Chrysostome sur Jean 39

39

HOMÉLIE XXXIX. LE PÈRE NE JUGE PERSONNE, MAIS IL A DONNÉ AU FILS TOUT POUVOIR DE JUGER.

- AFIN QUE TOUS HONORENT LE FILS, COMME ILS HONORENT LE PÈRE. (VERS. 22, 23, JUSQU'AU VERS. 30)

Jn 5,22-30

ANALYSE.

1. Craindre le jugement dernier.
2. Pourquoi Jésus-Christ use de paroles simples. - Sabellien enseignait qu'il n'y a qu'une seule personne en Dieu.
3. Jésus-Christ parle souvent du jugement de la vie, de la résurrection, pourquoi?
4. Deux volontés en Jésus-Christ, comment?
5. Dans l'étude de l'Ecriture sainte ne rien passer, examiner les circonstances, sonder, peser tout, ne pas s'excuser sur son ignorance, sur sa simplicité. - Il est ordonné d'être prudent. - Pardonner aux autres, afin que le Seigneur nous pardonne: refuser le pardon aux autres, c'est se le refuser à soi-même. - Pardonner de même que Jésus-Christ nous a pardonné. - Ce qu'il faut faire pour acquérir la vie éternelle. - Recommandation de l'aumône.


1. Il faut, mes très-chers frères, il faut en toutes choses user d'une grande attention; car nous rendrons un compte exact, et de nos paroles et de nos oeuvres. Nos affaires ne sont pas limitées dans tes bornes étroites de cette vie, mais une autre vie nous attend, et nous comparaîtrons tous au redoutable jugement du Seigneur. «Nous devons tous comparaître», dit saint Paul, «devant le tribunal de Jésus-Christ, afin que chacun reçoive ce qui est [285] «dû aux bonnes ou aux mauvaises oeuvres «qu'il aura faites, pendant qu'il était revêtu «de son corps». (1Co 5,10) Pensons toujours à ce tribunal; c'est là le vrai moyen de nous appliquer toujours à la vertu. Comme celui qui écarte ce jour de son esprit, semblable à un cheval qui a pris le mors aux dents, se jette dans les précipices (le Psalmiste dit: «Ses voies sont souillées en tout temps», et il en donne la raison: «Vos jugements ne se présentent point devant sa vue») (Ps 9,26); de même, celui qui craint le jugement, marchera avec modestie et sera retenu dans toutes ses actions: «Souvenez-vous de votre dernière fin», dit le Sage, «et vous ne pècherez point». (Si 7,40) Celui qui à présent nous remet nos péchés, alors sera notre juge; celui qui est mort pour nous viendra juger ici tout te genre humain. Jésus-Christ «apparaîtra», dit encore saint Paul, «non pour expier le péché, «mais pour le salut de ceux qui l'attendent». (He 9,28) C'est pourquoi le Sauveur dit ici: «Mon Père ne juge personne, mais il a donné au Fils tout pouvoir de juger, afin que tous honorent le Fils, comme ils honorent le Père». Quoi donc! direz-vous, l'appellerons-nous le Père? Dieu nous en garde! Car il dit le Fils, afin que demeurant le Fils, nous l'honorions comme nous honorons le Père: celui au contraire qui l'appelle le Père, n'honore pas le Fils comme il honore le Père; mais il confond tout. Comme donc les châtiments rappellent plutôt les hommes à leurs devoirs que les bienfaits, Jésus-Christ nous fait de terribles menaces, afin que du moins la crainte nous porte à l'honorer.

Lorsque Jésus-Christ dit: «Tout», il nous fait entendre qu'il a le pouvoir de punir et de récompenser, et de faire l'un et l'autre selon qu'il lui plaît. Il dit: «Il a donné», afin que vous ne pensiez pas qu'il n'est point engendré, et que vous ne croyiez pas qu'il y a deux Pères: car tout ce qu'est le Père, le Fils l'est aussi, demeurant engendré et Fils. Mais, pour ne vous laisser aucun, doute que ce mot: «Il a donné» signifie la même chose que: «il a engendré», il le déclaré expressément ailleurs, en disant: «Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir la vie en lui-même (Jn 5,26)». Quoi donc! le Père a-t-il premièrement engendré le Fils, et n'est-ce qu'ensuite qu'il lui a donné la vie? Celui qui donne, donne à quelqu'un qui est: le Fils était-il donc engendré sans avoir là vie? Mais les démons mêmes, tout démons qu'ils sont, ne sont point capables d'une pensée si abominable, où éclatent également et l'extravagance et l'impiété. Disons donc que, comme ce mot: «Il a donné la vie», est la même chose que: il l'a engendré vivant; de même. «Il a donné le pouvoir de juger», signifie: il l'a engendré juge. Et de peur qu'entendant ces mots, qui marquent que le Père est le principe du Fils, vous ne pensiez qu'il y a une inégalité de substance entre l'un et l'autre, et une moindre dignité dans celui-ci, il vient lui-même vous juger, pour vous montrer son égalité. Car celui qui a le pouvoir de punir et de récompenser ceux qu'il veut, peut faire les mêmes choses que le Père. En effet, s'il n'avait pas un égal pouvoir, s'il n'avait reçu cet honneur que dans la suite, après avoir été engendré, quelle aurait été l'origine de cette élévation? par quels degrés serait-il parvenu dans la suite à une si éminente dignité? Ne rougissez-vous pas d'avoir des sentiments si bas et si charnels de cette nature immortelle qui ne peut recevoir aucun accroissement?

