Chrysostome sur Héb. I 2200

HOMÉLIE 22

2200
C'EST PAR LA FOI QUE NOUS SAVONS QUE LES SIÈCLES ONT ÉTÉ CRÉÉS PAR LA PAROLE DE DIEU, ET QUE TOUT CE QUI ÉTAIT INVISIBLE A ÉTÉ FAIT VISIBLE. (
He 11,3-7)

Analyse.

1 et 2. L'orateur résume les généralités sur la foi, et la fin de l'instruction précédente. — Il montre que la foi, qui parait un système en l'air, est la base même de la philosophie. — Celle-ci, en définissant Dieu, est obligée de faire un acte de foi. — Après le monde en général, l’apôtre aborde en particulier l'homme, et surtout les grands hommes. — Magnifique exemple d'Abel, au sujet duquel l'orateur donne des détails qu'on ne trouve pas dans la Genèse. — La foi d'Enoch, que la mort d'Abel aurait dd décourager. — Enoch est d'autant plus méritant qu'à son époque on ignorait la résurrection à venir? Où est Enoch ? Où est Die? Questions purement curieuses que l'Esprit-Saint n'a pas résolues. — Ce qu'il nous apprend suffit à notre instruction et à notre édification.
3. Il faut chercher Dieu avec la même âpreté qu'on met à chercher l'or. — L'obstacle étant la hauteur de Dieu, élevons nos âmes comme le mineur élève les yeux du fond de la carrière ou de la fosse. — Allusion à la prière Manibus extensis. — Volons par-dessus les obstacles, comme l'oiseau au-dessus des abîmes. — A cette hauteur, le démon ne peut nous atteindre : ses traits retombent sur lui. —Mais le moyen de repousser ses traits, c'est surtout la douceur. — La colère est mauvaise et puérile.

2201 1. Le caractère de la foi est d'exiger une virilité d'âme, une jeunesse de coeur, une force qui nous élève au-dessus des choses sensibles, et qui laisse loin derrière elle la faiblesse des raisonnements humains. Il est impossible d'être vraiment fidèle, qu'a une condition : c'est qu'on se place au-dessus de toute habitude vulgaire. Or, précisément, les Hébreux avaient laissé faiblir leurs âmes; après avoir débuté par la foi, ils avaient subi l'influence des événements; les troubles de coeur et les afflictions du dehors les avaient rendus pusillanimes; leur déchéance allait croissant. C'est pour les relever et leur rendre le courage, que l'apôtre a fait d'abord appel à leur première vertu, en disant : « Souvenez-vous de vos premiers jours ». Puis, invoquant l'Écriture sainte, il leur a dit avec elle : « Le juste vivra de la foi ». (Ha 2,4) Enfin, employant aussi le raisonnement, il a défini la foi, « la substance des choses que nous devons espérer, et la conviction de celles que nous ne voyons pas encore ».

A présent, il rappelle le témoignage et l'exemple de leurs ancêtres, de ces hommes si grands et si admirables, et leur dit équivalemment : Si pouvant jouir à discrétion des biens de la terre, ils ont cependant fait leur salut par la foi, combien plus cette voie doit-elle être la nôtre! Notre âme est ainsi faite que quand elle trouve un compagnon de souffrances, elle se calme et respire. Si la communauté d'afflictions console, la communauté de foi a le même avantage : « On se console mutuellement par la communauté de la même foi ». Car notre nature humaine est infidèle, défiante à l'excès; elle ne peut se confier en elle-même, elle craint pour les biens qu'elle croit posséder, elle a grand souci de l'opinion. Que fait donc saint Paul ? Il les relève et les exhorte d'après les exemples de leurs ancêtres, remontant même aux faits précédents et qui sont connus du genre humain. Comme on reprochait à la toi d'être un Tain système que l'on ne peut ni prouver ni démontrer, et qui semble même une duperie, l'apôtre fait voir que les plus grandes vérités et les plus grandes vertus sont dues à la foi et non au raisonnement.

Et comment le prouve-t-il, direz-vous? « C'est par la foi », avance-t-il, « que nous savons que le monde a été fait par la parole de Dieu, de sorte que de l'invisible a jailli le visible ». Il est évident, dit l'apôtre, que de ce qui n'était pas, Dieu a fait ce qui est ; de ce qui ne se peut voir, il a fait ce qu'on voit; de ce qui n'a ni corps ni consistance, il a fait les corps et les êtres consistants. Et comment est-il évident que la parole divine a tout fait? Car la raison ne suggère point cette vérité ; elle enseignerait plutôt le contraire, savoir que ce qui ne parait point vient de ce qui parait. Ainsi, les philosophes disent que de rien, rien ne se fait, parce que le philosophe, homme animal, n'accorde rien à la foi. Et cependant quand la sagesse humaine proclame une maxime noble et grande, quand, par exemple, elle avance que Dieu n'a point de principe qui le crée ni qui lui donne naissance, aussitôt elle est prise en flagrant délit d'emprunt à la foi : car la raison ne révèle point ce fait, mais plutôt tout l'opposé. Or voyez un peu l'immense folie de ces soi-disant sages. Ils disent que Dieu est incréé, sans principe, ce qui est bien autrement étonnant que d'être tiré du néant : car avancer de Lui qu'il est ainsi sans principe, ainsi incréé, qu'il ne doit sa naissance ni à lui-même, ni à aucun autre, voilà une proposition bien autrement inexplicable que celle qui dit : Dieu a fait de rien tout ce qui est. Il y a en ceci beaucoup de choses que la raison admet sans peine, par exemple, que Dieu a fait quelque chose, que les êtres faits ont eu un commencement, qu'ils ont été vraiment et absolument faits et créés. Mais l'autre vérité proclame Dieu existant par lui-même, spontanément, sans recevoir la naissance, sans avoir eu de commencement, sans être soumis au temps : cette affirmation, dites-moi, n'a-t-elle pas besoin de foi pour qu'on l'admette ?

Cependant l'apôtre n'a pas proposé cette première vérité bien autrement sublime, et il n'a (544) avancé que la seconde, bien inférieure : « La foi », a-t-il dit, «nous apprend que le monde a été créé par la parole de Dieu». Vous objecterez ici Comment pouvez-vous dire que Dieu d'une parole ait fait toutes choses? Car la raison ne le découvre pas, et personne n'était présent à ce moment de la création. Qui donc la prouve? — La foi, oui, la foi, qui seule ici vous donne l'intelligence; aussi a-t-il dit, que nous le savons par la foi. — Mais par cette expression « la foi », qu'entendons-nous? Que de l'invisible a jailli le visible. Voilà l'objet de la foi.

