Chrysostome sur Jean 32

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HOMELIE 32. JÉSUS LUI RÉPONDIT: QUICONQUE BOIT DE CETTE EAU, AURA, ENCORE SOIF:

- AU LIEU QUE CELUI QUI BOIRA DE L'EAU QUE JE LUI DONNERAI, N'AURA JAMAIS SOIF: MAIS L'EAU QUE JE LUI DONNERAI DEVIENDRA DANS LUI UNE FONTAINE D'EAU QUI REJAILLIRA JUSQUE DANS LA VIE ÉTERNELLE, (VERS. 13,14, JUSQU'AU VERS. 20)

Jn 4,13-20

ANALYSE.

1. L'Ecriture appelle le Saint-Esprit tantôt un feu, tantôt une eau: termes qui expriment, non la substance, mais l'opération. Suite de l'histoire de la Samaritaine.
2. Docilité de la Samaritaine.
3. Sagesse de Jésus-Christ; avec quelle bonté il ménage les moments de notre conversion. - L'empressement qu'a la Samaritaine de s'instruire des vérités du salut, est un grand sujet de confusion pour les chrétiens. - Le saint-Docteur recommande la lecture et la méditation des saintes Ecritures. - On se pique plus d'avoir de beaux livres bien conditionnés que d'en faire un bon usage. - On en fait parade dans de magnifiques bibliothèques; et c'est tout le fruit qu'on en retire. - Livres en lettres d'or: c'est une vanité juive. - Le démon n'ose entrer dans la maison où est le livre des Evangiles. - La lecture spirituelle sanctifie. -


1. L'Ecriture appelle la grâce du Saint-Esprit tantôt un feu, tantôt une eau; faisant voir que ces noms marquent, non la substance, mais l'opération. Car le Saint-Esprit ne peut être composé de différentes substances, puisqu'il est indivisible, et d'une seule nature. Jean-Baptiste désigne l'une de ces choses quand il dit: «C'est celui qui vous «baptisera dans le Saint-Esprit et dans le «feu». (Mt 3,11) L'autre est désignée par Jésus-Christ lui-même: «Il sortira», dit-il, «des fleuves d'eau vive de son coeur. Ce qu'il entendait de l'Esprit que devaient recevoir «ceux qui croiraient en lui». (Jn 7,38) C'est pourquoi, dans l'entretien qu'il a avec la Samaritaine, il appelle eau le Saint-Esprit: «Celui», dit-il, «qui boira de l'eau que je lui donnerai, n'aura jamais soif». L'Ecriture appelle ainsi l'Esprit-Saint un full, pour montrer la force et l'ardeur de la grâce, et la destruction des péchés; elle l'appelle une eau, pour marquer qu'elle purifie et rafraîchit l'âme de ceux qui la reçoivent. Et c'est avec raison: car tel est un jardin planté d'arbres chargés de fruits, et toujours verts, telle est une âme vigilante et soigneuse qu'embellit la grâce de l'Esprit-Saint. Elle ne permet pas, cette grâce, que la tristesse et la douleur, ni les ruses et les artifices de Satan lui portent la moindre atteinte, elle qui repousse facilement les traits enflammés de l'esprit malin.

Pour vous, mon cher auditeur, considérez, je vous prie, la sagesse de Jésus-Christ, et avec quelle douceur il encourage cette femme et élève son coeur. Car il ne lui a point dit au commencement: «Si vous saviez qui est celui qui vous a dit: Donnez-moi à boire»; ce n'est qu'après lui avoir donné lieu de le regarder comme juif et de l'accuser à ce titre que, pour se justifier, il lui parle ainsi; mais aussi par ces paroles: «Si vous saviez qui est celui qui vous a dit: Donnez-moi à boire, vous lui en auriez peut-être demandé vous-même», et par ses grandes promesses qui la portèrent à rappeler la mémoire du patriarche, il ouvrit les yeux de son esprit. Ensuite, à sa réplique: «Etes-vous plus grand que notre père Jacob?» il ne répondit pas: Oui, je le suis. Il aurait paru le dire par ostentation, faute de preuve suffisante. Toutefois, par ce qu'il dit il l'y prépare. Car il ne dit pas simplement: Je vous donnerai de l'eau; mais ayant gardé le silence sur Jacob, il releva ce qu'il était, faisant [251] connaître, par la nature du don et par la différence des biens qu'il apportait; la différence des personnes, et sa prééminence, sa supériorité sur le patriarche. Si vous admirez, dit-il, que Jacob vous ait donné cette eau, que direz-vous si je vous en donne de beaucoup meilleure? Déjà vous avez presque reconnu que je suis plus grand que Jacob, lorsque vous m'avez demandé: Etes-vous plus grand. que notre père Jacob, pour promettre une eau meilleure? Si je vous la donne, cette eau, vous conviendrez donc alors que je suis plus grand que lui? Voyez-vous l'équité de cette femme, qui sans faire acception de personnes, juge par les oeuvres mêmes et du patriarche et de Jésus-Christ?

