le premier soufflet. La patience pourra, à la rigueur, être attribuée à la crainte : mais ceci ne pourra l'être qu'à une admirable sagesse ; et par là on fera voir que c'est aussi par sagesse qu'on a patienté. En ce qui concerne les esclaves, eux aussi doivent faire voir que leur résignation à la servitude est volontaire et non inspirée par une pure complaisance. Un complaisant n'est pas serviteur du Christ; un serviteur du Christ ne songe pas à plaire aux hommes. Quel serviteur de Dieu pourrait s'inquiéter de cela? Qui, s'en inquiétant, pourrait être serviteur de Dieu ? « De coeur, servant de bon gré ». Remarquez ces paroles : car on peut servir même en simplicité de coeur, et ne pas manquer à ses devoirs, sans pour cela faire tout son possible : on peut se borner à remplir strictement ses obligations : voilà pourquoi Paul demande qu'on serve de bon coeur, non par nécessité, volontairement, et non parce qu'on y est contraint. Si vous servez ainsi de bon gré, avec zèle, de coeur, à cause du Christ, vous n'êtes plus en servitude : cette servitude-là n'est autre que celle de Paul, qui s'écrie quelque part, tout libre qu'il était : « Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, mais Jésus-Christ Notre-Seigneur ; nous déclarant nous-mêmes vos serviteurs par Jésus ».

2202 2. Voyez comme il vous relève de l'humiliation attachée à la servitude. Celui à qui l'on prend ses biens, s'il ajoute encore par des présents à ce qu'on lui a pris, ne passe plus pour la victime d'un vol, mais pour un homme généreux ; on cesse de le plaindre pour l'admirer : et son bienfait fait plus de honte au voleur, que n'a pu lui en faire, à lui, le larcin dont il a été dupe. De même pour le serviteur : s'il prodigue son activité, il fera voir sa grandeur d'âme ; et en montrant qu'il n'a pas senti sa perte, il fera rentrer en lui-même le détenteur de son bien. Servons donc nos maîtres en vue du Christ. « Sachant que chacun recevra du Seigneur la récompense de tout le bien qu'il aura fait, qu'il soit esclave ou libre ». Comme il était vraisemblable que beaucoup de maîtres, en qualité d'infidèles, ne seraient point touchés ni reconnaissants de la soumission de leurs esclaves, voyez comme il console ceux-ci et les empêche de douter de la rémunération, de désespérer de la récompense. De même que les obligés qui ne rémunèrent point leurs bienfaiteurs, les rendent créanciers de Dieu : ainsi les maîtres ne récompensent jamais mieux vos services que s'ils les laissent sans récompense : car alors c'est Dieu qui devient débiteur.

« Et vous, maîtres, faites de même envers eux (9) ». Qu'est-ce à dire : De même ? C'est-à-dire, servez les avec zèle. Il est vrai qu'il n'emploie pas le mot, « Servir », mais par cette expression, « De même », il indique la même chose : le maître est lui-même un serviteur. Et que ce ne soit point par respect humain, mais avec crainte et tremblement, entendez, vis-à-vis de Dieu, redoutant qu'il ne vous reproche un jour votre dureté envers vos serviteurs. « Leur épargnant les menaces ». Ne soyez pas durs, veut-il dire, ni inhumains : « Sachant que le même Seigneur, le leur et le vôtre est dans le ciel ». Ah ! quelle idée cela (556) suggère ! quelle crainte cela réveille ! En d'autres termes, il vous sera mesuré avec la mesure dont vous vous serez servi vous-même. Craignez de vous entendre dire : « Mauvais serviteur, je t'ai remis toute cette dette ». — « Et qu'il n'y a pas chez lui acception de personnes » . C'est comme s'il disait : N'allez pas croire qu'il vous pardonne ce que vous aurez fait à votre esclave, à cause de cette qualité d'esclave. Car si les lois du monde, si les lois humaines mettent une différence entre la classe des hommes libres et celle des esclaves, la loi du Maître commun ignore ces distinctions, bienfaisante qu'elle est pour tous également, et assurant à tous part égale.

