Chrysostome sur Jean 19

19

HOMÉLIE 19. ET AYANT TROUVÉ LE PREMIER SON FRÈRE SIMON, IL LUI DIT: NOUS AVONS TROUVÉ LE MESSIE, C'EST-À-DIRE LE CHRIST. - ET IL L'AMENA A JÉSUS. (VERS. 41, 42)

Jn 1,41-42

ANALYSE.

1. Que l'homme ne peut se passer de la société. - André ayant découvert le Messie, appelle aussitôt son frère pour le rendre participant de son bonheur.
2. La prophétie manifeste la puissance divine avec non moins de certitude que le miracle.
3. Les anciens avaient plusieurs noms: les chrétiens n'ont que le seul nom de chrétien. - Combien ce nom est honorable et respectable. - Ne rien faire qui soit indigne d'un si grand nom. - Nous portons le nom de Jésus-Christ. - Nous sommes aussi proches de Jésus-Christ que la tête l'est du corps: cela nous engage à l'imiter. - Faire un honnête usage des richesses, comment? - Distribuer son bien aux pauvres c'est s'enrichir.


1. Au commencement, Dieu ayant créé l'homme, ne le laissa point seul, mais il lui donna la femme pour être son aide et sa compagne (Gn 2,78), sachant que de cette société il naîtrait un grand bien. Mais si la femme n'en a pas usé comme elle devait, que s'ensuit-il? Malgré cela, si l'on examine la chose en soi, on trouvera qu'une pareille société procure de grands avantages à ceux qui ont du sens et de la raison. Cela n'est pas vrai seulement de l'homme et de la femme; mais encore des frères qui, s'ils vivent ensemble, jouiront du même bienfait: Voilà pourquoi le prophète disait: «Qu'il est doux et agréable de voir les frères réunis ensemble!» (Ps 133,1) Et saint Paul nous avertit de ne nous point «retirer de nos assemblées» (He 10,25): car c'est en quoi nous différons des bêtes. Voilà ce qui nous fait bâtir des villes, des places publiques, des maisons, pour être réunis ensemble, non-seulement par la communauté d'habitation, mais aussi par le lien de la charité. Dieu Créateur de notre nature, l'ayant formée de façon qu'elle a besoin des autres, et ne se suffit point à elle-même, a si bien dispensé toutes choses, que la mutuelle société et les assemblées remédient et suppléent à cette indigence. C'est pourquoi les noces ont été établies, afin que l'un trouve chez l'autre ce qui lui manque à lui-même; ainsi la nature qui était pauvre se suffit enfin, en sorte que, quoiqu'elle soit devenue mortelle, elle conserve une sorte d'immortalité par la continuelle succession de l'un à l'autre. Je pourrais m'étendre sur cette matière, et vous faire voir quel est l'avantage d'une étroite et sincère union: mais le sujet que nous avons à traiter nous presse, et ce n'est qu'à son occasion que nous avons touché ces choses.

André étant demeuré avec Jésus, et ayant appris beaucoup de lui, ne cacha point ce trésor dans son sein; mais il se hâta de courir auprès de son frère, voulant le faire participer à ses richesses: mais pourquoi Jean n'a-t-il pas rapporté ce que Jésus-Christ leur dit? Et d'où savons-nous que c'est pour entendre Jésus que ces disciples sont demeurés avec lui? Nous vous le fimes voir il n'y a pas bien longtemps, et on peut s'en instruire encore par la lecture d'aujourd'hui. Considérez ce qu'André dit à son frère: «Nous avons trouvé le Messie, c'est-à-dire le CHRIST» (Jn 1,41). Par là, vous le voyez, il révèle ce qu'il venait d'apprendre en si peu de temps: il fait paraître la vertu et la sagesse du maître qui leur avait donné cette connaissance et les avait persuadés, ainsi que le zèle et la diligence de ceux qui au commencement se sont attachés à connaître Jésus-Christ. En effet, ce que dit et ce que fait André, marque une âme qui désire de tout son coeur l'avènement du Messie, qui espère qu'il viendra du ciel, qui tressaille de joie quand elle apprend qu'il est venu, et se hâte d'annoncer aux autres une si grande nouvelle. Dans les choses spirituelles, se tendre mutuellement la main, c'est le fait d'une amitié fraternelle et d'un vrai parent qui aime bien et sincèrement.

Ecoutez-le, comment lui aussi, il ajoute l'article. Car André n'a pas seulement dit un Messie, mais le Messie (Jn 1,41): «Celui que nous attendons». Par où il paraît qu'ils attendaient un Christ, qui n'avait rien de commun avec les autres. Mais remarquez que dès le commencement Pierre est d'un esprit docile et soumis. D'abord, et sans plus tarder il accourt: «Il l'amena à Jésus» (Jn 1,42) (dit l'évangéliste). Au reste, que nul ne blâme sa facilité à recevoir cette parole sans beaucoup d'examen. Il est vraisemblable que son frère la lui expliqua avec soin et au long; mais les évangélistes s'attachant à la brièveté, rapportent sommairement bien des choses. D'ailleurs saint Jean ne dit pas que Pierre crut aussitôt; mais «qu'il l'amena à Jésus», pour le lui donner, afin qu'il apprît toutes choses de lui. L'autre disciple y était aussi présent et participait à tout. Que si, lorsque Jean-Baptiste a dit: Voilà l'agneau, voilà celui qui baptise dans le Saint-Esprit, il a laissé à Jésus-Christ le soin de nous donner une plus claire intelligence de cette doctrine; André, qui sans doute, ne s'estimait pas capable de tout expliquer, a dû à plus forte raison faire de même: Aussi s'est-il contenté d'amener à la source même de la lumière son frère, qui en avait un si grand empressement et une si grande joie, qu'il n'hésita même pas un petit moment. «Jésus l'ayant regardé lui dit: Vous êtes Simon fils de Jean: Vous serez appelé Céphas, c'est-à-dire Pierre» (Jn 1,42). Ici déjà Jésus-Christ commence à découvrir peu à peu sa divinité par des prédictions. Et c'est ainsi qu'il en usa avec Nathanaël (Jn 1,48), et avec la femme samaritaine. (Jn 4,18)

2. Car les prophéties ne touchent pas moins les hommes que les miracles, et elles excluent toute idée de charlatanisme. Les insensés peuvent calomnier les miracles: «Cet homme», disaient les Juifs, «chasse les démons par la vertu de Béelzébuth» (Mt 12,24); mais jamais on n'a parlé de même des prédictions et des prophéties. A l'égard donc de Simon et de Nathanaël, Jésus-Christ s'est servi de cette sorte de doctrine et d'instruction; mais il n'a pas fait de même à l'égard d'André et de Philippe. Pourquoi? parce qu'ils avaient ouï le témoignage de Jean-Baptiste, qui n'avait pas médiocrement servi à les préparer: la vue des autres disciples fut pour Philippe un témoignage digne de foi, capable d'exciter et d'embraser son coeur. «Tu es Simon fils de Jean: Tu seras appelé Céphas, c'est-à-dire Pierre» (Jn 1,42). Jésus rend croyable la prédiction d'une chose future au moyen d'une chose présente: celui qui nommait le père de Pierre prévoyait sans doute l'avenir. Or, il y a de l'honneur et de la gloire à prédire ainsi ce qui ne doit arriver que longtemps après. Au reste ce n'était point là un compliment flatteur, mais une vraie prédiction de l'avenir, l'avenir même le montra.