Mais les Juifs n'ont pas fait de même: ils ont vu Jésus-Christ chasser les démons, et ils l'ont appelé démoniaque; bien loin de le dire plus grand que le patriarche. La Samaritaine au contraire juge par où Jésus-Christ voulait qu'elle jugeât, à savoir, par cette évidence qui vient des oeuvres: car c'est là sur quoi il juge lui-même, en disant: «Si je ne fais pas les oeuvres de mou Père, ne me croyez pas mais si je les fais, quand vous ne me voudriez pas croire, croyez à mes oeuvres». (Jn 10,37) C'est aussi par là qu'il persuade cette femme et, l'amène à la foi. Elle a dit: «Etes-vous plus grand que notre père Jacob?» Jésus-Christ laisse Jacob, mais il parle de l'eau et dit: «Quiconque boit de cette eau, aura encore soif». Et sans s'arrêter à dépriser l'eau du patriarche, il passe tout à coup à l'excellence et à la supériorité de la sienne propre; il ne dit point: cette eau n'est rien ou peu de chose, il se borne à produire le témoignage qui résulte de sa nature même: «Quiconque boira de cette eau aura encore soif: au lieu que celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura jamais soif»: Cette femme avait déjà entendu parler d'une eau vive, mais elle n'avait pas compris quelle était cette eau: comme on appelle eau vive celle qui coule continuellement de source et ne tarit jamais, elle croyait que c'était celle-là qu'il fallait entendre. C'est pourquoi Jésus-Christ, dans la suite, lui fait plus clairement connaître l'eau dont il s'agit, et lui en montrant l'excellence par la comparaison qu'il en fait avec l'autre, il continue ainsi: «Celui qui boit de l'eau que je lui donnerai, n'aura jamais soif», lui montrant par là, comme j'ai dit, son excellence, et encore par ce qui suit: en effet, l'eau matérielle n'a aucune des qualités qu'il attribue à la sienne. Qu'est-ce donc qui vient ensuite? «L'eau que je donnerai deviendra dans lui une fontaine d'eau qui rejaillira jusque dans la vie éternelle». Car de même que l'homme qui a chez lui une fontaine, n'aura jamais soif, il en est de même de celui qui aura cette eau.

Cette femme crut aussitôt, en quoi elle se montra beaucoup plus sage que Nicodème, et non-seulement plus sage, mais aussi plus forte. Nicodème, en effet, ayant ouï une foule de semblables choses, ne fut appeler ni inviter personne, il ne crut même pas et n'eut point confiance: la Samaritaine, au contraire, annonçant à tout le monde ce qu'elle a appris, fait la fonction d'apôtre. Nicodème, à ce qu'a dit Jésus-Christ, réplique: «Comment cela se peut-il faire?» (Jn 3,9) Et Jésus ayant apporté un exemple clair et sensible, l'exemple du vent, il ne crut pas encore: mais la Samaritaine se conduit bien autrement: elle doutait au commencement; ensuite, sur un simple énoncé sans preuves, elle se rend et croit aussitôt. Car après que Jésus eut dit: «L'eau que je lui donnerai deviendra dans lui une fontaine d'eau qui rejaillira jusque dans la vie éternelle»; elle réplique sur-le-champ: «Donnez-moi de cette eau, afin que je n'aie plus soif, et que je ne vienne plus ici pour en tirer (15)».

2. Ne voyez-vous pas, mes frères, comment insensiblement Jésus-Christ l'élève à la plus haute doctrine et à la perfection de la foi? D'abord elle le regardait comme un juif schismatique et violateur de la loi: ensuite, lorsque Jésus eut éloigné cette accusation (car il ne convenait pas que celui qui devait l'instruire fût suspect), ayant entendu parler d'une eau vive, elle pensa que c'était de l'eau naturelle et sensible qu'il parlait; comprenant enfin que l'eau qu'il promettait était spirituelle, elle crut que ce breuvage avait la vertu de désaltérer, et toutefois elle ne savait pas ce que c'était que cette eau; mais elle doutait encore: comprenant déjà qu'il s'agissait d'une chose dépassant la portée des sens, mais n'en ayant pas encore une entière connaissance. Enfin elle voit plus clair, et néanmoins elle ne comprend pas tout, puisqu'elle dit: «Donnez-moi de cette eau, afin que je n'aie plus soif, et que je ne vienne plus en tirer». Ainsi déjà elle préférait [252] Jésus à Jacob. Non, je n'ai pas besoin de cette fontaine, disait-elle en elle-même, si vous me donnez l'eau que vous me faites espérer: en quoi vous voyez bien qu'elle le préfère au patriarche. Voilà la marque d'un bon esprit. Elle a fait paraître qu'elle avait une grande opinion de Jacob: elle vit un homme plus grand que Jacob, son premier sentiment ne fut pas capable de l'arrêter. Cette femme ne crut donc pas facilement, et elle ne reçut pas inconsidérément ce qu'on lui disait, puisqu'elle chercha avec tant de soin à s'éclaircir et à découvrir la vérité, mais aussi elle ne fut ni indocile, ni opiniâtre: sa demande le fait bien voir.

Au reste, quand Jésus-Christ a dit aux Juifs a Celui qui mangera de ma chair, n'aura «point de faim: et celui qui croit en moi, n'aura jamais soif» (Jn 6,35); non-seulement ils ne l'ont point cru, mais encore ils s'en sont choqués et scandalisés. Cette femme, au contraire, attend et demande; le Sauveur disait aux Juifs: «Celui qui croit en moi n'aura jamais soif»; mais à la Samaritaine il ne parle pas de même, il se sert d'une expression plus basse et plus grossière: «Celui qui boira de cette eau n'aura jamais soif». - Comme cette promesse tombait uniquement sur des choses spirituelles, et non pas sur des choses charnelles et sensibles, Jésus-Christ, élevant l'esprit de la Samaritaine par des promesses, continue à lui proposer des choses sensibles, parce qu'elle ne pouvait pas comprendre encore ce qui était purement spirituel. S'il eût dit: Si vous croyez en moi, vous n'aurez jamais soif; ne sachant pas qui était celui qui lui parlait, ni de quelle soif il s'agissait, elle ne l'aurait pas compris. Mais pourquoi n'a-t-il pas parlé de même aux Juifs? parce qu'ils avaient vu beaucoup de miracles, tandis que cette femme n'en avait vu aucun, et que c'était la première fois qu'elle entendait la parole. Voilà pourquoi il va désormais lui révéler prophétiquement sa vertu et sa puissance. Voilà aussi pourquoi il ne la reprend pas d'abord de ses dérèglements. Mais que lui dit-il? «Allez, appelez votre mari et venez ici (16)». Cette femme lui répondit: «Je n'ai point de mari». Jésus lui dit: «Vous avez raison de dire que vous n'avez point de mari (17). Car vous avez eu cinq maris, et maintenant «celui que vous avez n'est pas votre mari vous avez dit vrai en cela (18)». Cette femme lui dit: «Seigneur, je vois bien que vous êtes prophète (19)».

