Chrysostome sur Jean 56

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HOMÉLIE LVI. COMME JÉSUS PASSAIT, IL VIT UN HOMME QUI ÉTAIT AVEUGLE DÉS SA NAISSANCE.

- ET SES DISCIPLES LUI FIRENT CETTE DEMANDE: MAITRE, EST-CE LE PÉCHÉ DE CET HOMME, OU LE PÉCHÉ DE CEUX QUI L'ONT MIS AU MONDE, QUI EST CAUSE QU'IL EST NÉ AVEUGLE? (CHAP. 9, VERS. 1, 2, JUSQU'AU VERS. 6)

Jn 9,1-6

ANALYSE.

1. Guérison de l'aveugle-né. - Nul n'est puni pour le péché de ses parents.
2. Jésus-Christ, en rendant la vue à l'aveugle-né, prouvait aux Juifs qu'il est le Créateur.
3. Contradiction apparente; expliquée. - Saint Paul appelle nuit ce que Jésus-Christ appelle jour, et jour ce qu'il appelle nuit. Félicité de la céleste patrie. - Ce qu'il faut faire pour y parvenir. - Les pauvres nous bâtissent des maisons dans le ciel. Répandre ses biens sur eux.


1. «Comme Jésus passait, il vit un homme qui était aveugle dès sa naissance (1)». Jésus-Christ, dans son humanité, son zèle pour notre salut, et sa volonté de fermer la bouche aux méchants, ne négligeait rien de ce qu'il lui appartenait de faire, même quand il ne rencontrait qu'indifférence autour de lui. C'est parce que le prophète savait cela qu'il a dit: «Afin que vous soyez reconnu juste et véritable dans vos paroles; et que vous demeuriez victorieux, lorsqu'on jugera de votre conduite». (Ps 51,5) Voilà pourquoi maintenant les Juifs ne pouvaient atteindre à la sublimité de ses paroles, que dis-je? lorsqu'ils [371] l'appelaient démoniaque, et qu'ils cherchaient à le faire mourir; étant sorti du temple, il guérit un aveugle, afin d'apaiser leur fureur même par son absence, afin d'amollir la dureté de leur coeur, et d'adoucir leur inhumanité par un miracle, et aussi de persuader sa doctrine, de lui donner plus de foi et de créance: et le miracle qu'il fait n'est ni commun ni ordinaire, mais tel que jusqu'alors on n'en avait point vu de pareil. «Depuis que le monde est», dit l'aveugle, «on n'a jamais ouï dire que personne ait ouvert les yeux à un aveugle-né». Car peut-être quelqu'un a ouvert les yeux, d'un aveugle, mais non pas d'un aveugle-né.

Or, que Jésus, étant sorti du temple, soit venu exprès et dans l'intention d'opérer le miracle, ce qui le prouve manifestement, le voici: Il est allé chercher l'aveugle, et l'aveugle ne l'est point venu chercher. Et encore: Il l'a regardé avec tant d'attention, que ses disciples l'ayant aperçu, se portèrent à lui faire cette demande: «Maître, est-ce le péché de cet homme, ou le péché de ceux qui l'ont «mis au monde, qui est cause qu'il est né aveugle?» Question fondée sur une fausse supposition: car, avant de naître, comment cet homme aurait-il pu commettre quelque péché? Pourquoi aurait-il été puni pour le péché de ses pères? Sur quoi donc les disciples se sont-ils portés à faire cette question? Jésus-Christ, ayant auparavant guéri le paralytique, lui dit: «Vous voyez que vous êtes guéri, ne péchez plus à l'avenir». (Jn 5,14) De là les disciples connurent que cet homme était devenu paralytique en punition de son péché, et ils raisonnèrent entre eux de la sorte. Que cet homme soit tombé dans la paralysie à cause de ses péchés, soit, cela peut être; mais que direz-vous de celui-ci? est-ce pour ses péchés qu'il est ainsi frappé d'aveuglement? C'est ce qu'on ne peut dire, car il est né aveugle. Peut-être ce sont les, péchés de ses parents qui lui ont attiré cette disgrâce? Mais c'est encore là ce qu'on ne peut dire: car le fils n'est point puni pour les fautes de son père. Si nous voyons maltraiter un enfant, nous disons: Qu'est-ce que cela signifie? Qu'a donc fait cet enfant? Ce n'est pas là interroger, mais seulement manifester de l'étonnement et du doute. De même les disciples parlaient, de la sorte, non tant pour interroger que pour exposer leur doute. Que répondit donc Jésus-Christ? «Ce n'est point qu'il ait péché, ni ceux qui l'ont mis au monde (33)». Et il ne dit pas cela pour marquer qu'ils soient tout à fait exempts de péché; car il n'a pas seulement dit: «Ce n'est point qu'il ait péché, ni ceux qui l'ont mis au monde», mais il a ajouté. «Ce qui est cause qu'il est né aveugle, c'est afin que le Fils de Dieu soit glorifié». Cet homme-ci a péché, et ses parents ont péché aussi, mais ce n'est point là ce qui est cause de son aveuglement.