Mais faites attention à la force avec laquelle Jésus reprend la Samaritaine, en lui découvrant sa vie passée: «Vous avez eu cinq maris», lui dit Jésus-Christ, «et maintenant celui que vous avez n'est pas votre mari». (Jn 4,18) De même son père parle souvent de la prophétie, lorsqu'il s'élève contre le culte des idoles: «Qu'ils découvrent», dit-il, «ce qui vous doit arriver», et encore: «J'ai prédit» l'avenir, «et je vous ai sauvés, et il n'y a point d'étranger parmi vous (1)». Et c'est la même chose dans toutes les prophéties. Car c'est là principalement son oeuvre, que les démons ne peuvent imiter, quelque effort qu'il fassent. En effet, dans les miracles l'apparence et l'illusion peuvent tromper mais la nature immortelle, mais Dieu seul peut exactement prédire l'avenir. Que si quelquefois les démons ont fait des prédictions, ils n'ont fait que tromper les fous; aussi toujours leurs oracles se sont trouvés faux.

1. Je n'ai pu trouver ces deux passages ni dans les Septante, ni dans la Vulgate. Le saint Docteur a apparemment cité de mémoire non les paroles, mais le sens.

Pierre ne répond rien à ce que lui prédit Jésus: il ne voyait rien clairement encore, mais cependant il apprenait: il ne voyait pas clairement la prédiction dans son entier: Car Jésus n'avait pas encore dit: Je te surnommerai Pierre, «et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise» (Mt 16,18), mais: «Tu seras appelé Céphas» (Jn 1,42). La première parole marquait une plus grande autorité et une plus grande 192 puissance. Jésus-Christ ne révèle pas dès le commencement toute la puissance future de Pierre; il ménage d'abord ses termes. Mais après qu'il a dévoilé et manifesté sa divinité, il parle alors avec plus d'autorité, disant: «Tu es bienheureux, Simon, parce que c'est mon Père qui t'a révélé ceci» (Mt 16,17), et encore: «Et moi aussi je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église». (Mt 16,18) Il lui donna donc ce nom, mais Jacques et son frère, il les appela enfants du tonnerre. (Mc 3,17) Pourquoi? Afin de montrer qu'il était celui même qui a donné l'Ancien Testament, qui a changé les noms et a appelé Abram Abraham, Sara Sarra, Jacob Israël. Il donna aussi les noms à plusieurs à leur naissance; comme à Isaac, à Samson et à d'autres dont font mention Isaïe et Osée; il a même changé à plusieurs le nom que leurs parents leur avaient donné, comme à ceux que je viens de remarquer ci-dessus, et à Jésus, fils de Navé. Les anciens avaient la coutume de donner des noms tirés des faits: ainsi fit Elie lui-même. Et ce n'était pas sans raison; ils en usaient de la sorte, afin que le nom même fût un monument du bienfait de Dieu, ou qu'en exprimant une prophétie il en réveillât le souvenir dans l'esprit des auditeurs: ainsi Dieu a donné à Jean son nom dès le sein de sa mère. Car ceux qui dès l'enfance devaient être célèbres pour leurs vertus, prenaient de là leur nom (Is 49,1): mais ceux qui ne devaient se rendre illustres que dans la suite, dans la suite aussi recevaient le nom qui leur était propre.

3. Dans ces temps on donnait donc à chacun plusieurs noms. Maintenant nous n'avons tous qu'un seul et même nom; mais c'est un nom qui est plus grand que tous ceux-là, puisque nous sommes appelés chrétiens et enfants de Dieu, et amis de Dieu et son corps. Ce nom nous excite et nous encourage plus que tous les autres; il nous rend plus attentifs et plus diligents à exercer la vertu. Ne faisons donc rien qui soit indigne d'un nom si grand et si honorable: pensons à l'incomparable honneur que nous avons de porter le nom de Jésus-Christ; car c'est de ce nom que saint Paul nous a appelés chrétiens. Contemplons et respectons la grandeur de ce nom. Si celui qu'on dit fils de quelque grand capitaine ou d'un illustre personnage, conçoit de hauts sentiments quand il entend dire qu'il appartient ou à celui-là ou à celui-ci, se fait un très-grand honneur de porter un si beau nom, et n'omet rien pour ne le pas déshonorer par sa lâcheté, nous qui tirons notre nom, non d'un capitaine, non d'un prince de la terre, non d'un ange, ou d'un archange, ou d'un séraphin, mais de leur Roi, n'exposerons-nous pas notre vie, ne la perdrons-nous pas plutôt que de déshonorer celui qui nous a honorés de son nom? Ne connaissez-vous pas la maison de l'empereur, ses compagnies des gardes, ses soldats armés de boucliers, ses piquiers qui l'accompagnent et gardent sa personne; ne savez-vous pas de quels honneurs et de quels privilèges ils jouissent? Ainsi nous qui approchons de beaucoup plus près notre Roi, et qui en sommes d'autant plus proches que la tête l'est plus du corps, nous devons tout faire et tout mettre en oeuvre pour imiter Jésus-Christ.

Que dit donc Jésus-Christ? «Les renards ont leurs tanières, et les oiseaux du ciel leurs nids; mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête». (Lc 9,58) Si nous exigeons de vous la même chose, peut-être plusieurs trouveront-ils le précepte dur et rigoureux? C'est pourquoi je ne demanderai pas une imitation si parfaite, pour épargner votre faiblesse. Mais je vous prierai de ne vous pas attacher trop à l'argent, et si, à cause de votre faiblesse, je n'exige de vous qu'une vertu bornée, vous, de votre côté, et à plus forte raison, fuyez l'excès de la perversité. Je ne vous blâme point d'avoir des maisons, des terres, des richesses, des serviteurs; mais je désire que vous sachiez posséder toutes ces choses comme il convient, et sans péril pour vous. Que veux-je dire par là? que vous devez en être les maîtres et non pas les esclaves; les posséder sans qu'elles vous possèdent; en user et n'en point abuser. Les richesses s'appellent dans la langue grecque d'un mot qui signifie «se servir», pour nous faire entendre que nous devons les faire servir à nos besoins et non pas les renfermer et les garder. L'un est d'un serviteur, l'autre d'un maître; les garder, c'est la fonction d'un serviteur: s'en servir, les dépenser, c'est agir en maître, c'est montrer son autorité. Vous ne les avez pas reçues pour les enfouir dans la terre, mais pour les distribuer. Si Dieu avait voulu qu'on les gardât, il ne les aurait pas données aux hommes, mais il les aurait laissées cachées dans la terre: (193) comme il veut qu'on les répande, il permet que nous les ayons, afin que nous nous en fassions largesse mutuellement. Que si nous les retenons dans nos maisons, nous n'en sommes donc plus les maîtres.

