Chrysostome sur Héb. I 3100

HOMÉLIE 31

3100
EFFORCEZ VOUS D' AVOIR LA PAIX AVEC TOUT LE MONDE, COMME AUSSI LA SAINTETÉ, SANS LAQUELLE PERSONNE NE VERRA DIEU. (
He 12,14-17)

583

Analyse.

1-3. L'amour du prochain, vrai caractère du christianisme. — Jésus-Christ est mort pour tous et polir chacun de nous. — Le péché est une véritable amertume, sans compensation ni douceur. — La gourmandise d'Esaü lui fait sacrifier son droit d'aînesse : tout esclave du ventre l'imite et s'avilit. — L'inutile pénitence d'Esaü doit faire trembler les justes, mais ne doit pas décourager les pécheurs. — Double langage de l'apôtre à ce sujet.

3 et 4. Vraie et fausse pénitence, prouvée par la conduite subséquente de saint Pierre et de David, d'une part ; et de Judas, d'Esaü, de Cam, d'autre part. — La vraie pénitence se reconnaît aussi dans le souvenir continuel du péché qu'on a une fois commis - La pénitence se prouve par la confession à Dieu et au juge. — Par le souvenir et l'aveu de nos péchés, nous obtenons l'oubli et l'amnistie de Dieu, qui, autrement, manifestera publiquement nos fautes. — Tableau saisissant de cette manifestation solennelle du jugement dernier.

3101 1. Le vrai christianisme se reconnaît à plusieurs caractères; mais plus que tout autre, mieux qu'aucun, la paix entre nous, l'amour réciproque le révèle évidemment. Aussi Jésus-Christ a-t-il dit : « Je vous donne ma paix » ; et encore : «Tout le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres ». (Jn 14,27 Jn 13,35) C'est là ce qui fait dire à saint Paul : « Efforcez-vous d'avoir la paix avec tout le monde, et la sainteté », c'est-à-dire l'honnêteté, « sans laquelle personne ne verra Dieu ».

« Veillant à ce que personne ne manque à la grâce de Dieu (15) ». Pareils aux voyageurs qui cheminent en grande caravane pour une route très-longue, veillez, dit-il, à ce que personne ne reste en arrière. Je ne vous demande pas seulement que vous marchiez vous-même, mais encore que vous ayez l'oeil sur les autres pour qu'aucun ne manque à la grâce de Dieu. Il appelle grâce de Dieu les biens à venir, la foi à l'Évangile, la vie chrétienne et parfaite : car tout cela est un don de la divine grâce. Et ne me dites pas, continue-t-il, qu'après tout c'est un seul homme qui périt : pour ce seul homme même, Jésus-Christ est mort; et vous ne tiendriez pas compte de celui qui a coûté la vie à votre Sauveur? « Veillant », c'est le mot de l'apôtre; entendez : examinant avec scrupule, considérant, cherchant à savoir, comme on aime à s'enquérir des santés faibles, et vous observant en tout et toujours « de peur que quelque racine amère poussant en haut ses rejetons, n'empêche » la bonne semence. C'est une citation du Deutéronome (29,18), empruntée d'ailleurs par métaphore au règne végétal. Gardez-vous, dit-il, de toute racine d'amertume, dans le même sens qu'il écrit ailleurs : « Un peu de levain aigrit toute la pâte ». (1Co 5,6) Je ne réprouve pas seulement le péché même, mais aussi la ruine spirituelle qui en dérive. Ainsi, supposé qu'il se montre semblable racine, ne permettez pas qu'elle pousse un seul rejeton; tranchez au vif, pour l'empêcher de produire ses fruits, et d'infecter, de souiller le prochain.

« Gardez donc », dit-il, « qu'aucune racine d'amertume poussant en haut ses rejetons, n'empêche » la bonne semence, « et ne souille » l'âme de « plusieurs ». Qu'il a raison d'appeler le péché une amertume ! Rien de plus amer, en effet, que le péché. Ils le savent ceux qui, après l'avoir commis, sèchent et se consument cle remords, et ressentent une amertume affreuse, si affreuse même qu'elle pervertit en eux le jugement et l'intelligence. Car c'est la nature de l'amertume de vous ôter tout autre sentiment. Racine d'amertume est une expression aussi très-exacte : il ne dit pas, en effet, racine amère, mais d'amertume. En effet, il se peut qu'une racine amère porte des fruits suaves, tandis que jamais on n'en recueillera sur une racine d'amertume, sur ce qui est le principe, la base même de l'amertume. Ici, tout est nécessairement amer, sans douceur aucune; tout porte avec soi une sensation désagréable et repoussante, tout est odieux et abominable. — « Et ne souille l'âme de plusieurs », c'est-à-dire, prévenez le mal, retranchez de votre société les gens sans pudeur.

« Qu'il ne se trouve aucun fornicateur, ou aucun profane, comme Esaü, qui vendit son droit d'aînesse pour un seul repas (46) ». Esaü fut-il donc jamais fornicateur? Il ne le fut pas positivement; cette expression est placée ici par opposition à ce mot précédent : « Tendez à la sainteté ». Quant à la qualification de profane, elle semble bien atteindre Esaü. Que nul donc ne soit, comme lui, un profane, c'est-à-dire un esclave du ventre et de l'appétit, un être charnel, capable de vendre les biens spirituels, « puisqu'il vendit», en effet, « son droit d'aînesse pour un seul repas » ; sacrifiant ainsi bassement cet honneur qu'il tenait de Dieu, et livrant en échange d'un plaisir misérable l'honneur et la gloire la plus insigne.

Pareille honte doit peser sur tous les hommes qui sont ainsi abominables, ainsi grossiers et impurs. Le débauché n'est donc pas le seul impur au monde ; l'être glouton et esclave du ventre ne l'est pas moins. Lui aussi subit l'esclavage de sa passion; lui aussi, pour y satisfaire, s'assujettit à l'avarice, au vol, à mille actions basses et (584) déshonorantes; abaissé sous la tyrannie de ce vice, souvent il blasphème, et ne tient aucun compte de son droit d'aînesse, puisque tout entier à son bonheur charnel, il sacrifie jusqu'à ce .droit sublime.

Concluez que le droit d'aînesse nous appartient, et non plus aux Juifs. Cette comparaison, d'ailleurs, se rapporte, dans la pensée de l'apôtre, à l'épreuve qu'ont subie ces chers Hébreux. Il leur fait entendre que le premier est devenu le dernier, et que le second a gagné le premier rang. L'un est monté par sa fermeté et sa patience : l'autre est descendu par sa lâche sensualité.