Après avoir exprimé cette vérité d'une manière générale, l'apôtre la poursuit dans ses applications particulières; car un grand homme est comme un petit univers. Saint Paul le donnera lui-même à entendre dans la suite. En effet, quand il aura fait sa preuve par l'exemple de cent ou de deux cents personnages qu'il va faire comparaître devant nous, il s'apercevra que ce nombre de témoins est petit comme quantité, mais il le grandira en ajoutant que du moins « le monde n'en était pas digne ». (He 11,38)

« C'est par la foi qu'Abel offrit à Dieu une plus excellente hostie que Caïn (4) ». Remarquez quel personnage il nomme le premier : c'est aussi le premier qui ait souffert, et qui ait souffert de la main de son frère, lequel pourtant est resté impuni, et n'a encouru que la haine de Dieu. Voilà, pour les Hébreux, l'exemple d'une persécution semblable à la leur, puisqu'ils étaient persécutés par leurs frères : « Et vous aussi », avait-il dit, «vous avez souffert les mêmes indignités de la part même de vos concitoyens». (1Th 2,14) Et il démontre que ceux-ci, nouveaux Caïus, obéissent à l'envie et à la haine. Abel honora Dieu, et mourut même pour l'avoir honoré; et il n'a pas encore obtenu la résurrection. Abel a signalé son zèle, il a fait tout ce qu'il devait faire; mais ce que Dieu, en retour, doit faire pour lui, Abel ne l'a pas encore reçu. L'apôtre appelle ici « une plus excellente hostie », une hostie plus honorable, plus glorieuse, plus filiale. Et nous ne pouvons pas prétendre, dit-il, qu'elle n'ait pas été acceptée; car elle a été reçue, si bien que Dieu disait à Caïn : « Je te refuse, si tu offres bien, mais que tu partages mal » (Gn 4,7); ce qui indique qu'Abel offrit bien et partagea également bien. Et pourtant de justice, quelle récompense a-t-il reçue? Il fut tué de la main de son frère; et la condamnation que son père entendit prononcer pour son péché, Abel, qui s'était conduit saintement, la subit le premier, et fut frappé d'autant plus cruellement qu'il le fut ainsi et le premier et par la main d'un frère. Et ces vertus, il les pratiqua sans exemple précédent qu'il pût contempler. Qui, en effet, aurait-il pu considérer pour s'animer à servir Dieu? Son père ou sa mère? Mais au lieu de reconnaître les bienfaits divins, ceux-ci avaient déshonoré Dieu. Son frère, peut-être? Mais celui-ci, à son tour, outrageait le Seigneur. Il ne puisa donc la vertu que dans son propre coeur. Or, étant digne de tant d'honneur, que souffrit-il cependant? Une mort violente. L'apôtre lui adresse encore une autre louange : «Par sa foi », dit-il, « il reçut le témoignage qu'il était juste; Dieu lui-même rendant ce témoignage aux offrandes d'Abel; par cette foi, enfin, il parle encore après sa mort ». Mais quel autre témoignage a-t-il reçu, et qui l'a déclaré juste? C'est le feu du ciel, qui, dit-on, descendit et consuma ses victimes. Car il est dit de lui : « Dieu regarda favorablement Abel et ses sacrifices»; et une version ajoute, que Dieu les consuma. Or, quoique ayant rendu par ses paroles et ses miracles ce témoignage à la vertu d'Abel, tout en le voyant périr à cause de sa foi en lui, Dieu ne le vengea pas, et laissa sa mort impunie.

2202 2. Il n'en va pas ainsi de vous, leur dit l'apôtre; n'avez-vous pas en effet, et les prophètes, et les exemples, et d'innombrables consolations, et des miracles, et des prodiges tant de fois opérés? Chez Abel, c'était une foi vraie et pure : car quels miracles avait-il vus, pour croire ainsi aux récompenses à venir? N'est-ce pas la foi seule qui lui fit choisir la vertu?

Mais qu'est-ce que veut dire ceci : « Par la foi, il parle encore après sa mort? » Saint Paul craignant de pousser les Hébreux au désespoir, montre qu'Abel a reçu déjà en partie un dédommagement. En quel sens? C'est, dit-il, qu'on lui garde up grand honneur, une magnifique estime : l'expression, «il parle encore », donne cela à entendre, et signifie que s'il fut ravi au monde, au moins avec lui ne fut point ravie sa gloire, sa renommée. Non, il n'est pas :port, et vous-mêmes ne mourrez point! Plus auront été cruelles les souffrances d'un saint, plus grande est aussi sa gloire. Comment parle-t-il encore? C'est qu'une marque éclatante de vie, c'est certainement d'être célébré par tous les hommes, admiré partout, regardé comme bienheureux. En portant les autres à la vertu, il parle éloquemment. Un discours fera toujours moins d'effet que ce martyre. Et de même que le ciel nous parle, rien qu'en se dévoilant, ainsi ce grand saint nous prêche dès qu'il se révèle à notre souvenir. Il aurait prêché, il aurait eu mille voix, il vivrait encore, qu'il serait moins admiré qu'il ne l'est encore de nos jours. De telles vertus ne sont pas impunément frappées; elles ne peuvent passer inaperçues ni s'oublier avec les âges.

« C'est par la foi qu'Enoch a été enlevé du monde, afin qu'il ne mourût pas; et on ne l'y a plus vu, parce que Dieu l'a transporté ailleurs et l'Écriture lui rend ce témoignage qu'avant d'avoir été ainsi enlevé, il plaisait à Dieu; or, il est impossible de plaire à Dieu sans la foi; car pour s'approcher de Dieu, il faut croire premièrement qu'il y a un Dieu, et qu'il récompensera ceux qui le cherchent (56) ». L'apôtre révèle ici une foi plus grande que celle d'Abel. Comment? C'est que, bien qu'Enoch ait vécu après lui, l'exemple de sa mort affreuse suffisait pour détourner Enoch de suivre sa voie. En effet, Dieu avait prédit ce meurtre, quand il disait à Caïn : «Tu as péché, ne vas pas. plus loin! » Et cependant il ne vengea point cet Abel qu'il honorait. Enoch ne fut point découragé par cette triste histoire; il ne se dit pas à lui-même : Que gagne-t-on à subir les travaux et les dangers? Abel a honoré Dieu, et n'en a point reçu de secours. Car (545) que servit-il à la victime de Caïn, que celui-ci ait subi une certaine condamnation et un supplice?

Qu'y a-t-il gagné pour lui-même ? Supposons même que le meurtrier ait été sévèrement puni. Qu'importe à celui qui est mort si. prématurément? Enoch ne tint point ce langage, il n'eut point ces pensées; passant par-dessus toutes ces considérations, il comprit que s'il est un Dieu, ce Dieu est nécessairement rémunérateur.