Enfin Jésus-Christ, parlant en ces termes, n'a pas voulu nous faire entendre que véritablement celui-ci n'était point aveugle pour cette cause, mais que d'autres l'étaient, à savoir, pour le péché de leurs parents; car il n'est pas permis de punir l'un pour le péché de l'autre. En effet, si nous l'accordions, il faudrait convenir aussi que cet homme avait péché avant de naître. De même donc que le Sauveur disant: «Ce n'est point qu'il ait péché», n'entend pas qu'il y ait des hommes qui pèchent dès leur naissance, et qui soient punis pour cela; ainsi lorsqu'il dit: «Ni ceux qui l'ont mis au monde», il ne veut pas dire qu'il y ait quelqu'un de puni pour les péchés de ses pères. Il ôte ce soupçon par la bouche d'Ezéchiel: «Je jure par moi-même, dit le Seigneur, qu'on n'entendra point dire cette parabole: Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en sont agacées». (Ez 18,34) Moïse dit aussi «On ne fera point mourir le père pour l'enfant». (Dt 24,16) De plus, l'Ecriture dit d'un certain roi, qu'il ne fit point mourir les enfants pour les pères, afin de se conformer à la loi de Moïse.

Que si quelqu'un me fait cette objection pourquoi donc l'Ecriture dit-elle: «Dieu punit les crimes des pères sur les enfants, jusqu'à la troisième et quatrième génération?» (Ex 20,5 Dt 5,9); nous répondrons que cette sentence n'est point générale, et qu'elle est prononcée contre quelques-uns des Juifs qui étaient sortis de l'Egypte, et en voici le sens: Comme ceux que j'ai tirés de la captivité de l'Egypte sont devenus, même après avoir vu tant de miracles et de prodiges, plus méchants encore que leurs pères, qui toutefois n'avaient rien vu de si grand ni de si admirable, ils seront punis de même qu'eux, dit le Seigneur, parce qu'ils ont commis les mêmes crimes. Et si l'on examine ce passage avec [372] soin et avec attention, on connaîtra fort bien que c'est ainsi qu'il le faut entendre. Pourquoi cet homme est-il donc né aveugle? «Afin», dit l'Ecriture, «que la gloire de Dieu éclatât». - D'où naît encore une autre question, savoir: si la gloire de Dieu ne pouvait se manifester que par l'aveuglement de cet homme? Certes, l'Ecriture ne dit point que la puissance de Dieu n'a pu autrement se montrer, car sûrement elle le pouvait; mais c'est afin qu'elle se manifestât encore dans ce miracle. Quoi! direz-vous, cet homme a donc reçu cette disgrâce pour faire éclater la gloire de Dieu? Mais quel mal, je vous prie, lui en est-il arrivé? Et si le Seigneur n'avait point voulu qu'il vint au monde, qu'auriez-vous à répliquer?

Mais moi, je dis que de cet aveuglement même, est résulté pour lui un bien: car il a vu des yeux de l'âme. De quoi a-t-il servi aux Juifs d'avoir des yeux? En voyant ils ont été comme des aveugles qui ne voient point, et ils se sont attiré un plus grand supplice. Mais la cécité, quel tort a-t-elle fait à celui-ci? pour avoir été aveugle, il a reçu la vue. Comme donc les maux de cette vie ne sont point de vrais maux, de même les biens ne sont pas de vrais biens. Mais le péché seul est un mal, la cécité, au contraire, n'est point un mal. Or, celui qui tire toutes choses du néant, «est le maître», il a pu laisser cet aveugle en cet état. Toutefois quelques-uns disent que ce mot «afin que b, n'est point ici une particule causale, et qu'il marque seulement l'événement qui suivit: comme lorsque Jésus-Christ dit: «Je suis venu dans ce monde pour exercer un jugement, afin que ceux qui ne voient point, voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles». (Jn 9,39) Car le Sauveur n'est pas venu, afin que ceux qui voyaient devinssent aveugles. Et encore: «Car ils ont connu», dit saint Paul, «ce qui se peut découvrir de Dieu; et ainsi ces personnes sont inexcusables». (Rm 1,19-20) Néanmoins, Dieu ne leur a pas découvert ses perfections, pour les rendre inexcusables, mais pour leur donner un moyen de se justifier. Et derechef, en un autre endroit: «Or, la loi est survenue, afin que le péché abondât». (Rm 5,20) Et cependant la loi n'est pas survenue pour porter l'homme au péché, mais, au contraire, pour le retenir et l'empêcher d'y tomber.

2. Vous voyez, mes frères, que partout la particule: «Afin que», n'est que pour marquer l'événement, ou ce qui est arrivé en conséquence. Tel qu'un habile architecte, Dieu a d'abord achevé une partie de la maison qu'il a voulu construire, il a laissé l'autre imparfaite, afin qu'en la finissant ensuite, il fermât la bouche aux incrédules relativement à l'origine de tout l'ouvrage. Ainsi il joint ensemble les différentes parties de notre corps, il achève ce qui y manquait, et il y travaille comme à une maison qui serait prête à tomber, lorsqu'il rend saine la main qui est desséchée, lorsqu'il affermit les membres du paralytique, qu'il fait marcher les boiteux, qu'il guérit les lépreux, qu'il rend la santé aux malades, qu'il fortifie les jambes faibles, qu'il ressuscite les morts, qu'il ouvre les yeux qui étaient fermés, qu'il en donne à ceux qui n'en avaient point. Il répare donc tous les défauts de notre faible nature, et c'est par où il découvre, il manifeste sa puissance. Au reste, quand Jésus dit: Afin que la puissance de Dieu éclate, c'est de lui qu'il parle, et non du Père. Car la puissance du Père était parfaitement connue.