Que si l'on demande maintenant d'où vient la servitude, et comment elle s'est introduite dans la société humaine (questions fort goûtées de certaines personnes, et qui piquent vivement leur curiosité), je vous dirai : c'est l'avarice, la cupidité insatiable, ce sont les passions basses qui ont engendré la servitude. Noé n'avait pas de serviteur, ni Abel, ni Seth, ni les patriarches suivants. — L'origine de ce fait est un péché, l'irrévérence à l’égard des parents. Ecoutez, enfants, comme quoi vous méritez de devenir esclaves, dès que vous êtes fils ingrats. Vous perdez alors tous tes privilèges de votre naissance : car on cesse d'être fils, du moment où l'on manque à son père. Mais si l'on cesse, dans ce cas, d'être fils, comment restera-t-il fils, celui qui offense notre Père véritable? Il perd les droits de sa naissance, il est coupable envers la nature. Ensuite la guerre et les combats ont fait des prisonniers. Mais Abraham avait des serviteurs? dira-t-on. Oui, mais il ne les traitait pas en serviteurs. Voyez comme Paul fait tout dépendre du chef : la femme, il faut qu'il l'aime ; les enfants, il faut qu'il les élève dans la discipline et la correction du Seigneur; les serviteurs: « Sachant que le même Seigneur, le leur et le vôtre « est dans le ciel ». Soyez donc bons et cléments, comme étant vous-mêmes des serviteurs. Maintenant, si vous le permettez, je vous répéterai au sujet des serviteurs, ce que j'ai dit précédemment des enfants : enseignez-leur la piété, et le reste ne manquera pas de venir à la suite.

Mais aujourd'hui, si l'on va au théâtre ou au bain, on traîne après soi tous ses serviteurs ; si l'on va à l'Eglise, il n'en est pas de même ; on ne les force pas de venir ici, d'écouter la parole. Et comment l'esclave écouterait-il, quand le maître lui-même a l'esprit tourné ailleurs? Vous venez d'acheter un esclave ? prescrivez-lui d'abord ce que Dieu même commande, la douceur envers ses compagnons de servitude, le zèle pour la vertu. Chaque maison est une cité : chacun est roi dans sa maison. Qu'il en est ainsi de la maison des riches qui ont domaines, intendants, gérants sur gérants, c'est chose manifeste : mais je prétends que la maison du pauvre est elle-même une cité. Là aussi, il y a plusieurs autorités : par exemple, le mari a pouvoir sur la femme, la femme sur les serviteurs, les serviteurs sur leurs femmes; les femmes et les maris sur leurs enfants. Ne vous semble-t-il pas qu'il est comme un roi, cet homme qui compte toute une hiérarchie de magistrats sous ses ordres, et n'a-t-il pas plus besoin que personne de savoir administrer et gouverner? Celui qui tonnait à fond cet art, sait aussi choisir des magistrats capables, et il ne manquera pas de faire de bons choix. Or, il y a dans la maison, comme un autre roi sans diadème, la femme; et celui qui saura choisir ce roi, n'aura pas de peine à bien gouverner tout le reste. « Du reste, mes frères, fortifiez-vous dans le Seigneur (10) ». Il parle toujours ainsi, quand son discours approche de la fin.

2203 3. N'avais-je pas raison de vous dire tout d'abord que la maison de chacun est une armée au complet? Voyez plutôt; chaque officier mis à son rang, voici maintenant que Paul arme les troupes, et les mène au combat. Si personne n'empiète sur le commandement d'autrui, si chacun reste à sa place, tout sera pour le mieux. « Fortifiez-vous dans le Seigneur, et dans la puissance de sa vertu »; c'est-à-dire dans l'espoir en lui, grâce à son assistance. Après toutes ces prescriptions: ne craignez point, ajoute Paul, mettez votre espérance dans le Seigneur, et il vous rendra tout aisé. « Et revêtez-vous de l'armure de Dieu, afin de pouvoir tenir contre les embûches du diable (11) ». Il ne dit pas : Contre les attaques, contre les assauts, mais : « Contre les embûches ». C'est que cet ennemi ne nous fait pas une guerre ouverte, mais une guerre de surprises. Qu'est-ce à dire? C'est-à-dire qu'il nous trompe, qu'il nous prend au piège, soit des paroles, soit des manoeuvres, soit des feintes comme à la lutte. Par exemple, ce n'est jamais ouvertement qu'il nous (557) propose de pécher: il ne prononce pas le nom d'idolâtrie, il déguise la chose autrement, la dore, la masque par de belles paroles. Ainsi Paul anime les soldats, leur inspire le sang-froid, en nous persuadant que nous avons affaire à un adversaire habile, à un ennemi qui ne procède point par guerre ouverte, mais par surprise. Et tout d'abord il rappelle à ses disciples la nature et le nombre de leurs ennemis, afin d'exciter leur courage. S'il décrit ces ruses, s'il inspire le sang-froid aux soldats placés sous ses ordres, ce n'est pas pour les décourager, mais au contraire pour les enflammer d'ardeur. S'il se bornait à faire ressortir la puissance de l'ennemi, il pourrait provoquer le découragement : mais comme il a soin, avant et après, de montrer la possibilité de la victoire, il ne fait par là qu'exciter davantage le zèle. Car plus nous rendrons sensible aux yeux des nôtres la puissance de l'ennemi, plus nous animerons leur courage.