Or, ces anciens ne savaient rien encore de la résurrection. Si donc, avec l'ignorance entière de ce dogme consolant, voyant même tout l'opposé en apparence, ils ont su néanmoins chercher te bon plaisir de Dieu : combien plus y sommes-nous obligés ? Car ils n'avaient, eux, ni cette connaissance de la résurrection, ni la facilité de contempler des modèles. Et c'est précisément pour n'avoir rien reçu de Dieu, que ce saint personnage fut agréable à Dieu. Car enfin, répondez-moi . il tenait pour sûr que Dieu est rémunérateur; mais d'où le savait-il? Abel n'avait certes point été rémunéré. Ainsi la raison suggérait de tout autres pensées que celles de la foi ; celle-ci disait le contraire de ce qu'on voyait. Donc, vous aussi, chers disciples, s'écrie l'apôtre, si vous n'êtes point rétribués en ce monde, ne vous en troublez pas!

Comment Enoch fat-il « transporté par la foi, hors de ce monde? » il plaisait à Dieu, et c'est pourquoi il fut enlevé; et la cause de cette amitié de Dieu pour lui fut sa foi. Car s'il eût ignoré que Dieu lui gardât une récompense, comment l'eût-il servi ? « Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu ». Un homme croit ces deux points, l'existence de Dieu et la récompense à venir: il recevra le salaire de ses oeuvres. C'est cette foi qui rendit Enoch agréable au Seigneur.

« Car il faut, pour s'approcher de Dieu, croire qu'il est », et non savoir ce qu'il est. Or si, rien que pour croire à son existence, il faut la foi déjà, et non les raisonnements, comment, par la raison, pourrions-nous comprendre sa nature ?« Et qu'il récompense ceux qui le cherchent ». Si ce second point exige aussi la foi, et non pas seulement la raison, comment, encore une fois, notre raison pourrait-elle comprendre l'essence et les perfections de Dieu ? Quel raisonnement pourrait atteindre à ces hauteurs? En effet, il se rencontre des hommes qui attribuent au hasard l'existence même de cet univers. Vous voyez donc que si, sur tous les points, nous ne gardons pas la foi, si elle n'est pas là pour nous faire accepter, je ne dis pas seulement la rémunération à venir, mais la vérité si élémentaire de l'existence de Dieu, tout est perdu pour nous !

Plusieurs demandent comment et pourquoi Enoch fut transporté hors de ce monde, pourquoi il n'est pas mort, non plus qu'Elie, et, supposé qu'ils vivent encore, comment et dans quel état ils vivent; autant de problèmes inutiles à résoudre. Que l'un, Enoch veux-je dire, ait été transféré ailleurs ; que l'autre, c'est-à-dire Elie, ait été enlevé, l'Ecriture le déclare. Où sont-ils maintenant, et comment sont-ils, l'Ecriture ne l'a pas dit aussi clairement. C'est qu'en effet, elle ne nous enseigne que les vérités à nous nécessaires. Cette première translation a ou lieu dans les commencements du monde, pour donner au genre humain la double espérance que la loi de la mort serait un jour abrogée et la tyrannie du démon à jamais vaincue. J'ai dit que la loi de la mort serait abrogée : car Enoch fut transféré, non pas après sa mort, mais « pour qu'il ne mourût pas » ; et c'est pourquoi l'apôtre ajoute : Il fut transféré tout vivant, parce qu'il avait plu au Seigneur. Ainsi qu'un père, après avoir menacé son fils, veut tout bas oublier ses menaces, et toutefois soutient son premier mot et y persévère pour le châtier en attendant, et pour le tenir comme averti, laissant ainsi à ses menaces un caractère de durée et d'immutabilité; ainsi notre Dieu, agissant pour ainsi dire à la façon des hommes,. au lieu de soutenir son rôle menaçant, a montré dès le commencement que la mort était déjà abrogée, mais il a laissé d'abord le juste Abel subir le trépas; voulant, par l'exemple du fils, effrayer le père. Son dessein étant de montrer que sa sentence première est sérieuse et stable, s'il ne châtie point aussitôt les méchants, du moins il laisse périr cruellement un serviteur qu'il aimait, j'ai nommé ce bienheureux Abel ; mais presque aussitôt après celui-ci, il transporte hors du monde Enoch. tout vivant. Ainsi, par la mort d'Abel, Dieu imprime la terreur; et par l'enlèvement d'Enoch, il inspire aux hommes un saint zèle, une sainte rivalité à le servir. C'est assez vous dire combien déplaisent à Dieu ceux qui prétendent que tout marche à l'aventure, que le hasard dirige tout, et qui n'attendent pas la rémunération : idée et conduite vraiment païennes. Car, pour ceux qui le cherchent, et par les bonnes couvres et par la croyance, Dieu saura les récompenser.

2203 3. Nous avons un rémunérateur ; faisons donc tout au monde, pour ne pas être privés d'une récompense qui ne se donne qu'à la vertu. Qui pourrait assez pleurer le mépris que l'on ferait d'une telle récompense, et l'indifférence que l'on témoignerait pour une si glorieuse couronne; car comme Dieu saura payer largement ceux qui le cherchent, ainsi saura-t-il traiter tout autrement ceux qui n'ont point souci de lui.

« Cherchez », est-il écrit, « et vous trouverez ». (
Mt 7,7) Or, comment peut-on trouver le Seigneur? Réfléchissez comment on trouve l'or avec bien des travaux ! « J'ai levé mes mains vers Dieu durant la nuit », disait le Prophète, « et je n'ai pas été déçu ». (Ps 76,3) Quant à nous, cherchons le Seigneur, comme nous cherchons un objet perdu et de grand prix. N'est-il pas vrai qu'alors nous tournons vers un seul point tout notre esprit? N'examinons-nous pas tous les passants ? Reculons-nous devant un lointain voyage ? Ne promettons-nous pas de l'argent? Et si c'était un de nos enfants qu'il fallût retrouver, que ne ferions-nous pas? Quelle terre, quelle mer ne verrait nos démarches? Argent, maisons, propriétés, tout serait sacrifié volontiers au prix d'une telle découverte. Et l'avons-nous retrouvé, nous le saisissons, nous l'embrassons, nous ne pouvons le quitter. Pour rentrer en possession d'un si précieux trésor, enfin, aucun sacrifice ne nous paraît (546) pénible; combien plus, quand il s'agit de Dieu, devons-nous avoir de pareils sentiments, et le poursuivre comme notre bien indispensable, je devrais dire même comme incomparable à tout autre bien ? Mais nous sommes si misérables, que le me borne à dire : Cherchons Dieu, comme nous ferions pour l'argent, pour un enfant égaré. Encore une fois, pour cette tête si chère, un voyage vous effraie-t-il, ou n'auriez-vous jamais voyagé pour un motif pécuniaire? Ne sondez-vous pas tous les recoins? Et cet enfant une fois rendu à votre amour, n'ôtes-vous pas au comble de la joie?