Or, comme les Juifs avaient ouï dire que Dieu, pour former l'homme, avait pris du limon de la terre; pour cette même raison, Jésus-Christ se servit aussi de boue. S'il eût dit: C'est moi qui ai pris de la boue, et qui en ai formé l'homme, cette parole aurait choqué ses auditeurs. Mais en le faisant voir par l'oeuvre même qu'il opère, il a réfuté toutes les objections. Le Sauveur, donc, ayant pris de la poussière, la délaya avec sa salive, et par là il découvrit sa puissance, qui était cachée, et la fit éclater. En effet, il n'y avait pas peu de gloire à se faire connaître pour le Créateur. Car de là s'ensuivait tout le reste, une partie faisant croire le tout. La créance ne faisait ainsi que descendre du plus au moins. En effet, de toutes les choses créées, l'homme est ce qu'il y a de plus éminent, et l'oeil est le plus précieux de tous ses organes: voilà pour. quoi, dans la miraculeuse guérison dont nous parlons, le Sauveur ne créa pas simplement l'oeil, mais le créa de la manière que nous venons de rapporter. Car, quoique l'oeil soit un fort petit organe, néanmoins il est nécessaire au corps. Saint Paul le déclare par ces paroles: «Et si l'oreille disait: Puisque je ne suis pas oeil, je ne suis pas du corps; ne [373] serait-elle point pour cela du corps?» (1Co 3,16) Tout ce qui est en nous manifeste la divine puissance de celui qui l'a formé; mais 1'oeil la fait beaucoup plus éclater, puisque c'est lui qui gouverne tout le corps, qui en fait la beauté, qui est le bel ornement du visage, et la lampe qui éclaire tous les membres. L'oeil est au corps ce qu'est le soleil au monde. Si vous éteignez la lumière du soleil, vous mettez tout dans le trouble et la confusion, vous perdez tout. Si vous éteignez les yeux, les pieds et les mains sont inutiles, l'âme l'est aussi. La perte des yeux entraîne avec soi la ruine de la raison. En effet, c'est par eux que nous sommes parvenus à la connaissance de Dieu. «Car les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles depuis la création du monde, par la connaissance que ses créatures nous en donnent». (Rm 1,20) L'oeil n'est donc pas seulement la lampe du corps (Mt 6,22) mais il l'est plus encore de l'âme gaie du corps. C'est pourquoi il est placé en haut comme sur un trône royal, et il est élevé au-dessus des autres sens. Jésus-Christ forme donc l'oeil. Ensuite, afin que vous ne croyiez point qu'il ait eu besoin de la matière pour faire l'oeuvre qu'il voulait opérer, et que vous appreniez qu'au commencement, quand il a créé toutes choses, la boue dont il s'est servi ne lui était point nécessaire: car celui qui de rien a produit les substances les plus grandes et les plus excellentes pouvait, à plus forte raison, former celle-ci sans faire usage d'aucune matière, s'il l'avait voulu. Pour vous apprendre, dis-je, qu'il n'en a nullement eu, besoin, et vous montrer que c'est lui qui, au commencement, a créé toutes choses, ayant appliqué la boue sur la place de l'oeil, il dit: Allez, «lavez-vous (7)», afin que vous sachiez que, pour former des yeux, il ne m'est pas nécessaire d'avoir en main de la boue, et que je ne m'en sers que pour faire éclater ma gloire et ma puissance.

Le Sauveur donc, pour montrer qu'il parle de sa propre personne, lorsqu'il dit: «Afin que la gloire de Dieu éclate», a ajouté: «Il faut que je fasse les oeuvres de celui qui m'a envoyé (4)»; c'est-à-dire, il faut que je me fasse connaître moi-même, et que je produise tout ce qui est capable de prouver que je fais les mêmes oeuvres que mon Père fait: non de semblables, mais les mêmes; ce qui marque une plus grande égalité, et ne se peut dire que

de ceux qui n'ont pas même entre eux la moindre inégalité. Qui donc osera maintenant combattre cette égalité du Fils, voyant qu'il est capable des mêmes oeuvres que le Père a le pouvoir de faire? En effet, non-seulement il a formé des yeux, non-seulement il en a ouvert, mais il a donné la faculté de voir, ce qui prouve manifestement qu'il a aussi inspiré l'âme. Car si l'âme n'agit, quelque sain, quelque entier que l'oeil soit, jamais il ne verra rien. C'est pourquoi il a aussi communiqué à l'âme la faculté d'agir, et il a donné à cet homme un oeil composé d'artères, de nerfs, de veines, de sang, et de toutes les autres choses dont notre corps est construit.

«Il faut que je fasse des oeuvres pendant qu'il est jour». Que signifient ces paroles? Quelle suite ont-elles? Elles en ont une véritable. Car Jésus-Christ veut dire ceci: Pendant qu'il est jour, pendant que les hommes peuvent croire en moi, et que je vis, il faut que je fasse dés oeuvres. «La nuit vient», c'est-à-dire le temps approche «où l'on ne pourra rien faire». Le Seigneur n'a point dit: Dans lequel je ne pourrai point agir, mais: «Où l'on ne pourra rien faire», c'est-à-dire dans lequel il n'y aura plus ni foi, ni couvre, ni pénitence. Et comme Jésus appelle la foi une couvre, ils lui disent: «Que ferons-nous pour faire des oeuvres de Dieu?» (Jn 6,28) Il répond: «L'oeuvre de Dieu est que vous croyiez en celui qu'il a envoyé». (Jn 6,29) Pourquoi donc personne alors ne pourra-t-il faire cette oeuvre? Parce qu'alors la foi ne subsistera plus, et que tous écouteront, soit qu'ils le veuillent ou qu'ils ne le veuillent pas.