Mais si vous voulez les accroître, et si c'est pour cela que vous les gardez, ce sera sûrement un excellent moyen de les augmenter que de les distribuer et de les répandre de toutes parts (1). En effet, nul gain sans frais; toujours il en coûte pour s'enrichir: ce qui se passe tous les jours dans nos affaires temporelles le montre assez. Ainsi font le marchand et le laboureur; celui-ci répand sa semence, celui-là son argent: l'un va sur mer et dépense, l'autre, durant toute l'année, s'occupe à semer et à cultiver ce qu'il a semé.

1. Celui qui a pitié du pauvre, prête au Seigneur à usure, et il lui rendra ce qu'il lui aura prêté. (Pr 19,17)

Dans le commerce que je vous propose, vous n'avez pas besoin d'équiper des vaisseaux, d'atteler des boeufs, de labourer la terre, vous n'avez pas à observer le temps, ni les saisons, vous n'avez pas la grêle à craindre. Sur cette mer on ne rencontre ni flots, ni rochers, ni écueils. Cette navigation, ce labourage ne requièrent de vous qu'une seule chose: c'est de répandre vos biens. Le vigneron, celui dont Jésus-Christ dit: «Mon Père «est le vigneron» (Jn 15,1), fera tout le reste. Ne serait-il pas très-ridicule de croupir dans la paresse et la fainéantise lorsqu'il ne s'agit que de récolter sans prendre aucune peine, et de prodiguer ses soins, son activité, ses sueurs, ses préoccupations, pour un résultat qui peut tromper nos espérances? Ne tombons donc pas dans une si grande folie, je vous en conjure, mes frères, il s'agit de notre salut; laissons ce qui est le plus pénible, et courons à ce qui est aisé et utile; afin que nous acquérions les biens futurs, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



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HOMÉLIE XX. LE LENDEMAIN JÉSUS VOULANT S'EN ALLER EN GALILÉE, TROUVA PHILIPPE, ET IL LUI DIT: SUIVEZ-MOI.

PHILIPPE ÉTAIT DE LA VILLE DE BETHZAÏDE, D'OÙ ÉTAIENT AUSSI ANDRÉ ET PIERRE. (VERS. 43, 44, JUSQU'AU VERS. 49)

Jn 1,43-48

ANALYSE.

1. Vocation de Philippe. - D'une seule parole, Jésus l'entraîne à sa suite. - Philippe amène Nathanaël à Jésus.
2. Caractère de Nathanaël, sa prudence; comment il est amené à la foi.
3. Les fidèles sont dans l'obligation de faire tout ce que Jésus-Christ veut et demande d'eux. - La joie d'avoir connu Jésus consiste à lui obéir. - Il faut le nourrir quand il a faim, lui donner à boire quand il a soif. - Il ne rejettera point nos présents, quelque petits qu'ils soient. - L'ami reçoit avec plaisir tout ce que lui donne son ami, quelque peu considérable qu'il soit. - L'amour se montre non par les paroles, mais par les oeuvres.

2001 1. Tout homme qui cherche avec soin fait quelque profit (Pr 14,23 - 1), comme il est écrit dans les Proverbes. Mais Jésus-Christ fait entendre quelque chose de plus, en disant: «Qui cherche, trouve». (Mt 7,8) Aussi y a-t-il lieu d'admirer que Philippe ait suivi Jésus-Christ. André vint à lui après avoir ouï Jean, et Pierre après avoir entendu André. Mais Philippe, sans avoir rien appris de personne, seulement sur ce que Jésus-Christ lui dit: «Suivez-moi» (Jn 1,43), obéit sur-le-champ pour ne le plus quitter et l'annoncer lui-même aux [194] autres. Accourant auprès de Nathanaël, il lui dit: «Nous avons trouvé celui de qui Moïse a écrit dans la loi, et que les prophètes ont prédit». (Jn 1,45) Ne voyez-vous pas sa vigilance, son assiduité à lire les livres de Moïse, et qu'il était de ceux qui attendaient la venue de Jésus-Christ? En effet, ces paroles: «Nous avons trouvé», marquent un homme qui cherche continuellement.

1. Ou bien, selon l'hébreu: «Dans tout travail sera le profit»: ou comme la Vulgate: «Partout où l'on travaille, là est l'abondance» .

«Le lendemain, Jésus voulant s'en aller en Galilée» (Jn 1,43), Jésus-Christ, avant que quelqu'un se soit attaché à lui, n'appelle personne. Et ce n'est pas sans sujet; c'est l'effet d'une extrême sagesse et d'une très-grande prudence: s'il avait appelé des disciples avant qu'aucun se fût attaché à lui, ils se seraient peut-être retirés dans la suite; mais ayant d'eux-mêmes pris le parti de le suivre, ils sont demeurés fermes. Or, s'il appelle Philippe, c'est parce qu'il lui était plus connu que les autres, étant né et ayant été élevé dans la Galilée (Jn 1,44). Jésus-Christ donc, après avoir reçu ces disciples, part pour en aller chercher d'autres, et il attire à soi Philippe et Nathanaël. Quant à celui-ci, il n'y a pas tant de quoi s'étonner, «la réputation de Jésus s'étant répandue par toute la Syrie» (Mt 4,24); mais il est surprenant que Pierre et Jacques et Philippe l'aient suivi, non-seulement parce qu'ils ont cru avant d'avoir vu des miracles, mais encore parce qu'ils étaient de la Galilée, d'où il ne sortait point de prophète et d'où il ne venait rien de bon: car le peuple de ce pays était rustique, simple et grossier.

Mais en cela même Jésus-Christ a fait éclater sa puissance, lui qui d'une terre stérile et infructueuse a su tirer ses principaux disciples: Il y a donc de la vraisemblance que Philippe suivit Jésus, pour avoir vu Pierre faire de même et avoir entendu Jean; il est aussi à croire que la voix de Jésus-Christ avait opéré quelque chose en lui: car Jésus-Christ connaissait ceux qui étaient propres à son ministère. Mais l'évangéliste rapporte sommairement tout ceci. Que le Christ dût venir, Philippe le savait; mais que celui-ci fût le Christ, c'est ce qu'il ignorait et c'est aussi ce que je crois qu'il avait appris de Pierre ou de Jean-Baptiste. Au reste l'évangéliste nomme la patrie de Philippe, afin de vous apprendre que «Dieu a choisi les faibles, selon le monde». (1Co 1,27)