3102 2. « Car sachez que désirant, mais trop tard, son héritage de bénédiction, il fut réprouvé. Il ne trouva pas, en effet, lieu au repentir, bien qu'ayant demandé avec larmes à être bénit (17) ». Que signifie ce texte ? Faut-il y voir la pénitente même réprouvée ? Non, sans doute. Mais alors, comment Esaü ne trouva-t-il point place au repentir ? Comment cette place ne s'est-elle point trouvée pour lui, s'il s'est condamné lui-même, s'il a poussé d'amers sanglots ? C'est que toutes ces démonstrations n'étaient point la pénitence, pas plus que ne le fut cette douleur de Caïn, évidemment démentie par son fratricide ; ainsi les cris d'Esaü n'étaient pas ceux du repentir, comme ses idées de meurtre en donnèrent la preuve. Lui aussi, dans son coeur du moins, fut l'assassin de Jacob. « Le temps de la mort de mon père viendra », disait-il, « et je tuerai mon frère Jacob ». (Gn 27,14) Ses larmes ne purent donc pas lui donner un vrai repentir. L'apôtre ne dit pas absolument qu'il n'obtint rien par sa pénitence, mais qu'avec ses larmes mêmes, il ne trouva point place à la pénitence. Pourquoi ? C'est qu'il ne fit pas pénitence selon les conditions essentielles à un vrai repentir. La pénitence est là tout entière, en effet; il ne s'est point repenti comme il l'aurait fallu. Les paroles de l'apôtre ne peuvent autrement s'expliquer. En effet, (si la pénitence est inutile), pourquoi exhorter à la conversion les Hébreux attiédis ? Comment les réveiller, dès qu'ils étaient devenus chancelants, languissants, découragés ? Car tous ces symptômes annonçaient une. chute commencée.

L'apôtre me paraît faire allusion ici à certains fornicateurs qui auraient existé parmi les Hébreux, bien que pour le moment il ne veuille pas les désigner et les reprendre; il feint même de ne rien savoir, afin qu'eux-mêmes se corrigent. Car il faut d'abord feindre d'ignorer le mal, et n'apporter la réprimande que plus tard et s'ils y persévèrent, de façon à ne pas leur ôter la pudeur du crime. C'est la conduite que tint Moise à l'égard de Zambri et de Chasbitis.

« Il ne trouva point place à la pénitence » ; il ne trouva pas la pénitence. Est-ce parce qu'il commit de ces péchés qui sont trop énormes pour qu'on on fasse pénitence? Est-ce plutôt parce qu'il ne fit pas une digne pénitence ? Il est donc, en effet, quelques péchés trop grands pour qu'un en puisse faire pénitence. C'est ce que l'apôtre dit ailleurs: Ne tombons point par une chute incurable. Tant que notre malheur se borne à une marche boiteuse, le boiteux facilement se redresse mais si nous sommes renversés complètement, quelle ressource nous est laissée? — Ainsi parle l'apôtre avec ceux qui ne sont pas encore tombés; il les épouvante avant la chute, et affirme que celui qui est tombé n'a plus de consolation à attendre. Mais à ceux qui sont tombés toutefois, il tient un langage tout contraire, de peur qu'ils ne se précipitent dans le désespoir : « Mes chers petits enfants », leur crie-t-il, « vous que j'enfante de nouveau avec douleur, jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous ! » Et ailleurs: « Vous qui cherchez votre justification dans la loi (de Moïse), vous êtes déchus de la grâce ». (Ga 4,19) Voilà qu'il atteste leur entière déchéance. — C’est qu'en effet le fidèle qui est debout, dès qu'il entend proclamer que le pardon est impossible à celui qui tombe, devient plus ardent au bien, plus ferme, plus stable dans sa résolution. Mais si vous tenez un langage aussi énergique à l'égard de l'homme tombé, jamais il ne se relèvera. Que peut-il espérer, en se convertissant?

« Esaü », ajoute l'apôtre, « non-seulement pleura, mais il chercha la pénitence ». Ainsi la pénitence n'est pas réprouvée dans le texte où il dit qu'il n'a pas trouvé place au repentir. II veut seulement les prémunir, les rendre fermes et stables, pour qu'ils ne tombent jamais. Maintenant, que ceux qui ne croient pas à l'enfer, se souviennent de ce trait; que ceux qui n'ont pas foi à la punition du péché, réfléchissent ici et se demandent pourquoi Esaü n'obtint pas son pardon? C'est qu'il ne fit point pénitence comme il l'aurait fallu.

3103 3. Voulez-vous un exemple de pénitence parfaite ? Ecoutez celle de Pierre après son reniement. L'évangéliste nous raconte sa conduite par un seul trait : « Il sortit», dit-il, « et pleura amèrement ». Un péché aussi énorme lui fut donc remis, parce qu'il fit pénitence comme il le devait. Et pourtant le sacrifice sanglant n'avait pas encore été offert ; la victime n'avait pas encore été immolée ; le péché n'avait pas encore été détruit, et continuait à exercer son règne et sa tyrannie. Mais il faut que vous sachiez que ce reniement fut l'effet moins de sa lâcheté que de l'abandon de Dieu, qui voulut le dresser à connaître la juste mesure des forces humaines, à ne jamais résister aux paroles que lui adressait son maître, à ne jamais s'élever au-dessus des autres; à savoir que sans Dieu nous ne pouvons rien faire, et « Que si le Seigneur ne bâtit point la maison, en vain travaillent ceux qui la construisent ». (Ps 126,1) Ecoutez donc comment Jésus-Christ l'avertit spécialement, l'admoneste nommément et seul

« Simon, Simon, Satan a demandé de te cribler, comme on crible le froment; mais moi j'ai prié pour toi, pour que ta foi ne défaille point (1) ». (Lc 22,31) Car, comme très-probablement Pierre se complaisait en lui-même et s'élevait en 585 son coeur, parce qu'il avait la conscience d'avoir plus que ses frères l'amour pour Jésus-Christ; pour cette raison, Dieu permet qu'il pèche et renie son Maître. Mais aussi, pour ce fait, il pleure amèrement; et la conduite qu'il tient ensuite, se conforme à ses pleurs amers. Car que n'a-t-il pas fait en ce sens? Il s'est jeté dans des périls sans nombre, et a donné mille preuves de sa force d'âme et de la solidité de son courage.