Et afin que les Juifs ne pussent pas dire que Jésus-Christ agissait par un mouvement d'ambition et de vanité, il leur montre que tout ce qu'il fait c'est pour eux, c'est pour leur salut qu'il le fait; puisque c'est seulement en ce monde qu'on peut croire et opérer des oeuvres, et qu'en l'autre la foi ne leur servira de rien, qu'ils ne pourront plus ni travailler ni mériter. Voilà pourquoi le divin Sauveur guérit l'aveugle, sans même que celui-ci vînt le chercher ni l'en prier. Mais toutefois ce qui a suivi sa guérison, je veux dire sa foi et sa fermeté, prouvent manifestement qu'il était digne de cette grâce; que s'il avait vu, il serait venu trouver Jésus et aurait cru en lui; [374] et que s'il avait ouï dire à quelqu'un qu'il était présent, il n'eût pas manqué d'accourir. Il pouvait, en effet, penser et dire en lui-même: Qu'est-ce que cela signifie? Jésus a fait de la boue, il en a oint mes yeux et m'a dit: «Allez, lavez-vous?» Est-ce qu'il ne pouvait pas me guérir en m'envoyant alors à la piscine de Siloé? Souvent je m'y suis lavé avec les autres et cela ne m'a servi de rien. Si véritablement il avait le pouvoir de me rendre la vue, il m'aurait guéri sur-le-champ, sans m'envoyer courir. C'est ce que Naaman disait aussi à Elisée (2R 5,11): le prophète lui ayant ordonné de se laver dans le Jourdain, il n'y avait point de foi. Et cependant Elisée jouissait d'une très-grande réputation. Mais cet aveugle ne fut pas incrédule, il ne disputa point, il ne dit point en lui-même: Que veut dire cela? Fallait-il qu'il mît de la boue sur mes yeux? C'est plutôt là de quoi m'aveugler. Qui a jamais recouvré la vue de cette manière? Mais il n'eut aucune de ces pensées. Maintenant, mes frères, remarquez-vous cette foi et cette fermeté d'âme?

«La nuit vient»: Par là Jésus-Christ fait connaître qu'après même qu'il aura été élevé sur une croix, qu'après sa mort il aura soin encore des pécheurs, et qu'il en attirera plusieurs. «Il est encore jour», mais après que le jour sera passé, il retranchera, il rejettera absolument les méchants; c'est ce qu'il déclare formellement en ces termes: «Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde (5)». Et il le dit aussi ailleurs: «Croyez, pendant que vous avez la lumière». 3. Pourquoi saint Paul a-t-il donc appelé nuit la vie présente, et jour celle qui la suivra? Néanmoins il n'avance rien de contraire aux paroles de Jésus-Christ; loin de là, il dit les mêmes choses, non selon la terre, mais selon le sens, savoir: «La nuit est passée, il fait jour». (Rm 13,12) Car le temps présent il l'appelle nuit, à cause de ceux qui sont assis dans les ténèbres, ou par comparaison de cette vie pleine de ténèbres à la vie lumineuse, dont on jouira dans le ciel; mais Jésus-Christ appelle le temps futur une nuit, parce qu'alors (1) on ne péchera plus.

1. Alors, c. à d. dans ce temps futur.

L'apôtre appelle au contraire une nuit la vie présente, parce que ceux qui vivent dans l'iniquité et l'incrédulité sont dans les ténèbres. Adressant donc la parole aux fidèles; il dit: «La nuit est passée, il fait jour». Parce qu'ils sont destinés à jouir un jour de cette lumière: mais leur première vie, il l'appelle une nuit; c'est pourquoi il leur dit: «Quittons donc les oeuvres de ténèbres». (Rm 13,12) Remarquez qu'il leur déclare qu'ils étaient dans la nuit; pour cette raison il ajoute: «Marchons avec bienséance et avec honnêteté, comme on marche durant le jour», afin que nous puissions jouir de la lumière «qui nous est annoncée». Car si la lumière, «que nous présente maintenant la prédication de l'Évangile», est si lumineuse et si éclatante, songez à ce que sera celle dont vous jouirez dans le ciel? Soyez-en persuadés: autant les rayons du soleil éclipsent la lumière des lampes, autant, ou plutôt beaucoup plus, la lumière céleste que nous vous annonçons surpassera celle-ci. Et c'est là ce que voulait dire le Sauveur par ces paroles: «le soleil s'obscurcira» (Mt 24,29): c'est-à-dire, il sera éclipsé par la splendeur de la lumière nouvelle.

Que si maintenant, pour avoir des maisons bien éclairées, bien aérées, nous dépensons notre argent et nos peines à bâtir; ne pensez. vous pas que nous devions épuiser jusqu'à nos dernières forces, pour nous édifier dans le ciel de splendides demeures, là où habite l'ineffable lumière? En bâtissant ici-bas, nous nous exposons à des querelles et à des procès pour des bornes et des cloisons, au lieu que là-haut il ne nous peut rien arriver de semblable: l'envie et la jalousie n'y étant point à craindre, personne ne nous fera de procès pour les limites. Mais, de plus, cette maison que nous construisons ici-bas, nécessairement il faudra la quitter; et l'autre, nous l'habiterons éternellement: l'une dépérit et le temps la dévore, elle est sujette à bien des accidents; l'autre est stable et demeure toujours dans son premier état: le pauvre ne peut bâtir celle-ci; l'autre, pour deux oboles même on la construit, comme fit la veuve que vous connaissez tous. (Mc 12,12) C'est pourquoi je sèche, je meurs de tristesse et de douleur, de voir qu'ayant à espérer de grands biens, nous soyons si lâches et si négligents à nous les procurer, et que nous n'omettions rien pour nous établir ici dans de belles maisons, tandis que nous ne nous soucions point de nous préparer dans le ciel le moindre logement. - 375 -