Pourquoi, direz-vous, parle-t-il donc de la sorte? Afin que les hommes croient plus facilement ce qu'il dit, et pour les préparer à entendre des choses plus élevées; de là ce mélange des deux langages. Mais voyez et examinez bien comment il opère ce mélange, et pour cela il ne sera pas hors de propos de reprendre les choses dès le commencement. Il a dit: «Mon Père agit, et j'agis aussi»; et par là, il montre qu'il est égal à son Père et qu'il doit être également honoré: «Et les Juifs cherchaient à le faire mourir». Que fait-il ensuite? Il tempère, il adoucit ses paroles, mais il leur conserve le même sens, en disant: «Le Fils ne peut rien faire de lui-même». Après, il parle encore d'une façon plus élevée, et dit «Tout ce que le Père fait, le Fils aussi le fait comme lui». Puis il baisse le ton: «Parce que le Père», dit-il, «aime le Fils et il lui montre tout ce qu'il fait, et il lui montrera des oeuvres encore plus grandes que celles-ci». Après quoi, il remonte: «Car comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît». Puis viennent des paroles basses mêlées avec des paroles élevées: «Le Père ne juge personne, mais il a donné au Fils tout a pouvoir de juger». Ensuite le langage se [286] relève: «Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père».

Ne remarquez-vous pas de quelle manière il varie son discours, par, l'admirable mélange des paroles et des idées élevées, avec des expressions et des choses plus basses et plus grossières, afin que les hommes d'alors les reçussent plus-facilement, et que ceux qui viendraient dans la suite des temps ne perdissent pas le fruit et l'avantage qu'ils en devaient retirer, mais qu'interprétant les expressions tout humaines au moyen de celles qui sont plus élevées et plus sublimes, ils eussent de Jésus-Christ l'opinion qu'on en doit avoir? En effet, s'il n'en est pas ainsi; si ce n'est point par condescendance que Jésus-Christ a parlé comme il l'a fait, comment expliquer les choses sublimes qui se trouvent mêlées à son langage? Si celui qui doit parler de soi d'une manière grande et élevée reste au-dessous de ce qu'il pourrait dire, il donne lieu de croire que c'est par une sorte de ménagement qu'il en use ainsi. Mais si un homme qui doit parler de soi en des termes humbles et modestes, s'exprime avec pompe: pourquoi s'attribue-t-il, dira-t-on de lui, ce qui est au-dessus de sa nature et de sa condition? Ce n'est plus esprit de ménagement, mais extrême impiété.

2. Si donc Jésus-Christ s'exprime quelquefois dans un langage si humble, nous pouvons en donner la juste raison, une raison convenable à sa divinité: nous dirons qu'il agit ainsi par condescendance, qu'il nous apprend de cette manière à être humbles et modestes, et que par là il pourvoit à notre salut; il le déclare ailleurs par ces paroles: «Mais je dis ceci afin que vous soyez sauvés». (Jn 5,34) Comme ne voulant point s'appuyer de son propre témoignage, ce qui eût été indigne, de sa grandeur et de sa dignité, il rapporte celui de Jean-Baptiste, il explique en même temps la raison pour laquelle il se sert de termes pareils, en disant: «Mais je dis ceci afin que vous soyez sauvés».

Mais vous, qui prétendez qu'il n'a pas un pouvoir égal à celui du Père, que répondrez-vous quand vous lui entendrez dire qu'il aune, vertu, une puissance, une gloire égales à celles du Père? Si, comme vous le soutenez, il est beaucoup inférieur au Père, pourquoi- veut-il être honoré comme lui? Car il ne se contente pas de dire ce que nous venons de rapporter ci-dessus; et il ajoute: «Celui qui n'honore point le Fils, n'honore point le Père qui l'a envoyé». (Jn 5,23) Remarquez-vous comment il joint l'honneur qui doit être rendu au Fils avec celui qu'on doit rendre au Père? Et qu'est-ce que cela prouve, dira quelqu'un, nous voyons qu'il en fait autant à l'égard des apôtres: «Celui qui vous reçoit», dit-il, «me reçoit?» (Mt 10,40) Mais là, il parle de la sorte pour montrer qu'il regarde comme fait pour lui ce qu'on fait pour ses serviteurs; ici, il veut dire que la substance est la même et la gloire égale. De plus, il n'a point dit des apôtres qu'il faut les honorer; mais, parlant de soi, il a dit formellement: «Celui qui n'ho«more point le Fils, n'honore point le Père». Si de deux monarques régnant ensemble on en offense un, l'offense rejaillit aussi sur l'antre, et surtout si celui qui est offense est son fils; que dis-je? C'est outrager le roi que d'outrager un de ses soldats; mais c'est l'outrager indirectement et non de la même manière. Ici, au contraire, tout est personnel. Si donc Jésus-Christ a pris soin de dire: «Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père»; c'est pour que, lorsqu'il dira ensuite: «Celui qui n'honore point le Fils n'honore point le Père», vous compreniez qu'il s'agit d'un même honneur, d'un culte égal Car il n'a pas dit simplement: Celai qui n'honore point; mais: celui qui n'honore point en la manière que j'ai dit, n'honore point le Père.

