Chrysostome sur Jean 15

15

HOMÉLIE XV. NUL N'A JAMAIS VU DIEU: LE FILS UNIQUE, QUI EST DANS LE SEIN DU PÈRE, EST, CELUI QUI EN A DONNÉ LA CONNAISSANCE. (VERSET 18)

Jn 1,18

ANALYSE.

1. Personne n'a jamais vu Dieu dans sa substance.
2 et 3. Jésus-Christ connaît parfaitement le Père parce qu'il est dans son sein. - Dispute contre les Ariens et tous les autres hé. rétiques qui ont combattu la Divinité de Jésus-Christ. - Ce que Jésus-Christ nous a fait connaître de plus que les prophètes et Moïse. - Les chrétiens ne sont tous qu'un seul corps, ce qui est le plus grand, lien de l'amitié.


1. Ce n'est pas la volonté de Dieu que nous écoutions seulement les mots et les paroles de la sainte Ecriture: nous devons encore en méditer profondément le sens. C'est pour cette raison que le bienheureux. David a mis à plusieurs de ses psaumes cette inscription: «Pour l'intelligence», et qu'il disait: «Otez le voile qui est sur mes yeux, et je considérerai les merveilles qui sont enfermées dans votre loi». (Ps 118,18) Après lui, son fils Salomon nous apprend qu'il faut désirer la sagesse avec le même empressement qu'on recherche l'argent, ou plutôt qu'il faut l'estimer plus que l'or. Le Seigneur exhorte les Juifs à examiner avec soin les Ecritures (Jn 5,39), et nous invite à en faire notre plus grande étude il n'aurait pas parlé de la sorte si, pour les entendre, il n'y avait qu'à les lire. Personne, en effet, ne s'avisera d'examiner attentivement ce qui se fait connaître au moment qu'il se présente aux yeux, mais seulement ce qui est obscur, et ce qui a besoin d'un long examen il appelle les Ecritures un trésor caché, pour nous exciter à le chercher.

Je dis ceci, mes frères, afin que nous n'abordions pas légèrement et négligemment les saintes Ecritures: je le dis, afin que vous les écoutiez avec beaucoup d'attention. Si on les écoute sans préparation, sans attention, et si l'on n'en prend que la lettre, on se formera de Dieu bien d'absurdes idées: on le croira homme, on croira qu'il est d'airain, colère, furieux, et l'on adoptera bien d'autres dogmes encore pires. Mais si l'on en pénètre l'esprit, si l'on entre dans leur profondeur, on sera bien éloigné de ces ridicules opinions.

Par exemple, dans les paroles qu'on a lues, et que nous nous proposons d'expliquer, il est dit que Dieu a un hein, ce qui n'appartient qu'aux corps. Mais il n'y a personne d'assez insensé pour penser que l'Etre incorporel soit un corps. Afin donc que nous. prenions tout dans un sens spirituel, examinons cet endroit en remontant plus haut. «Nul», dit l'évangéliste, «n'a jamais vu Dieu»: par quel enchaînement d'idées est-il conduit à cette proposition? Après avoir montré la magnificence des dons que nous devons à Jésus-Christ et comment ils surpassent infiniment tout ce qu'a fait Moïse, il veut enfin nous découvrir la vraie cause de la différence qui est entré eux et entre leurs dons. Moïse, en effet, étant un serviteur, a été un ministre chargé de la dispensation des moindres présents; mais celui-ci qui est seigneur, qui est roi, fils du roi, qui est toujours avec son Père, et le voit sans cesse, nous a apporté. des dons infiniment supérieurs à ceux de Moïse. Voilà pourquoi saint Jean poursuit en ces termes: «Nul n'a jamais vu Dieu».

Que répondrons-nous donc à Isaïe qui fait si hautement retentir sa voix, en disant: «J'ai vu le Seigneur assis sur un trône sublime et élevé?» (Is 6,1) A Jean, qui lui rend [169] ce témoignage qu' «il a dit ces choses, lors«qu'il a vu sa gloire?» (Jn 12,41) A Ezéchiel? car il a vu aussi le Seigneur assis sur les chérubins (Ez 1). A Daniel, qui dit que «l'ancien des jours s'assit?» () Et à Moïse lui-même, qui parle ainsi à Dieu: «Montrez-vous à moi vous-même, afin que je vous voie manifestement?» (Ex 33,13) Jacob, pour avoir vu Dieu, a été appelé Israël (Gn 32,28 Gn 35,10): car Israël signifie un homme qui voit Dieu (1); d'autres aussi l'ont vu.

1. C'est le sentiment non-seulement de notre saint Docteur ici et homélie 57, sur la Genèse, mais encore de Philon, lib. de Temul. et lib. de proem. et poem.; d'Origène, tome 5, in Joan. et hom. 11 in Num.; de saint Basile, in caput. I Isaiae, de saint Grégoire de Nazianze, orat. 11 de Theol., de saint Augustin, lib. 16, de Civitat. Dei, chap. XXXIX. Cependant, selon le texte hébreu, Israël signifie un prince de Dieu, ou fort contre Dieu.

Pourquoi saint Jean dit-il donc: «Nul n'a jamais vu Dieu?» C'est pour nous faire connaître que dans ces apparitions Dieu tempérait l'éclat de sa majesté, s'accommodant à la faiblesse humaine, et qu'il ne s'est jamais fait voir dans sa pure substance. Si ces hommes l'avaient vu dans sa nature même, ils ne l'auraient point vu de différentes manières, puisqu'il est simple, sans figure, sans composition, sans bornes, qu'il n'est ni assis, ni debout, et qu'il ne marche point. Ce sont là, en effet, des choses propres aux corps. Mais ce qu'il est, lui seul le connaît. Et ce que je viens de dire, Dieu le Père le déclare par la bouche d'un de ses prophètes: «C'est moi», dit-il, «qui ai instruit les prophètes par un grand nombre de visions, et ils m'ont représenté à vous sous des images différentes» (Os 12,10) c'est-à-dire, je me suis proportionné à leur faiblesse, je ne leur ai point apparu tel que je suis.