«Philippe ayant trouvé Nathanaël, lui dit: «Nous avons trouvé celui de qui Moïse a écrit dans la loi, et que les prophètes ont prédit; savoir, Jésus de Nazareth, fils de Joseph» (Jn 1,45). Philippe dit cela pour donner, par l'autorité de Moïse et des prophètes, plus de créance à sa prédication, et aussi pour rendre son auditeur docile et respectueux. Et comme Nathanaël était savant et très-zélé pour la vérité, ainsi que Jésus-Christ même en rend témoignage, et que sa propre conduite le prouve, il le renvoie avec raison à Moïse et aux prophètes, afin que Jésus-Christ le recevant ensuite, le trouvât instruit. Si l'évangéliste appelle Jésus fils de Joseph, ne vous en troublez point, alors on le croyait encore fils de Joseph. Mais, Philippe, par où est-il certain que ce Jésus est celui que vous dites? Quelle preuve nous en donnez-vous? Ce n'est pas assez que vous le disiez. Quel prodige, quel miracle avez-vous vu? Il y a du risque et du péril à croire témérairement de si grandes choses. Quelle raison avez-vous donc? la même qu'André, dit-il; car André n'ayant ni assez de force, ni assez de capacité pour annoncer le trésor qu'il avait découvert, ni assez d'éloquence pour le faire connaître, amène son frère à celui qu'il a trouvé. De même Philippe n'explique pas comment ce Jésus est le Christ, ni en quoi, ni quand les prophètes l'ont prédit; mais il amène Nathanaël à Jésus, bien sûr que désormais il ne le quittera point, s'il a une fois entendu sa parole et sa doctrine.

«Nathanaël lui dit: Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth? Philippe lui dit: «Venez et voyez». «Jésus voyant Nathanaël qui le venait trouver, dit de lui: Voici un vrai Israélite, sans déguisement et sans artifice» (Jn 1,46-47). Nathanaël avait dit: «Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth?» Et Jésus le loue et l'admire: mais toutefois n'était-il pas plutôt à blâmer? Non, certes, ce qu'il avait dit n'était pas une marque d'incrédulité, ni un crime qui méritât une réprimande, mais c'était une chose digne de louanges. Comment et pour quelle raison? Parce qu'il était plus versé dans les prophéties que Philippe. Il avait appris des Ecritures que le Christ devait sortir de Bethléem, et du même bourg où était né David. Ce bruit s'était répandu parmi les Juifs, et longtemps auparavant un prophète l'avait prédit en ces termes: «Et toi Bethléem, tu n'es pas la dernière d'entre les principales villes [195] de Juda; car c'est de toi que sortira le chef qui conduira mon peuple d'Israël». (Mi 5,2 Mt 2,6 Jn 7,42) Nathanaël donc, entendant dire que Jésus était de Nazareth, se trouble, il chancelle, parce qu'il voit que ce que dit Philippe ne s'accorde pas avec la prédiction du prophète. Mais dans son doute même, considérez quelle est sa prudence et sa retenue; car il ne réplique pas sur-le-champ: Tu me trompes, Philippe, tu mens - non, je ne te crois point, je n'irai pas le voir; j'ai appris des prophètes qu'il doit sortir de Bethléem, et tu dis qu'il est de Nazareth: ce Jésus n'est donc pas celui que le prophète a prédit. Mais que fait-il? Il va lui-même le trouver, et ne convenant point qu'il soit de Nazareth, il montre en cela même son zèle, et son amour pour l'Ecriture, et qu'il n'est point capable de se laisser surprendre: il marque aussi qu'il désirait ardemment l'avènement du Christ, puisqu'il ne repoussa pas avec mépris celui qui lui annonçait cette nouvelle. C'est qu'il pensait que Philippe se trompait vraisemblablement sur le lieu de la naissance.

2002 2. Considérez encore, mes frères, combien il est réservé et modéré, dans le refus qu'il fait d'ajouter foi à ce que dit Philippe, et dans sa manière de l'interroger. Il ne dit pas: la Galilée ne produit rien de bon; mais: comment peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth?» Philippe était aussi extrêmement prudent, il ne s'offense, il ne se fâche point de ce que Nathanaël contredit; mais néanmoins il persiste à vouloir l'amener à Jésus-Christ, et dès le commencement il fait paraître sa fermeté apostolique: c'est pourquoi Jésus-Christ dit: «Voici un vrai Israélite, sans déguisement et sans artifice» (Jn 1,47). Un Israélite peut donc être menteur: mais celui-là ne ment pas; car son jugement est sans prévention: il ne dit rien par faveur ni par haine. Pourtant, lorsqu'on demanda aux Juifs où devait naître le Christ, ils répondirent: à Bethléem, et s'appuyèrent de ce témoignage: «Et toi, Bethléem, tu n'es pas la dernière d'entre les principales villes de Juda». Mais c'est avant d'avoir vu Jésus qu'ils rendaient ce témoignage: après l'avoir vu, ils dissimulaient, par jalousie, leurs anciens propos, et disaient: «Mais pour celui-ci, nous ne savons d'où il est». (Jn 9,29) Nathanaël n'en use pas ainsi, mais il reste ferme dans l'opinion qu'il avait de lui au commencement, à savoir, qu'il n'était pas de Nazareth.

Pourquoi donc les prophètes l'appellent-ils Nazaréen? (Mt 2,23) Parce qu'il avait été élevé à Nazareth, et qu'il y avait demeuré. Or, Jésus-Christ ne dit pas à Nathanaël: Je ne suis pas de Nazareth, comme Philippe vous l'a dit, mais de Bethléem. Il passe sur cela, il ne lui en parle point, pour ne pas rendre d'abord suspect ce qu'il lui voulait dire. De plus, quand même il l'aurait persuadé qu'il était de Bethléem, toutefois ce n'était point là suffisamment prouver qu'il était le Christ. Ne pouvait-il être né à Bethléem, sans être le Christ? Bien d'autres y étaient nés. Il passe donc sur cela, et en déclarant qu'il avait été présent à leur entretien, il fait ce qui pouvait le mieux l'engager à croire. Lorsque Nathanaël eut dit: «D'où me connaissez-vous? Jésus lui répondit: Avant que Philippe vous eût appelé, je vous ai vu lorsque vous étiez sous le figuier (Jn 1,48)». Considérez ce caractère ferme et rassis. Jésus-Christ ayant dit de lui: «Voici un vrai Israélite», il n'est pas enflé par ces louanges, ravi de ces éloges; il persiste à chercher et à examiner avec plus de soin: il veut voir clair. Nathanaël donc, comme homme, cherche et s'informe encore; mais Jésus comme Dieu répond: Je vous ai déjà vu auparavant car longtemps auparavant Jésus avait connu sa droiture et sa probité, non comme un homme qui l'aurait suivi, mais comme Dieu: Et maintenant je vous ai vu sous le figuier, lorsque nul n'y était avec vous, lorsque vous, Philippe, et vous, Nathanaël, vous étiez tous seuls, et que vous y parliez de moi en tête à tête. C'est pourquoi l'évangéliste dit: «Jésus le voyant de loin, dit: Voici un vrai Israélite», pour faire voir qu'avant même que Philippe arrivât, Jésus-Christ avait rendu ce témoignage, afin qu'il ne fût pas suspect. C'est aussi pour cela qu'il désigne et le temps, et le lieu, et l'arbre. S'il eût seulement dit: Je vous avais vu avant que Philippe vînt près de vous, la chose aurait été suspecte; on aurait cru qu'il avait lui-même envoyé Philippe, et qu'il n'y avait rien de grand, rien d'extraordinaire dans ce qu'il disait: mais en désignant le lieu où Nathanaël parlait avec Philippe, le nom de l'arbre et le temps de l'entretien, il rend indubitable sa connaissance des choses les plus secrètes.