Et comment, direz-vous, celui qui envoie et celui qui est envoyé sont-ils de la même substance? Quoi 1 vous revenez encore aux idées humaines et terrestres, et vous ne faites pas attention que Jésus-Christ n'a dit toutes ces choses que pour nous faire connaître le principe, pour nous empêcher de tomber dans l'erreur de Sabellius, et pour guérir, par ce remède, la maladie des Juifs, qui étaient tentés de voir en lui un ennemi de Dieu; car ils disaient de lui: «Cet homme n'est point de Dieu; cet homme n'est pas venu de Dieu?» C'est donc pour leur ôter ce soupçon qu'il ne se servait point tant de paroles élevées que de paroles humaines et grossières. S'il disait souvent qu'il avait été envoyé; ce n'était pas pour vous donner lieu de croire qu'il est inférieur au Père; mais pour fermer la bouche aux Juifs. Voilà pourquoi souvent il s'autorise de son Père, tout en mêlant à ce témoignage sa propre autorité. S'il eût toujours parlé d'une [287] manière conforme à sa dignité, les Juifs n'auraient point reçu sa parole,- puisque souvent même, pour quelques paroles plus dignes de sa grandeur, ils le persécutaient et jetaient des pierres sur lui. Que si, en vue d'eux, il eût toujours dit des choses grossières et humiliantes, plusieurs, dans la suite, s'en seraient scandalisés, et cela aurait été préjudiciable à leur salut; c'est pour cette raison que le Sauveur mêle dans sa doctrine du grand et du simple: du simple, comme j'ai dit, pour imposer silence aux Juifs; du grand, pour dévoiler la dignité de sa personne et retirer de la basse idée qu'on avait de lui, ceux qui avaient du sens et de la raison, faisant assez connaître que les choses humaines et grossières qu'il disait, ne lui convenaient nullement: car être envoyé marque un passage d'un lieu à un autre. ET DIEU EST PARTOUT.

Pourquoi dit-il donc qu'il a été envoyé? Jésus-Christ use de paroles plus grossières lorsqu'il veut montrer sors unité de sentiment et de volonté avec le Père. Et c'est pour la même raison qu'il tempère ce qui suit: «En vérité, en vérité je vous dis que celui qui entend ma parole et croit à celui qui m'a envoyé, a la vie éternelle (24)». Ne remarquez-vous pas que, pour détruire entièrement ce soupçon des Juifs, qu'il était contraire à Dieu, il répète très-souvent la même chose qu'ici, et dans ce qui suit, et par les menaces, et par les promesses, il leur ôte tout lieu de contester et de chicaner; et qu'encore ici il se rabaisse extrêmement par la simplicité et la grossièreté des expressions dont il se sert? Il n'a point dit: Celui qui entend ma parole et qui croit en moi; ils auraient regardé ces paroles comme fastueuses et dictées par une vaine jactance. En effet, si, après leur avoir donné tout le temps de le connaître, après avoir opéré tant de miracles, il s'exposait, en usant de paroles élevées, à se faire accuser par eux d'orgueil et de vanité, à combien plus forte raison en eût-il été de même alors. C'est pourquoi ils lui disaient: «Abraham est mort et les prophètes aussi; comment dites-vous: «Celui qui gardera ma parole ne mourra jamais?» (Jn 8,51) Ecoutez donc ce qu'il dit pour les empêcher de se laisser emporter à la colère: «Celui qui entend ma parole et qui croit à celui qui m'a envoyé, a la vie éternelle». Ils devaient être plus disposés à écouter, en l'entendant dire que ceux qui l'écoutaient croyaient au Père: admettant cela volontiers, ils devaient être plus portés dès lors à croire tout le reste. C'est ainsi qu'en disant quelque chose de simple et d'aisé à comprendre, Jésus préparait le chemin aux vérités plus élevées et plus sublimes.

Jésus-Christ dit: «Il a la vie éternelle»; à quoi il ajoute aussitôt: «Et il ne vient point en jugement, mais il est déjà passé de la mort à la vie». Joignant ainsi ces deux choses ensemble, il gagne la confiance, il persuade, et parce qu'il disait qu'il fallait croire au Père, et parce qu'à celui qui croirait il lui promettait de grands biens. Au reste, ces paroles: «Il ne vient point en jugement», signifient: il n'est point condamné, il n'est point puni; la «mort» ne doit point s'entendre de la mort naturelle, mais de la mort éternelle; et de même pour la vie, il ne s'agit point de la vie terrestre, mais de la vie immortelle.