1 En lisant ce passage tout entier, on en tirera la conclusion toute contraire à celle qu'y a cherchée le Jansénisme. On dira, avec saint Augustin, parlant du Dieu juste et bon : Non deserit, nïsi deseratur. Et la prière spéciale de Jésus-Christ pour Simon prouvera encore que cet abandon de Dieu n'est certes point un refus de la grâce.

Judas aussi a fait pénitence, mais d'une façon déplorable, puisqu'il a fini par une strangulation volontaire. Esaü aussi a fait pénitence, comme je l'ai dit; ou plutôt il n'a point fait pénitence, puisqu'il a versé des larmes d'orgueil et de fureur plutôt que de repentir, comme sa conduite subséquente l'a trop prouvé. Le bienheureux David a fait pénitence, et ses paroles nous le déclarent : « Je laverai chaque nuit mon lit de mes pleurs; j'arroserai ma couche de mes larmes » (Ps 6,7) et le péché ancien qu'il avait une seule fois commis, il le pleurait après tant d'années, après tant de générations, comme si son malheur avait été d'hier.

C'est qu'en effet le vrai pénitent ne doit point se livrer à la colère, à la fureur, mais garder l'attitude brisée d'un condamné de la veille, qui n'a plus le droit d'ouvrir la bouche, dont la sentence est prononcée, que la miséricorde seule peut sauver encore, qui reconnaît son ingratitude publique envers le souverain bienfaiteur, et s'avoue enfin un réprouvé digne de tous les supplices imaginables. Rempli de ces pensées, il n'éprouvera ni colère, ni indignation ; mais il s'épanchera en pleurs, en gémissements, en sanglots et le jour et la nuit.

Le vrai pénitent, encore, ne devra jamais oublier son péché, mais prier Dieu de vouloir bien ne plus se souvenir de cette faute, dont il gardera, lui, toujours la mémoire. Ici, en effet, si nous nous souvenons, Dieu oubliera; sachons, oui, nous accuser franchement et nous punir sévère.. ment, et nous apaiserons notre Juge. Le péché que vous aurez confessé, déjà s'atténue; il s'aggrave au contraire, si vous n'en faites l'aveu.

Que le péché se double, en effet, d'ingratitude et d'effronterie, dès lors ses progrès sont irrésistibles car comment pourrait-on veiller à ne point faire de chute nouvelle, si l'on ignore même qu'on ait péché dans une première occasion? Ainsi, je vous en prie, gardons-nous de nier nos péchés; évitons pareille impudence, de peur de la payer à regret et bien chèrement un jour. Caïn entendit cette parole de Dieu : « Où est ton frère Abel ? » Il y répondit : « Je ne sais ; suis-je donc le gardien de mon frère ? » (Gn 4,9) Voyez-vous comme il aggrava son crime? Ainsi n'avait pas agi son malheureux père, qui, interrogé par le Seigneur en ces termes : Adam, où es-tu ? avait répondu en tremblant : « J'ai entendu votre voix, et j'ai craint parce que je suis nu, et je me suis caché », (Gn 3,9)

C'est un grand bien que de se souvenir constamment de ses péchés; aucun remède n'est plus efficace contre une faute commise que d'en garder toujours la mémoire; et d'ailleurs, rien ne contribue davantage à vous arrêter sur le chemin du vice. La conscience ici regimbe, je le sais, et ne se laisse point ainsi flageller par le souvenir de ses misères : mais sachez dompter votre coeur et lui serrer le frein. Pareil au coursier sauvage, difficilement il se soumet ; il ne veut pas se persuader qu'il ait péché : et dans cette répugnance, évidemment on reconnaît l'oeuvre de Satan. Mais nous, convainquons-le de ses crimes, pour le décider aussi à faire pénitence, et pour le sauver du supplice par l'acceptation de ce remède salutaire.

Comment espérez-vous, dites-moi, mériter le pardon de vos péchés, si vous ne les avez pas encore confessés? Certes, par son état même, le pécheur est trop digne de pitié et de miséricorde. Mais, si vous n'avez pas même l'intime persuasion que vous ayez péché, comment croiriez-vous devoir implorer miséricorde,, lorsque jusque dans vos crimes, vous gardez l'impudence? Persuadons-nous bien que nous avons péché. Ne le disons pas de bouche seulement, mais de coeur et de conviction. Non contents même de nous avouer pécheurs, examinons nos fautes en détail, déclarons - les toutes et chacune spécialement. Je ne vous dis pas de vous affliger en les déclarant, ni de vous accuser en face de vos frères mais simplement d'obéir à cette parole du Prophète : « Déclarez à Dieu toutes vos voies ». (Ps 36,5) Confessez donc vos péchés à Dieu; confessez vos péchés au Juge, avec une prière, sinon des lèvres, au moins du souvenir, et implorez ainsi sa miséricorde.

Si vous gardez ainsi constamment la mémoire de vos péchés, jamais vous n'aurez de haine contre le prochain, jamais vous ne conserverez le ressentiment des injures. Je ne dis pas seulement Si vous avez l'intime persuasion que vous êtes un pécheur; cette pensée ne vous donne pas, à beaucoup près, l'humilité et le mépris de vous-même, autant que le fera un examen personnel et spécial de chacune de vos fautes. Grâce à ce perpétuel souvenir de vos misères, vous ne haïrez plus, vous ne garderez point rancune, vous n'aurez ni colère, ni expressions de malédictions ; vous ne serez plus orgueilleux ; vous n'éprouverez plus de rechutes dans les mêmes fautes; vous serez plus ardent au bien.

3104 4. Voyez-vous combien d'avantages découlent de ce souvenir de nos péchés ? Gravons-les donc dans nos coeurs. Notre âme, je le sais, ne soutire pas volontiers un souvenir si amer; mais contraignons-la de l'accepter; faisons-lui en cela violence. Mieux vaut pour elle éprouver maintenant le remords inséparable de cette pensée, que de subir leï' châtiment réservé au dernier des jours. Oui, si vous en avez mémoire, aujourd'hui, et si vous les offrez constamment à Dieu avec une prière persévérante pour en être délivrés, vous les aurez bientôt détruits. Mais si vous les oubliez maintenant, alors et malgré vous, il faudra vous en souvenir, quand ils seront déclarés publiquement, quand ils seront produits solennellement à la face du monde entier, dés amis comme des ennemis, en présence même des anges. Car ce n'est pas à David seulement que l'Esprit-Saint a dit : « Ce (586) que tu as fait en secret, moi je le manifesterai à tous ». (2S 12,12) Dieu, ici, nous parlait à tous et à chacun. Tu as craint les hommes, nous dira-t-il, et tu les a respectés plus que Dieu même; sans souci du Dieu qui te voyait, tu as rougi seulement des regards humains. Car ces yeux des hommes, ajoute-t-il, c'était la crainte des hommes. Aussi, et pour ce sentiment même, tu seras puni; je serai ton accusateur, je mettrai tes crimes sous les yeux du monde entier.