Comme il devait venir à nous dans notre véritable chair, depuis longtemps il préparait les hommes à voir la substance de Dieu, autant qu'ils la pouvaient voir. En effet, ce que Dieu est, non-seulement les prophètes, mais les anges et les archanges mêmes ne le voient pas. Interrogez-les, ils ne vous répondront rien sur la substance, mais seulement ils chanteront «Gloire soit à Dieu dans le plus haut des cieux! que la paix règne sur la terre, et que les hommes soient chéris de Dieu». (Lc 2,14) Si vous voulez apprendre quelque chose des chérubins et des séraphins, ils vous répondront par ce chant mystique de sanctification: «Les cieux et la terre sont remplis de sa gloire». (Is 6,3) Si vous vous adressez aux puissances célestes, vous n'en apprendrez autre chose, sinon que tout leur office est de louer Dieu: «Louez le Seigneur», dit l'Ecriture, «vous tous qui êtes ses puissances». (Ps 148,2) Il est donc certain que le Fils seul le voit, et de même le Saint-Esprit. Car comment la nature créée pourrait-elle voir l'Etre Incréé? Que si nous ne pouvons clairement voir aucune puissance incorporelle, quoiqu'elle soit créée (ce qui s'est vérifié souvent pour les anges) nous pourrons bien moins voir la nature incorporelle et incréée c'est pourquoi saint Paul dit aussi: «Nul des hommes ne l'a vu, et ne peut le voir». (1Tm 6,16)

Mais est-ce là un avantage, une propriété particulière au Père seul, et que le Fils n'ait point? Loin de nous une telle pensée: le Fils a le même avantage, la même propriété. Et si vous en doutez, écoutez saint Paul qui le déclare: «Il est», dit-il, «l'image du Dieu invisible.». (Col 1,15) Or, celui qui est l'image du Dieu invisible, est lui-même invisible, autrement il ne serait point l'image. Que s'il dit ailleurs: «Dieu s'est manifesté dans la chair» (1Tm 3,16), ne vous en étonnez pas: la manifestation par la chair n'est pas une manifestation selon la substance. Aussi cet apôtre montre-t-il qu'il est invisible, non-seulement aux hommes, mais encore aux puissances célestes; car après avoir dit: «Il s'est manifesté dans la chair», il ajoute: «Il a paru «aux anges».

2. C'est pourquoi il a paru aux anges lorsqu'il s'est revêtu de chair: auparavant ils ne le voyaient pas de même, sa substance étant invisible pour eux-mêmes; mais, direz-vous, comment Jésus-Christ dit-il: «Ne méprisez aucun de ces petits. Je vous déclare que leurs anges voient sans cesse la face de mon Père qui est dans les cieux?» (Mt 18,10) Eh quoi! Dieu a-t-il une face, et est-il enfermé dans les cieux? Que personne ne soit assez fou pour le dire. Qu'est-ce donc qu'entend Jésus-Christ par ces paroles? ce qu'il entend quand il dit: «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur parce qu'ils verront Dieu». (Mt 5,8) Il parle de cette vision spirituelle qui nous est possible, de la pensée de Dieu; de même, nous devons dire des anges, qu'étant des créatures pures et vigilantes, ils ont toujours Dieu [170] présent et ne pensent jamais qu'à lui. C'est aussi pour cette raison qu'il dit lui-même. - «Nul ne connaît le Père que le Fils». (Mt 11,27) Quoi donc! sommes-nous tous dans l'ignorance? A Dieu ne plaise 1 Mais nul ne le counaît de même que le Fils. Comme donc plusieurs l'ont vu, autant que l'esprit de l'homme peut atteindre à cette vision, et que personne n'a vu sa substance, maintenant de même nous connaissons tous Dieu, mais nul ne counaît sa nature ni sa substance, sinon Celui qui est né de lui. Car, par le mot de connaissance, saint Jean entend ici une vision et une intelligence certaine, «pleine et entière», et telle due le Père l'a du Fils. «Comme mon Père «me connaît,», dit Jésus-Christ, «je connais a mon Père». (Jn 10,15)

C'est pourquoi voyez et considérez, mes frères, avec quelle fermeté et quelle confiance l'évangéliste s'énonce; ayant dit: «Nul n'a «jamais vu Dieu», il n'a point ajouté: le Fils qui l'a vu en a donné la connaissance; mais il a dit quelque chose de plus que voir, par ces paroles: «Celui qui est dans le sein du Père». En effet, être dans le sein du Père, c'est bien plus que voir. Celui qui seulement voit n'a pas une connaissance tout à fait pleine et parfaite de l'objet qu'il voit: mais celui qui habite dans le sein n'ignore rien. Lors donc que vous entendez ces paroles: «Nul ne connaît le Père que le Fils», ne dites point: Si le Fils connaît le Père plus que les autres, toutefois il ne le connaît pas dans sa plénitude; car c'est pour prévenir cette objection que l'évangéliste nous fait remarquer que le Fils deItwure dans le sein du Père, et que JésusChrist dit qu'il connaît autant le Père que le l'ère connaît le Fils.