Ah! quelle philosophie dans une femme! avec quelle douceur ne reçoit-elle pas la réprimande! Et pourquoi, direz-vous, ne l'aurait-elle pas reçue? Jésus-Christ n'a-t-il pas souvent repris les Juifs avec plus de force et de sévérité? car il y a bien plus de vertu et de puissance à pénétrer dans ce qu'il y a de plus caché dans le coeur, qu'à découvrir une action secrète qui s'est passée au dehors. L'une de ces choses n'appartient qu'à Dieu seul et à celui qui a conçu la pensée dans son esprit; l'autre est possible à quiconque vit avec nous. Cependant les Juifs s'irritent des réprimandes et des reproches que leur fait Jésus-Christ. Quand il leur dit: «Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir?» (Jn 7,20), non-seulement ils n'en sont pas surpris, comme cette femme, mais ils le chargent d'injures et d'outrages, bien qu'ils eussent devant leurs yeux des preuves et des exemples de beaucoup d'autres miracles, et que la Samaritaine n'eût entendu que cette seule parole. Et non-seulement, dis-je, ils n'ont point été étonnés, mais ils l'ont chargé d'outrages, lui disant: «Vous êtes possédé du démon. Qui est-ce qui cherche à vous faire mourir?» (Jn 7,20) Celle-ci, au contraire, non-seulement elle n'injurie, elle n'outrage point, mais elle est dans l'étonnement et dans l'admiration; elle honore Jésus-Christ comme un prophète; quoiqu'il la réprimande plus sévèrement qu'il n'a repris les Juifs. Car enfin, son péché lui était particulier à elle seule, elle seule en était coupable; au lieu que celui des Juifs était public, et commun à tous. Or nous avons coutume de n'être pas si humiliés des péchés qui nous sont communs avec bien d'autres, que de ceux qui nous sont propres et particuliers. Et véritablement les Juifs croyaient faire quelque chose de grand en faisant mourir Jésus-Christ; mais l'action de cette femme, généralement tout le monde la regardait comme mauvaise. Néanmoins, elle ne se fâcha point, elle ne s'emporta point; au contraire, elle fut dans l'étonnement et dans l'admiration.

Jésus-Christ se conduisit de la même manière à l'égard de Nathanaël. D'abord il ne prophétisa pas, il ne dit pas: «Je vous ai vu sous le figuier» (Jn 1,48); mais il ne lui fit cette réponse, qu'après qu'il eût dit: «D'où me connaissez-vous?» Il voulait que ceux [253] qui venaient le trouver, donnassent eux-mêmes occasion aux miracles et aux prophéties, afin de se les attacher davantage et d'échapper à tout soupçon de vaine gloire. La conduite qu'il tient envers la Samaritaine est tout à fait pareille. Il jugeait qu'il lui serait désagréable, et même inutile, d'entendre au premier abord ce reproche: «Vous n'avez point de mari» mais le placer après qu'elle en avait donné l'occasion, c'était alors le faire à propos et d'une manière convenable; par là, il la rend et plus docile et plus attentive. Et à propos de quoi, demandez-vous, Jésus-Christ lui dit-il: «Appelez votre mari?» Il s'agissait d'une grâce et d'un don qui surpasse la nature humaine: cette femme le lui demandait avec instance. Jésus a dit: «Appelez votre mari», pour lui faire entendre que son mari y devait aussi participer. Elle cache son déshonneur par le désir qu'elle a de recevoir ce don, et croyant parler à un homme, elle répond: «Je n'ai point de mari». La voilà l'occasion, elle est belle, Jésus-Christ la saisit et lui parle, sur les deux points, avec une grande précision: car il énumère tous les maris qu'elle a eus auparavant, et déclare celui qu'elle cachait. Que fit-elle donc? Elle ne s'en offensa point, elle ne s'éloigna point pour aller se cacher; elle ne prit pas le reproche en mauvaise part, au contraire elle en fut dans une plus grande admiration, et n'en devint que plus ferme et plus persévérante; elle dit: «Je vois bien que vous êtes un prophète». Au reste, faites attention à sa prudence: elle ne court pas aussitôt à la ville, mais elle s'arrête encore à réfléchir sur ce qu'elle vient d'entendre, et elle en est toute surprise. Car ce mot: «Je vois», veut dire Vous me paraissez un prophète. Puis, une fois qu'elle a conçu ce soupçon, elle ne propose à Jésus-Christ aucune question sur les choses terrestres, ni sur la santé du corps, ni sur les biens de ce monde, ni sur les richesses; mais promptement elle l'interroge sur la doctrine, sur la religion. Et que dit-elle? «Nos pères ont adoré sur cette montagne», parlant d'Abraham, parce que les Samaritains disaient qu'il y avait amené son fils. «Et vous autres, comment pouvez-vous dire que c'est dans Jérusalem qu'est le lieu où il faut adorer? (20)»

3. Ne voyez-vous pas, mes frères, combien l'esprit de cette femme s'est élevé? Auparavant elle ne pensait qu'à apaiser sa soif, elle ne pense plus maintenant qu'à s'instruire. Que fait donc Jésus-Christ? Il ne résout pas la question proposée; car il ne s'attachait pas à répondre exactement à tout, t'eût été une chose inutile. Mais il élève toujours de plus en plus son esprit, et il ne commence à entrer en matière qu'après qu'elle l'a reconnu pour prophète, afin qu'elle ajoute plus de foi à ses paroles. En effet, regardant Jésus-Christ comme un prophète, elle ne doutera point de ce qu'il lui dira.