Mais ce n'est pas là seulement en quoi il lui manifeste qu'il est le Christ; il le fait encore d'une autre manière, c'est en lui rappelant ce [196] qu'il avait dit, savoir: «Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth?» Voilà comment Jésus gagna Nathanaël et se l'attacha très étroitement; et aussi pour ne l'avoir pas blâmé d'avoir parlé de la sorte, et l'avoir même loué et admiré: Voilà par où Nathanaël connut que Jésus était véritablement le Christ; à savoir par la découverte qui lui fut faite de sa propre pensée et de ses sentiments, Jésus lui ayant montré qu'il voyait et savait parfaitement ce qui se passait dans son coeur; mais surtout parce qu'il ne le reprit pas de ce qu'il avait paru dire contre lui, et qu'au contraire il l'en loua. Jésus lui dit encore que c'était Philippe qui l'avait appelé, mais il passa sur le reste et ne lui parla point de ce qu'ils avaient dit ensemble, laissant cette tâche à sa conscience, et ne voulant point le confondre davantage.

2003 3. Quoi donc? Est-ce que Jésus vit seulement Nathanaël, lorsque Philippe l'appela? ou ne l'avait-il pas vu auparavant avec cet oeil qui ne dort jamais? certainement il l'avait vu: que personne n'en doute. Mais Jésus n'a dû dire alors que ce qui était nécessaire. Nathanaël confessa donc que Jésus était le Christ, en voyant un signe évident de sa prescience; ses hésitations avaient prouvé sa sagesse; son acquiescement démontra sa bonne foi. Car «il répartit à Jésus», dit le texte sacré: «Maître, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le roi d'Israël (Jn 1,49)». Ne voyez-vous pas là une âme qui subitement tressaille de joie? Ne voyez-vous pas un homme qui, par ses paroles, embrasse Jésus? Vous êtes, dit-il, celui qui est attendu et désiré. Ne le voyez-vous pas s'étonner, admirer, tressaillir et bondir de joie?

Nous devons être aussi dans la joie, nous qui avons reçu la connaissance du Fils de Dieu; nous devons, dis-je, non-seulement nous réjouir au fond du coeur, mais encore marquer et exprimer au dehors notre joie par nos oeuvres mêmes. Mais cette joie, en quoi consiste-t-elle? A être obéissants à celui que vous avez connu. Or, cette obéissance consiste à faire ce que veut Jésus-Christ: si nous faisons ce qui irrite sa colère, comment manifesterons-nous notre allégresse? Ne voyez-vous pas que celui qui a reçu son ami dans sa maison, fait tout avec joie, qu'il court de tous côtés, qu'il n'épargne rien; fût-il besoin de répandre même tout son bien, il est prêt à le faire, et cela uniquement pour plaire à son ami. S'il n'accourait pas quand il l'appelle, s'il ne faisait pas toutes choses selon son désir et sa volonté, assurât-il même mille fois qu'il se réjouit de son arrivée, son hôte ne le croirait point, et ce serait avec raison: il faut en effet marquer sa joie par ses oeuvres et par ses actions.

C'est pourquoi Jésus-Christ étant venu chez nous, montrons que nous nous en réjouissons et ne faisons rien qui puisse lui déplaire et le fâcher; parons, ornons cette maison où il est venu: voilà ce qu'on doit faire quand on est dans la joie. Présentons-lui à manger ce qui est le plus de son goût: c'est là ce que doit faire celui qui est dans l'allégresse. Mais quelle est la nourriture que nous lui devons présenter? Il nous l'apprend lui-même: «Ma nourriture», dit-il, «est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé». (Jn 4,34) Donnons-lui à manger lorsqu'il a faim; donnons-lui à boire lorsqu'il a soif: quand vous ne lui donneriez qu'un verre d'eau froide, il le recevra, car il vous aime: les présents de l'ami, quelque petits qu'ils soient, paraissent grands à un ami. Seulement ne soyez point paresseux, ni lents à donner; quand vous ne donneriez que deux oboles, il ne les rejettera point, mais il les recevra comme quelque chose de grand prix. En effet, n'ayant besoin de personne, et ces choses ne lui étant nullement nécessaires, c'est avec raison qu'il ne regarde point à la grandeur des dons, mais à l'intention et à la volonté de celui qui donne. Seulement faites voir que vous êtes content de l'avoir chez vous, qu'il n'est rien que vous ne soyez prêts à faire pour lui, et que sa présence vous réjouit.

Considérez quel amour il a pour vous; c'est pour vous qu'il est venu, pour vous il a donné sa vie. Et après de si grands bienfaits, il ne refuse même pas de vous prier. Car, dit saint Paul: «Nous faisons la charge d'ambassadeur pour Jésus-Christ, et c'est Dieu même qui vous exhorte par notre bouche». (2Co 5,20) Et qui est assez insensé pour ne pas aimer son Seigneur? Et ce que je dis là, je sais qu'aucun de vous ne le démentira de la bouche ni du coeur. Mais celui que l'on aime veut qu'on lui marque son amour, non-seulement par des paroles, mais encore par des oeuvres. Dire que l'on aime, et ne point faire ce qu'ont coutume de faire ceux qui aiment, c'est sûrement une chose bien ridicule et devant Dieu et devant les hommes. Puis donc qu'il est non-seulement inutile, mais encore [197] très-nuisible, de confesser Jésus-Christ seulement de bouche, et de le renoncer par ses oeuvres, je vous conjure, mes frères, de le confesser également par vos actes, afin que Jésus-Christ lui-même nous reconnaisse en ce jour, où il déclarera devant son Père ceux qui sont dignes «d'être reçus de lui». C'est la grâce que je vous souhaite en Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



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HOMÉLIE XXI. NATHANAËL LUI DIT: MAÎTRE, VOUS ÊTES LE FILS DE DIEU, VOUS ÊTES LE ROI D'ISRAËL.