Demandez donc aux contradicteurs: Le Père connaît-il le Fils? S'il n'est fou, il répondra: oui. Allons plus avant, faisons-lui ensuite cette demande: Le Fils voit-il et connaît-il le Père par une vision exacte et une connaissance parfaite, et connaît-il pleinement ce qu'il est? II Nous l'avouera encore. Concluez de là que la connaissance que le Fils a du Père est exacte, pleure et entière. Car il a dit lui-même: «Comme mon Père me connaît; je cannais «mon l'ère». Et ailleurs: «Personne n'a vu «Dieu, sinon Celui qui est de Dieu». Voilà pourquoi, comme je l'ai dit, l'évangéliste fait mention du sein, nous faisant connaître à la fois, par cette seule parole, qu'il y a entre le Père et le Fils liaison étroite, unité de substance, parfaite égalité de connaissance et de puissance. Le Père n'aurait pas dans son sein quelqu'un qui serait d'une autre substance et le Fils n'oserait pas demeurer dans le sein du Père, s'il n'était qu'un serviteur et le premier venu. C'est là ce qui n'appartient qu'au Fils, qui vit familièrement avec le Père, et n'a rien de moins que lui.

Voulez-vous connaître son éternité? écoutez ce que dit Moïse du Père: Si les Egyptiens veulent savoir, demandait-il, qui est Celui qui m'a envoyé, que leur répondrai-je? II eut ordre de répondre: CELUI QUI EST «m'a envoyé». Ce mot: CELUI QUI EST, signifie que Dieu est toujours, qu'il est sans commencement, qu'il est véritablement et proprement. Il signifie encore ceci: «Il était au commencement», et montre qu'il est toujours, «qu'il «est éternel». Ici saint Jean s'est donc servi d'une expression qui fait connaître que le Fils est sans commencement et de toute éternité dans le sein de son Père, Mais afin que la conformité de nom ne nous induise pas à croire que le Fils est du nombre de ceux qui sont fils par grâce, il met l'article qui le distingue de ceux-ci.

Que si cela ne vous suffit pas, et si vous êtes encore courbés vers la terre, écoutez ce nom qui lui est plus propre encore: c'est le nom d'UNIQUE. Si pourtant vos yeux restent encore attachés à la terre,, je ne ferai pas difficulté d'employer une parole humaine en parlant de Dieu; c'est-à-dire de me servir du mot de «sein», pourvu seulement que vous n'y attachiez pas une signification basse. Voyez-vous quelle est la providence et la bonté du Seigneur? Dieu s'attribue des noms indignes de lui, afin qu'au moins de cette manière vous le connaissiez, et que vous ayez de lui de grands et de hauts sentiments. Et vous, vous rampez à terre! Dites-moi, pourquoi est-il ici parlé de sein, nom charnel et grossier? Est-ce afin que nous pensions que Dieu est un être corporel? Dieu nous en garde! direz-vous. Pourquoi donc? Si par cette parole on-, ne prouve pas que le Fils est véritablement fils, et l'on n'établit pas que Dieu est un être incorporel, vainement se sert-on de ce nom «de sein» qui n'est d'aucun usage; pourquoi donc s'en sert-on? car je ne cesserai point de faire cette question. N'est-il pas évident qu'il est mis là pour que nous n'y attachions pas d'autre idée, sinon [171] que Jésus-Christ est véritablement le Fils unique, et qu'il est coéternel à son Père? «Il en a», dit l'évangéliste, «donné la connaissance». Quelle connaissance a-t-il donnée? «Nul n'a jamais vu Dieu». Il n'y a qu'un seul Dieu; mais les autres prophètes et Moise crient souvent: «Le Seigneur votre Dieu est le seul et unique Seigneur». (Dt 6,4) Et Isaïe: «Il n'y a point eu de Dieu formé avant moi, et il n'y en aura point après moi». (Is 43,10)

3. Qu'est-ce que le Fils nous a donc appris de plus, lui qui est dans le sein du Père? Qu'est-ce que le Fils unique nous a enseigné? Premièrement, que ces choses proviennent de son opération: en second lieu, que nous avons reçu une connaissance beaucoup plus claire, et que nous connaissons que «Dieu est esprit, et qu'il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité». (Jn 4,24) Et encore, ceci même: qu'il est impossible de voir Dieu, et que nul ne le connaît, sinon le Fils: et que Dieu est le Père d'un vrai Fils unique, et universellement tout ce qui est dit de lui.

Or ce mot: «Il a donné la connaissance», marque cette plus claire et plus évidente connaissance, qu'il a donnée, non-seulement aux Juifs, mais encore à tout le monde. Tous les Juifs n'avaient pas cru aux prophètes, mais tout l'univers s'est soumis au Fils unique de Dieu, et a cru en lui. Le mot de connaissance signifie donc ici l'évidence de la doctrine Voilà pourquoi il est appelé VERBE et Ange du grand conseil.

Puis donc que nous avons eu le bonheur de recevoir une plus belle et plus parfaite doctrine, et des connaissances plus hautes, Dieu ne nous parlant plus par les prophètes, mais par son propre Fils dans ces derniers jours (He 1,1), ayons une conduite beaucoup plus réglée et plus sainte, et vivons d'une manière digne d'un si grand honneur. Il serait ridicule que Jésus-Christ eût condescendu au point de ne vouloir plus nous parler par ses serviteurs, mais par lui-même, et que nous, nous ne fissions rien de plus que ceux qui sont venus avant nous. Ils ont eu Moïse pour docteur; et nous, nous avons pour docteur le maître même de Moïse. Professons donc une philosophie digne d'un si grand honneur, et n'ayons rien de commun avec la terre. Car Jésus ne nous a apporté une doctrine du ciel, que pour y élever nos pensées, et afin que nous imitions notre docteur selon nos forces et notre capacité.