Dites-moi, je vous prie: dans ce monde, où voudriez-vous avoir votre maison? Est-ce au désert, ou en quelque petit bourg? Non, mais, je pense, dans une grande capitale, là où se fait un plus grand commerce, où éclate une plus grande splendeur. Et moi, je vous mène dans une ville dont Dieu est l'architecte et l'ouvrier. Je vous en conjure, mes chers frères, bâtissons-y; bâtissons où il en coûte et moins de dépense et moins de travail. Ce sont les mains des pauvres qui construisent ces maisons, et voilà la vraie manière de bâtir: ce qui se fait en ce monde n'est bon qu'à attester notre extrême folie. Si quelqu'un vous engageait à faire un voyage en Perse, pour voir le pays et vous en revenir aussitôt après; et s'il vous conseillait en même temps d'y bâtir des maisons, ne le jugeriez-vous pas bien fou de vous porter à une vaine et inutile dépense? Pourquoi bâtissez-vous donc sur cette terre, d'où vous devez sortir sous peu de jours?

Mais, direz-vous, ces maisons que je fais bâtir, je les laisserai à mes enfants. Eh! vos enfants doivent bientôt vous suivre, s'ils ne vous devancent pas: et il en sera de même de leur postérité, et en ce monde même, c'est un sujet de chagrin et d'affliction que de se trouver sans héritier. Mais dans le royaume céleste vous n'avez rien de pareil à craindre: l'héritage que vous y posséderez ne sera sujet à aucun changement, il vous demeurera entier à vous,

à vos enfants et à vos petits-fils, s'ils imitent votre vertu. C'est Jésus-Christ qui construit l'édifice; avec un si habile architecte, on n'a nullement besoin d'inspecteurs; on est exempt de toute inquiétude. Dieu se charge lui-même de tout; de quoi auriez-vous à vous mettre en peine? C'est lui qui assemble les matériaux, qui élève la maison. Et ce n'est point là seulement ce qui est admirable, mais c'est qu'il la construit selon vos désirs, ou plutôt, beaucoup mieux encore que vous ne le pourriez désirer. Car il est excellent architecte, et il s'attache à vous procurer toutes sortes de commodités et d'avantages. Si, étant pauvre, vous voulez bâtir cette maison, ne craignez point, elle ne vous suscitera ni envie, ni jalousie; l'envieux ne la voit point, mais seulement les anges qui se réjouissent de vos félicités. Personne ne pourra anticiper sur les bornes de votre héritage, parce gaie vous n'aurez point de voisin qui soit attaqué de cette maladie. Là, vos voisins, ce seront les saints, Pierre, Paul, tous les patriarches, les martyrs, la compagnie des anges et des archanges. C'est pourquoi, mes très-chers frères, répandons nos biens et nos richesses sur les pauvres, afin d'acquérir ces demeures. Plaise à Dieu que nous les obtenions tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il. - 376 -



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HOMÉLIE LVII. JÉSUS, APRÈS LEUR AVOIR DIT CELA, CRACHA A TERRE, ET AYANT FAIT DE LA BOUE AVEC SA SALIVE,

IL OIGNIT DE CETTE BOUE LES YEUX DE L'AVEUGLE; - ET IL LUI DIT: ALLEZ VOUS LAVER DANS LA PISCINE DE SILOÉ. (VERS. 6, 7, JUSQU'AU VERS. 16)

Jn 9,6-16

ANALYSE.

1. Foi de l'aveugle-né. - Bonté de Dieu pour tous les hommes sans distinction.
2. Nécessité de la foi partout. - Il y a une paix mauvaise et une guerre qui est bonne:
3. Fuir les méchants, s'attacher aux gens de bien. - Retrancher les membres gangrenés, se séparer des amis dangereux. - En s'en éloignant souvent on les gagne, on les fait rentrer en eux-mêmes. - La société des méchants plus pernicieuse que la peste. - On déshérite les méchants enfants, on doit à plus forte raison fuir les amis qui sont corrompus. - On n'examine pas notre vie, mais on juge de nous par ceux que nous fréquentons. - La compagnie des méchants, dangereuse pour soi, scandaleuse à l'égard des autres.


1. Ceux qui veulent tirer quelque fruit de nos lectures ne doivent pas laisser passer la moindre chose. La raison pour laquelle il nous est ordonné de lire avec soin les Ecritures, c'est que, la plupart du temps, ce qui paraît d'abord d'une facile intelligence renferme un sens caché, qui est d'une grande profondeur. Remarquez, en effet, ce que nous présente la lecture que nous venons de faire: «Après avoir dit cela, il cracha à terre». Pourquoi Jésus crache-t-il ainsi? Afin que la gloire de Dieu éclate, et parce qu'il faut qu'il fasse les oeuvres de celui qui l'a envoyé. En effet, ce n'est pas sans raison que l'évangéliste a rapporté ces choses et qu'il a marqué que Jésus avait craché; mais c'est pour faire connaître qu'il confirmait sa parole par ses oeuvres. Et pourquoi le Sauveur ne s'est-il pas servi de l'eau pour faire la boue, mais de sa salive? Il devait envoyer l'aveugle à la piscine de Siloé: il a donc craché à terre, de peur qu'on n'attribuât une partie de la guérison à l'eau de cette fontaine, et aussi pour nous apprendre que la vertu qui a formé et ouvert les yeux de cet aveugle, était sortie de sa bouche. C'est dans cette vue que l'évangéliste a dit: «Et il a fait de la boue de sa salive». Ensuite il ordonna à l'aveugle de se laver, afin qu'on ne crût pas que c'était la terre qui avait opéré la guérison.