- JÉSUS LUI RÉPONDIT: VOUS CROYEZ, PARCE QUE JE VOUS AI DIT QUE JE VOUS AI VU SOUS LE FIGUIER: VOUS VERREZ DE BIEN PLUS GRANDES CHOSES! (VERS. 49,50, JUSQU'AU VERS. 4 DU CHAP. II)

Jn 1,49-2,3

1. La confession de Nathanaël était beaucoup moins parfaite que celle que fit plus tard saint Pierre.
2. Jésus fait son premier miracle à la demande de sa mère.
3. Jésus-Christ veut que chacun le prie et lui demande ses besoins: preuve tirée de l'exemple des plus excellents médecins. - Pourquoi il fait une dure réponse à sa mère. - Il ne nous sert de mien d'avoir des parents gens de bien, si nous ne le sommes pas nous-mêmes. - Les parents de Notre-Seigneur appelés DESPOSYNES. - Que nos pères et nos ancêtres aient été bons chrétiens, c'est de quoi rougir de honte, et mériter une plus grande condamnation.


1. Il faut, mes chers frères, il faut de grands soins, beaucoup d'application et de longues veilles, pour pénétrer dans la profondeur des saintes Ecriturès: les lâches et les paresseux n'en acquerront point l'intelligence. Il faut un exact et soigneux examen et ne point cesser de prier, si nous voulons percer tant soit peu l'obscurité de ces saints mystères. Aujourd'hui même la question qui se présente n'est pas des plus aisées à résoudre: elle demande un attentif et diligent examen. Lorsque Nathanaël dit: «Vous êtes le Fils de Dieu», Jésus-Christ lui répond: «Parce que je vous ai dit que je vous ai vu sous le figuier, vous croyez? Vous verrez de bien plus grandes choses» (Jn 1,49-50).

Quelle difficulté propose-t-on sur ces paroles? On nous demande pourquoi Pierre, qui avait vu tant de miracles, qui avait reçu de si grandes instructions, ayant fait cette même confession: «Vous êtes le Fils de Dieu» (Mt 16,17), est proclamé bienheureux, parce que c'est Dieu le Père qui le lui a révélé, et Nathanaël qui, avant les miracles, avant toute instruction, prononce une semblable profession de foi, ne s'entend pas louer de même, mais il est renvoyé à de plus grandes choses, comme s'il n'avait rien dit qui répondît à la grandeur de ce qu'il fallait exprimer? Quelle est donc la cause de cette différence? La voici: Pierre et Nathanaël ont bien prononcé les mêmes paroles, mais ils ne les ont pas dites l'un et l'autre dans le même sens. Pierre a confessé Jésus Fils de Dieu; mais comme vrai Dieu; et Nathanaël comme simple homme. Qu'est-ce qui nous le montre? Les paroles qui suivent. Après avoir dit: «Vous êtes le Fils de Dieu», il a ajouté: «Vous êtes le roi d'Israël» (Jn 1,49). Or le Fils de Dieu n'est pas seulement roi d'Israël, mais encore de tout le monde.

Et cela n'est pas seulement visible par ces paroles, mais aussi par les suivantes. [198] Jésus-Christ, parlant à Pierre, n'ajouta rien de plus, mais, comme si sa foi eût été parfaite, il promet de bâtir son Eglise sur sa confession. Ici Jésus-Christ ne dit rien de semblable; il est même à observer qu'il dit le contraire. En effet; comme si cette confession eût été insuffisante dans sa principale partie, il y ajoute ce qui y manquait. Que dit-il? «En vérité, en vérité, je vous le dis: Vous verrez dans peu le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l'homme». Ne voyez-vous pas comment il s'élève peu à peu de terre, et l'amène à ne plus le regarder simplement comme homme? Celui que les anges servent, Celui sur qui les anges montent et descendent, pourrait-il être simplement homme? C'est pourquoi il a dit: «Vous verrez de bien plus grandes choses», et, pour le lui expliquer, il lui a présenté le ministère des anges; c'est comme s'il disait: Nathanaël, il vous paraît surprenant que je vous aie découvert votre pensée et vos sentiments, et pour cela vous m'avez reconnu roi d'Israël: que direz-vous donc, lorsque vous verrez les anges monter et descendre sur moi? Par là il lui fait entendre qu'il doit aussi le confesser et le reconnaître pour Seigneur des anges. Car les ministres du Roi descendaient et montaient, comme pour venir servir le vrai et légitime Fils de leur Roi.

Les anges descendaient lorsque Jésus fut crucifié, ils montaient à sa résurrection et à son ascension, et même auparavant, comme lorsqu'ils s'approchèrent de lui et qu'ils le servaient (Mt 4,11); lorsqu'ils annonçaient sa naissance, lorsqu'ils criaient: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre!» (Lc 2,14), lorsqu'ils vinrent auprès de Marie, lorsqu'ils vinrent auprès de Joseph. Ce qu'il avait souvent fait, il le fait maintenant encore: il prédit deux choses, il donne la preuve de l'une, et par là il assure que l'autre aura son accomplissement. Quant à celles qu'il a dites ci-dessus, les unes étaient déjà sûrement arrivées, comme ce qu'il a dit avant la vocation de Philippe: «Je t'ai vu sous le figuier»; les autres devaient arriver et étaient en partie arrivées, à savoir, l'ascension et la descente des anges: «Elles étaient arrivées dans le temps de la naissance, elles devaient arriver encore» au crucifiement, à la résurrection et à l'ascension. Ce sont là les prédictions que les précédentes rendent croyables, même avant leur réalisation. Car celui à qui les événements accomplis avaient fait connaître la puissance de Jésus, devait avoir moins de peine à croire ce qu'il annonçait pour l'avenir.

A cela que dit Nathanaël? Il ne répondit rien. C'est pourquoi Jésus-Christ n'en dit pas davantage; il le laisse méditer et repasser dans son esprit ce qu'il a entendu, et ne veut pas répandre toute la graine à la fois; mais, sachant qu'il a jeté sa semence en bonne terre, il lui donne le temps de porter son fruit. C'est sur quoi il s'explique ailleurs en ces termes: «Le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé de bon grain; pendant qu'il dormait son ennemi vint, et sema de l'ivraie au milieu du blé». (Mt 13,24-25)

J'ai déjà dit que Jésus était connu, principalement en Galilée. C'est pourquoi il est convié aux noces et il s'y trouve; il ne regarde point à sa dignité, mais il y va pour nous faire du bien. Et certes, celui qui a bien voulu prendre la forme de serviteur, dédaignera bien moins d'assister aux noces de ses serviteurs; celui qui mangeait avec les publicains et avec les pécheurs, ne refusera pas, à plus forte raison, de prendre place aux noces avec les conviés. D'ailleurs, les gens qui l'avaient invité n'avaient pas de lui l'opinion qu'il eût fallu avoir, et ne le considéraient pas même comme un personnage illustre, mais comme le premier venu parmi leurs connaissances. L'évangéliste nous 1e fait même entendre, en disant: «La mère de Jésus y était, et ses frères»; comme ils avaient convié sa mère et ses frères, ils l'avaient aussi convié lui-même. «Et le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit: Ils n'ont point de vin (Jn 2,3)». Sur quoi on a lieu de demander d'où il était venu dans l'esprit de la mère d'attendre quelque chose de grand de son fils; car il n'avait point encore fait de miracles: «Ce fut là», dit l'Ecriture, «le premier des miracles de Jésus, qui fut fait à Cana en Galilée». (Jn 2,11)