Mais, direz-vous, comment pourrions-nous être les imitateurs de Jésus-Christ? Nous le ferons si nous rapportons tout à l'utilité publique, et si nous ne recherchons pas nos propres intérêts. Jésus-Christ, dit saint Paul, «n'a pas cherché à se satisfaire lui-même, mais comme il est écrit: les ouvrages de ceux qui vous insultaient, sont tombés sur moi. (Rm 15,3 Ps 68,12) Que personne donc ne cherche ses propres intérêts». (1Co 10,24) Ainsi on cherche ses propres intérêts, si l'on a en vue le bien de son prochain: car le bien de notre prochain est notre propre bien. «Nous ne sommes tous qu'un seul corps, et nous sommes tous réciproquement membres les uns des autres» (Rm 12,5) et des portions. Ne nous regardons donc pas comme des étrangers séparés les uns des autres. Que personne ne dise: celui-là n'est point mon ami, mon parent, mon voisin, je n'ai rien de commun avec lui: sous quel prétexte irai-je chez lui? que lui dirai-je? Il ne vous est pas parent, il n'est point votre ami mais il est homme de même nature que vous, il a le même. maître, il est votre compagnon et il loge sous la même tente; car il habite le même monde.

Que s'il a la même foi, voilà qu'il est votre membre. Quelle amitié peut former une plus grande union, que la parenté qui vient de l'unité de foi? Nous ne devons point montrer seulement à l'égard les uns des autres l'attachement qui unit l'ami avec son ami; mai: celui qui lie un membre avec un membre. El certes, vous ne trouverez pas de plus solide lien d'amitié et de parenté, ni de noeud si fort que celui-ci. Comme un membre ne saurait dire d'un autre membre du même corps: d'où me vient l'étroite liaison et la parenté que j'ai avec lui; car en cela il y aurait du ridicule; de même vous ne sauriez le dire de votre frère. «Car nous avons tous été baptisés dans le même esprit, pour n'être tous ensemble qu'un même corps». (1Co 12,12) Pourquoi, peur n'être tous qu'un même corps? afin que nous ne nous désunissions pas, et que, par cette parenté et cette mutuelle amitié, nous fassions tous ensemble les fonctions d'un seul corps. Ne méprisons donc pas notre prochain, si nous ne voulons nous mépriser nous-mêmes. [172] «Car nul», dit l'Ecriture, «ne hait sa propre chair, mais il la nourrit et l'entretient». (Ep 5,29)

C'est pour cette raison que Dieu nous a donné ce monde pour seule maison, qu'il nous a partagé toutes choses avec égalité; qu'il a créé un seul soleil pour éclairer tout le monde; qu'il a étendu le ciel comme une seule tente (Ps 104,3), préparé une seule table, qui est la terre; il a aussi préparé une autre table, beaucoup plus excellente que celle-là; mais celle-ci encore est unique, comme le savent ceux qui participent à nos saints mystères; il nous a octroyé à tous la même régénération spirituelle. Nous n'avons tous qu'une même patrie qui est dans le ciel: nous buvons tous un même breuvage. Point d'avantage pour le riche, point de désavantage ni d'infériorité pour le pauvre: le Seigneur a également appelé tous les hommes, et il leur a également distribué les biens charnels et les biens spirituels. D'où vient donc une si grande inégalité dans la vie? c'est de l'avarice et de l'insolence des riches.

Mais je vous en conjure, mes frères, ne vous conduisez plus de même à l'avenir; unis et liés tous ensemble par la communauté que Dieu a établie, et par le don qu'il nous a fait de tout ce qui nous est le plus nécessaire, que les biens terrestres et périssables ne divisent pas nos coeurs: que les richesses et la pauvreté, la parenté charnelle, la haine, l'amitié ne puissent rompre notre union. Toutes ces choses ne sont qu'une ombre, et moins qu'une ombre pour ceux que la charité de Dieu a unis. Conservons ce lien dans sa force et son intégrité, et nous fermerons par là tout accès aux esprits malins qui pourraient ébranler cette solide union, que je vous souhaite à tous, mes frères, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui soit, la gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



16

HOMÉLIE XVI. OR, VOICI LE TÉMOIGNAGE QUE RENDIT JEAN, LORSQUE LES JUIFS ENVOYÉRENT DE JÉRUSALEM DES PRÊTRES ET DES LÉVITES POUR LUI DEMANDER: QUI ÊTES-VOUS? (1,19-28)

Jn 1,19-27

ANALYSE.

1. Comment la malignité des Juifs se déclare dans les questions qu'ils adressent à saint Jean-Baptiste.
2. Comment ce fidèle précurseur renvoie à Jésus-Christ la gloire que ces mêmes juifs veulent lui attribuer à lui-même. - Grande opinion qu'avaient les Juifs de saint Jean-Baptiste. - Leur incrédulité à l'égard de Jésus-Christ est sans excuse et indigne de pardon. - Humilité de saint Jean-Baptiste. - Contre les Anoméens. - L'orgueil renverse toute la vertu de l'âme, et corrompt toutes les bonnes oeuvres: il est le père du diable, le principe, la source et la cause de tous les péchés. - De l'aumône. - Les pauvres transportent dans le ciel les biens de ce monde, et les riches qui les leur confient.

1. L'envie, mes chers frères, est une chose terrible et funeste; oui, mais aux envieux et non à ceux à qui on porte envie. Elle nuit aux premiers, elle les infecte, insinuant en quelque sorte un poison mortel dans leur âme; que si elle fait du tort à ceux qu'elle attaque, ce tort est léger et nullement considérable, et le profit qui en revient surpasse le dommage. Et non-seulement il en est ainsi de l'envie, mais encore de tous les autres vices; et le dommage qu'ils causent retombe, non sur celui qui souffre, mais sur celui qui fait le mal. S'il n'en était pas ainsi, saint Paul n'aurait pas. ordonné à ses disciples de plutôt souffrir [173] l'injure que de la faire; il ne leur eût pas dit «Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt les «injustices? Pourquoi ne souffrez-vous pas «plutôt, qu'on vous trompe?» (1Co 6,7) En quoi le saint apôtre fait bien voir qu'il savait parfaitement que le mal retombe sur celui qui le fait et non pas sur celui qui le reçoit.