«Parce que nous n'avons point à lutter contre la chair et le sang, mais contre les princes et les puissances, contre les dominateurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice au sujet des biens célestes (12) ». Après nous avoir excités par la description du combat qui nous attend ; il nous enflamme par la peinture des récompenses promises à la victoire. En effet, après avoir dit que les ennemis sont redoutables, il ajoute qu'ils essaient de nous ravir un bien inestimable. Lequel ? C'est des récompenses célestes qu'il s'agit, non d'argent, ni de gloire : nos ennemis veulent nous asservir: de là une haine irréconciliable entre nous. Plus vive est l'ardeur guerrière, plus vive est la lutte, quand on combat pour de grands objets. En effet, par ces mots : « Au sujet des biens célestes », entendez : Pour les biens célestes; non que nos adversaires se proposent de les conquérir, mais ils veulent nous en priver. C'est comme si l'on disait, en parlant d'un contrat : Contrat passé « au sujet» de telle chose. Voyez combien la puissance de l'adversaire nous anime, nous rend vigilants : nous savons qu'il s'agit pour nous d'un grand trésor que la victoire peut nous assurer, : c'est du ciel que l'ennemi travaille à nous chasser. Quels sont maintenant ces princes, ces puissances, ces dominateurs de ce monde de ténèbres? Quelles ténèbres? celles de la nuit? Nullement, mais celles du vice... Nous étions ténèbres autrefois, dit l'Ecriture, pour désigner la perversité qui règne en ce monde : car là se borne son empire; elle n'a point accès au ciel, ni dans la vie future.

S'il appelle nos ennemis : « Maîtres du monde», ce n'est pas comme régnant sur le monde, mais comme auteurs du mal qui s'y commet. L'Ecriture désigne habituellement par«Monde » les mauvaises actions . par exemple le Christ dit : « Vous n'êtes pas de ce monde, comme moi je ne suis pas du monde ». Est-ce à dire qu'ils n'étaient pas du monde? qu'ils n'étaient pas revêtus de chair? qu'ils n'habitaient pas le monde? Et ailleurs : « Le monde me hait, mais vous, il ne peut vous haïr». (
Jn 17,14 Jn 7,7) Ici encore il désigne les mauvaises actions. Ou bien, par monde, il entend ici les méchants, particulièrement soumis au pouvoir des démons... « Contre les princes et les puissances, contre les esprits de malice, au sujet des biens célestes ». Il dit: Princes et puissances, par analogie avec les trônes, les dominations, les princes, les puissances d'en-haut. « A cause de cela, revêtez-vous de l'armure de Dieu, afin que vous puissiez, en jour mauvais, résister, et rester vainqueurs de tout (13) ». — « Jour mauvais », c'est-à-dire la vie présenté; il appelle ce temps mauvais, à cause du mal qui s'y fait. Il veut dire Soyez toujours en armes. « Et rester vainqueurs de tout »; c'est-à-dire, vainqueurs des passions, des appétits déréglés, de tout ce qui nous tourmente... Il ne dit pas seulement vaincre, mais : « Rester vainqueurs » : il ne suffit pas de triompher, il faut rester debout après le triomphe, et ne pas retomber comme il est arrivé souvent en pareil cas. « Rester vainqueurs de tout », et non d'une chose, sans l'être du reste : car après la victoire il faut encore tenir bon. Ce qu'on a abattu peut revivre, et se relever si nous ne restons pas fermes. L'ennemi est à terre, tant que nous sommes debout: tant que nous restons à notre poste, il ne se relève pas. « Revêtons l'armure de Dieu ».