2. Mais peut-être on objectera que ce témoignage ne prouve pas que ce fut là le premier miracle, attendu que l'évangéliste ajoute «A Cana en Galilée»: il s'est pu faire, dira-t-on, que ce fut le premier accompli à Cana; sans être le premier de tous; et il est vraisemblable qu'il en avait fait d'autres ailleurs; nous ferons la réponse que nous avons [199] déjà faite. Que dirons-nous? Ce que dit «Jean-Baptiste: Pour moi, je ne le connaissais pas, mais je suis venu baptiser dans l'eau, afin qu'il soit connu dans Israël». En effet, si Jésus avait fait des miracles dans son enfance, les Israélites n'auraient eu besoin de personne pour le leur faire connaître. Celui qui, parvenu à l'âge viril, s'est rendu par ses miracles si célèbre, non-seulement dans la Judée, mais encore dans la Syrie et au delà, et cela dans le seul espace de trois ans, ou plutôt qui n'a même pas eu besoin de trois années pour se faire une réputation, puisque, du premier jour, son renom s'était répandu partout; celui, dis-je, qui, par le nombre de ses miracles, a dans si peu de temps illustré son nom jusqu'à le faire connaître de tout le monde, celui-là n'aurait pu, à plus forte raison, demeurer caché et inconnu, s'il eût opéré des miracles dans son enfance: les miracles qu'opère un enfant font bien plus de bruit et causent beaucoup plus d'admiration; et d'ailleurs, il aurait eu deux ou trois fois plus de temps pour s'illustrer.

Mais Jésus dans son enfance n'a rien fait de plus que ce que rapporte saint Luc, qu'à l'âge de douze ans il s'était assis dans le temple au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant (Lc 2,46-47); et que par les questions qu'il leur avait faites, il s'était rendu digne d'admiration. D'ailleurs, on conçoit aisément qu'il n'ait pas commencé dès son enfance à faire des miracles. Les Juifs les auraient regardés comme de pures illusions. Si, étant déjà homme fait, il ne fut pas à l'abri de pareils soupçons, à plus forte raison l'auraient-ils soupçonné s'il en avait fait dans sa plus grande jeunesse. De plus, l'envie dont les Juifs étaient animés, les aurait poussés à le crucifier plus tôt et avant le temps déterminé, et ainsi l'oeuvre même de la rédemption eût été révoquée en doute.

Sur quoi donc, direz-vous, la Mère conçut-elle une aussi haute opinion de son Fils? C'est que déjà il commençait à être connu, et par le témoignage de Jean-Baptiste, et par ce qu'il avait dit lui-même À ses disciples. Et avant toutes ces choses, la manière même dont il avait été conçu et ce qui s'était passé à sa naissance, donnait à la mère une haute idée de son Fils. Elle écoutait tout ce qu'on disait de cet enfant, et «elle conservait dans son coeur», dit l'Ecriture, «toutes ces choses». (Lc 2,59) Et pour quelles raisons, objecterez-vous encore, n'a-t-elle rien dit auparavant? Parce qu'il commença, comme j'ai dit, seulement alors à paraître en public, et qu'avant ce temps il vivait dans l'obscurité, comme un homme du commun; c'est pourquoi sa mère n'aurait pas osé lui faire alors une pareille demande; mais lorsqu'elle eut appris que c'était pour lui que Jean-Baptiste était venu et qu'il lui avait rendu un si grand témoignage, qu'enfin son fils avait des disciples, alors elle s'adressa à lui avec confiance, et voyant que le vin manquait, elle dit: «Ils n'ont point de vin». Par là, elle voulait, d'une part, obliger ses hôtes; de l'autre, être glorifiée grâce à son Fils; peut-être aussi eut-elle quelques sentiments humains, comme ses frères qui lui disaient: «Faites-vous connaître au monde» (Jn 7,4), espérant profiter de la gloire qu'il s'acquerrait par ses miracles. Voilà pourquoi Jésus lui fit cette réponse assez vive: «Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi? Mon heure n'est pas encore venue»; mais toutefois il avait une très-grande considération pour sa mère. Saint Luc remarque qu'il était soumis à ses parents» (Lc 2,5-1), et l'évangéliste saint Jean nous apprend le grand soin qu'il eut de Marie lorsqu'il était sur la croix. (Jn 19,26)

En effet, nous devons être soumis à nos parents, lorsqu'ils ne nous empêchent pas de remplir nos devoirs envers Dieu et qu'ils n'y apportent point d'obstacles; il est très-dangereux de ne pas suivre cette règle; mais quand ils demandent quelque chose d'inopportun, et nous gênent dans les choses spirituelles, il n'est alors ni bon, ni sage de leur obéir. C'est pour cela que Jésus, ici et ailleurs encore, répond: «Qui est ma mère et qui sont mes parents?» (Mc 3,33) Car ils n'avaient pas encore de lui les sentiments qu'ils devaient avoir; mais sa mère, pour l'avoir mis au monde, croyait, selon la coutume des autres mères, pouvoir lui ordonner tout ce qu'elle voudrait, elle qui aurait dû l'honorer et l'adorer comme son Seigneur. Voilà pourquoi il lui répondit alors de cette façon.

Considérez, je vous prie, mes frères, ce spectacle: d'une part, Jésus est environné d'un grand peuple, toute cette foule uniquement attentive à l'entendre et à écouler sa doctrine; de l'autre, une femme accourt, perce la foule, vient l'appeler pour le faire sortir de l'assemblée et lui parler en particulier. Elle vient, [200] non pour entrer dans la maison, mais pour, l'en faire sortir et le prendre à part. C'est pourquoi il dit: «Qui est ma mère et qui sont «mes frères?» Non pour faire une injure à sa mère, Dieu nous garde d'une telle pensée, mais pour lui rendre le plus grand service en lui apprenant à concevoir une idée plus juste de sa dignité. S'il. avait soin des autres, et s'il n'omettait rien pour leur inspirer la juste opinion qu'ils devaient avoir de lui, à plus forte raison le faisait-il pour sa mère? Et comme il y a de l'apparence qu'ayant entendu ce qu'avait dit son Fils, elle ne voulut pourtant pas lui obéir, mais avoir le dessus, comme étant sa mère, c'est aussi pour cette raison qu'il lui fit cette réponse. En effet, Jésus ne l'aurait pas tirée de la basse opinion qu'elle avait de lui, ni élevée aux grands et sublimes sentiments qu'elle en devait avoir, si elle s'était toujours attendue à être honorée de son Fils comme sa mère, au lieu de le regarder comme son Seigneur et son Maître. C'est donc pour cette raison qu'il lui répondit alors: «Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?»