C'est la jalousie des Juifs, mes frères, qui m'a inspiré cette digression. Ceux qui, sortant des villes, accouraient à Jean, confessaient leurs péchés, étaient baptisés par lui, sont les mêmes qui, par une espèce de repentir de ce qu'ils venaient de faire, envoyent lui demander: «Qui êtes-vous?» Vraie race de vipères, vrais serpents et quelque chose de pire, s'il est possible; race méchante, adultère, pervertie; quoi 1 après avoir reçu le baptême, tu t'inquiètes de savoir qui t'a baptisée? Est-il une plus grande folie que la tienne? Comment es-tu venue à lui? Comment as-tu confessé tes péchés? Comment es-tu accourue à celui qui baptise? Comment lui as-tu demandé ce que tu devais faire? Alors, tu n'as pa su ce que tu faisais, tu as agi inconsidérément, sans t'enquérir de la première chose qu'il t'importait de savoir. Mais saint Jean ne leur en a pas dit un seul mot, ni fait le moindre reproche; au contraire, il leur a répondu avec la plus grande douceur.

Mais pourquoi? Cherchons maintenant à le découvrir; il faut en pénétrer la raison. La méchanceté des Juifs en éclatera davantage aux yeux de tout le monde. Souvent saint Jean-Baptiste leur a rendu témoignage de Jésus-Christ; souvent il leur en parlait en les baptisant, et leur disait: «Pour moi, je vous baptise dans l'eau, mais celui qui doit venir après moi est plus puissant que moi. C'est lui qui vous baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu». (Mt 3,11) Ils ont donc été dupes, en ce qui concerne Jean, d'une illusion toute humaine. Ayant en vue la gloire du monde, et ne s'attachant qu'à ce qui se présentait à leurs yeux, ils croyaient qu'il était indigne de lui d'être inférieur à Jésus-Christ. En effet, plusieurs choses relevaient saint Jean: premièrement, son illustre naissance: il était fils d'un prince des prêtres; en second lieu, sa vie dure et austère, son mépris pour toutes les choses de ce monde; par exemple, son vêtement, sa table, sa maison, le peu de soin qu'il avait de sa nourriture, le désert qu'il habitait auparavant. Jésus-Christ, au contraire, était de basse naissance, ce que souvent ils lui reprochaient en ces termes «N'est-ce pas le fils de ce charpentier? Sa mère ne s'appelle-t-elle pas Marie, et ses frères Jacques et Joseph?» (Mt 13,55) Et encore: la ville, qu'on regardait comme sa patrie, était dans un si grand mépris, que Nathanaël même disait: «Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth?» (Jn 1,46)

Ajoutons qu'il vivait comme tout le monde et que ses vêtements n'avaient rien de particulier. Il ne portait pas une ceinture de cuir autour des reins, son vêtement n'était pas de poils de chameau, il ne se nourrissait pas de sauterelles et de miel sauvage. Son genre de vie ne le distinguait en rien des autres hommes; il s'asseyait quelquefois à la table d'hommes pervers, de publicains, afin de les gagner. Mais les Juifs ne pénétrant point la sagesse de cette conduite, la lui reprochaient, comme il le dit lui-même: «Le Fils de l'homme est venu mangeant et buvant, et ils disent: voilà un homme qui aime à faire bonne chère et à boire du vin, il est ami des publicains et des gens de mauvaise vie». (Mt 9,19)

Or, comme Jean-Baptiste ne cessait de renvoyer les Juifs à Jésus-Christ, qui leur paraissait inférieur à lui, quoiqu'ils en eussent de la honte et du chagrin, aimant mieux l'avoir lui-même pour docteur, ils n'osèrent pas néanmoins le déclarer ouvertement; mais ils députèrent des gens vers lui dans l'espérance de l'engager par cette flatterie à confesser qu'il était le Christ; et ils ne lui envoyèrent pas des hommes de basse condition, comme à Jésus-Christ, lorsque, voulant le surprendre dans ses paroles, ils dépêchèrent auprès de lui des serviteurs, des hérodiens (Mt 22,15-16) et d'autres hommes de cette espèce; mais des prêtres et des lévites; et encore, non toute sorte de prêtres, mais des prêtres de Jérusalem, c'est-à-dire les plus considérables et les plus honorables; car ce n'est pas sans raison que l'évangéliste l'a remarqué. Ils les envoient donc pour lui demander: «Qui êtes «vous?» En effet, la naissance de Jean-Baptiste était si illustre et si célèbre que tous disaient: «Quel pensez-vous que sera un jour «cet enfant?» (Lc 1,66) Et que «le bruit de ces merveilles se répandit dans tout le pays des montagnes de Judée». (Lc 1,65) Et encore, lorsqu'il vint au Jourdain, toutes les villes accoururent en foule, et de Jérusalem et de toute la Judée on venait à lui pour être baptisé. Les prêtres et les lévites interrogent donc Jean; ce n'est pas qu'ils ne sachent qui il est, (il était trop bien connu); mais c'était pour le porter à se dire le Christ, comme je l'ai dit ci-dessus.

2. Ecoutez donc, mes frères, comment ce saint homme répond à la pensée de ceux qui l'interrogent et non à la demande qu'ils lui font. Lorsqu'ils lui disent: «Qui êtes vous?» il ne répond pas d'abord ce qu'il semblait naturel de répondre: «Je suis la voix de celui qui crie dans le désert»; mais il impose silence à leurs conjectures. Car sur la de mande: «Qui êtes-vous?» l'Ecriture dit: «Il confessa, et il ne le nia point; il confessa qu'il n'était point le Christ (20)». Faites ici attention à la sagesse de l'évangéliste:. il répète trois fois cette réponse, pour faire connaître la vertu de Jean-Baptiste et la méchanceté et la folie de ces ambassadeurs. Et saint Luc dit que le peuple, que tous pensant en eux-mêmes qu'il était le Christ (Lc 3,15), il avait lui-même éloigné et étouffé cette pensée. C'est le devoir d'un bon et fidèle serviteur, non-seulement de ne point s'arroger la gloire qui n'est due qu'à son maître, mais encore de rejeter celle que la multitude veut ôter à celui-ci pour la lui donner à lui-même.