Quelle honte, quelle confusion pour nous, mon cher auditeur! cette femme, qui avait eu cinq maris, cette samaritaine, a un si grand désir de s'instruire et de connaître la vraie religion, que ni l'heure, ni aucune affaire ne peuvent la distraire ni la détourner de cette occupation. Et nous, non-seulement nous ne faisons point de questions sur des dogmes, mais nous sommes en tout lâches et paresseux. Aussi tout est négligé.

Qui de vous, je vous prie, lorsqu'il est dans sa maison, prend entre ses mains le livre chrétien, en examine les paroles, les lit et les médite avec soin? Personne; mais chez plusieurs, nous trouverons des osselets et des dés; des livres chez personne ou chez un bien petit nombre. Encore ceux-ci n'en font-ils pas plus d'usage que ceux qui n'en ont point: ils les gardent précieusement dans leurs cabinets, bien roulés, ou serrés dans des coffrets, et ne sont curieux que de la finesse du parchemin ou de la beauté du caractère; car de les lire, c'est de quoi ils ne se mettent nullement en peine. En effet, s'ils achètent des livres, ce n'est pas pour les lire et en profiter, mais pour faire orgueilleusement parade de leurs richesses. Tant est grand le faste que produit la vaine gloire! Je n'entends pas dire que personne tire vanité de bien comprendre ce que contiennent ses livres, mais plutôt, on se glorifie et on se vante d'avoir des livres écrits en lettres d'or. Et quel avantage, je vous prie, en revient-il? Les saintes Ecritures ne nous ont pas été données pour que nous les laissions dans les livres, mais afin que, par la lecture et la méditation, nous les gravions dans nos coeurs. Certes, il y a une ostentation juive à garder ainsi les livres, à se contenter d'avoir les préceptes écrits sur beau parchemin; mais sûrement la loi ne nous a pas ainsi été donnée au commencement: elle a été écrite sur des tablettes de chair qui sont nos coeurs. (2Co 3,3) [254] Au reste, je ne dis pas ceci pour vous détourner d'acheter des livres; au contraire, je vous en loue, et je souhaite que vous en ayez; mais je voudrais que vous en eussiez assez présents dans votre esprit, et le texte et le sens, pour en être purifiés. Car si le diable n'est pas assez hardi pour entrer dans une maison où l'on garde le livre des saints évangiles, le démon ou le péché oseront beaucoup moins approcher d'une âme instruite et remplie de ces divins oracles.

Sanctifiez donc votre âme, sanctifiez votre corps: ayez les paroles de l'Ecriture continuellement à la bouche et dans le coeur. Si les paroles déshonnêtes souillent et appellent les démons, certes, il est visible que la lecture spirituelle sanctifie et attire la grâce spirituelle. Les Ecritures sont comme des enchantements divins: chantons-les donc en nous-mêmes, et appliquons ces remèdes aux maladies de notre âme. Si nous comprenions bien ce qu'on nous lit, nous l'écouterions avec beaucoup de soin et d'attention. Toujours je vous le dis et je ne cesserai point de vous le dire. N'est-il pas honteux que; pendant qu'on voit sur la place publique des gens rapporter avec une étonnante mémoire les noms des cochers (1) et des danseurs, leur extraction, leur patrie, leurs talents et même les bonnes et les mauvaises qualités des chevaux; ceux qui s'assemblent dans ce temple ne sachent rien de ce qui s'y dit et de ce qui s'y fait, et ignorent même le nombre des livres de la sainte Ecriture? Si c'est le plaisir que vous y trouvez qui vous engage à apprendre les choses que j'ai dites, je vous ferai voir qu'on en goûte ici un plus grand. Car lequel, je vous prie, est le plus réjouissant, lequel est le plus admirable, ou de voir un homme lutter contre un homme, ou de voir un homme combattre contre le diable, et un corps disputer la victoire à une puissance incorporelle, et la remporter? Contemplons ces sortes de combats, ces combats, dis-je, qu'il est beau et utile d'imiter, et dont l'imitation nous procure une couronne; mais fuyons ces combats qui rendent infâmes ceux qui s'y exercent; vous la verrez, cette lutte contre les démons: vous la verrez avec les anges et le Seigneur des anges, si vous daignez y porter vos regards.