« Cherchez», est-il dit, « et vous trouverez ». Ce qu'on cherche, surtout quand il s'agit de Dieu, exige un inquiet empressement. Bien des obstacles, en effet, nous arrêtent; bien des ombres nous offusquent, bien des luttes contrarient nos désirs. Par lui-même, le soleil éclate, il s'offre à tout regard, on n'a pas besoin de le chercher. Mais supposons qu'on veuille s'enterrer et qu'on soulève des flots de poussière, il faudra dès lors de vrais et de pénibles efforts pour voir le soleil. Ainsi en sera-t-il, si nous nous plongeons dans les bas-fonds des passions mauvaises, dans les ténèbres qui peuvent troubler le coeur, ou dans les inutiles soucis des affaires temporelles : alors à grand'peine regarderons-nous en haut, à grand peine nous élèverons-nous. Toutefois, l'homme qui se trouve au fond d'une fosse, aperçoit le soleil de plus en plus, à mesure que lui-même élève davantage son regard. Secouons donc, nous aussi, la poussière ; perçons les brouillards qui pèsent sur nos têtes. lis sont si épais et si compacts, qu'ils ne permettent pas à nos yeux de regarder en haut. — Mais, dira-t-on, comment percer ces impénétrables nuages? — En appelant et attirant vers nous les rayons du soleil, de ce soleil de justice qui éclaire les intelligences; en élevant nos mains vers le ciel, car « l'élévation de mes mains», dit le Prophète, « est mon sacrifice du soir » (Ps 140,2), et surtout en élevant à la fois et nos bras et nos coeurs. Vous me comprenez, vous qui ôtes initiés aux saints mystères. Peut-être reconnaissez-vous ce que je désigne, vous voyez dans vos pensées ce que je fais entendre à demi-mot. Elevons en haut nos pensées. Je connais, moi, des hommes presque suspendus au-dessus. de cette pauvre terre, et qui regrettent de ne pouvoir prendre leur vol vers les cieux, tant ils prient avec un coeur ardent et sublime. Je voudrais que cette image, cette prière, fut la vôtre, à tous et toujours; sinon toujours, du moins souvent; sinon souvent, du moins quelquefois, du moins le matin, du moins chaque soir. Au reste, si vous ne pouvez ainsi garder vos bras étendus et élevés, du moins qu'ainsi s'élève et s'étende la libre ardeur de votre âme. Etendez-la, oui, jusqu'au ciel; si vous voulez en toucher les sommets, et même arriver plus haut, vous le pouvez.

Car notre âme est plus légère, et notre pensée est plus prompte et plus rapide que l'oiseau du ciel, par sa nature. Que si, par surcroît, elle reçoit la grâce que donne l'Esprit divin, Dieu ! qu'elle devient vive, agile, capable de tout gravir, incapable de se porter en bas, et surtout de tomber par terre ! Procurons-nous ces ailes merveilleuses ; grâce à elles, nous pourrons franchir l'océan tumultueux de ce monde. Les oiseaux les plus agiles passent au vol et sans se blesser, les monts et les précipices, les mers et les écueils. Telle est aussi notre âme; une fois qu'elle est pourvue de ses ailes, une fois qu'elle plane au-dessus des misères de la vie, rien désormais ne peut la captiver; elle est plus élevée que tout au monde, et même que les traits enflammés du démon.

Non, le démon ne peut lancer ses traits ni si juste ni si haut, qu'il puisse arriver jusqu'à elle; il prodigue ses flèches, il est vrai, car il est impudent ; mais il n'atteint pas le but, mais son dard retombe inutile, et non-seulement inutile, mais redoutable pour sa tête, sur laquelle il revient. Une fois lancée, une flèche doit toujours frapper. Le projectile qui part d'une main d'homme, frappe toujours, ou son adversaire qu'il a visé, ou un oiseau, un mur, un vêtement, une planche; ou du moins il fend l'air : tel est aussi un trait du démon; il faut nécessairement qu'il frappe. S'il ne blesse pas la personne qui sert de point de mire, il déchire la main qui l'a, envoyé. Plus d'un exemple nous prouverait que, quand nous n'avons pas souffert de ses coups, c'est lui qui les reçoit tout entiers. Ainsi, pour ne citer que ces deux faits: Il a tenté Job, ne l'a pas atteint, et a reçu le coup;, il a assailli Paul, ne la pas blessé, et s'est blessé lui-même. Et si nous sommes sages et vigilants, nous verrons ainsi que de pareils faits arrivent partout : dès qu'il frappe, il se blesse lui-même. Mais surtout lorsque nous saurons nous armer contre, lui de l'épée et du bouclier de la foi, nous serons en pleine sûreté contre ses assauts, et sans péril d'être vaincus.

Tout mauvais désir est un trait du démon. Plus qu'aucun autre, du reste, la colère est un feu, une flamme qui saisit, mord et embrase. Eteignons-le par la douceur et la patience. Comme un fer rouge plongé dans l'eau perd son feu, ainsi la colère tombant sur une âme douce et patiente, loin de la blesser, lui fait du bien, puisqu'elle en devient plus forte. Point de vertu comparable à la douceur et à la patience. Celui qui en est armé, ne sent plus l'outrage; et comme le diamant que rien ne peut entamer, ainsi devient une âme de cette trempe; elle est au-dessus de tous les traits; car l'homme doux et patient est élevé, si élevé même qu'aucun dard ne peut arriver à sa hauteur.

Un homme s'emporte, riez, vous, non pas en face de lui, de peur de l'irriter davantage, mais riez dans votre âme en vous-même et pour vous. En effet, qu'un enfant nous frappe dans sa petite colère en croyant se venger ainsi, nous rions. Si donc vous riez d'un outrage, vous mettrez entre vous et le furieux la même distance qui sépare un homme d'un enfant. Que si vous vous emportez, vous devenez enfant au contraire; car quiconque s'irrite a moins de sens que ces pauvres petits. Dites-moi, quand l'un d'entre eux s'emporte, n'en rit-on pas, encore une fois? L'homme irrité prête ainsi le flanc. Et s'il est pusillanime, il est insensé, (547) puisque, selon le Sage, « quiconque est pusillanime manque complètement de sens ». (Pr 14,29) Et qui manque ainsi de raison, n'est qu'un enfant. Au contraire, ajoute Salomon, « celui qui est patient est aussi très-prudent ». Et c'est pourquoi, mes frères, tendons à cette grande patience, qui procure à l'homme vertueux cette grande prudence, laquelle nous fera gagner les biens promis en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Qu'avec lui soient au Père, en union avec l'Esprit-Saint, gloire, empire, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



HOMÉLIE 23

2300
C'EST PAR LA FOI QUE NOÉ, DIVINEMENT AVERTI, ET APPRÉHENDANT CE QU'ON NE VOYAIT PAS ENCORE, BÂTIT L'ARCHE POUR SAUVER SA FAMILLE, ET EN LA BÂTISSANT CONDAMNA LE MONDE, ET DEVINT HÉRITIER DE LA JUSTICE QUI NAIT DE LA FOI. (
He 11,7-12)

Analyse.