Pourquoi donc Jésus-Christ ne l'a-t-il pas faite sur-le-champ et a-t-il envoyé l'aveugle à Siloé? C'est pour confondre l'opiniâtreté des Juifs et pour vous faire connaître la foi de l'aveugle. Car il est à croire qu'ils le virent tous aller à la fontaine, ayant les yeux oints de boue; une action si extraordinaire et si inouïe dut attirer sur lui les regards de tout le monde: tous, soit qu'ils le connussent ou non, devaient l'observer avec une attentive curiosité. Comme il n'était pas trop croyable qu'un aveugle-né recouvrât la vue, le Sauveur, en lui faisant faire un long voyage, réunit autour de lui beaucoup de témoins sûrs et irrécusables d'un prodige si nouveau, afin qu'y ayant donné toute leur attention, les Juifs ne pussent pas chanceler ensuite et dire: c'est lui, ce n'est pas lui. De plus, il leur fait voir qu'il n'est pas contraire à la loi, puisqu'il envoie cet homme à la piscine de Siloé. Et il n'était point à craindre qu'on. n'attribuât la gloire de cette guérison à la fontaine, plusieurs y ayant lavé leurs yeux, sans en retirer aucune utilité.

Mais ici, c'est la vertu de Jésus-Christ qui opère tout. Voilà pourquoi saint Jean a marqué la signification de Siloé; car ayant dit: Jésus [377] l'envoya à Siloé, il a ajouté: «qui signifie envoyé», pour vous faire entendre que c'est là que Jésus guérit l'aveugle; ainsi nous lisons chez saint Paul: «Car ils buvaient de l'eau de la pierre spirituelle qui les suivait, et Jésus-Christ était cette pierre». (1Co 10,4) Comme donc Jésus-Christ était la pierre spirituelle, il était aussi la Siloé spirituelle. Au reste, il me semble que cette eau, qui se présente ainsi tout à coup, signifie un grand et profond mystère. Quel est ce mystère? L'avènement de Jésus-Christ au monde qui est arrivé contre toute espérance.

Considérons ensemble, mes frères, la docilité d'esprit de cet aveugle et son obéissance en tout. Il n'a point dit: si la boue ou la salive me doivent rendre la vue, quel besoin ai-je d'aller courir à Siloé? Mais si c'est Siloé qui me doit guérir, à quoi bon cette salive? Pourquoi a-t-il oint mes yeux? pourquoi m'a-t-il ordonné d'aller me laver? Il n'a même pas eu la pensée d'aucune de ces objections, mais il n'a eu d'autre vue que d'obéir aux commandements de Jésus. Rien n'a été capable de l'arrêter, ni de le choquer.

Mais si quelqu'un nous fait cette question: Comment cet aveugle, pour avoir retiré la boue qui était sur ses yeux, a-t-il recouvré la vue? Nous ne lui ferons que cette seule réponse, que nous n'en savons rien. Et qu'y a-t-il d'étonnant que nous l'ignorions, puisque ni l'évangéliste, ni celui qui a été guéri, ne l'ont pas su eux-mêmes? Véritablement, l'aveugle savait ce que Jésus avait fait, mais la manière dont il avait recouvré la vue, il n'a pu la comprendre, ni la découvrir. Quand on l'a interrogé, il a répondu: «Cet homme a mis de la boue sur mes yeux, et je me suis lavé, et je vois». Mais comment cela s'est fait, c'est là ce qu'il ne peut expliquer. Quand on lui ferait là-dessus mille questions, il ne saurait rien répondre de plus.

«Ses voisins», dit l'évangéliste, «et ceux qui l'avaient vu auparavant demander l'aumône disaient (8): N'est-ce pas là celui qui était assis et qui demandait l'aumône? Les uns ré«pondaient: C'est lui (9)». La nouveauté du fait les jetait dans l'incrédulité, en dépit de toutes les précautions prises contre le doute. Les uns disaient: «N'est-ce pas là celui qui était assis et qui demandait l'aumône?» Ah! combien est grande l'humanité de Dieu! Jusqu'où descend-elle? Elle guérit avec une infinie bonté de pauvres mendiants, et par là elle impose silence aux Juifs; elle n'honore pas seulement de ses soins et de sa providence les hommes illustres et les grands, mais ceux aussi qui sont de basse extraction et sans nom dans le monde. CAR DIEU EST VENU POUR LE SALUT DE TOUS LES HOMMES.

Au reste, le paralytique et l'aveugle-né eurent le même sort: ni l'un ni l'autre ne connut celui qui venait de le guérir, parce qu'aussitôt après leur guérison Jésus-Christ s'était retiré; le Sauveur avait coutume d'en user de la sorte pour lever tout soupçon sur les miracles qu'il faisait. Comment, en effet, des gens qui ne connaissaient même pas qui était celui qui les avait guéris, se seraient-ils portés à déguiser le fait et altérer la vérité en sa faveur? De plus, cet aveugle n'était pas un inconnu, un vagabond, c'était un homme que tous les jours on voyait assis a, la porte du temple. Comme donc les Juifs étaient tous en doute si c'était lui, que répond-il? «-C'est moi-même». Il ne rougit pas de son infirmité passée, il ne redoute point la fureur du peuple, et il ne craint pas de se faire connaître pour exalter la gloire de son bienfaiteur. «Ils lui demandent: Comment «est-ce que vos yeux ont été ouverts (10)? Il leur répondit: Cet homme qu'on appelle Jésus (11)». Que dites-vous là? Un homme peut-il rendre la vue à un aveugle-né? C'est qu'il n'avait pas encore une juste idée de Jésus. «Cet homme qu'on appelle Jésus a fait de la boue et en a oint mes yeux».