Que telle soit la vérité, qu'en ce grand jour nos péchés doivent être produits aux regards de tous comme sur un théâtre, à moins que dès maintenant nous ne les effacions par un souvenir persévérant; vous le comprendrez, rien qu'à savoir comment sera solennellement accusée la cruauté, l'inhumanité de ceux qui n'auront pas eu pitié de leurs frères. « J'ai eu faim », dit Jésus-Christ, « et vous ne m'avez pas donné à manger». (Mt 25,42) Quand est-ce que retentiront ces paroles ? Est-ce dans quelque recoin obscur? Est-ce en secret ? Non, non ! Quand sera-ce donc? C'est à l'époque où le Fils de l'homme viendra dans toute sa gloire, quand il aura rassemblé devant lui toutes les nations, quand il aura séparé ceux-ci d'avec ceux-là, c'est alors que, devant le monde comme témoin, il prononcera, et qu'il placera les uns à sa droite et les autres à sa gauche, d'après l'arrêt. « J'ai eu soif et vous ne m'avez pas donné à boire ».

Voyez encore comme, en présence de tous, il prononce contre les vierges folles : « Je ne vous « connais pas ». Car ce partage de cinq vis-à-vis de cinq autres ne doit pas être pris à la lettre de ce chiffre; il désigne encore les vierges méchantes, cruelles, inhumaines, toutes celles enfin de semblable catégorie. Ainsi encore, en face de tout le monde, et spécialement en présence de ses deux compagnons qui avaient reçu, celui-ci deux talents, celui-là jusqu'à cinq, l'enfouisseur de son talent unique s'entend appeler : « Serviteur mauvais et paresseux » (Mt 25,26); et le maître fait connaître ces dépositaires, non-seulement par les paroles qu'il leur adresse, mais par le traitement qu'il leur inflige. Dans le même sens, l'évangéliste a écrit: « Ils verront celui qu'ils ont percé ». (Jn 19,37) Car à la même heure tous, justes et pécheurs, ressusciteront; à la même heure aussi Jésus-Christ se montrera pour les juger.

Pensez donc à ce que deviendront alors ceux sur qui pèsera la honte, la douleur; ceux qui se verront traînés en enfer, au moment où les autres recevront la couronne. « Venez », dit-il aux uns, venez, les bénis de mon père; possédez le « royaume qui vous a été préparé depuis la création du monde ». Et aux autres, au contraire « Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu qui a été préparé pour le démon et pour ses anges . (Mt 25,34-41)

Non contents d'entendre ces arrêts, plaçons sous nos yeux ce tableau, figurons-nous que le rt juge est là, qu'il prononce la sentence, qu'il nous envoie à ce redoutable feu. Quels seront alors nos sentiments? Quelle sera notre consolation? Que nous dira cette séparation effrayante? Que répondrons-nous quand on nous accusera de rapine et de vol? Quelle excuse pourrons-nous apporter? Quelle apologie honnête présenter? Aucune. Mais fatalement il faudra nous voir enchaînés, le front courbé de honte, traînés à la bouche de ces fournaises ardentes, à ce fleuve de feu, à ces ténèbres, à ce supplice éternel, sans pouvoir invoquer personne pour nous délivrer. Car « on ne peut », est-il écrit, « on ne peut passer d'ici là » ; entre nous et les élus, l'abîme est immense (Lc 16,26) ; le voulussent-ils, il ne leur serait pas permis de le franchir ni de nous tendre la main; il faut de toute nécessité souffrir à tout jamais, sans que personne vous soit en aide, fût-il votre père, votre mère, quel qu'il soit enfin, quand même il jouirait d'un grand crédit auprès de Dieu.

« Car le frère »; dit le Prophète, « ne rachète point son frère : un homme en rachèterait-il un autre? » (Ps 48,8)

Puis donc qu'il ne nous est permis d'attendre notre salut de personne, si ce n'est de nous-mêmes, aidés toutefois d'abord de la bonté et de l'a miséricorde de Dieu, je vous en prie, faisons tout au monde pour que notre vie soit pure et parfaitement réglée, exempte surtout d'une première tache; sinon, après une première tache même, ne nous endormons point; et plutôt, persévérons dans la pénitence, les larmes, les prières, l'aumône, pour effacer nos souillures.

Mais que ferai-je, dira quelqu'un, si je n'ai pas de quoi donner l'aumône ? — Si pauvre que vous soyez, vous avez bien sans doute un verre d'eau froide; vous avez bien deux oboles; vous avez deux pieds pour visiter les malades et pénétrer dans les prisons; vous avez un toit pour recevoir les étrangers. Car il n'y a pas, non, il n'y a pas de pardon pour qui ne fait point l'aumône, pour qui ne sait pas user de miséricorde. Nous vous le répétons constamment, afin que nos constantes redites produisent enfin quelque mince effet. Nous tenons ce langage moins dans l'intérêt de ceux à qui vous .ferez du bien, que pour votre avantage à vous-mêmes ; vous ne leur donnez que des biens présents, tandis que vous recevez les biens célestes. Puissions-nous les acquérir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel appartiennent au Père, dans l'unité du Saint-Esprit, la gloire, l'honneur, etc.


HOMÉLIE 32 - VOUS NE VOUS ÊTES PAS APPROCHÉS MAINTENANT D'UNE MONTAGNE SENSIBLE ET TERRESTRE, NI D'UN FEU BRULANT, D'UN NUAGE OBSCUR ET TÉNÉBREUX, DES TEMPÊTES, ETC.

3200
(
He 12,18-20).

Analyse.

1 et 2. Caractère de la loi antique : majestueuse terreur qui accompagne la promulgation de la loi, et fait trembler le peuple et Moïse lui-même. — Sens mystérieux et symbolique de cet appareil déployé au mont Sinaï. — Raison de chaque circonstance. — La loi nouvelle plus grande, bien que plus accessible. — Circonstances qui l'accompagnent et qui se révèleront surtout dans les splendeurs de l'éternité.
3. Le monde passe, le sol tremble ; nous passons plus vite encore que ce monde si menacé : bâtissons ailleurs une maison permanente, dont les pauvres, assistés par nous, seront les constructeurs. — L'aumône est comparée à une reine qui entre librement dans le ciel, à la colombe dont Dieu admire la beauté ; à l'aigle endormi au pied du trône royal, et qui nous protège contre le jugement de Dieu. — L'aumône est un devoir, puisque Dieu nous a fait miséricorde à nous-mêmes. — D'ailleurs, toujours possible, elle peut offrir le denier de la veuve aussi bien et mieux que l'or du riche. — Offrande des chevelures pour le temple.