2204 4. Voyez-vous comme il nous rassure? En effet, s'il est possible d'abattre l'adversaire et de tenir bon, pourquoi se dérober au combat? Tiens bon après avoir renversé l'ennemi, et te voilà victorieux. Et ne vous étonnez pas de le voir s'étendre si longuement sur la puissance des ennemis : cette énumération n'est pas faite pour inspirer la crainte ou la pusillanimité, mais plutôt pour réveiller la (558) nonchalance. « Afin que vous puissiez, en jour mauvais, résister». C'est maintenant au temps qu'il a recours pour nous rassurer... C'est l'affaire d'un moment, dit-il: ainsi il faut tenir bon; ne cédez pas à la fatigue après le carnage. Si la guerre est déclarée, si telles sont les phalanges ennemies, si ce sont des êtres incorporels que ces princes, ces maîtres du monde, ces esprits de malice, comment, dites-moi, vous abandonnez-vous à la mollesse, au relâchement? comment, désarmés, pourrons-nous vaincre? que chacun se répète cela chaque jour, dès que la colère ou la concupiscence le domineront, dès qu'il soupirera après les douceurs d'une existence frivole. Ecoutez saint Paul : « Nous n'avons point à lutter contre la chair et le sang, mais contre les princes et les puissances... Guerre plus terrible, lutte plus acharnée que les combats visibles. Songez depuis combien de temps votre ennemi lutte, dans quel but il combat, et tenez-vous sur vos gardes plus que jamais. Oui, dira-t-on : mais il faudrait bien que le diable n'existât pas tout le monde serait sauvé. Ainsi parlent quelques âmes faibles en quête d'excuses. Vous devriez remercier Dieu, mon ami, d'être à même de triompher, si vous le voulez, d'un pareil adversaire : et loin de là, vous vous plaignez, vous parlez comme un soldat lâche et fainéant. Il ne tient qu'à vous de connaître les endroits faibles; regardez partout, fortifiez-vous. Ce n'est pas seulement contre le diable, c'est encore contre ses puissances que vous avez à combattre. Et comment lutter contre les ténèbres? dira-t-on. En devenant lumière. Comment résister aux esprits de malice? En devenant bons. Car la bonté s'oppose à la malice, et la lumière chasse les ténèbres: si nous sommes ténèbres nous-mêmes, nous serons pris infailliblement. Comment donc assurerons-nous notre triomphe? En devenant, par la force de notre libre arbitre, ce qu'ils sont naturellement,je veux dire exempts de sang et de chair : c'est ainsi que nous les vaincrons.