«En vérité, en vérité, je vous dis que l'heure vient et qu'elle est déjà venue, que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et que ceux qui l'entendront vivront (2)». Jésus-Christ prouve ce qu'il dit par les oeuvres mêmes, car ayant dit: «Comme le Père ressuscite les morts et leur rend là vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît»; afin qu'on ne pense pas que c'est par orgueil et par vanité qu'il parle de la sorte; ce qu'il avance, il le prouve par les oeuvres en disant: «L'heure vient». Ensuite, pour que vous ne croyiez pas qu'il y aura beaucoup à attendre, il ajoute: «Et elle est déjà venue, que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et que ceux qui l'entendront vivront». Ne voyez-vous pas ici, mes frères, cette autorité et cette puissance ineffable? Ce qui arrivera dans la résurrection, dit-il, arrivé de même dès maintenant. Alors la voix éclatante de celui qui commande s'étant fait entendre, tous ressusciteront. «Au signal que Dieu aura donné», dit l'Ecriture, «les morts ressusciteront». (1Th 4,46) Et qu'est-ce qui prouve, direz-vous, que ce ne sont point là de vaines et de fastueuses paroles? Ce qui suit: «L'heure est déjà venue». Si Jésus-Christ n'avait prédit que des choses éloignées, on aurait été dans le doute et dans la défiance; mais il fournit le moyen de vérifier ce qu'il avance. Moi demeurant, vivant avec vous, dit-il, cela arrivera. S'il n'eût pas eu le pouvoir de réaliser sa promesse, il n'aurait pas promis, de peur de paraître ridicule à [288] tout le monde. Ensuite, ce qu'il a dit, il l'explique par ces paroles: «Car, comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir la vie en lui-même (Jn 5,26

3. Faites bien attention à ceci, mes frères, que Jésus-Christ établit l'égalité et met cette seule différence entre le Père et le Fils, que l'un est le Père, l'autre le Fils; car ce mot: «Il a donné», met seul cette différence; mais il montre que tout le reste est égal et pareil. D'où il est visible que Jésus-Christ fait tout avec la même puissance et par la même vertu que le Père, et qu'il n'emprunte point d'ailleurs cette vertu. En effet, la vie, qu'il a, il l'a de même que le Père. Voilà pourquoi il ajoute encore ce qui suit, pour nous le faire comprendre. Quoi? «Et il lui a donné le pouvoir de juger (Jn 5,27)».

Et pourquoi Jésus-Christ parle-t-il si fréquemment de la résurrection et du jugement? «Car»; dit-il, «comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît». Et, encore: «Le Père ne juge personne: mais il a donné au Fils tout pouvoir de juger». Et derechef «Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir la vie en lui-même». Et: «Ceux qui entendront la voix du Fils de Dieu, vivront». Et en cet endroit-ci: «Il lui a donné même le pouvoir de juger». Pourquoi donc parle-t-il si souvent de ces choses, à savoir, du jugement, de la vie, de la résurrection? Parce que c'est là principalement ce qui peut toucher et amollir le coeur le plus dur et le plus obstiné. Celui, en effet, qui croit qu'il doit ressusciter, et qu'il sera puni de ses crimes, cette foi seule à la résurrection et au jugement, à défaut de tout témoignage visible, suffira sans doute pour qu'il accoure à Jésus-Christ, afin de se rendre son juge propice et favorable.

«Ne vous étonnez point que ce soit le Fils de l'homme (Jn 5,27)». Paul de Samosate ne lit pas de même; voici comme il lit: «Il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu'il est le Fils de l'homme». Mais le texte, lu de cette façon, n'a ni suite ni sens. Jésus-Christ n'a pas reçu ce pouvoir de juger, parce qu'il est homme. Autrement, qu'est-ce qui empêcherait que tous les hommes ne fussent juges? Mais le Fils est engendré de l'ineffable substance du Père; voilà pourquoi il est juge. Voici donc comment il faut lire: «Ne vous étonnez point que ce soit le Fils de l'homme». Jésus-Christ paraissait à ses auditeurs dire des choses qui se contredisaient, et ils ne le regardaient que comme un homme;, toutefois, ses paroles leur semblaient être au-dessus de l'homme, ou plutôt au-dessus des anges, et ne pouvoir venir que d'un Dieu; pour résoudre donc l'objection et la détruire, il a ajouté: «Ne vous étonnez point que ce soit le Fils de l'homme, car le temps vient où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront la voix du Fils de Dieu (Jn 5,28): Et «ceux qui auront fait de bonnes oeuvres sortiront des tombeaux pour ressusciter à la vie; mais ceux qui en auront fait de mauvaises en sortiront pour ressusciter à leur condamnation».