3201 1. Il était vraiment grand et terrible, ce Saint des Saints qu'abritait l'ancien temple; terrible avait été de même l'appareil déployé au mont Sinaï, ce feu, ces ténèbres, cette sombre nuée, cette tempête dont l'Écriture a dit que le Seigneur se montra sur le Sinaï au milieu des flammes, de la tempête et des nuées épaisses. Le Nouveau Testament ne fut publié avec aucune circonstance semblable; Dieu le donna simplement par la parole. Voyez toutefois comme l'apôtre compare le cortège même extérieur des deux alliances; et comme, avec raison, il donne tout l'avantage des circonstances mêmes à notre sainte loi. Déjà, quant au fond même, il a surabondamment prouvé, il a évidemment démontré la différence des deux Testaments, et la réprobation de l'Ancien; dès lors, quant aux circonstances mêmes, il arrive à les juger facilement. Or, que dit-il ?

« Vous n'avez pas approché, en effet, aujourd'hui, au pied d'une montagne visible, auprès d'un feu ardent, d'un tourbillon, d'une sombre nuée, d'une tempête; vous n'avez pas entendu le son de la trompette et le retentissement des paroles, que ceux qui les entendirent refusèrent d'écouter, en suppliant que la voix n'ajoutât pas un mot de plus. Car il ne pouvait supporter la rigueur de cette menace: Si une bête même touche la montagne, elle sera lapidée (
He 12,18-20) »: Terrible appareil, dit l'apôtre, si terrible même, qu'Israël ne put se résigner à en être témoin et qu'aucun animal même n'osa gravir la montagne. Mais toutes ces circonstances redoutables n'étaient pas comparables à celles que l'avenir devait révéler. En effet, qu'est-ce que le Sinaï comparé au ciel? Qu'est-ce que ce feu sensible en comparaison du Dieu qui échappe à nos sens? Car notre Dieu à nous, dit l'Écriture, est un feu dévorant. — « Que Dieu ne nous parle pas, criait ce peuple; que ce soit plutôt Moïse qui nous parle ». (Ex 9,19) « Car ils ne pouvaient supporter », dit l'apôtre, « ce terrible arrêt : Qu'une bête même qui touchera la montagne, soit lapidée; et le spectacle qui s'offrait était si terrible, que Moïse dit lui-même : Je suis tout tremblant et tout effrayé (He 12,21) ». Étonnez-vous encore que l'Écriture attribue au peuple ce même sentiment, lorsque le législateur même qui avait pénétré dans la nuée sombre où Dieu habitait, s'écriait à son tour: Je suis effrayé et tout tremblant!

« Mais vous vous êtes approchés de la montagne de Sion, de la ville du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste, d'une troupe innombrable d'anges, de l'Église des premiers-nés qui sont écrits dans le ciel, de Dieu qui est le juge de tous, des esprits des justes qui sont dans la gloire; de Jésus qui est le médiateur de la nouvelle alliance, et de ce sang dont l'aspersion parle plus avantageusement que le sang d'Abel (He 12,22-24) ».

Vous voyez par quels traits il montre la supériorité de la nouvelle alliance à l'égard de l'ancienne. — Au lieu de la Jérusalem terrestre, la céleste Jérusalem : vous vous êtes approchés, vous, de la cité du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste. — Au lieu de Moïse, Jésus : Jésus, dit-il, est le médiateur de la nouvelle alliance. — Au lieu du peuple israélite, les anges : L'innombrable multitude des anges, dit-il. — Mais, quels premiers-nés désigne-t-il par l'expression : L'Église des premiers-nés? Il entend tous les choeurs des fidèles, qu'il appelle aussi les esprits des justes parfaits. Ainsi, poursuit-il, ne vous livrez pas au chagrin; voilà ceux avec qui vous serez un jour.

Mais quel est le sens de la phrase : « De ce sang dont l'aspersion parle plus avantageusement que celui d'Abel? » (He 12,24) Le sang d'Abel a-t-il donc parlé? Certainement, répond-il, et comment? Paul encore vous le dit : « C'est par la foi qu'Abel offrit à Dieu une hostie plus excellente que celle de Caïn, et que grâce à cette victime, il fut déclaré juste; c'est à cause de sa foi, qu'il parle encore après sa mort » He 11,4). Dieu lui-même le dit: « La voix du sang de ton frère crie jusqu'à moi » (Gn 4,10). Tel est donc le sens du texte, à moins qu'on ne lui donne celui-ci : le sang d'Abel est encore célébré dans le monde, mais bien moins toutefois que celui de Jésus-Christ. Car le sang divin a purifié le monde, (588) et il fait entendre une voix d'autant plus éclatante et plus significative, que la réalité l'emporte sur la figure, en fait de témoignage.

« Prenez garde de ne pas mépriser celui qui vous parle ; car si ceux qui ont méprisé celui qui leur parlait sur la terre, n'ont pu échapper à 1a punition, bien moins l'éviterons nous, si nous rejetons celui qui nous parle du ciel; lui dont la voix alors ébranla la terre, et qui a fait pour le temps où nous sommes, une nouvelle promesse, en disant : J'ébranlerai encore une fois, non-seulement la terre, mais aussi le ciel. Or, en disant. Encore une fois, il déclare qu'il fera cesser les choses muables, comme étant faites pour un temps, afin qu'il ne demeure que celles qui sont pour toujours. C'est pourquoi commençant déjà à posséder ce royaume, qui n'est sujet à aucun changement, conservons la grâce, par laquelle nous puissions rendre à Dieu un culte qui lui soit agréable, étant accompagné de respect et d'une sainte frayeur. Car notre Dieu est un feu dévorant (He 12,25-29) ». Si l'appareil antique est terrible, le nouveau est beaucoup plus admirable et plus glorieux. Nous n'y voyons plus les ténèbres, les nuées sombres, la tempête. Et si l'on demande pourquoi Dieu se montrait alors par le feu, il me semble que cette circonstance indiquait figurément l'obscurité de l'Ancien Testament, et cette loi mosaïque si voilée, si enveloppée d'ombres épaisses. On comprenait par là d'ailleurs que le législateur doit, au besoin, être terrible et capable de punir les transgresseurs.