Dites-moi, mon cher auditeur, si les rois et les princes vous faisaient asseoir auprès d'eux pour vous faire mieux jouir du spectacle, ne regarderiez-vous pas cela comme un très-grand honneur? Ici donc, où l'on voit, avec le Roi des anges, le diable lié et garrotté, se débattre et s'efforcer vainement de rompre ses liens, pourquoi n'accourez-vous pas à ce spectacle? «Vous vaincrez, vous lierez le diable», si vous avez entre vos mains le livre de l'Ecriture. Palestres, courses, côtés faibles de l'ennemi, artifices du juste, ce livre vous enseignera tout cela. Si vous savez contempler ces spectacles, vous apprendrez vous-mêmes l'art de combattre, et vous vaincrez, et vous terrasserez les démons. Au reste, ces autres spectacles que vous fréquentez, sont des fêtes et des assemblées de démons, et non des théâtres à l'usage des hommes. S'il n'est pas permis d'entrer dans le temple des idoles, il l'est encore moins d'assister aux assemblées de Satan. Voilà ce que je ne cesserai point de redire, au risque de vous importuner, jusqu'à ce que je voie du changement en vous. Car « il ne m'est pas pénible», dit l'Apôtre, «et il et vous est avantageux que je vous prêche les mêmes choses». (Ph 3,1) Ne trouvez donc pas mauvais que je vous aie fait cette réprimande; et certes, si quelqu'un devrait s'en chagriner et se fâcher, ce serait bien plutôt moi, qui ne suis point écouté, que vous qui m'entendez toujours et ne faites rien de ce que je dis; mais à Dieu ne plaise que je sois toujours obligé de vous faire des reproches! Fasse le ciel que, vous étant délivrés de ce vice honteux, vous noyiez jugés clignes d'assister au spectacle céleste, et de jouir de la gloire future que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles! Ainsi soit-il.

1. COCHERS. Nous avons déjà observé ailleurs que ces cochers dont parle quelquefois saint Chrysostome sont eaux qui servaient aux jeux publics, et qui menaient leurs chariots avec beaucoup d'adresse et de rapidité, etc.


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33

HOMÉLIE XXXIII. JÉSUS LUI DIT: FEMME, CROYEZ-MOI, LE TEMPS EST VENU QUE VOUS N'ADOREREZ PLUS LE PÈRE, NI SUR CETTE MONTAGNE, NI DANS JÉRUSALEM.

- VOUS ADOREZ CE QUE VOUS NE CONNAISSEZ POINT: POUR NOUS, NOUS ADORONS CE QUE NOUS CONNAISSONS: CAR LE SALUT VIENT DES JUIFS. (VERS. 21, 22, JUSQU'AU VERS. 27)

Jn 4,21-27

ANALYSE.

1. L'homme a toujours besoin de foi. - La foi est comme le vaisseau. qui nous porte sur la mer de ce monde.
2. De la véritable adoration. - Humilité, abaissement de Jésus-Christ de ne pas dédaigner de s'entretenir avec une simple femme. - Respect et vénération de ses disciples. - Rien n'est égal à être aimé de Jésus-Christ. - Ce qui a attiré à saint Jean le grand amour du Sauveur: son humilité et sa grande douceur. - Saint Pierre Coryphée, ou chef et prince des apôtres. - L'humilité est le fondement de la vertu. - Vanité des richesses. - Le saint Docteur recommande l'aumône.


1. Partout, mes chers frères, partout la foi nous est nécessaire, cette foi qui est la source de toutes sortes de biens, qui opère le salut (1), sans laquelle nous ne pouvons comprendre les dogmes ni les grandes vérités de notre religion: sans la foi nous sommes semblables à des gens qui tâchent de passer la mer sans navire; ils nagent un peu de temps avec leurs mains et leurs pieds, mais aussitôt qu'ils se sont avancés, les flots les submergent: de même ceux qui se livrent à leurs. propres raisonnements, font naufrage avant d'avoir rien appris, comme le dit saint Paul: «Ils ont fait naufrage en la foi». (1Tm 1,19) Pour nous, de peur qu'un pareil malheur ne nous arrive, attachons-nous fortement à cette ancre sacrée dont aujourd'hui Jésus-Christ se sert pour attirer à lui la Samaritaine. Elle disait: «Comment, vous autres, dites-vous que c'est dans Jérusalem qu'est le lieu qu'il faut adorer?» Et Jésus-Christ répondit. «Femme, croyez-moi, le temps est venu que vous n'adorerez plus le Père, ni sur cette montagne, ni dans Jérusalem». Il lui révéla une très-grande vérité, qu'il n'a point découverte ni à Nicodème, ni à Nathanaël. La Samaritaine soutient que son culte vaut mieux que celui des Juifs, et s'efforce de le confirmer par l'autorité des anciens. Jésus-Christ ne répondit rien à cela. En effet, il eût été inutile alors de faire voir pourquoi les anciens avaient adoré sur la montagne, pourquoi les Juifs adoraient dans Jérusalem. C'est pour cette raison qu'il passe ce point sous silence, et laissant de côté les titres qui pouvaient être produits des deux parts, il élève son âme, montrant que ni les Juifs, ni les Samaritains n'ont rien de grand à donner à l'avenir; et alors il marque la différence qu'il y a entre les deux cultes: d'ailleurs il déclare que les Juifs sont au-dessus des Samaritains, non qu'il préfère un des lieux à l'autre; mais il leur accorde la primauté, pour une seule raison, qui est la suivante: Il ne s'agit pas maintenant, dit-il, de disputer sur la prééminence du lieu: quant à la manière de rendre le culte, certainement les Juifs sont préférables aux Samaritains: Car «vous adorez ce que vous ne connaissez point: pour nous, nous adorons ce que nous connaissons».

1. «Qui opère le salut». Litt. La médecine du salut.

Comment donc les Samaritains ne connaissaient-ils point ce qu'ils adoraient? c'est qu'ils croyaient à un Dieu local et partiel. Telle est donc l'idée qu'ils avaient de Dieu, tel est le culte qu'ils lui rendaient; c'est dans cet esprit qu'ils déclarèrent aux Perses, que le Dieu de ce lieu était en colère contre eux, ne donnant [256] rien de plus à Dieu qu'à une idole. C'est pourquoi ils adoraient également et Dieu et les démons, confondant ainsi ce qui ne peut s'allier ensemble. Mais les Juifs, exempts de cette superstitieuse opinion, éloignés de cette erreur, regardaient celui qu'ils adoraient comme le Dieu de tout l'univers, quoique tous n'eussent pas la même foi et la même créance. Voilà pourquoi Jésus dit: «Vous adorez ce que vous ne connaissez point pour nous, nous adorons ce que nous connaissons». Au reste, ne vous étonnez pas qu'il s'associe aux Juifs: il parle selon l'opinion de cette femme, et comme prophète des Juifs. C'est pour cela qu'il se sert de cette expression: «Nous adorons». Car que Jésus-Christ soit adoré, c'est ce que personne n'ignore. En effet, il est de la créature d'adorer, mais il n'appartient qu'au Seigneur des créatures d'être adoré. Néanmoins il parle ici comme juif. Ce mot donc: «Nous», veut dire: nous Juifs.