2. Remarquez, mon cher auditeur, combien cet homme est véridique: il ne dit point de quoi Jésus a fait la boue, car il ne dit pas ce qu'il ignore. En effet, il n'avait pas vu que Jésus avait craché à terre, mais par l'attouchement et la sensation il s'était aperçu qu'il l'avait oint. Et il m'a dit: «Allez vous laver à la piscine de Siloé». Il assurait cela pour l'avoir ouï. Et d'où connaissait-il la voix de Jésus-Christ? Par son entretien avec ses disciples. Toutes ces choses, il les raconte sur le témoignage des oeuvres, rapportant ce qui s'est fait; la manière, il ne la peut dire. Que si dans les choses qu'on aperçoit par les sens et par l'attouchement, la foi est nécessaire, elle l'est beaucoup plus encore dans celles qu'on ne peut voir. «Ils lui dirent: Où est-il? Il leur répondit: Je ne sais (12)». S'ils demandaient: «Où est-il?» c'était déjà dans le dessein de le faire mourir.

378

Ici, mes frères, considérez combien Jésus-Christ est éloigné de toute ostentation et de toute vanité, comment il s'absente et se cache après avoir opéré une guérison, comment il ne cherchait point la gloire ni les applaudissements du peuple. Observez avec quelle vérité l'aveugle répond à toutes les questions qu'on lui fait. Les Juifs cherchaient donc Jésus-Christ pour l'amener aux prêtres, et, ne le trouvant point, ils conduisirent l'aveugle aux pharisiens, afin qu'ils l'interrogeassent plus rigoureusement. L'évangéliste marque que c'était le jour du sabbat; pour faire connaître leur méchant esprit, et qu'ils saisissaient l'occasion et le vain prétexte de le calomnier, parce qu'il semblait avoir transgressé la loi. Cela résulte de ce qu'au moment où ils virent l'aveugle, ils ne lui firent que cette seule question: «Comment a-t-il ouvert vos yeux?» Et remarquez qu'ils ne dirent point: comment avez-vous recouvré la vue, mais: «Comment a-t-il ouvert vos yeux?» afin de lui donner occasion de calomnier Jésus, pour l'oeuvre qu'il venait de faire. Mais l'aveugle leur répond en peu de mots, comme à des gens qui n'ignoraient pas ce qui s'était passé: il ne nomme point Jésus, il ne dit pas: il m'a dit: «Allez vous laver»; mais sans biaiser, il répond sur-le-champ: «Il a oint de boue mes yeux, et je me suis lavé, et je vois (15)». Les pharisiens savaient parfaitement ce qui s'était passé, puisqu'ils l'avaient déjà vivement accusé, et qu'ils avaient dit: Voyez quelles oeuvres fait Jésus le jour du sabbat, il oint avec de la boue. Mais pour vous, mon cher auditeur, observez que l'aveugle ne se trouble point; qu'à la première interrogation il ait confessé la vérité, alors qu'il n'avait rien à craindre, cela se conçoit plus aisément, mais ce qui est admirable, ce qui est étonnant, c'est que les pharisiens l'ayant intimidé, lui ayant donné lieu de tout craindre, il persiste à soutenir cette vérité, et qu'il ne se dédit pas de ce qu'il a d'abord avancé. Que firent donc les pharisiens, ou même les autres aussi qui se trouvèrent là? Ils l'amenèrent avec eux, espérant lui faire rétracter ce qu'il avait dit; mais vainement ils s'en étaient flattés, il en fut tout autrement. Ils apprirent encore d'une manière plus exacte comme la chose s'était passée, et c'est ce qui leur est toujours arrivé dans les miracles. Nous le ferons plus clairement voir par la suite.

Que dirent donc les pharisiens? «Quelques-uns», non tous, mais les plus insolents, dirent: «Cet homme n'est point» envoyé «de Dieu, puisqu'il ne garde point le sabbat; d'autres disaient: Comment un méchant homme pourrait-il faire de tels prodiges (16)?» Remarquez-vous que ces Juifs étaient attirés et gagnés par les miracles? Faites attention à ce que répondent maintenant ceux qui avaient envoyé chercher l'aveugle, du moins quelques-uns d'eux; en tant que sénateurs, le désir de la gloire avait fait tomber les autres dans l'incrédulité. Néanmoins la plupart des sénateurs mêmes crurent en lui, mais ils n'osaient le reconnaître publiquement. (Jn 12,42) Le peuple était dans le mépris pour lui, parce qu'il ne contribuait pas beaucoup à la gloire de la synagogue. Les sénateurs, qui étaient plus en vue, avaient plus de peine à se déclarer ouvertement; retenus, les uns, par l'amour de l'autorité, les autres, par la crainte de l'opinion générale. C'est pourquoi Jésus-Christ leur disait: «Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire des hommes?» (Jn 5,44)