Et pourquoi n'a-t-il pas dit: Ne vous étonnez point que ce soit le Fils de l'homme, car il est, aussi le Fils de Dieu; et n'a-t-il parlé que de la résurrection? La qualité de Fils de Dieu, il l'avait déjà établie plus haut en disant: «Il entendront la voix du Fils de Dieu». S'il l'omet ici, n'en soyez pas surpris. Ayant parlé d'une oeuvre qui et propre à Dieu, il a laissé à ses auditeurs à inférer de là qu'il est et Dieu et Fils de bien. S'il t'eût souvent répété, il les aurait rebutés et rendus plus opiniâtres; mais confirmant ainsi sa doctrine par ses miracles, il amenait les Juifs à la recevoir avec moins de peine. C'est ainsi que souvent, dans le raisonnement, lorsqu'il suffit de poser les prémisses pour convaincre, on ne tire pas soi-même la conclusion, on dispose mieux l'auditeur, on remporte une plus glorieuse victoire, en forçant l'adversaire à tirer lui-même la conséquence: de cette Façon, ceux qui soutenaient l'opinion opposée ont moins de peine à donner raison à leur contradicteur.

Lorsque Jésus-Christ a parlé de la résurrection de Lazare, il n'a point fait mention du jugement, parce que ce n'est point pour ce sujet qu'il l'a ressuscité. Au contraire, lorsqu'il a parlé de la résurrection générale des morts, il a ajouté ceci: que ceux qui auront fait de bonnes oeuvres, ressusciteront pour vivre éternellement; mais que ceux qui en auront fait de mauvaises, ressusciteront pour être condamnés. Saint Jean a stimulé de même son auditeur; soit en lui rappelant le jugement dernier, soit en disant que celui qui ne croit pas au Fils, ne verra point la vie, mais que la colère de Dieu demeurera sur lui. [289] (Jn 3,26) De même Jésus-Christ a dit à Nicodème «Celui qui croit au Fils n'est pas condamné: mais celui qui ne croit pas est déjà condamné». (Jn 3,18) De même, ici encore, il fait mention et du jugement et du supplice auquel seront condamnés ceux qui auront fait le mal. Comme il avait dit auparavant: «Celui qui écoute ma parole, et qui croit à celui qui m'a envoyé, n'est point jugé (1)», de peur qu'on ne crût qu'il suffisait de croire pour être sauvé, il ajoute qu'on rendra compte de la vie: ceux qui auront fait de bonnes oeuvres; ressusciteront pour la vie: ceux qui en auront fait de mauvaises, ressusciteront pour, être condamnés. Comme donc il avait dit que tout le monde lui rendrait compte, et qu'à sa voix tous ressusciteraient, vérité jusqu'alors certainement inconnue, à laquelle on ne s'attendait, pas, à laquelle encore aujourd'hui plusieurs ne croient point, même parmi ceux qui semblent y croire, et à plus forte raison les Juifs de ce temps: comme donc Jésus-Christ avait dit que tous lui rendraient compte, que, tous ressusciteraient, écoutez et observez de quelle manière il l'annonce pour s'accommoder à la faiblesse de ses auditeurs: «Je ne puis», dit-il, «rien faire de moi-même, je juge selon ce que j'entends, et mon jugement est juste, parce que. je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé (Jn 5,30)». Toutefois il n'avait pas donné une faible preuve de la résurrection, lorsqu'il guérit le paralytique. C'est pourquoi il n'en, a parlé qu'après avoir opéré cette guérison, qui ne différait pas beaucoup d'une résurrection: Quant au jugement, il y a fait allusion après avoir rétabli le corps du paralytique, en disant: «Vous voyez que vous êtes guéri, ne, péchez plus à l'avenir, de peur qu'il ne vous arrive quelque chose de pire». (Jn 5,14) Cependant il prédit, et la résurrection particulière de Lazare, et la résurrection générale. Et ayant prédit ces deux résurrections, celle de Lazare qui devait bientôt arriver, et celle de tous les hommes qui ne devait arriver que très-longtemps après, il confirme la proximité de la première par la guérison du paralytique, en disant: «L'heure vient, et elle est déjà venue», et il annonce la résurrection générale par celle de Lazare, exposant aux yeux des hommes une image des choses à venir dans celles qui se sont déjà passées. Nous le voyons agir ainsi constamment: lorsqu'il fait deux ou trois prédictions; celle dont l'événement est le plus éloigné, il la persuade par ce qui est déjà arrivé.

1. i.e. Condamné.