3202 2. Mais pourquoi le son de la trompette? (He 12,19) C'était l'occasion nécessaire, puisqu'elle retentit d'habitude pour annoncer un roi. Elle doit se faire entendre encore, bien certainement, au second avènement du Seigneur. Nous serons tous, dit l'apôtre, réveillés par la trompette (1Co 15,52), de sorte que la puissance de Dieu produira cette résurrection générale. Au reste, ce son de la trompette ne signifie qu'un fait; c'est que tous, nous devrons ressusciter. Mais, en Israël, tout était réellement tableaux et voix; tandis que dans l'avenir qui devait suivre, tout est pour l'intelligence seule, tout invisible. — Le feu n'avait non plus d'autre sens, sinon que Dieu même est un feu. Car, dit l'apôtre, « notre Dieu est un feu dévorant ». — La nuée sombre, les ténèbres (He 12,18), la fumée, montrent aussi qu'il s'agit d'une loi redoutable; c'est dans la même pensée qu'Isaïe a dit : « Le temple fut rempli de fumée » (Is 6,4). — Pourquoi la tempête (He 12,18) du Sinaï? Pour montrer la paresse et la lâcheté du genre humain. Il lui fallait de ces coups de tonnerre pour le réveiller; aussi, ne se trouvait-il aucun homme assez stupide, assez alourdi, pour ne pas relever son âme vers les idées célestes, à l'heure où se produisaient ces faits terribles, alors que Dieu portait sa loi. — Enfin, Moïse parlait, et Dieu lui répondait (Ex 19,19). Il fallait, en effet, que cette voix de Dieu se fit entendre; voulant présenter sa loi par l’organe de Moïse, il devait d'abord montrer ce Prophète comme digne de foi. D'ailleurs, on n'apercevait point Moïse à cause de cette sombre nuée; on ne pouvait non plus l'entendre à cause de la faiblesse de sa voix. Que restait-il donc, sinon que Dieu parlât lui-même, que sa voix s'adressât au peuple et fit écouter ses lois divines ?

Mais rappelons-nous notre premier texte : « Car, vous ne vous êtes point approchés d'une montagne sensible, d'un feu ardent, du son de la trompette, et de cette voix que ceux qui l'entendirent s'excusèrent d'entendre, ne voulant plus qu'elle prononçât un mot » (He 12,18-19). Les Israélites furent donc cause que Dieu se montra dans notre chair. Car, que disaient-ils ? « Que Moïse nous parle, et que Dieu cesse de nous parler » (Ex 20,9).

Les orateurs qui procèdent par comparaisons, rabaissent plus que de droit les sujets étrangers, pour montrer que le leur est bien plus grand. Je me plais à croire au contraire, que ces faits de l'Ancien Testament sont admirables, puisqu'ils sont les oeuvres de Dieu et les démonstrations de sa puissance; et cependant je démontre que notre histoire, à nous, présente plus et mieux à notre admiration. Nos mystères sont doublement grands, puisqu'ils sont plus glorieux et plus nobles, et toutefois d'un accès bien plus facile. C'est ce que saint Paul écrit aux Corinthiens : « Nous voyons, nous, à face découverte, la gloire du Seigneur» (2Co 3,18); tandis que Moïse couvrait son visage d'un voile (2Co 3,13). Ainsi, dit l'apôtre, nos pères n'ont pas été honorés à l'égal de nous. Car, quel honneur leur fut accordé? Celui de voir ces ténèbres et cette nuée, et d'entendre la voix divine. Vous l'avez entendue, vous aussi, cette voix, non pas à travers la nue, mais par l'organe d'un Dieu fait chair. Loin d'être troublés et bouleversés alors, vous êtes restés debout devant sa face, vous avez conversé avec votre médiateur.

D'ailleurs, par les ténèbres du Sinaï, l'Écriture nous montre quelque chose de tout à fait invisible : « Une noire nuée », dit-elle, « était sous ses pieds » (Ps 18,9). Alors Moïse même tremblait; maintenant, il n'est personne qui tremble. Alors, le peuple se tint au bas de la montagne; mais nous, loin de rester en bas, nous montons au-delà des cieux, nous approchons de Dieu même, à titre d'enfants, mais non pas comme Moïse. — Là, on ne voit que désert; chez nous, c'est la cité, c'est l'assemblée de milliers d'anges; c'est la joie et l'allégresse qu'on nous montre, au lieu de ces nuages, de ces ténèbres, de cette tempête; c'est « l'Église des premiers-nés qui sont inscrits dans les cieux; c'est Dieu, juge de tous les hommes» (He 12,23). Là n'approchèrent jamais les Israélites; ils se tinrent bien loin en arrière, Moïse comme les autres: vous, au contraire, vous vous êtes approchés. — Toutefois, l'apôtre leur imprime la crainte, en ajoutant : Vous voici aux pieds du Dieu juge de tous les hommes, de celui dont le tribunal s'élève, non-seulement pour les juifs et pour les fidèles, mais pour le monde entier. «Les esprits des justes parfaits » (He 12,23) désignent ici les âmes de tous les bons. — « Jésus, médiateur du Nouveau Testament, et l'aspersion de son sang » (He 12,24), rappellent notre justification du péché: — « De ce sang qui parle mieux que celui d'Abel » (He 12,24). Si le sang même peut parler, à plus forte raison peut et doit vivre votre Sauveur mis à mort autrefois. (589) Mais quel est son langage? L'Esprit, répond saint Paul, «l'Esprit parle par des gémissements ineffables ». (Rm 8,26) Comment donc s'exprime-t-il? C'est qu'en descendant au fond d'un coeur sincère, il le réveille, et lui prête même une voix.