Le peuple à la vérité avait conçu ce sentiment par simplicité et par ignorance; mais les prêtres et les lévites, comme j'ai dit, faisaient cette question dans une intention maligne; ils espéraient par leur adulation obtenir ce qu'ils désiraient; s'ils ne sen fussent pas flattés, ils n'auraient pas aussitôt passé à une autre demande, mais ils se seraient plaints de ce que Jean-Baptiste n'avait pas répondu à leur question, et ils auraient dit: Est-ce que nous avons eu cette pensée? Est-ce là ce que nous sommes venus te demander? Etant donc comme pris et découverts, ils passent vite à une autre question, et ils lui demandent: «Quoi donc? Etes-vous Elie? Et il leur répondit: Je ne le suis point (21)». En effet, ils attendaient Elie, comme Jésus-Christ le dit. Car «ses disciples l'ayant interrogé, et lui ayant dit: Pourquoi donc les scribes disent-ils qu'il faut qu'Elie vienne auparavant? Il leur répondit: Il est vrai qu'Elie doit venir et qu'il rétablira toutes choses». Ils poursuivent ensuite, et ils lui demandent «Etes-vous LE prophète (1)? Et il leur répondit «Non». (Mt 17,10-11) Et cependant il était prophète; pourquoi donc répond-il négativement? C'est qu'il répond encore à l'esprit et à la pensée de ceux qui l'interrogent: ils attendaient un grand prophète, parce que Moïse avait dit: «Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un prophète comme moi d'entre vos frères; écoutez-le». (Dt 18,15) Et Jésus-Christ était ce prophète. Voilà pourquoi ils ne disent pas: Etes-vous prophète, du nombre des prophètes? mais ils disent avec l'article: Etes-vous LE prophète qui a été prédit par Moïse? C'est pour cela qu'il a nié, non qu'il était prophète, mais ce prophète. «Ils lui dirent donc:» mais «qui êtes-vous, afin que, nous rendions réponse à ceux qui nous ont envoyés? Que dites-vous de vous-même? (22)» Ne voyez-vous pas qu'ils pressent, qu'ils poursuivent leurs interrogations, qu'ils ne cessent point de le questionner, et que lui, au contraire, ayant auparavant repoussé avec douceur leur fausse opinion, établit le vrai sentiment qu'ils doivent avoir de lui; car il leur dit: «Je suis la voix de celui qui crie dans le désert: Rendez droite la voie du Seigneur, comme a dit le prophète Isaïe (23)». Comme Jean-Baptiste avait parlé de Jésus-Christ d'une manière grande et sublime; eu égard à l'opinion qu'ils en avaient, il a promptement recours au prophète, et il s'appuie de son témoignage pour gagner la confiance de ses auditeurs.

1. «Le Prophète». J'exprime avec les plus savants commentateurs grecs «l'article» qui est dans le grec, qui marque un prophète particulier que les Juifs attendaient, comme le prophète prédit par Moïse, ainsi que l'observe le saint Docteur. Cet article est même si absolument nécessaire en cet endroit, que sans lui l'explication et la réflexion de saint Chrysostome n'ont point de sens, et ne peuvent être entendues. Ainsi, demander à Jean-Baptiste: «Etes-vous le prophète?» c'était dire: Etes-vous celui que nous attendons, ce grand prophète; ce prophète par excellence, promis par Moise. Voilà pour quoi il répond: «Je ne le suis pas, c'est-à-dire, je ne suis pas le Messie».

«Or, ceux qu'on lui avait envoyés», dit l'évangéliste, «étaient des pharisiens (24); ils lui firent encore une nouvelle demande, et lui dirent: Pourquoi donc baptisez-vous, si vous n'êtes ni le Christ, ni Elie, ni prophète? (25)» Ceci vous fait voir, mes frères, que je n'ai pas témérairement dit qu'ils avaient voulu l'amener là, «ou l'engager à se déclarer le Christ». Et certes, au commencement ils ne s'expliquaient pas si nettement, de crainte que tout le monde ne découvrît 175 leur intention. Ensuite, après qu'il a dit: «Je ne suis point le Christ», voulant cacher ce qu'ils machinaient dans leur coeur, ils reviennent encore à Elie et à la qualité de prophète. Mais dès qu'il leur a répondu qu'il n'est ni l'un ni l'autre, ils sont déconcertés, forcés de quitter leur masque, et de montrer à nu leur artificieux projet, en disant: «Pourquoi donc baptisez-vous, si vous n'êtes point le Christ?» Puis revenant à leur hypocrite dessein, ils prononcent ces nouveaux noms, celui d'Elie, celui du prophète. Comme ils n'avaient pu le surprendre par leur flatterie, ils espéraient, mais à tort, le forcer par leur accusation à dire ce qui n'était point. O folie! ô arrogance! ô malséante curiosité! Vous avez été envoyés, pour apprendre de Jean-Baptiste qui il est et d'où il est; n'allez-vous pas maintenant lui faire la loi? Car vous agissez encore en personnes qui veulent le contraindre de se déclarer le Christ. Cependant il ne se fâche point même alois; il ne leur dit rien de ce qu'on aurait attendu: Prétendez-vous me commander et me faire la loi? Mais il montre encore une grande modestie en ce qu'il dit: «Pour moi, je baptise dans l'eau, mais il y en a un au milieu de vous que vous ne connaissez pas; c'est lui qui va venir après moi (1), qui est au-dessus de moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de ses souliers (26, 27)».

1. «Qui va venir après moi», c'est-à-dire, «Qui va prêcher après moi selon saint Chrysostome.