4. Jésus-Christ, connaissant donc que les Juifs étaient extrêmement faibles et grossiers, ne s'est point contenté. des premières instructions qu'il leur avait déjà données, ni des premières oeuvres qu'il avait opérées devant eux; mais, pour vaincre leur obstination et leur dureté, il ajoute à cela de nouvelles paroles, et dit: «Je ne puis rien faire de moi-même: Je juge selon ce que j'entends, et mon jugement est juste; parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé». Mais sa doctrine devait paraître nouvelle, étrangère, différente de celle que les prophètes avaient enseignée; car les prophètes disaient que c'est Dieu qui juge toute la terre, c'est-à-dire le genre humain: David le publie partout: «Il jugera», dit-il, «les peuples dans l'équité» (Ps 96,12); et «Dieu est un juge» également «juste, fort et patient» (Ps 7,12); tous les prophètes et Moïse le déclarent de même. Jésus-Christ, au contraire, disait: «Le Père ne juge personne mais il a donné au Fils tout pouvoir de juger». Comme donc cette doctrine pouvait troubler le Juif qui l'entendait, et le porter à soupçonner Jésus d'être contraire à Dieu, voilà, dis-je, pourquoi il se rabaisse si fort, c'est-à-dire autant que le demandait leur faiblesse, afin d'arracher jusqu'à la racine ce pernicieux soupçon de leur esprit; voilà pourquoi il dit: «Je ne puis, rien, faire de moi-même»; c'est-à-dire, vous ne me verrez rien faire, ou vous ne m'entendrez rien dire qui soit contraire à la volonté du Père, qui soit différent de ce qu'il veut. De plus, comme il a dit auparavant qu'il était le Fils de l'homme et montré que les Juifs le prenaient pour un homme pur et simple, il fait de même en cet endroit. Comme donc encore, lorsqu'il dit ci-dessus: «Nous disons ce que nous savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu» (Jn 3,11); et saint Jean: «Il rend témoignage de ce qu'il a vu, et personne ne reçoit son témoignage» (Jn 3,32); il parle d'une connaissance certaine et intime du Père à l'égard du Fils, et du Fils à l'égard du Père, et non pas simplement de celle qu'on acquiert par l'ouïe et par la vue; de même ici, par l'ouïe il n'entend autre chose, sinon qu'il ne peut faire [290] que ce que veut le Père. Mais il ne l'a pas expliqué si clairement, parce que s'il l'avait ouvertement déclaré, les Juifs auraient été incapables encore d'ajouter foi à ses paroles.

Mais de quelle manière s'énonce-t-il? En des termes très-simples et très-humains: «Je juge selon ce que j'entends», il ne fait pas mention d'enseignement de la doctrine; il ne dit pas: selon ce qu'on m'enseigne, mais: «selon ce que j'entends». Et encore ce n'est pas qu'il ait besoin d'entendre; car non-seulement il n'avait pas besoin d'être instruit, mais pas même d'entendre. Par ces paroles donc, il ne montre autre chose, sinon la parfaite union qui est entre le Père et le Fils, et l'identité de leur jugement; c'est comme s'il disait: je juge de même que si c'était le Père qui jugeât. Après quoi Jésus-Christ ajoute: «Et je sais que mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé (30)». Que dites-vous, Seigneur? Avez-vous une autre volonté que la volonté du Père?, Ailleurs, vous avez dit: «Comme vous et moi nous sommes un». (Jn 17,21-22) Et encore, parlant de la volonté et de l'union: «Comme vous, mon Père, vous êtes en moi, et moi en vous; qu'ils soient de même un en nous (Jn 17,21-22)», c'est-à-dire, par la foi en nous.

Ne remarquez-vous pas, mes frères, que ce qui paraît le plus simple, renferme sous cette écorce un sens sublime et très-élevé? Voici ce que Jésus-Christ nous apprend: il nous fait connaître que la volonté du Père n'est point différente de la sienne: la volonté du Père; dit-il, et la mienne sont aussi bien une que celle d'une seule âme est une. Et ne vous étonnez pas s'il dit que cette union est étroite à ce point, puisque saint Paul, parlant On Saint-Esprit, se sert du même exemple, et dit: «Qui des hommes connaît ce qui est en l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui? Ainsi nul ne tonnait ce qui est en Dieu, que l'Esprit de Dieu». (1Co 2,11) Jésus-Christ ne veut donc dire autre chose, sinon ceci: Je n'ai point de volonté propre, ni d'autre volonté que la volonté du Père mais s'il veut quelque chose, je le veux aussi, et si je veux quelque chose, il le veut de même. Comme donc personne ne peut blâmer le Père dans ses jugements, personne ne peut me blâmer dans les miens: la même pensée forme et produit l'un et l'autre jugement. Que si, en disant ces choses, Jésus-Christ emprunte la manière de parler des hommes, n'en soyez pas surpris; c'est parce que les Juifs le prenaient pour un homme ordinaire. C'est pourquoi, dans ces endroits, il ne faut pas seulement faire attention aux paroles, mais encore à l'opinion des hommes, et regarder la réponse comme étant donnée en conformité de cette opinion: autrement il s'ensuivrait bien des absurdités.