« Gardez-vous de refuser d'entendre ce langage » (He 12,25), c'est-à-dire, ne le repoussez jamais. « Car, si ceux qui ont méprisé celui qui leur parlait sur la terre... » (He 12,25) De qui parle ici saint Paul? Il semble désigner Moïse, et faire ce raisonnement : Si ceux qui ont méprisé un législateur terrestre, n'ont pu échapper au châtiment, comment nous soustraire nous-mêmes à celui qui, du haut du ciel, nous impose ses lois? Toutefois, il n'enseigne pas, Dieu nous garde de le croire ! que ces législateurs soient différents ; il ne nous en montre pas deux dans ce texte, mais seulement que l'un apparaît terrible, quand sa voix tombe des hauteurs célestes. Au fond, c'est le même, pour Israël et pour nous; mais, chez les Juifs, il est avant tout redoutable. L'apôtre nous montre donc la différence, non pas de donateur, mais seulement de donation. Et quelle est la preuve de ce fait? C'est la suite même des paroles apostoliques. Car, dit-il, si pour avoir refusé d'entendre celui qui leur parlait sur la terre, ils n'ont pas échappé au châtiment, bien moins éviterons-nous celui qui nous parle du haut du ciel. Mais quoi? Celui-ci est-il donc autre que le premier? Non, car autrement, comment l'apôtre dirait-il que la « voix » du premier « ébranlait alors la terre même? » (He 12,26) Et de fait, la voix du législateur antique ébranla la terre.

« Et c'est lui qui a fait pour le temps où nous sommes une nouvelle promesse, en disant : « J'ébranlerai encore une fois, non-seulement la terre, mais aussi le ciel ». Or, en disant : « Encore une fois », il déclare qu'il fera cesser les choses muables, comme étant faites pour un temps (He 12,26-27). Ainsi tout le rite antique devra disparaître de la scène, et se transformer en une loi meilleure par l'oeuvre d'en-haut. C'est ce que le texte donne à comprendre ici. Pourquoi donc, ô fidèle, te désoler de souffrir sur cette terre non permanente, et d'être affligé dans un monde qui passe si vite? Si les derniers jours de ce monde devaient être ceux de la paix et du bonheur, on concevrait qu'à la vue de cette fin heureuse, on fût affligé et impatient. — « Afin », dit saint Paul, « que les choses immuables demeurent seules enfin » (He 12,27). Quelles sont ces choses immuables? Celles de l'avenir éternel.

3203 3. Agissons donc uniquement et en tout pour acquérir cette vie ineffable, pour jouir de ces biens infinis. Oui, je vous en prie et vous en conjure, n'ayons pas d'autre ambition. Personne ne voudrait bâtir dans une ville dont la ruine serait certaine et prochaine. Répondez-moi, en effet : si l'on venait vous prédire que telle cité sera ruinée dans un an, et telle autre jamais, bâtiriez-vous dans celle qui devrait périr? C'est pourquoi je vous dis maintenant . N'édifions rien en ce monde ? Tout y doit bientôt tomber et périr. Mais que parlé-je de cette ruine d'objets extérieurs? Avant cette ruine nous périrons nous-mêmes, nous serons rudement frappés, nous sortirons de ce monde si menacé. Pourquoi bâtir sur le sable? Bâtissons sur le roc; quel que soit dès lors le choc imminent, notre édifice demeure irrésistible; il se dresse inexpugnable.

Rien de plus sûr, en vérité : car dans ce lieu suprême, il n'est point d'accès aux attaques ennemies, tandis que ce triste séjour de la terre y est constamment exposé. Ici, en effet, les tremblements de terre, les incendies, les irruptions des ennemis, nous arrachent tout vivants au monde, et souvent nous emportent dans sa ruine. Que si le sol qui nous porte reste intact, il y a toujours quelque maladie pour nous enlever bientôt, ou pour nous empêcher de jouir si nous y restons. Car quel plaisir peut-on goûter dans ce séjour des maladies, des calomnies, des jalousies, des complots incessants ?

Fussions-nous à l'abri de ces maux, souvent nous sommes peinés et désolés de n'avoir point d'enfants, de sorte qu'à défaut de ces chers héritiers à qui nous laisserions nos propriétés, nous souffrons cruellement de travailler pour d'autres. Souvent même notre héritage échoit à nos ennemis, non-seulement après notre décès, mais même de notre vivant. Est-il donc rien de plus malheureux que de travailler pour des ennemis, que d'amasser pour soi des péchés sans nombre afin de leur laisser, à eux, le bonheur d'une vie tranquille? Nos cités offrent de nombreux exemples de ce genre, et je m'arrête de peur d'affliger ceux qui sont ainsi privés de postérité; mais je pourrais en désigner plusieurs par leur nom; je pourrais vous redire plus d'une triste histoire, et vous montrer plusieurs maisons dont la porte s'est ouverte aux ennemis mêmes de ceux qui avaient sué pour les édifier et les embellir. Et ce ne sont pas seulement les maisons, mais les serviteurs, mais souvent l'héritage tout entier qui est ainsi échu à des ennemis. Ainsi vont les choses humaines.

Dans les cieux, au contraire, vous n'avez à redouter rien de semblable; ainsi vous n'avez pas à craindre qu'après le décès d'un juste, son ennemi ne se présente et ne lui ravisse son héritage. Là, en effet, plus de mort, plus d'inimitié possible, rien enfin que les tabernacles éternels des saints; et parmi ces bienheureux, tout est bonheur, joie, allégresse. Car, dit le Prophète, « les cris d'allégresse retentissent dans les tentes des justes ». (
Ps 117,15) Leurs demeures sont éternelles et ne connaissent point de fin ; elles n'éprouvent ni le ravage des temps, ni les changements de propriétaires; mais elles s'élèvent dans une jeunesse et une beauté perpétuelles. La raison le proclame en effet, là, rien de corruptible ni que la mort puisse attaquer; tout est immortel et inaccessible aux coups du trépas.

Pour un tel édifice, versons à pleines mains notre argent. Il n'est besoin ni d'architectes ni d'ouvriers. Les mains des pauvres nous édifient ces palais, bien qu'ils soient boiteux, aveugles, mutilés : ils sont ici les constructeurs. N'en soyez pas surpris, puisque ce sont eux qui nous gagnent un trône même, et nous procurent l'entière confiance en Dieu. - 590 -

3204 L'aumône en effet, est, de tous les arts, le meilleur et le plus utile à ceux qui savent l'employer. Amie de Dieu, toujours proche de lui, elle est admise facilement à tout demander pour ceux qu'elle adopte, pourvu que nous ne lui fassions pas d'injustice à elle-même. Or, c'est lui faire injure, que d'être aumôniers de biens volés. Que si, au contraire, l'aumône est pure et véritable, elle communique à ceux qui savent l'épancher, une merveilleuse confiance : tant est grande sa puissance, pour ceux mêmes qui ont péché ! Elle brise leurs fers, dissipe les ténèbres, éteint le feu, tue le ver rongeur, et leur épargne les grincements de dents. Devant elle, les portes des cieux s'ouvrent en toute sécurité. Et comme, lorsqu'une reine fait son entrée, aucun des gardes qui veillent aux portes du palais n'osera jamais s'enquérir de cette majesté ni de ses démarches, et qu'au contraire tous lui feront un humble accueil; ainsi est reçue l'aumône, parce qu'elle est une véritable reine et qu'elle rend les hommes semblables à Dieu, selon qu'il est écrit: « Soyez miséricordieux, comme votre Père céleste est miséricordieux ». (Lc 6,36)