1 et 2. Exemple de Noé, et de sa foi à la prédiction qui lui annonçait le déluge, tandis qu'un monde 'railleur et indifférent se moquait de le voir construire l'arche. — Exemple d'Abraham, et de sa foi à la parole de Dieu, qui lui montrait la terre promise à lui et à sa postérité. — Il crut ainsi que Isaac et Jacob, Mien qu'ils n'aient pas vu l'accomplissement de la promesse. — En effet, si Dieu a donné aux saints patriarches quelque bien-être terrestre, cette récompense était loin d'acquitter ses promesses divines . — Aussi les saints, dédaignant les biens de la terre, saluaient par avance la cité à venir, comme le navigateur salue le port désiré. — La foi de Sara, son rire désavoué, sa fécondité miraculeuse.

3 et 4. Longue et magnifique supplication où le saint orateur, le père de tant de fidèles, développe sans art et avec un pathétique sublime les motifs les plus touchants de conversion. — Jamais prédicateur n'a poussé des cris plus douloureux ni plus éloquents : mais toute analyse ou résumé est impossible.

2301 1. « C'est par la foi que Noé, divinement averti... » L'apôtre rappelle ici le fait dont le Fils de Dieu parle ainsi, à propos de son second avènement « Au temps de Noé, les hommes épousaient des femmes, et les femmes épousaient des maris ». (Lc 17,27) Voilà du reste un exemple que saint Paul choisit à dessein. Celui d'Enoch rappelait seulement un acte de foi, mais l'histoire de Noé montre à côté d'elle un fait d'incrédulité. La plus sûre manière de consoler et d'exciter celui qui vous écoute, c'est de lui montrer les vrais fidèles en possession du bonheur, et l'incrédule frappé d'un sort contraire. Mais pourquoi dit-il littéralement.: « Noé, par la foi, ayant reçu une réponse ?» Comprenez « prédiction » ; car réponse et prophétie sont synonymes dans l'Ecriture. Elle dit ailleurs : « Siméon avait reçu une réponse de l'Esprit-Saint » (Lc 2,26) ; et Paul demande dans le même sens: « Que dit la réponse divine ? » (Rm 11,4) Voyez, en passant, que le Saint-Esprit est Dieu : Dieu répond, mais l'Esprit Saint aussi et comme lui. Et pourquoi saint Paul a-t-il choisi ce mot pour Noé? Afin de montrer dans cette « réponse » une prophétie. — Ayant reçu réponse de ce qu'on ne voyait pas encore », c’est-à-dire, au sujet du déluge; par crainte et par précaution, « il construisit l'arche ». La raisonne lui suggérait point cette action. « Car les hommes épousaient des femmes, et les femmes des maris »; le ciel était serein, rien n'annonçait l'événement, et cependant Noé craignit; car, dit l'apôtre : « C'est par la foi que Noé, divinement averti et appréhendant ce qu'on ne voyait point encore, bâtit l'arche pour sauver sa famille ».

Que veulent dire les mots suivants : « Et en la bâtissant, il condamna le monde ? » — Qu'il le montra digne du supplice, puisque la vue de cette construction ne put porter les hommes ni à s'amender, ni même à se repentir, « et il devint héritier de la justice qui naît de la foi », comprenez : Parce qu'il crut à Dieu, il se montra,juste et saint. Car cela est comme naturel à un coeur quai aime Dieu franchement et qui regarde par là même ses paroles comme tout ce qu'il y a de plus croyable au monde; l'incrédulité fait tout le contraire. Il est évident que la foi opère la justice. Or, comme nous avons, nous, la prophétie de l'enfer, ainsi Noé avait-il aussi sa prophétie. Mais on se moquait de lui, alors; on l'accablait de mépris et de railleries; mais il n'y prêtait aucune attention.

« C'est par la foi que celui qui reçut plus tard le nom d'Abraham, obéit, en s'en allant dans la terre qu'il devait recevoir en héritage ; c'est par la foi qu'il partit sans savoir même ou il allait; c'est par la foi qu'il demeura dans la terre qui lui avait été promise, comme dans une terre étrangère, habitant sous des tentés avec Isaac et Jacob, qui devaient être avec lui héritiers de cette promesse (8, et 9) ». Quel modèle, dites-moi, Abraham put-il voir et, imiter? Né d'un père idolâtre et gentil, n'ayant point entendu dé prophètes, il ne savait même où il allait. Volontiers les Hébreux devenus chrétiens avaient les yeux fixés sur ces patriarches, supposant qu'ils avaient, été comblés des biens de ce monde. Saint Paul montre qu'aucun d'eux n'a reçu la moindre chose, que tous furent absolument privés de ce genre de salaire ; que pas un ne trouva ici-bas sa récompense. Abraham, lui, sortit même de sa patrie et (548) de ses foyers, et sortit sans savoir où il allait. Et qui s'étonnera du sort fait au père, lorsque ses fils habitèrent le monde aux mêmes conditions que lui? Il ne vit pas s'accomplir la promesse, et toutefois ne se découragea point ; Dieu avait dit : « Je te donnerai cette terre, et à ta postérité ». (Gn 12,7) Abraham vit son fils toutefois y habiter précairement ; le petit-fils à son tour séjourna sur une terre étrangère, sans se troubler davantage. Abraham, pour sa part, pouvait s'attendre à cette vie nomade, puisque la promesse, embrassant sa postérité, ne devait à la rigueur avoir sa réalisation que dans l'avenir. Encore est-il vrai de dire que la promesse s'adressait aussi à lui : « A toi et à ta postérité », disait-elle, non pas à toi dans la personne de tes enfants, mais à toi et à eux. Et toutefois ni lui, ni Isaac, ni Jacob ne recueillirent le fruit de cette promesse. Jacob servit comme mercenaire; Isaac dut subir plus d'un exil ; Abraham sortit de cette terre promise, d'où la crainte le chassait, il lui fallut recouvrer ses biens à main armée; et il eût, d'ailleurs, perdu tout ce qu'il avait, si Dieu ne l'eût secouru. Cela vous explique pourquoi saint Paul a dit : « Abraham, et ceux qui devaient être avec lui héritiers de la promesse » ; et il marque mieux encore cette communauté de leurs épreuves, en ajoutant : « Tous ces saints moururent dans la foi, sans avoir reçu les biens que Dieu leur avait promis ».