Observez ceci, je vous prie. Le Sauveur a dit: «Je ne cherche point ma volonté». Il a donc une autre volonté, et de beaucoup inférieure; et non-seulement inférieure, mais aussi moins utile. Si cette volonté est salutaire et conforme à celle du Père, pourquoi ne la cherchez-vous pas? Les hommes peuvent dire cela avec justice, eux qui ont plusieurs volontés contraires à la volonté de Dieu: mais vous, pourquoi parlez-vous de la sorte, vous qui êtes en tout égal et semblable au Père? Ce langage ne convient pas même à un homme parfait, à un crucifié. Saint Paul se lie et s'unit si étroitement à la volonté de Dieu, qu'il dit: «Je vis, «ou plutôt ce n'est plus moi qui vis; mais «c'est Jésus-Christ qui vit en moi».(Ga 2,20); comment le Maître de tout le monde a-t-il pu dire: «Je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé», comme s'il s'agissait d'une autre volonté? Quelle explication donc faut-il donner à ces paroles? Celle-ci: Jésus-Christ parle comme homme, et selon l'opinion de ses auditeurs. Comme il a parlé ci-dessus tantôt comme Dieu, et tantôt comme homme, il dit encore ici, comme homme: «Mon jugement est juste». Et d'où cela parait-il? De ce qu'il dit: «Parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé». En effet, comme on ne peut justement accuser un homme qui est exempt de passion d'avoir jugé contre les règles de. la justice; de même à présent vous ne pouvez nie faire aucun reproche. Que celui qui veut établir sa fortune, on le soupçonne d'avoir foulé aux pieds la justice, peut-être y a-t-il quelque raison, quelque fondement? mais celui qui ne cherche pas ses propres intérêts, quelle raison mirait-il de juger injustement? Servez-vous donc de ce raisonnement pour juger de ma doctrine et de mes oeuvres. Encore si je disais que je n'ai pas été envoyé par le Père, et si je ne lui rapportais pas la gloire de mes actions, peut-être quelqu'un de [291] vous pourrait-il penser que je me vante, et que je ne dis pas la vérité? Mais si tout ce que je fais, je le rapporte à un autre, pourquoi ma parole vous serait-elle suspecte? Ne voyez-vous pas où en vient Jésus-Christ, et comment il prouve que son jugement est juste par un argument d'un usage vulgaire et général? Ne voyez-vous pas avec quelle clarté et quelle lumière se montre ce que j'ai souvent dit? Et qu'est-ce que j'ai dit? Que l'excès même de grossièreté qu'il y a souvent dans les paroles du Sauveur est justement ce qui porte les hommes de sens à ne point s'arrêter aux basses idées qu'elles présentent d'abord, et à les expliquer dans un sens plus élevé et plus sublime; par là, ceux qui maintenant rampent à terre, sont amenés peu à peu, et sans peine, à s'élever plus haut.

5. Faisons attention à toutes ces choses, je vous prie, et, dans la lecture de l'Ecriture sainte, n'omettons rien, ne passons pas la moindre parole; mais examinons tout avec soin, et considérons bien la raison de chaque parole. Ne croyons pas pouvoir nous excuser sur notre ignorance ou sur notre simplicité. Jésus-Christ ne nous a pas seulement ordonné d'être simples, mais encore d'être prudents (Mt 10,16). Usons donc de simplicité, mais joignons à cela la prudence, soit dans l'étude de la doctrine, soit dans nôs actions, et jugeons-nous nous-mêmes, afin qu'au jour du jugement nous ne soyons pas condamnés avec ce monde (1Co 11,31-32). Tels que nous désirons que Notre-Seigneur soit à notre égard, tels soyons nous-mêmes à l'égard de nos serviteurs. «Remettez-nous nos dettes», dit l'Ecriture, «comme nous les remettons à ceux qui nous doivent». (Mt 6,12) Je le sais fort bien, que le coeur ne souffre pas volontiers les injures; mais si nous faisons réflexion qu'en les supportant courageusement, ce n'est pas pour celui qui nous offense que nous agissons, mais pour nous-mêmes, promptement nous chasserons le poison de la colère. En voici un exemple: Celui qui ne remit pas à son débiteur sa dette de cent deniers (Mt 18,24), ne fit pas tort au prochain, mais il se rendit lui-même débiteur de cent mille talents dont on venait de lui remettre la dette.

Ainsi, lorsque nous ne pardonnons pas aux autres, c'est à nous-mêmes que nous refusons le pardon. Ne disons donc pas seulement à Dieu: Seigneur, ne vous souvenez point de nos offenses; mais disons-nous aussi chacun de nous à nous-mêmes: Ne nous souvenons pas des offenses de nos compagnons. Vous êtes votre premier juge, Dieu ne l'est qu'après vous. Vous-même vous écrivez la loi qui vous absout ou qui vous condamne: vous-même vous prononcez la sentence d'absolution ou de condamnation; il dépend donc de vous que Dieu se souvienne de vos péchés, ou qu'il ne s'en souvienne pas. Voilà pourquoi saint Paul commande de remettre et de pardonner, si l'on a quelque grief contre quelqu'un (1Co 6); et non-seulement de tout remettre, de tout oublier, mais encore d'étouffer tout ressentiment, en sorte qu'il n'en reste pas la moindre étincelle. Jésus-Christ non-seulement n'a pas publié nos péchés, mais il ne nous en a même pas rappelé le souvenir; il ne nous a pas dit: Vous avez péché en cela et en cela; mais il nous à pardonné, il a effacé la cédule qui nous était contraire (Col 2,14), il n'a pas même tenu compte de nos péchés, comme le déclare saint Paul.