Jésus-Christ relevant ainsi le culte des Juifs, se rend digne de foi; et en écartant tout ce qui peut paraître suspect, en ôtant tout soupçon, en montrant qu'il ne donne pas la préférence aux Juifs par faveur, à cause de l'alliance qu'il a avec eux, il persuade ce qu'il dit. En effet, le jugement qu'il porte sur le lieu, dont les Juifs se glorifiaient le plus, comme d'un avantage incomparable; cette prééminence qu'il leur ôte; tout cela, dis-je, fait bien voir qu'il n'avait point d'égard aux personnes, mais qu'il jugeait suivant la vérité et par cette vertu prophétique qui était en lui. Après donc qu'il a tiré la Samaritaine de son, erreur et de sa fausse créance, en lui disant: «Femme, croyez-moi», et le reste, il ajoute: «Car le salut vient des Juifs», c'est-à-dire, ou parce que c'est de là que sont venus tant de biens au monde (car c'est de là que sont sorties la connaissance de Dieu, la réprobation des idoles, et aussi toutes les autres vérités: votre culte même, quoiqu'il ne soit pas pur, vous le tenez des Juifs): ou bien c'est son avènement que Jésus-Christ appelle le salut; mais plutôt l'on ne se tromperait point, en voyant dans l'une et l'autre chose ce salut que Jésus-Christ dit venir des Juifs. Saint Paul l'insinue même par ces paroles: «Desquels est sorti, selon la chair, Jésus-Christ même, qui est Dieu au«dessus de tout». (Rm 9,5) Ne remarquez-vous pas l'éloge que fait Jésus-Christ de l'Ancien Testament, et comment il déclare: qu'il est la racine et la source de tous biens, et qu'il n'est nullement contraire à la loi? puisqu'il publie que la source de tous les biens sort des Juifs. «Mais le temps vient, et il est déjà venu, que les vrais adorateurs adoreront le Père (23)». Femme, dit-il, dans la manière d'adorer, nous sommes préférables à vous, mais désormais ce culte va finir; il y aura un changement, non-seulement de lieu, mais encore dans la manière de rendre le culte. Et en voici le commencement: Car «le temps vient, et il est déjà venu».

2. Or comme les prophètes ont annoncé les choses futures longtemps avant qu'elles dussent arriver, ici Jésus-Christ prend la précaution de dire: «Le temps est déjà venu». Ne croyez pas, dit-il, que cette prédiction ne doive s'accomplir qu'après une longue suite d'années: son accomplissement est présent, le salut est à la porte, et «déjà le temps est venu, que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité». Quand il a dit: «Les vrais», dès lors il a également exclu et les Juifs et les Samaritains: quoique ceux-là valussent mieux que ceux-ci, ils sont pourtant très-inférieurs aux adorateurs qui leur devaient succéder; ils le sont autant que la figure est au-dessous de la vérité. Par ce nom de «vrais adorateurs», Jésus-Christ entend l'Eglise, qui est elle-même une vraie adoration, et un culte digne de Dieu. «Car ce sont là les adorateurs que le Père cherche». (Jn 4,23) Si donc ce sont là les adorateurs que le Père cherchait, ce n'est point par sa propre volonté qu'autrefois les Juifs l'ont adoré de la manière qu'ils faisaient, mais c'est par condescendance qu'il l'a permis, afin de former et d'introduire dans la suite les vrais adorateurs. Qui sont-ils donc, les vrais adorateurs? Ce sont ceux qui n'enferment point le culte dans un lieu, et qui adorent Dieu en esprit, comme dit saint Paul Dieu «que je sers par le culte intérieur de mon esprit dans l'Evangile de son Fils» (Rm 1,9); et encore: «Je vous conjure de lui offrir vos corps», comme «une hostie vivante et agréable à ses yeux», pour lui rendre «un culte raisonnable et spirituel». (Rm 12,1)

Quand Jésus-Christ dit: «Dieu est esprit (24)», il ne veut marquer autre chose, sinon qu'il est incorporel; il faut donc que le culte que nous rendons à un Dieu incorporel soit incorporel lui-même, et que nous lui offrions nos [257] adorations par ce qu'il y a dans nous d'incorporel, je veux dire par l'âme et par l'esprit pur. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit: «Et il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité». Comme les Samaritains et les Juifs négligeaient leur âme, et avaient au contraire un grand soin de leur corps, qu'ils purifiaient soigneusement en toutes manières, il leur apprend que ce n'est point par la pureté du corps qu'il faut honorer l'incorporel, mais par ce qu'il y a d'incorporel en nous, c'est-à-dire par l'esprit. N'offrez donc pas à Dieu des brebis et des veaux, mais offrez-vous vous-mêmes à lui en holocauste: c'est là lui offrir une hostie vivante. Il faut adorer en vérité.