Prompte et légère, armée de ses ailes d'or, l'aumône peut prendre un vol qui réjouit les anges. C'est d'elle que le Prophète a dit, « que le plumage de la colombe est argenté; et que son dos reflète l'éclat de l'or pâlissant ». (Ps 67,14) Semblable à cette colombe vivante et illuminée d'or, elle prend son essor; son aspect est souriant, son regard est plein de douceur, et d'une beauté que rien ne dépasse au monde. Le paon lui-même, avec ses splendeurs incontestables, n'est rien auprès d'elle, tant cette habitante des cieux est belle et ravit l'admiration. Son regard toujours s'élève au ciel; Dieu l'entoure de sa gloire ineffable; c'est une vierge aux ailes d'or, splendidement parée, et dont les traits respirent la candeur et la mansuétude. C'est l'aigle, aussi puissant que léger, et qui dort au pied du trône royal; dès que Dieu nous juge, elle retrouve son vol et se montre pour nous couvrir de ses ailes et nous sauver du supplice.

L'aumône! Dieu la préfère aux sacrifices. Souvent il en parle, tant il l'aime : « Elle recueillera », dit-il, « la veuve, l'orphelin et le pauvre ». Dieu aime à emprunter d'elle son plus doux nom, d'après David qui appelle le Seigneur bon, miséricordieux, patient, clément à l'infini, toujours vrai ». (Ps 145,9 Ps 102,8 Ps 145,8) Tandis qu'un autre Prophète s'écrie : « La miséricorde de Dieu règne sur la terre; c'est elle qui a sauvé le genre humain ». (Ps 56,12) En effet, s'il n'avait eu pitié de nous, tout aurait péri. Cette miséricorde nous a réconciliés avec lui quand nous étions ses ennemis; elle nous a comblés de grâces innombrables; elle a décidé le Fils même de Dieu à se faire esclave, à s'anéantir pour nous.

Ah ! saintement jaloux, mes frères, imitons une vertu qui nous a sauvés; aimons-la; estimons-la plus que l'argent, et, si l'or nous manque, ayons du moins le coeur miséricordieux. Bien ne caractérise le chrétien, autant que l'aumône ; rien n'est admiré de l'incrédule, ou pour mieux dire, de tout le monde, comme notre charité miséricordieuse. Nous-mêmes, d'ailleurs, nous avons besoin de cette miséricorde, puisque chaque jour nous disons à Dieu : « Ayez pitié de nous selon votre grande miséricorde ». (Ps 24,7) Commençons par la pratiquer nous-mêmes; mais non ! jamais nous ne commençons, puisque Dieu d'abord a montré sa miséricorde envers nous: mais, bien chers frères, suivons cette trace divine. Car si les hommes aiment à rendre pitié pour pitié à celui même qui s'est couvert de crimes, mais qui a été miséricordieux, le Seigneur, bien plus que nous, adopte cette conduite.

Ecoutez la parole du Prophète : « Pour moi », dit-il, « je suis dans la maison de Dieu comme l'olivier qui porte son fruit ». (Ps 51,10) Rendons-nous semblables à l'olivier. De tous côtés les préceptes divins nous pressent : il ne suffit pas qu'on soit l'olivier, il faut être celui encore qui porte son fruit. Il y a des gens qui ont quelque miséricorde, qui, dans l'intervalle de toute une année, donnent une fois, ou qui sont aumôniers chaque semaine seulement, ne donnant presque rien. Par leurs actes de miséricorde, voilà des oliviers, sans doute; mais à des actes aussi peu larges, aussi peu généreux, vous ne reconnaissez pas des oliviers féconds. Quant à nous, soyons fertiles toujours !

Je l'ai dit souvent, et je le répète aujourd'hui : ce n'est pas l'importance absolue de ce qu'on donne qui constitue la grandeur de l'aumône, mais bien la volonté et le coeur de celui qui donne. Vous connaissez l'histoire de la veuve; car il est toujours utile de rappeler cet exemple, afin que le pauvre. ne désespère pas de lui-même, à la vue de cette femme qui laissait tomber dans le tronc ses deux oboles. Quand on rebâtit le temple, on vit des gens offrir leurs cheveux mêmes, et ces humbles donateurs ne furent point repoussés. Si possédant de l'or, ils avaient fait cette offrande de leur chevelure seulement, ils méritaient d'être maudits ; mais s'ils n'ont fait ce sacrifice que parce que cette aumône seule leur était possible, Dieu les a bénis. C'est ainsi que Caïn fut réprimandé, non pas pour avoir offert des choses sans valeur, mais parce qu'il offrit ce qu'il avait de moindre dans ses propriétés. Car « maudit soit », dit un Prophète, « celui qui possède une victime mâle et « sans défaut, et qui offre à Dieu une bête malade ». (Ml 1,14) Il ne réprouve pas absolument celui qui présente peu, mais celui qui possède et se montre avare. Donc, celui qui ne possède rien n'est point non plus coupable; que dis-je ? sa moindre aumône a droit à la récompense. Car est-il plus pauvre sacrifice que celui de deux oboles ? Est-il un don plus misérable que celui d'une chevelure ? Est-il offrande plus vile que celle d'une petite mesure de farine? Et cependant ces présents ne furent pas moins appréciés de Dieu que les veaux et l'or. Chacun est agréé de Lui en proportion de ce qu'il a, et non en proportion de ce qu'il n'a pas : car, dit l’Ecriture, soyez bienfaisant selon ce que votre main possède.

Je vous en prie donc, épanchons sur les pauvres, (591) avec un coeur joyeux, nos biens, si chétifs qu'ils soient. Nous recevrons la même récompense que ceux qui auront donné davantage ; que dis-je? nous serons récompensés plus que ceux qui auront prodigué l'or. Si nous suivons cette conduite, nous aurons droit aux trésors ineffables de Dieu; pourvu que non contents d'écouter, nous agissions; non contents de louer, nous nous mettions à l'oeuvre. Puissions-nous y arriver tous par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec lequel, etc.



Chrysostome sur Héb. I 3100