Faisons de même, mes frères; effaçons tout de notre esprit. Si celui qui nous a offensés nous a fait quelque bien, n'ayons égard qu'à ce bienfait; s'il nous a fait du mal, éloignons-en le pénible souvenir, effaçons-le, qu'il n'en reste pas la moindre trace dans notre mémoire. S'il ne nous a jamais fait aucun bien, et que nous lui pardonnions alors généreusement son offense, la récompense et la louange que nous obtiendrons en retour en seront d'autant plus grandes. D'autres expient leurs péchés par les veilles, en couchant sur la dure, et par mille autres macérations; pour vous, vous pouvez laver tous vos crimes par une voie plus aisée, à savoir par l'oubli des injures. Pourquoi, comme un furieux et un insensé, vous plongez-vous le poignard dans le sein, et vous excluez-vous vous-même de la vie éternelle, au lieu de faire tous vos efforts pour l'acquérir? Si la vie actuelle vous paraît si désirable, que direz-vous donc de celle d'où sont bannies là douleur, la tristesse, les larmes (Ap 20,4)? où l'on n'a point à craindre la mort, ni la perte des biens que l'on possède? Heureux, et trois fois heureux ceux qui jouissent de ce bienheureux partage! Malheureux, et mille fois malheureux ceux qui se privent eux-mêmes de ce bonheur!

Et qu'est-ce qui nous procurera cette vie? demanderez-vous. Ecoutez ce que répondit [292] notre juge à un jeune homme qui lui faisait cette question: «Quel bien faut-il que je fasse «pour acquérir la vie éternelle?» (Mt 19,16) Jésus-Christ, après lui avoir énuméré les autres commandements, finit par celui de l'amour du prochain. Peut-être quelqu'un de mes auditeurs me répondra comme cet homme riche: Nous avons gardé tous ces commandements, nous n'avons point dérobé, nous n'avons point tué, nous n'avons point commis d'adultère: mais vous ne pourrez pas dire que vous ayez aimé votre prochain, comme vous le deviez; car, ou vous lui avez porté envie, ou vous l'avez outragé, ou vous ne l'avez pas secouru quand on l'a maltraité, ou vous ne lui avez pas fait part de vos biens: vous ne l'avez pas aimé. Au reste, ce n'est point là seulement ce que Jésus-Christ commande; il y a une autre chose encore, et quoi? «Vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres: puis venez et suivez-moi». (Mt 19,21) C'est-à-dire: Imitez-moi dans votre conduite.

Qu'apprenons-nous de là? Premièrement, que celui qui n'a pas toutes ces qualités et ne possède pas toutes ces vertus, ne pourra point être placé dans le royaume des cieux au rang des premiers. Ce jeune homme ayant répondu: J'ai gardé tous ces commandements, comme s'il lui manquait encore quelque chose de grand pour atteindre à la perfection, Jésus lui dit: «Si vous voulez être parfait, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres: puis venez et suivez-moi». Voilà donc ce qu'il faut premièrement, apprendre; secondement, que Jésus le reprit de s'être donné de vaines louanges. En effet, cet homme qui avait de grands biens, et qui laissait les pauvres dans la détresse, comment aurait-il aimé son prochain? Il ne disait donc pas vrai.

Mais nous, sachons remplir toutes nos obligations, et répandons tous nos biens pour acquérir le ciel. Si quelques-uns prodiguent tous leurs biens pour se procurer une dignité séculière, une dignité, dis-je qu'on ne peut posséder que dans cette vie, et encore fort peu de temps: car longtemps avant leur mort plusieurs ont été dépouillés de leur magistrature; d'autres, à l'occasion de cette charge, ont même perdu la vie; on le sait, et toutefois on emploie tout pour s'y élever: si donc il n'est rien, qu'on ne tente pour acquérir ces sortes de dignités, quoi de plus misérable que nous, qui ne voulons pas faire la moindre dépense, ni donner ce que nous allons perdre dans peu et laisser ici-bas, pour acquérir une dignité permanente, éternelle, et qu'on ne pourra jamais nous ravir? Quelle étrange manie! ce qu'on va nous arracher malgré nous, nous ne voulons pas le donner de bon gré, et l'emporter avec nous? Ah! certes, si quelqu'un, nous conduisant à la mort, nous proposait de racheter notre vie pour tous nos biens, nous l'accepterions bien vite, et nous ferions encore de grands remerciements. Et maintenant que, près d'être plongés dans les abîmes de l'enfer, on nous propose de nous en racheter, en donnant seulement la moitié de nos biens, nous aimons mieux être ensevelis dans ce lieu de supplices, et garder inutilement ce qui ne nous appartient pas, pour perdre ce qui est véritablement à nous. Quelle excuse aurons-nous à donner? Quelle pitié, quelle compassion mériterons-nous, si, ayant négligé d'entrer dans ce chemin aisé et facile; qui se présentait si heureusement à nous, nous aimons mieux nous précipiter dans la fatale route qui conduit à l'abîme, et nous priver nous-mêmes de tous les biens de cette vie et de tous ceux de la vie future, lorsque nous aurions pu librement jouir et des uns et des autres? Mais si, jusqu'à présent, nous n'avons point réfléchi sur ces importantes vérités, rentrons du moins maintenant en nous-mêmes, et faisons sagement une juste dispensation des biens présents, afin que nous puissions facilement acquérir les biens à venir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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Chrysostome sur Jean 39