Deux questions se présentent naturellement à résoudre ici. Comment, après avoir dit que Dieu enleva Enoch, pour qu'il ne vit pas la mort, de sorce qu'on ne le trouva plus, l'apôtre ajoute-t-il ensuite : « Tous ces saints mouraient?» Second problème : « Sans recevoir l'effet des promesses », dit-il ; et cependant il déclare que Noé reçut comme récompense le salut de sa famille, qu'Enoch fut enlevé de ce monde, qu'Abel parle encore; qu'Abraham reçut une terre; ce qui ne l'empêche pas de conclure que tous ces saints moururent sans avoir reçu l'effet des promesses de Dieu. Quelle est donc la pensée de saint Paul ? Il faut résoudre ces questions l'une après l'autre. « Tous », dit-il, « sont morts dans leur foi » ; l'expression «tous », ici, n'est pas absolue dans ce sens que pas un n'ait échappé à la mort; elle signifie seulement, qu'à une exception près, tous en effet l'ont subie, tous ceux dont nous savons le trépas. Quant à la réflexion : « Sans avoir reçu « l'effet des promesses », elle est vraie de tout point ; la promesse faite à Noé, n'embrassait pas un lointain avenir.

2302 2. Mais quelles sont les promesses de Dieu ? Isaac, en effet, et Jacob après lui, ont eu jusqu'à un certain point les promesses de la terre. Mais Noé, Enoch, Abel, quelles promesses virent-ils se réaliser? C'est donc de ces trois derniers que l'apôtre dit qu'ils n'ont rien reçu. Et si même on veut qu'il leur attribue quelque récompense, n'en était-ce pas une que cette gloire dont Abel hérita, que cet enlèvement dont Enoch fut l'objet, que ce miracle par lequel Noé fut sauvé ? Mais tout ce bonheur, loin de remplir les engagements de Dieu, n'était qu'un faible salaire de leurs vertus, et comme un avant-goût des récompenses à venir. Dieu, en effet, dès l'origine du monde, se vit comme forcé, dans l'intérêt du genre humain, à se mettre à la portée des hommes, et à leur donner non-seulement l'avenir, mais quelques biens présents. C'est dans le même dessein que Jésus-Christ disait à ses disciples : « Celui qui aura quitté maison, frères, soeurs, père et mère, recevra le centuple, et possédera la vie éternelle ». Et ailleurs : « Cherchez le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît ». (Mt 19,29) Voyez-vous comment il nous donne ce faible surcroît, afin de ne pas nous décourager ? Ainsi les athlètes, pendant la durée de la lutte, reçoivent quelques rafraîchissements; mais ils ne jouissent d'une trêve absolue et d'un repos complet que plus tard, lorsqu'ils ne vivent plus sous le régime, et qu'ils ont enfin droit à toute jouissance. Dieu aussi donne un peu en ce monde; mais l'entier accomplissement de ses promesses est réservé à la vie future ; et saint Paul, pour nous enseigner cette vérité, s'est exprimé en ces termes : « Ces saints ne voyant et ne saluant que de loin les promesses divines ». Il nous fait entendre ici une réalisation mystérieuse de leurs voeux ; c'est-à-dire que ces saints ont reçu tout ce que Dieu leur annonçait pour l'avenir : la résurrection, le royaume des cieux et tous les biens que Jésus-Christ venant en ce monde nous a prêchés : voilà, selon l'apôtre, les vraies promesses. Tel est donc le sens de ce passage; ou peut-être signifie-t-il seulement que sans avoir encore reçu tout l'effet des promesses divines, du moins ils sont partis de ce monde avec la confiance et la certitude de les recueillir. Or, la foi seule a pu leur suggérer cette confiance, puisqu'ils ne virent que de loin, selon saint Paul, les réalités même terrestres, dont quatre générations d'hommes les séparaient. Car ce n'est qu'après ce nombre écoulé de générations, qu'ils sortirent enfin de l'Egypte. Mais ils saluaient ces espérances, dit-il, et ils se réjouissaient. Telle était leur intime persuasion de cet avenir, qu'ils le saluaient : métaphore empruntée aux navigateurs, qui aperçoivent de loin le port désiré, et qui avant même d'entrer dans les eaux d'une ville cherchée longtemps, appellent cette cité et l'ont déjà conquise dans leurs désirs.

« Ils attendaient, en effet, la cité bâtie sur un ferme fondement, et dont le fondateur et l'architecte est Dieu lui-même (10) ». Vous voyez que, pour ces grands saints, « recevoir », c'était seulement attendre, espérer avec pleine confiance. Si donc avoir confiance, c'est avoir reçu déjà, nous pouvons, nous aussi, recevoir. Bien que non encore en possession, ils voyaient déjà, par le désir, les promesses remplies. Pourquoi tous ces faits allégués ? Pour nous donner une sainte honte à nous : car ces patriarches avaient des promesses pour ce monde même, mais ils n'y prêtaient point attention et cherchaient la cité à venir; tandis que nous, à qui Dieu ne cesse de parler de la cité d'en-haut, nous cherchons celle d'ici-bas. Dieu leur a dit à eux : Je vous donnerai les biens présents. Mais bientôt il les a vus, ou plutôt eux-mêmes (549) se sont montrés dignes de biens plus nobles, n'ayant pas même voulu se lier à ceux de la terre.

Il me semble voir proposer à un sage certaines récompenses puériles, non qu'on veuille les lui faire agréer, mais pour lui donner occasion de montrer sa philosophie, parce qu'il demandera plus et mieux. L'apôtre a ainsi le dessein de nous montrer que les saints avaient à l'égard des choses terrestres, un si noble et si beau détachement, qu'ils ne voulaient pas même recevoir ce qu'on leur en offrait. Et c'est pourquoi leurs descendants les reçoivent, car eux, hélas! sont dignes de la terre.

Mais qu'est-ce que « la cité qui a des fondements solides? » C'est-à-dire que les fondations de ce monde ne méritent pas ce nom, si on les compare avec ceux de la cité dont Dieu est le fondateur et l'architecte. Ciel ! quel admirable éloge de cette cité d'en-haut ! « Sara eut aussi la foi (11) ». Exemple parfaitement choisi pour faire rougir les Hébreux, puisqu'ils ont montré un coeur plus petit et plus étroit que celui d'une femme. Mais, objecterez-vous, comment, elle qui a ri si malencontreusement, est-elle ici vantée comme fidèle? Ce rire était, en effet, d'une infidèle; mais sa crainte aussitôt prouva sa foi. « Je « n'ai pas ri », s'écria-t-elle ; ce désaveu montre la foi qui rentre dans son coeur, et en bannit l'incrédulité. Donc : « C'est aussi par la foi que Sara étant stérile, reçut la vertu de concevoir un enfant, et qu'elle le mit au monde, malgré son âge avancé ». Qu'est-ce que la vertu de concevoir? C'est-à-dire qu'elle devint féconde, elle qui était déjà comme morte et qui était encore stérile. Il y avait deux obstacles : son âge, car elle était vieille; sa complexion, car elle était stérile.