Dans l'ancienne loi, toutes choses étaient des figures, savoir, la circoncision, les holocaustes, les sacrifices, l'encens. Dans la nouvelle, il n'en est pas de même: tout est vérité. En effet, ce n'est point la chair qu'on doit circoncire, mais les mauvaises pensées: il faut se crucifier soi-même, et retrancher, immoler les désirs honteux de la concupiscence. Voilà ce qui parut obscur à la Samaritaine: son esprit n'ayant pu atteindre à la sublimité de ces paroles, elle hésite, elle doute, elle dit: «Je sais que le Messie, c'est-à-dire, le CHRIST, doit venir (25)». Jésus lui dit: «C'est moi-même qui vous parle (26)». Comment les Samaritains pouvaient-ils attendre le CHRIST, eux qui ne recevaient que Moïse? Grâce aux livres mêmes de Moïse. Au commencement de ses livres, Moïse annonce et fait connaître le Fils. En effet, cette parole: «Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance» (Gn 1,26), s'adresse au Fils; c'est le Fils qui parle à Abraham dans sa tente (Gn 18): Jacob l'annonce prophétiquement en ces termes: «Le sceptre ne sera point ôté de Juda; ni le Prince qui est de sa race, jusqu'à la venue de celui à qui il est réservé (1), et il est l'attente des nations». (Gn 40,9-10) Moïse aussi lui-même le prédit: «Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un Prophète comme moi, d'entre vos frères: c'est lui que vous écouterez». (Dt 18,15) Et encore ce qui est écrit du serpent, de la verge de Moïse, d'Isaac, du bélier, et plusieurs autres choses qu'on peut voir et recueillir dans l'Ancien Testament, prédisaient toutes l'avènement du CHRIST.

1. C'est-à-dire: «De celui à qui le sceptre est réservé», c'est la leçon des Septante, et celle de notre texte.

Et pourquoi, direz-vous, Jésus-Christ ne s'est-il pas servi de ces figures et de ces preuves pour persuader cette femme? Il a cité le serpent à Nicodème, à Nathanaël il a rapporté les prophéties, et à celle-ci il n'a fait aucune mention de toutes ces choses? Pourquoi cela, et quelle en est la raison? C'est que ceux-là étaient des hommes versés dans les saintes Ecritures, et que celle-ci n'était qu'une pauvre femme, simple et grossière, sans connaissance de ces Livres saints. Voilà pourquoi, dans l'entretien que Jésus a avec elle, il n'emploie pas ces figures, mais par l'eau, et par la prophétie, il l'attire à lui: c'est par là qu'il rappelle dans sa mémoire le CHRIST, et enfin il se fait connaître. Que si tout d'abord il eût discouru de ces choses avec cette femme, qui ne l'interrogeait pas, elle l'aurait pris pour un homme insensé, qui parlait sans savoir ce qu'il disait mais, en réveillant peu à peu ses souvenirs, il trouve l'occasion de se découvrir à elle fort à propos. Les Juifs s'étaient souvent assemblés autour de lui, pour lui dire: «Jusqu'à quand nous tiendrez-vous l'esprit en suspens? Si vous êtes le CHRIST, dites-le-nous» (Jn 10,24); sans qu'il leur répondît clairement: mais à cette femme il déclare ouvertement qu'il est le CHRIST, parce qu'elle était dans de meilleures dispositions que les Juifs: les Juifs ne l'interrogeaient pas pour s'instruire, mais toujours ils l'épiaient malignement pour le surprendre. S'ils eussent voulu s'instruire, ils en trouvaient assez le moyen dans sa doctrine, dans ses paroles, ses miracles, et les Ecritures. La Samaritaine, au contraire, parlait avec simplicité et sincérité; comme le fait voir la conduite qu'elle tint ensuite. Car elle écouta, elle crut, elle engagea les autres à croire, et en tout on voit son attention, sa fidélité et sa foi. «En même temps a ses disciples arrivèrent (27)». Ils arrivèrent à propos, dans le temps qu'il fallait, lorsque Jésus-Christ l'avait parfaitement instruite. «Et, ils s'étonnaient de ce qu'il parlait avec une femme. Néanmoins nul ne lui dit: Que lui demandez-vous, ou, d'où vient que vous parlez avec elle?

3. De quoi les disciples s'étonnaient-ils? qu'admiraient-ils? Un accès si facile, tant d'humilité dans une si grande et si illustre personne; qu'il ne dédaignât point de parler à une pauvre femme; qu'il se rabaissât jusqu'à s'entretenir avec une samaritaine. Néanmoins, dans leur étonnement, ils ne demandèrent point à Jésus pourquoi il s'arrêtait à parler [258] avec cette femme: tant ils savaient bien garder le rang de disciples; tant était grande et profonde la vénération qu'ils avaient pour leur Maître! S'ils n'avaient pas encore de lui l'opinion qu'ils devaient avoir, ils le regardaient pourtant, et ils l'honoraient comme un homme admirable. Souvent néanmoins ils ont paru plus hardis, comme lorsque Jean se reposa sur son sein (Jn 13,23); lorsqu'ils s'approchèrent de lui et lui dirent: «Qui est le plus grand dans le royaume des cieux?» (Mt 28,1); lorsque les enfants de Zébédée demandent d'être assis dans son royaume, l'un à sa droite et l'autre à sa gauche (Mt 20,21). Pourquoi donc ici les disciples ne demandent-ils point à Jésus la raison de cet entretien? Parce que, quand il s'agissait de leur propre intérêt, alors ils étaient dans la nécessité de demander; mais ici rien ne les regardait. Au reste, ce n'est que longtemps après que Jean se reposa sur le sein de Jésus; c'est lorsque, s'appuyant sur l'amour que Jésus lui portait, cet amour même lui inspira plus de hardiesse et de confiance. Car, parlant de soi, il dit: «C'était là le disciple que Jésus aimait». (Jn 19,26) Est-il rien d'égal à ce bonheur?