Comme probablement ceux à qui il écrivait comptaient beaucoup de persécuteurs, il leur dit : N'allez pas croire que ce sont ces hommes qui vous font la guerre. Les démons qui opèrent en eux, voilà nos ennemis, voilà ceux que nous avons à combattre. Par là, il produit deux effets: d'abord de les rendre plus ardents au combat, puis d'exciter leur colère contre l'ennemi. Et pourquoi avons-nous à combattre des ennemis pareils? Parce que nous avons de notre côté un auxiliaire invincible, la grâce de l'Esprit, et que nous avons été instruits dans l'art de combattre non les hommes, mais les démons. Mais si nous le voulons, nous n'aurons pas même besoin de lutter : il n'y a lutte que quand nous le voulons; car telle est la vertu de celui qui habite en nous, qu'il a pu dire : « Je vous ai donné le pouvoir de marcher sur les serpents et les scorpions, et sur toute la puissance de l'ennemi ». (
Lc 10,19) II nous a donné toute liberté de lutter ou de ne pas lutter. Mais notre nonchalance est cause que nous avons à lutter. Car en ce qui concerne Paul, il n'avait pas à lutter, c'est lui-même qui nous l'apprend. « Qui nous séparera de l'amour de Jésus-Christ? la tribulation, ou la détresse, ou la faim, ou la persécution, ou la nudité, ou le péril, ou le glaive? » (Rm 8,35) Ailleurs il dit : « Dieu écrasera Satan sous vos pieds promptement ». (Rm 16,20) Il avait le diable sous ses ordres; de là ces paroles : « Je te prescris au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de sortir d'elle». (Ac 16,18) Ce langage n'est pas celui d'un homme qui lutte. Car celui qui lutte n'est pas, encore vainqueur, celui qui est vainqueur ne lutte plus. Il l'a dompté, asservi. Pierre ne luttait pas non plus contre le diable : il faisait mieux que lutter. Des fidèles, des catéchumènes n'avaient pas de peine, non plus, à en triompher. Aussi saint Paul dit-il : « Car nous « n'ignorons pas ses pensées ». (2Co 2,11) C'est pourquoi il lui fut si supérieur en puissance. Il dit encore : « Il n'est pas étonnant que ses ministres se transfigurent comme des ministres de justice ». (2Co 11,15) Ainsi il connaissait tous ses stratagèmes; rien ne pouvait le surprendre. « Déjà s'accomplit, dit-il encore, le mystère d'iniquité ». Mais c'est contre nous-mêmes qu'il faut lutter. En effet, écoutez ces autres paroles: « Je suis convaincu que ni anges, ni princes, ni puissances, ni vertus, ni choses présentes, ni choses futures, ne pourront nous séparer de l'amour du Christ ». Il ne dit pas simplement : « Du Christ », mais bien : « De l'amour du Christ ». Car bien des gens passent pour être unis au Christ, qui ne l'aiment point. Non-seulement, dit-il, tu ne me persuaderas as, tu ne me persuaderas pas même de l'aimer moins. Mais si les puissances d'en-haut n'avaient pas ce (559) pouvoir, qui donc aurait pu l'ébranler? Il ne dit pas qu'elles l'entreprennent, il parle par supposition : voilà pourquoi il lit : « Je suis convaincu ». Il ne luttait pas, néanmoins il redoutait les piéges du malin. Ecoutez plutôt : « Je crains que, comme le serpent séduisit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la simplicité qui est dans le Christ». (2Co 11,3) Oui, dira-t-on : mais,,de plus, il emploie le même langage en parlant dé lui-même : « Je crains qu'après avoir prêché aux autres je ne sois moi-même réprouvé ». Comment donc êtes-vous convaincu que personne ne vous séparera?

2205 5. Voyez-vous que ce langage est celui de l'humilité, de la retenue? Déjà, en effet, il habitait le ciel : « Ma conscience ne me reproche rien » (1Co 4,4), disait-il; et encore : « J'ai terminé ma carrière ». (2Tm 4,7) Ce n'est donc pas en cela que le diable l'entravait, mais en ce qui regardait ses disciples. Pourquoi? Parce que la domination du diable avait un complice dans leur propre libre arbitre. Sur ce terrain le diable était quelquefois vainqueur . mais plutôt ce n'est pas de Paul qu'il était vainqueur, c'est de l'apathie des tièdes. En effet, si Paul n'avait pas fait son devoir, par nonchalance où par toute autre raison, c'est lui qui aurait été vaincu : mais s'il ne négligeait tien et que seulement ses disciples fussent indociles, alors le diable triomphait non de Paul, mais de l'indocilité de ses disciples : ce n'est pas du médecin que la maladie avait raison, mais de la désobéissance du malade. Car, dès que le médecin a pourvu à tout, si le malade bouleverse tous ses arrangements ; c'est lui qui est le vaincu, et non pas le médecin. Ainsi le diable n'a jamais triomphé de Paul. D'ailleurs nous devons nous tenir heureux même de pouvoir lutter. A la vérité, tel n'est pas le souhait qu'il forme pour les Romains : il leur dit : « Il écrasera Satan sous vos pieds promptement ». (Rm 16,20) Quant aux Ephésiens, c'est le voeu qu'il exprime en leur faveur : « A celui qui est puissant pour tout a faire bien au-delà de ce que nous demandons ou concevons. ». (Ep 3,20) Celui qui lutte est encore en danger : d'ailleurs il doit se trouver heureux, s'il ne tombe pas. C'est quand nous aurons quitté ce monde, que nous jouirons du triomphe. Soit, par exemple, une passion mauvaise : la repousser loin de soi, l'éteindre, voilà qui est admirable mais si c'est une chose impossible, du moins luttons, résistons sans relâche : si nous sortons (lu monde, luttant encore, nous sommes vainqueurs. Car il n'en est pas de même ici que dans l'arène : là, si vous ne renversez pas votre adversaire, vous n'êtes pas vainqueur : ici, vous êtes vainqueur, si vous n'êtes pas renversé; si vous n'êtes pas jeté à bas, vous avez terrassé l'ennemi. Cela se conçoit deux athlètes aux prises luttent également pour la victoire ; et si l'un est renversé, l'autre est couronné. Il n'en est pas de même ici : le diable n'a en vue que notre défaite. Si donc je déjoue son projet, je triomphe : il ne vise pas à me renverser, mais à m'entraîner dans sa chute. Il est déjà vaincu, lui : car il a reçu le coup, il est perdu. Quant à sa victoire, elle ne consiste pas à gagner une couronne, mais à causer ma perte : de sorte que pour être victorieux il me suffit de rester debout sans le jeter à bas. Maintenant, la victoire sera éclatante, si, comme Paul, je le foule aux pieds tout à mon aise, comptant pour rien les choses présentes. Imitons ce saint: appliquons-nous à triompher du diable, et à ne lui donner aucune prise.