« C'est pourquoi il est sorti d'un seul homme et qui était déjà mort, une postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel, et que les grains de sable sans nombre au bord de la mer (12) ». Ainsi cette multitude sortit d'un seul homme, d'après l'apôtre; c'est dire que non-seulement il rendit mère sa femme Sara, mais qu'elle le fut d'un nombre d'enfants tel que n'en produit pas le sein le plus fécond. Autant que d'étoiles, ajoute-t-il. Comment, alors, l'Ecriture en a-t-elle fait souvent le dénombrement, elle qui disait : comme on ne peut nombrer les étoiles du ciel, ainsi votre postérité sera innombrable? — Vous verrez ici ou bien un langage hyperbolique, ou bien une allusion à cette postérité réellement incalculable que la génération multiplié tous les jours. On peut dresser, en effet, la généalogie exacte d'une famille, mais de telle ou telle famille déterminée ; tandis que le dénombrement est impossible s'il s'agit de la race tout entière comparée aux étoiles.

2303 3. Telles sont les promesses de Dieu ; telle est la facilité que nous avons d'en gagner la réalisation. Or, si ce qu'il a promis comme par surcroît est cependant si admirable, si magnifique et si splendide, de quelle nature seront les biens dont ceux-ci ne sont que le faible accessoire et comme la surabondance? Quel bonheur est plus grand que d'acquérir ces biens parfaits, et quel malheur plus grand que de les perdre ? Un banni, rejeté du sol de sa patrie, un malheureux déshérité, font pitié à tous les hommes : mais celui qui est déchu du ciel, et de tous les biens que le ciel nous garde, n'a-t-il pas droit d'être pleuré avec des torrents de larmes? Hélas ! non ! Il ne mérite point nos pleurs! On en verse sur la victime de malheurs involontaires; mais pour celui qui s'y précipite lui-même, par l'abus coupable de son libre arbitre, il mérite plus que nos larmes; il lui faut nos lamentations et un deuil sans fin, car Notre-Seigneur Jésus-Christ a pleuré Jérusalem, bien qu'elle fût ingrate et impie ; et nous aussi, nous sommes dignes de gémissements sans fin, de lamentations sans mesure . Et quand même l'univers nous prêterait ses rochers, ses arbres, ses plantes, ses animaux terrestres et aériens; quand le monde entier, pour mieux dire en un mot, emprunterait des millions de voix et pleurerait sur nous qui sommes déchus de si grands biens, non, le deuil du monde, cette lamentation universelle, ne serait pas à la hauteur d'une telle infortune !

Quel langage si sublime, en effet, quelle intelligence pourrait expliquer ce bonheur, cette puissance, cette volupté, cette gloire, cette joie, ces splendeurs que « l'oeil de l'homme n'a point vues, que son oreille n'a pas entendues, que son coeur n'a jamais soupçonnées, et que cependant Dieu a préparées à ceux qui l'aiment ». (
1Co 11,9) L'Ecriture, qui parle ainsi, ne dit pas seulement que cette félicité surpasse notre intelligence, mais que jamais personne n'a pu concevoir les biens que Dieu réserve à ses amis. Et, de fait, de quelle nature ineffable ne doivent pas être des biens que Dieu même veut préparer et créer? Si, aussitôt après nous avoir faits, antérieurement à toute bonne action de notre part, il daignait accorder à notre nature humaine tant de grâces, le paradis, la familiarité de ses entretiens, l'immortalité et la, promesse d'une vie bienheureuse et sans aucun chagrin ; que ne donnera-t-il pas à ceux qui pour son service auront fait tant de choses, soutenu vaillamment tant de combats et de souffrances? Pour nous, en effet, il n'a pas épargné son Fils unique, il l'a livré pour nous à la mort. Si donc il a daigné nous honorer de tant de faveurs, alors que nous étions ses ennemis, quelle grâce nous refusera-t-il, une fois son amitié reconquise ? Que ne donnera-t-il pas, après nous avoir réconcilié avec lui ? pieu est si riche, et toutefois il ambitionne et désire de gagner notre amitié : et nous bien-aimés frères, nous n'avons point ce désir !

Que dis-je, Nous ne désirons pas? Ah! nous avons, moins que Dieu même, la volonté de conquérir le bonheur qu'il nous offre. Lui, par des actes inouïs de bonté, a fait preuve de son bon vouloir; et nous, quand il y va de tout nous-même, nous ne savons pas mépriser un peu d'or, lorsque Dieu pour nous a donné son propre Fils. Profitons, enfin, comme il le faut, de ce divin amour; exploitons cette adorable amitié! « Vous êtes mes amis», nous dit-il, «si vous faites ce que je vous prescris ». (Jn 15,14) Grand Dieu ! de vos ennemis, séparés de vous par la distance de (550) l'infini, et que vous surpassez d'une manière incomparable, vous faites des amis et vous leur en donnez le nom! Pour une amitié pareille, que ne devrions-nous pas souffrir volontiers? Et pourtant nous bravons les dangers pour gagner une amitié humaine, lorsque, pour, celle de Dieu, nous ne dépensons pas même notre argent! Oui, je le répète, notre état mérite les pleurs, le deuil, les gémissements, les lamentations, les sanglots ! Déchus de notre espérance, tombés de notre rang sublime, nous nous montrons indignes de l'honneur que Dieu nous a fait. Oublieux et ingrats, après tant de faveurs, dépouillés de tous nos biens par le démon, nous que le Seigneur avait élevés jusqu'au rang d'enfants, de frères, de cohéritiers, nous sommes en tout semblables à ses ennemis les plus outrageux.

Quelle consolation ou espérance pourra nous rester encore? Dieu nous appelle au ciel : et, spontanément, nous nous précipitons en enfer. Mensonge, vol, adultère se répandent sur cette terre. Le sang est versé sur le sang. Des crimes se commettent pires encore que l'assassinat. En effet, que d'opprimés, que de malheureux si tristement ruinés par l'avarice de leurs frères, qui choisiraient volontiers mille morts plutôt que ces excès de misère, et qui déjà se seraient réfugiés dans le suicide, si la crainte de Dieu ne les avait retenus, tant ils désirent se donner le coup fatal ! De tels crimes ne sont-ils pas pires que le sang versé? « Malheur à moi », disait le Prophète, « l'homme pieux a disparu de la terre, et parmi tous les hommes il n'en est plus un seul qui fasse le bien ! » (Mi 7,2) Jetons ainsi sur nous-même ce cri d'alarme et de douleur; mais vous, mes frères, aidez-moi à gémir. Peut-être quelques-uns n'ont-ils encore que le rire à nous opposer. Oh! alors redoublons nos lamentations, en rencontrant parmi nous cette folie, cette démence furieuse, qui ignore jusqu'à son délire, et nous fait rire encore de ce qui devrait nous faire gémir! « O homme! la colère de Dieu se manifeste sur toute impiété et injustice des hommes ! Dieu viendra manifestement: le feu marchera devant lui, et la tempête horrible le précédera. Un feu devant sa face brillera et enflammera autour de lui tous ses ennemis. Le jour du Seigneur sera comme une fournaise ardente ». (Rm 1,18 Ps 49,3 Ps 96,3) Et personne ne réfléchit à ces menaces, et des oracles si redoutables sont méprisés comme des fables; personne, qui veuille les entendre; et tous s'accordent pour en rire et s'en moquer. Par quelle voie pourrons-nous les éviter, cependant? Par où trouver notre salut? Nous sommes compromis, nous sommes perdus, vains jouets désormais de nos ennemis, moqués à la fois et des païens et des démons! Satan, à l'heure qu'il est, relève la tète, il bondit, il triomphe, il s'applaudit, tandis que les anges commis à notre garde sont accablés de tristesse. Personne qui se convertisse : nous perdons ici nos peines, puisqu'à vos yeux nous sommes des charlatans.