3. Que peuvent opposer les Juifs à ce que nous venons de dire? les voilà confondus; ils ne peuvent éviter leur jugement, ni attendre aucun pardon: ils ont eux-mêmes prononcé leur arrêt. Comment? de quelle façon? Ils croyaient Jean-Baptiste un homme digne de foi, et si véridique, qu'ils le croyaient non-seulement quand il rendait témoignage aux autres, mais encore quand il parlait de lui-même. Et en effet, s'ils n'eussent pas été dans ces dispositions, ils n'auraient pas envoyé lui demander à lui-même qui il était. Vous le savez, nous ne croyons à ceux qui rendent témoignage d'eux-mêmes, qu'autant que nous les regardons comme les plus véridiques de tous les hommes. Et ce n'est point là seulement ce qui leur ferme la bouche; mais c'est aussi l'intention dans laquelle ils étaient venus l'interroger. D'abord ils sont vifs et pressants, ensuite ils changent et se modèrent. Jésus-Christ le montre par ces paroles: «Jean était une lampe ardente, et vous avez voulu vous réjouir pour un peu de temps à la lueur de sa «lumière». (Jn 5,35) Mais d'ailleurs sa réponse le rendait plus croyable. Car «celui «qui ne cherche pas sa propre gloire», dit encore Jésus-Christ, «est véritable, et il n'y a «point en lui d'injustice». (Jn 7,18) Or, Jean-Baptiste ne l'a point cherchée, mais il les a envoyés à un autre. Et, de plus, ceux qui avaient été envoyés étaient les plus dignes de foi d'entr'eux, des premiers et des plus considérables; d'où il s'ensuit qu'il ne leur reste point d'excuse pour n'avoir pas cru en Jésus-Christ.

Car, je vous le demande, ô Juifs, pourquoi ne vous êtes-vous pas rendus à ce que Jean vous disait de Jésus-Christ? Vous avez envoyé les premiers et les plus considérables d'entre vous, par leur bouche vous l'avez interrogé; vous avez ouï ce qu'il a répondu. Vos envoyés ont employé tout leur zèle, tous leurs soins et toute leur adresse; ils se sont informés de tout, ils ont tout examiné et nommé tous ceux sur qui vous aviez jeté vos soupçons: et toutefois il a confessé avec une grande liberté qu'il n'était ni le Christ, ni Elie, ni le prophète attendu. Non content de cela, il vous a appris qui il était, et vous a entretenu de la nature de son baptême; il vous a déclaré que c'était peu de chose, qu'il n'avait rien de grand, rien de plus que de l'eau, vous montrant en même temps la supériorité et l'excellence du baptême conféré par Jésus-Christ. Il vous a aussi cité le prophète Isaïe, qui, longtemps auparavant, avait témoigné que Jésus-Christ était le maître et le Seigneur, et Jean-Baptiste le ministre et le serviteur. Enfin que restait-il? y avait-il autre chose qu'à croire à celui de qui on rendait témoignage, qu'à l'adorer et le confesser Dieu? mais que ce témoignage fut, un témoignage non de complaisance, mais de vérité: les moeurs et la sagesse de celui qui le rendait, le faisaient bien voir. Et en voici une preuve évidente: personne ne préfère son prochain à soi, ni ne cède à un autre l'honneur qu'il peut s'attirer à lui-même, surtout quand cet honneur est si grand. C'est pourquoi si Jésus-Christ n'eût pas été Dieu, jamais Jean-Baptiste ne lui aurait rendu ce témoignage. Et, puisqu'il a éloigné de soi cet honneur, comme étant infiniment au-dessus de sa nature et de sa condition, il [176] est certain qu'il ne l'a point attribué à une autre personne inférieure.

«Mais il y en a un au milieu de vous que «vous ne connaissez pas (26)». L'évangéliste a dit cela, parce que Jésus-Christ, ainsi qu'il était naturel, se mêlait et se confondait au milieu de la foule du peuple, comme s'il eût été lui-même un homme du commun, voulant en tout nous montrer le mépris que nous devons faire de la pompe et du faste. Mais par le mot de «connaissance», il entend la parfaite connaissance, c'est-à-dire qui il était et d'où il était venu. Souvent il a répété ces paroles: «Il doit venir après moi», et c'est comme s'il disait: Ne pensez pas que tout s'accomplisse dans mon baptême: si mon baptême était parfait, un autre ne viendrait pas après moi volts apporter un autre baptême: le mien n'est qu'une certaine préparation à celui-ci: ce que nous faisons n'est qu'une ombre et une figure; il faut qu'il en vienne un autre, pour vous apporter la vérité. C'est pourquoi ce mot: «Celui qui va venir après moi», marque principalement sa dignité. Car si le premier baptême était parfait, il ne serait nullement nécessaire de recourir à un autre. «Il est avant moi», c'est-à-dire il est plus honorable et plus illustre que moi. Après quoi, de peur qu'ils ne crussent que c'était par comparaison à lui, que Jésus-Christ était plus grand et plus excellent; pour faire voir qu'il n'y a nulle comparaison à faire, il ajoute: «Je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers (27)», c'est-à-dire: Non-seulement il est avant moi, mais il est tel que je ne mérite pas d'avoir même une place parmi ses derniers serviteurs; car déchausser, c'est le ministère le plus bas. Que si Jean-Baptiste n'est pas digne de dénouer les cordons. de ses souliers, ce. Jean-Baptiste, dont il est dit, qu' «entre tous ceux qui sont nés des femmes, il n'en est point né de plus grand que lui» (Lc 7,18), en quel rang nous-mêmes nous mettrons-nous, si celui qui était égal à tout le monde, ou plutôt qui était plus grand et au-dessus, qui était du nombre de ceux dont saint Paul dit que «le monde n'en était pas digne» (He 6,38), se dit indigne d'être compté parmi les derniers serviteurs, que dirons-nous, nous qui sommes autant au-dessous de la vertu de Jean-Baptiste que la terre est éloignée du ciel?