Il y en avait d'ailleurs une autre qui l'obligeait à parler de la sorte: c'est qu'on aurait pu tenir pour suspect le miracle qu'il allait faire; car c'était à ceux qui étaient dans l'indigence et dans le besoin à le prier, et non pas à sa mère. Pourquoi? Parce que les plus grands prodiges, s'ils sont faits a la prière de parents, perdent le plus souvent beaucoup de leur mérite au jugement de ceux qui en sont témoins; mais quand les pauvres demandent et supplient eux-mêmes, le miracle cesse d'être suspect, les éloges qu'on en fait sont purs et, sincères, et le fruit en est considérable.

3. En effet, si un excellent médecin, venu pour visiter plusieurs malades dans leurs maisons, au lieu d'apprendre leur état de leur bouche même, ou de celle de leurs proches, est seulement supplié par sa propre mère, dès lors il sera suspect et incommode aux malades; et ni ces infirmes, ni ceux qui sont auprès d'eux n'en espéreront beaucoup: Voilà pourquoi Jésus-Christ reprit alors sa mère, en lui disant: «Femme, qu'y a-t-il entre vous et moi?» Et ce fut là pour elle un avertissement de ne pas recommencer. Car s'il tenait à honorer sa mère, il avait encore bien plus à coeur son salut, et le bien qu'il devait faire au monde, s'étant pour cette fin revêtu de notre chair: ce n'était point là parler avec hauteur à une mère, mais veiller sagement sur ses paroles, et pourvoir à ce que les miracles s'opérassent avec la dignité convenable. Au reste, qu'il honorât beaucoup sa mère, il n'en faut point d'autre preuve, pour négliger toutes les autres, que la réprimande qu'il lui adressa; cette sévérité montre même un grand respect comment? la suite vous le fera voir.

Pensez donc à ces choses: Rappelez-les vous, lorsque vous entendrez une femme dire: «Heureuses sont les entrailles qui vous ont porté, et les mamelles qui vous ont nourri», et Jésus répondre: «Mais plutôt heureux sont ceux qui font la volonté de mon Père» (Lc 11,27-28); et soyez persuadés que c'est dans la même intention et dans le même esprit qu'il répond de la sorte à sa mère. Jésus ne fait pas à sa mère cette réponse pour la rebuter, mais pour lui déclarer qu'il ne lui serait nullement avantageux de l'avoir enfanté, si elle n'était très-vertueuse et très-fidèle. Or, s'il n'eût été d'aucune utilité à Marie d'avoir enfanté Jésus-Christ, à supposer que son âme n'eût pas été intérieurement ornée de vertu, à plus forte raison nous sera-t-il inutile à nous, qui n'avons rien de bon, d'avoir eu un père, un frère, un enfant, bons et vertueux, si nous sommes nous-mêmes éloignés de la vertu; car David dit: «Le frère ne rachète point son frère, l'homme étranger le rachètera-t-il?» (Ps 49,7) En effet, après la grâce, de Dieu, on ne doit fonder l'espérance du salut sur nulle autre chose que sur les bonnes oeuvres.

Autrement, si l'enfantement du Christ avait suffi pour le salut de la Vierge, la parenté selon la chair qu'avaient les Juifs avec Jésus aurait dû pareillement leur être utile, de même pour la ville où il était né et pour ses frères. Mais ses frères mêmes ne gagnèrent rien à une telle parenté, lorsqu'ils négligeaient le soin de lotir salut, et se firent condamner avec le reste du monde; ils ne furent des objets d'admiration que lorsqu'ils eurent commencé à briller par leur propre vertu. De même, l'avènement du Sauveur n'a pas préservé Jérusalem d'être détruite et brûlée; ni les Juifs, ces parents de Jésus selon la chair, d'être massacrés et de périr misérablement, parce que l'appui de la vertu leur faisait défaut. Mais les apôtres se sont élevés au-dessus de tous les hommes, parce que, par leur soumission et leur obéissance, ils sont [201] véritablement entrés dans la famille de Jésus. Ces exemples et ces vérités nous apprennent, mes frères, que nous avons besoin de la foi et de l'éclat de la vertu; car c'est là uniquement ce qui nous pourra procurer notre salut.

Certes, pendant longtemps les parents de Jésus-Christ ont fait l'admiration de tous les hommes, et ont été appelés Desposynes (1); mais maintenant nous ignorons même leurs noms; et au contraire les noms et la vie des apôtres sont célèbres par tout le monde. Ne nous glorifions donc pas de la noblesse de notre origine; mais quand nous pourrions même nous vanter d'être issus d'un grand nombre d'aïeuls célèbres et illustres, efforçons-nous de surpasser leur vertu, sachant qu'au jugement futur nous ne retirerons aucun avantage du mérite d'autrui, et n'en serons au contraire jugés que plus sévèrement, si, nés de parents gens de bien, et ayant devant nos yeux un exemple domestique, nous n'imitons pas ceux que nous devons regarder comme nos modèles et nos maîtres.

1. Desposynes, c'est-à-dire, ceux uni appartiennent au Maître, au seigneur.

Je dis maintenant ceci, parce que je vois bien des gentils qui, lorsque nous les exhortons à embrasser la foi et le christianisme, se couvrent de leurs parents et de leurs aïeux, et disent: Tous mes parents, mes amis et mes camarades sont de bons chrétiens. Et de quoi cela vous sert-il, misérables et malheureux que vous êtes? Vous ne suivez pas vos camarades dans leur course, vous n'imitez pas leur vertu: c'est justement ce qui vous perdra.

D'autres encore, qui, à la vérité, sont fidèles, mais peu réglés dans leurs moeurs, apportent la même excuse, quand on les excite à la vertu: Mon père, mon aïeul, mon bisaïeul ont été des hommes d'une grande piété et d'une éminente vertu. Mais voilà précisément de quoi vous damner; vous sortez de ces saints personnages et vous dégénérez, et vous faites des actions indignes d'une si belle origine Écoutez ce que le prophète dit aux Juifs «Jacob a été réduit à servir et à garder les «troupeaux pour avoir Rachel». (Os 3,12) Écoutez ce que dit Jésus-Christ: «Abraham votre père a désiré avec ardeur de voir mon jour: il l'a vu, et il en a été rempli de joie». (Jn 8,56) Où vous voyez que partout la vertu des ancêtres est produite non-seulement comme un titre de gloire, mais encore comme un nouveau sujet d'accusation.

Puisque nous le savons, mes chers frères, faisons tous nos efforts pour nous sauver par nos propres eeuvres, de peur que, comptant vainement sur celles d'autrui, nous ne connaissions que nous nous sommes trompés que lorsque cette connaissance nous sera inutile. Car, dit l'Écriture, «qui est celui qui vous confessera dans l'enfer?» (Ps 6,5) Faisons donc pénitence en ce monde, afin que nous puissions acquérir les biens éternels. Plaise à Dieu que tous nous les obtenions, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire et l'empire soient au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il.

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Chrysostome sur Jean 19