2304 4. L'heure est venue par conséquent d'apostropher le ciel, puisque personne n'écoute plus notre voix: il nous faut faire appel aux éléments : « Ciel, écoutez; terre, prête l'oreille! car le Seigneur a parlé ». (Is 1,2) O vous qui n'êtes pas encore engloutis, donnez la main, offrez le bras à tant d'infortunés; vous dont l'intelligence est saine encore, secourez tant de gens perdus par leur ivresse; sages, secourez les êtres en démence; coeurs fermes et solides, n'oubliez pas les âmes ballottées par leurs passions. Je vous en conjure, sacrifiez tout au salut de cet ami pécheur; et que vos réprimandes et vos supplications n'aient qu'un but, son intérêt. Quand la maladie envahit une maison, les esclaves mêmes dominent leurs maîtres atteints de la fièvre; tant qu'elle est là, en effet, troublant les âmes et menaçant les vies, toute la troupe de serviteurs présents à ce spectacle ne reconnaît plus la loi du maître au détriment du maître. Convertissons-nous, je vous en supplie : guerres de chaque jour, inondations, morts de tous côtés menaçantes et sans nombre, la colère de Dieu, enfin, nous environne de toutes parts. Et l'on nous voit aussi calmes, aussi exempts de crainte, que si nous étions agréables au souverain Maître ! Nos mains sont toutes et toujours disposées à s'enrichir par l'avarice; aucune n'est prête à secourir par charité; tous acceptent le rôle de ravisseur, aucun celui de défenseur. Chacun n'a que l'idée fixe d'augmenter ses richesses; aucun, la pensée de venir en aide à l'indigent. Tous n'ont qu'une crainte et la formulent ainsi : Nous ne voulons pas être pauvres! mais personne. ne tremble ni ne frissonne, de peur de tomber en enfer. Voilà ce qui mérite nos lamentations, ce qu'on ne saurait trop accuser, trop blâmer !

Je ne voulais pas vous tenir ce langage; mais la douleur m'y force. Oui, pardonnez à cette douleur qui, malgré moi, me fait parler contre mon coeur. Je vois des menaces terribles, des malheurs auxquels on ne peut apporter de consolation; les maux qui nous ont envahis sont au-dessus de tout soulagement humain : nous sommes perdus! « Qui donnera de l'eau à ma tête, et à mes yeux une source de larmes » (Jr 9,1), pour pleurer dignement? Oui, pleurons, mes frères, pleurons et gémissons. Il en est peut-être qui disent : Il ne nous parle que de lamentations, il ne veut que des larmes ! Ah ! c'est bien malgré mon coeur, croyez-le; c'est bien malgré mon coeur; je voudrais plutôt vous donner continuellement l'éloge et les louanges ! Mais c'est maintenant le temps des pleurs ! Et ce n'est pas le gémissement qui est pénible, ô mes bien-aimés; c'est plutôt qu'on commette ce qui mérite le gémissement. Ce ne sont pas les larmes qu'il faut éviter, mais les actions qui méritent les larmes. Ne soyez pas punis, et je cesse de gémir; ne mourez point, et mes larmes s'arrêtent. Mais quoi ! devant un cadavre vous demandez à tous un tribut de pitié, vous appelez cruels ceux qui ne gémissent point, et vous voulez que je ne pleure pas une âme qui périt! Mais puis-je être père sans pleurer ? car je suis votre père, plein de bon vouloir et d'amour. Ecoutez ce cri de Paul : « Mes petits enfants, que je mets au monde dans la douleur ! » (Ga 4,19) Quelle mère dans l'enfantement pousse des cris plus douloureux? Plût à (551) Dieu que vous puissiez voir ce feu qui me dévore; vous avoueriez que je suis brûlé par le chagrin, tout autant qu'une mère ou qu'une épouse jeune encore, et veuve avant le temps! (celle-ci pleure moins son époux, un père pleure moins son fils, que je ne gémis sur cette multitude des nôtres chez lesquels je n'aperçois aucun progrès dans le bien.

On n'entend retentir que calomnies ou médisances cruelles. Lorsque chacun devrait uniquement se faire un devoir de servir Dieu, on entend dire : Parlons mal d'un tel et d'un tel; de celui-ci encore qui n'est pas digne d'appartenir au clergé, tant sa conduite est honteuse et déshonorante. Il nous faudrait déplorer nos péchés personnels, et nous jugeons les autres; lorsque nous n'aurions pas ce droit, quand même nous serions purs. de tout péché. Car, dit l'apôtre, « qui donc vous distingue? Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu? Et si vous l'avez reçu, comment vous en glorifiez-vous comme si vous. ne l'aviez pas reçu?» (1Co 4,7) Et vous, comment jugez-vous votre frère, étant vous-même couvert de plaies sans nombre ? Quand vous aurez répété de lui: C'est un méchant, un pervers, un scélérat, ramenez votre pensée sur vous-même; sondez-vous, examinez-vous avec soin, et vous regretterez ce que vous aurez dit. Car aucune exhortation au monde, non, aucune ne vaut le souvenir de vos péchés. Si nous pratiquons au reste ces deux -points, nous pourrons gagner les biens promis, nous pourrons nous laver et nous purifier. Ayons seulement bien soin d'y penser et de porter là tous nos efforts, mes bien-aimés frères; livrons-nous en cette vie à la sainte douleur de l’âme, afin d'éviter dans l'autre l'inutile douleur du supplice; ainsi nous jouirons du bonheur éternel, d'où seront bannis la douleur, le deuil, le gémissement; ainsi nous atteindrons les biens impérissables qui surpassent toute intelligence humaine, en Jésus-Christ Notre-Seigneur à lui soit la gloire, aux siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Chrysostome sur Héb. I 2200