4. Jean-Baptiste se dit donc indigne de dénouer les cordons des souliers, mais les ennemis de la vérité tombent dans un si grand excès de folie, qu'ils osent se prétendre dignes de connaître Dieu, comme il se connaît lui-même: peut-on voir rien de pire qu'une telle démence? rien de plus insensé qu'une telle présomption? Un sage l'a fort bien dit: «Le commencement de l'orgueil est de ne point connaître Dieu (1)». (Si 10,14) Celui qui devint le diable ne le serait point devenu, n'aurait pas été chassé du paradis, s'il n'eût été possédé de cette maladie: C'est là ce qui a causé sa disgrâce, c'est là ce qui l'a précipité dans l'enfer, ce qui a été la source de tous ses maux. En effet, ce vice suffit pour gâter tout ce qu'il y a de bon dans une âme: aumône, oraison, jeûne, que sais-je encore? «Ce qui est grand aux yeux des hommes est impur devant Dieu». (Lc 16,16) Ce n'est donc pas seulement la fornication, ni l'adultère qui souille l'homme, c'est encore et surtout l'orgueil. Pourquoi? parce qu'à l'égard de la fornication, quoiqu'elle soit indigne de pardon, l'homme néanmoins peut s'excuser sur sa concupiscence: mais l'orgueil n'a ni cause, ni excuse à prétexter, qui puisse lui fournir une ombre de justification: il n'est autre chose qu'un renversement d'esprit, une très-grande et très-cruelle maladie qui vient uniquement de la démence: car il n'est rien de plus insensé que l'homme orgueilleux, fût-il très-riche, eût-il toute la sagesse du monde, fût-il très-puissant, possédât-il, en un mot, tout ce que les hommes, regardent comme digne d'envie.

1. Ou bien comme on lit dans, les Septante: «Le commencement de l'orgueil de l'homme est de se révolter contre Dieu, et d'éloigner son coeur de celui qui nous a faits». Ou encore comme notre Vulgate: «Le commencement de l'orgueil de l'homme est de commettre une apostasie à l'égard de Dieu». Ce qui peut fort bien s'appliquer et à la chute de Lucifer; et à la chute d'Adam. On peut encore l'entendre du mépris de Dieu, qui accompagne tontes sortes de péchés. L'orgueil, le mépris de Dieu, source de tous péchés. Nullum peccatum fieri potest, potuit, aut poterit sine superbia: siquidem nihil aliud est omne peccatum, nisi contemptus Dei. S. Prosp. de vita contemplat. lib. 3, chap. 3 et 4.
2. Saint Chrysostome dit: aXatarton, impurum, le texte grec du N. Test. lit. bdelutma, abominatio. La différence des mois ne change point le sens: ce qui est impur devant Dieu, est en abomination devant lui.
3. Toute la gloire de l'homme, dit saint Pierre, est comme la fleur de l'herbe. (1P 1,24)

Si celui que les vrais biens enorgueillissent est malheureux et misérable; s'il perd toute la récompense qu'il en pouvait espérer: celui qui s'élève pour des choses qui n'ont rien de réel, qui enfle son tueur pour une ombre, pour la fleur de l'herbe, car la gloire mondaine n'est pas autre chose (4), n'est-il pas le plus ridicule de tous les hommes? Pareil à un pauvre 177 qui, mendiant son pain, souffrant la faim continuellement, se glorifierait d'avoir eu une fois pendant la nuit un songe agréable. Malheureux et misérable que vous êtes, quoi! votre âme est infectée d'une très-dangereuse maladie, vous êtes dans la plus extrême pauvreté, et vous Nous enorgueillissez de posséder tant et tant de talents d'or, d'avoir une foule de serviteurs à vos ordres? Mais ces choses ne sont point à vous; si vous ne m'en croyez pas, consultez l'expérience de ceux qui ont été riches avant vous. Mais si vous êtes si ivre, que l'exemple d'autrui né soit pas capable de vous instruire, attendez un peu, et votre propre expérience vous apprendra que vous ne retirerez de ces prétendus biens aucun avantage, lorsqu'au lit de mort, ne disposant plus d'une heure ni d'un seul moment, vous serez obligé de les laisser malgré vous à ceux qui seront là, et souvent à des personnes à qui vous ne voudriez pas les donner. Plusieurs, en effet, n'ont pas eu le pouvoir d'en disposer à leur gré; ils sont morts subitement, et lorsqu'ils désiraient le plus d'en jouir, ils ne l'ont pu: enlevés, arrachés de force, ils ont été contraints de les laisser à d'autres, à qui certainement ils n'auraient pas voulu les donner.

De peur donc qu'un pareil malheur ne vous arrive, dès maintenant, dès aujourd'hui que nous sommes en santé, envoyons ces biens en notre patrie; c'est seulement de cette manière que nous pourrons en jouir. Par là, nous les mettrons en dépôt dans un asile sûr et inviolable. Là haut, en effet, on ne trouve aucune des choses qui peuvent y porter atteinte; là (1), ni mort, ni testaments, ni héritiers, ni calomnies, ni piéges: mais celui qui sort de ce monde, chargé de bien:, en jouira toujours. Quel est l'homme si misérable qui ne veuille pas vivre éternellement dans les délices avec ses richesses? Transportons-les donc, nos richesses, déposons-les dans le ciel. Il ne nous faut pour ce transport ni ânes, ni chameaux, ni chariots, ni navires. Dieu nous a délivrés de toute difficulté, de tout embarras; nous n'avons besoin que des pauvres, des boiteux, des aveugles, des malades. C'est à ceux-là que revient la charge d'opérer ce transport; ce sont eux qui font passer nos richesses dans le ciel; ce sont eux qui ouvrent l'héritage des biens éternels aux possesseurs de pareilles richesses. Fasse le ciel que nous en jouissions tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Voyez (Mt 6,19-20). - 178 -



Chrysostome sur Jean 15