La richesse, l'argent, la vanité lui donnent prise : souvent elles le relèvent, souvent elles redoublent son impétuosité. Mais qu'est-il besoin de lutte et de combat? Celui qui lutte est dans l'incertitude du résultat : il ignore s'il ne sera pas vaincu et pris lui-même; mais celui qui foule aux pieds est assuré de la victoire. Foulons donc aux pieds la puissance du diable, foulons aux pieds les péchés, j'entends toutes les passions mondaines, colère, concupiscence, orgueil et le reste : afin que parvenus là-haut, nous ne soyons pas convaincus d'avoir laissé sans usage le pouvoir que Dieu nous a octroyé. Car c'est ainsi que nous obtiendrons les biens futurs. Mais si nous nous montrons indignes de cette prérogative, comment de plus grandes pourraient-elles nous être conférées? Si nous n'avons pas su fouler aux pieds l'ange rebelle, le déshonoré, le méprisé, comment notre Père nous mettrait-il en possession du patrimoine? Si nous n'avons pas su triompher d'un être placé si bas, quel titre aurons-nous à entrer dans la maison paternelle? Dites-moi : Si vous aviez un fils, et que ce fils négligeât ceux de vos serviteurs (560) qui font leur devoir, pour se lier avec ceux qui font votre tourment, qui sont exclus de la maison paternelle, qui ne songent qu'à jouer aux dés, et qu'il se conduisît ainsi jusqu'au bout, ne le déshériteriez-vous pas? Vous le feriez sans nul doute. Eh bien ! nous aussi, si nous négligeons les anges agréables à Dieu et préposés à notre direction pour vivre avec le diable, nous ne pouvons manquer d'être déshérités.

Puisse-t-il ne nous arriver rien de pareil ! Puissions-nous, après avoir engagé la lutte avec lui et être demeurés vainqueurs avec l'assistance d'en-haut, hériter du royaume des cieux. Si quelqu'un de vous a un ennemi, si on lui a fait tort, s'il est emporté, qu'il ramasse toute cette colère, tout ce mécontentement pour le déverser sur la tête du diable. Voilà un noble courroux, une colère utile, un louable ressentiment ! Si la rancune est un mal quand elle provient d'une cause mondaine, ici elle est un mérite. Si donc vous avez des défauts et que vous ne puissiez vous en débarrasser autrement qu'avec vos membres, il faut les faire servir à cet usage. On vous a frappé? Gardez-en rancune au diable, et ne vous réconciliez jamais avec lui. Mais il ne vous a pas frappé? N'importe : gardez-lui rancune, parce qu'il a offensé votre Maître, parce qu'il l'a outragé, parce qu'il persécute vos frères et leur fait la guerre... Soyez toujours plein de haine, d'amertume, de fiel : par là vous le rendrez humble, facile à braver, facile à vaincre. — Si nous nous déchaînons contre lui, il nous ménagera ; si nous sommes indulgents, il sera féroce : n'allons pas le traiter comme nous devons traiter nos frères. C'est un adversaire, un ennemi acharné de notre vie, de notre salut et du sien. S'il ne s'aime pas lui-même, comment nous aimerait-il ? Tenez-lui donc tête, et harcelons-le, avec l'assistance toute puissante de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui saura bien nous garantir de ses piéges et nous admettre au partage des biens futur,, : desquels puissions-nous tous être investis, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire, puissance, honneur au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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HOMÉLIE XXIII - Ep 6,14


Chrysostome sur Eph 2100