Mais n'en demeurons point là, mes chers frères, ne nous contentons pas d'exalter cet apôtre et de le nommer bienheureux: faisons nous-mêmes tous nos efforts pour atteindre à la félicité des bienheureux; imitons l'évangéliste et cherchons à connaître ce qui lui a attiré ce grand amour de Jésus-Christ. Quelle en est la cause? Il a quitté son père, et sa barque, et ses filets, et il a suivi Jésus-Christ: mais cela lui était commun avec son frère, et aussi avec Pierre, et avec André, et avec les autres apôtres. Qu'y a-t-il donc eu en lui de si grand, de si excellent pour lui mériter un si grand amour? Saint Jean n'a rien dit de soi, sinon qu'il était aimé; la raison de cet amour, il l'a cachée par modestie. Qu'il fût extrêmement aimé de Jésus-Christ, cela était visible pour tout le monde: cependant nous ne voyons pas qu'il eût des entretiens avec lui, ni qu'il l'interrogeât en particulier, comme souvent le firent Pierre et Philippe, et Judas, et Thomas (Jn 13,24); si ce n'est une seule fois, et encore par amitié pour un de ses confrères dans l'apostolat, qui l'en avait prié. Le CORYPHÉE des apôtres lui ayant fait signe d'adresser une question, il le fit. car ils avaient une vive affection fun pour l'autre. Ainsi l'on rapporte d'eux qu'ils étaient montés ensemble au Temple, qu'ils avaient prêché ensemble (Ac 3,1). D'ailleurs Pierre montre souvent plus d'ardeur e de feu que les autres, et enfin c'est à lui que Jésus-Christ dit: «Pierre, m'aimez-vous plus que ne font ceux-ci?» (Jn 21,15) Or, celui qui aimait plus que les autres, était sûrement aimé. Mais à l'égard de l'un on voyait éclater son amour pour Jésus, à l'égard de l'autre, c'était l'amour de Jésus qui paraissait visiblement. Qu'est-ce donc qui a fait aimer Jean d'un amour singulier? Pour moi, il me semble que c'est son humilité et sa grande douceur: c'est pourquoi on remarque souvent une certaine crainte dans sa conduite.

Moïse nous l'apprend, combien est grande cette vertu de l'humilité: car c'est elle qui l'a rendu si grand. Rien, en effet, ne lui est comparable: voilà pourquoi c'est par elle que Jésus-Christ commence les béatitudes (Mt 5,3); voulant jeter le fondement d'un grand édifice, il a placé l'humilité la première. En effet, sans elle personne ne peut obtenir la grâce du salut: qu'on jeûne, qu'on prie, qu'on donne l'aumône, si c'est par vanité et par ostentation, tout est abominable; comme au cou. traire avec elle tout est agréable, tout est doux et aimable, tout est paix et sûreté. Conduisons-nous donc humblement, mes chers frères, conduisons-nous humblement: certes il nous sera aisé et facile de pratiquer cette vertu, si nous veillons sur nous-mêmes. O homme, qu'avez-vous enfin qui puisse vous enorgueillir? Ignorez-vous la bassesse de votre nature? Ne savez. vous pas que votre volonté est portée au mal? Pensez à la mort, pensez à la multitude de vos péchés.

Peut-être vos belles actions vous inspirent de hauts sentiments et vous enflent le coeur? mais cela même vous en fera perdre tout le fruit. Voilà pourquoi ce n'est point tant le pécheur, que l'homme de bien et de vertu, qui doit s'attacher à l'humilité. Pour quelle raison? Parce que celui-là, sa conscience l'y force; mais celui-ci, s'il rie veille extrêmement, bientôt un vent impétueux l'emporte, et toute sa vertu s'évanouit, comme celle du pharisien dont parle l'évangéliste (Lc 18,10). Vous faites l'aumône aux pauvres? mais ce n'est point de votre bien; c'est de celui qui appartient au Seigneur: c'est de ce qui vous est commun avec vos compagnons. Voilà justement pourquoi vous devez être et plus humbles et [259] plus modestes; prévoyant par les calamités de vos frères celles qui pendent sur vos têtes, et retrouvant en eux votre propre nature.

Peut-être ne sommes- nous pas sortis de parents si misérables? Je le veux; mais si les richesses sont entrées dans nos maisons, sans doute elles nous quitteront bientôt. Et encore, ces richesses, que sont-elles? Une vaine ombre, une fumée qui s'exhale, la fleur de l'herbe, ou plutôt elles sont plus viles que la fleur de l'herbe. Pourquoi donc vous glorifier d'un peu d'herbe? Les richesses ne viennent-elles pas, et aux voleurs, et aux impudiques, et aux femmes prostituées, et aux profanateurs des sépulcres? Est-ce donc d'avoir de tels compagnons de richesses que vous vous glorifiez? Vous êtes avides d'honneur? Mais rien n'est plus propre à vous attirer de grands honneurs que l'aumône. Ceux que procurent les richesses et les dignités sont accompagnés de haine; mais les honneurs que produit l'aumône sont libres et volontaires; ils partent du coeur et de la conscience de ceux qui les rendent, qui ne peuvent nous les ravir. Que si les hommes ont tant de vénération et de respect pour ceux qui font l'aumône, et s'ils leur souhaitent toutes sortes de biens et de prospérités, songez à la rétribution, à la récompense que le Dieu des miséricordes leur octroiera. Travaillons donc à les acquérir, ces richesses qui demeurent toujours et que jamais on ne peut perdre, afin que, et en cette vie et en l'autre, nous soyons grands et illustres, et que nous jouissions un jour des biens éternels, parla grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.




Chrysostome sur Jean 32