Eux qui cherchaient injustement à faire mourir Jésus-Christ, ils se vantaient d'agir pour la gloire de Dieu; et ils disaient que celui qui guérissait les aveugles ne pouvait pas être envoyé de Dieu, parce qu'il ne gardait pas le sabbat: à quoi d'autres opposaient qu'un méchant homme n'aurait pas su faire de tels prodiges. Ceux-là, cachant perfidement le miracle, publiaient ce qu'ils appelaient une transgression de la loi. Ils ne disaient pas: Il guérit le jour du sabbat; mais il ne garde pas le sabbat. Ceux-ci montrent encore une grande faiblesse d'esprit; lorsqu'il fallait montrer que le sabbat n'était nullement violé, ils n'objectent que les miracles, et cela se conçoit, car ils le prenaient encore pour un homme, autrement ils auraient pu le défendre d'une autre manière, et répondre que celui qui a fait le sabbat est maître du sabbat (Mc 2,28); mais ils n'avaient pas encore cette juste opinion de lui. D'ailleurs aucun d'eux n'osait ouvertement déclarer sa pensée; mais ils s'exprimaient tous sous forme de doute, les uns étant arrêtés par la crainte, les autres par l'amour des dignités. «Il y avait donc de la division entre eux»: et cette division, qui s'était premièrement élevée parmi le peuple, se répandit ensuite parmi les sénateurs. «Les [379] uns disaient: c'est un homme de bien; les «autres disaient: non, mais il séduit le peuple», (Jn 7,12) Remarquez-vous que les sénateurs, dont la division suivit celle du peuple, montrèrent plus de déraison que lui? Mais, ce qu'il y a d'étonnant, c'est, qu'après s'être ainsi partagés, ils ne firent paraître ni fermeté, ni courage, en présence de l'acharnement des pharisiens. Si leur division avait été parfaite, ils auraient aussitôt connu la vérité: car il y a une division juste et salutaire. C'est pourquoi Jésus-Christ disait: «Je ne suis pas venu apporter la paix sur la terre, mais l'épée». (Mt 10,34) En effet, il y a une paix mauvaise et une guerre qui est bonne et avantageuse. Par exemple, les enfants d'Adam qui bâtissaient une tour, s'étaient unis ensemble pour leur perte, et ils furent divisés, quoique malgré eux, pour leur bien et leur avantage. (Gn 11) Coré et sa troupe s'étaient unis pour le mal: leur division fut donc heureuse. (Ex 13) Judas aussi fit très-mal de s'accorder avec les Juifs. (Mt 26) Il peut donc y avoir une guerre bonne et une paix mauvaise. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit: «Si votre oeil vous scandalise, arrachez-le; et si votre pied vous est un sujet de scandale, coupez-le». (Mt 5,29 Mt 18,9) S'il faut retrancher les membres funestes au corps dont ils font partie, à plus forte raison faut-il se séparer des amis dont la société peut perdre l'âme? La paix n'est donc pas toujours bonne; de même que la guerre n'est pas toujours mauvaise.

3. Je dis ces choses, mon cher auditeur, afin que vous fuyiez les méchants et que vous vous attachiez aux gens de bien. Si nous coupons les membres gangrenés qui sont incurables, de peur qu'ils ne gâtent le reste du corps, si nous retranchons quelques-uns de nos membres, non par mépris, mais dans l'intérêt des autres, à combien plus forte raison devons-nous en user de même à l'égard de ceux dont la société nous est nuisible? Que si nous les pouvons corriger sans courir aucun risque, nous devons faire tous nos efforts pour cela. Mais s'ils sont incorrigibles, et s'ils nous sont une occasion de chute, il faut les retrancher et les jeter loin de nous. Souvent ce sera tout profit. C'est pour cette raison que saint Paul donne cet avis aux Corinthiens: «Otez le mal du milieu de vous». (1Co 5,13) Et encore: «Pour faire retrancher du milieu de vous celui qui a commis une action si honteuse». (1Co 5,2) Car la compagnie des méchants est dangereuse et fatale. La peste ne fait pas de si grands ravages, et la gale ne corrompt pas si promptement ceux qui en sont infectés, que l'iniquité des méchants ne devient promptement funeste à leurs amis: en effet, «les mauvais entretiens gâtent les bonnes moeurs». (1Co 15,33) Un prophète dit encore: «Fuyez du milieu d'eux et éloignez-vous-en». (Jr 51,6) Que personne donc ne se fasse un ami de celui qui est méchant. Si, lorsque nos enfants sont méchants, nous les déshéritons, sans avoir alors égard ni à la nature, ni à ses lois, ni au lien qu'elle forme; nous devons bien, à plus forte raison, fuir nos connaissances et nos amis, s'ils sont vicieux; car, quand même ils ne nous feraient aucun préjudice, néanmoins nous ne pourrons éviter qu'ils ne nous donnent une mauvaise réputation, parce que les étrangers n'examinent pas notre vie, mais jugent de nous par ceux que nous fréquentons.

J'y invite également et les femmes et les filles, et je vous dis à tous avec l'apôtre: «Ayez soin de faire le bien, non-seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes». (Rm 3,17) Faisons donc tout notre possible pour n'être pas un sujet de scandale et de chute à notre prochain. Quelque pure et sainte que soit notre vie, si nous scandalisons les autres, tout est perdu pour nous. Et comment, en vivant saintement, pouvons-nous être une occasion de scandale? C'est lorsque la fréquentation des méchants nous donne une mauvaise réputation. En effet, si l'on nous voit sûrs de nous, au point de ne pas craindre leur commerce, encore qu'il ne nous en arrive à nous nul dommage, nous sommes alors aux autres une pierre d'achoppement. Mon discours vous regarde tous, hommes, femmes et filles, et je laisse à votre conscience à examiner combien de maux naissent de ces sociétés. Pour aloi, à la vérité, je ne soupçonne aucun mal, peut-être aussi les personne, tes plus éclairées: mais votre perfection même peut blesser la conscience de votre frère qui est plus simple et plus faible, et vous êtes obligés d'avoir égard à sa faiblesse. Et quand il n'en serait point blessé, ce gentil qui vous voit s'en scandalisera (1). Or, saint Paul 380 ordonne «de ne donner occasion de scandale ni aux Juifs, ni aux gentils, ni à l'Eglise de Dieu». (1Co 10,32) Pour moi, encore une fois, je ne soupçonne aucun mai d'une vierge, car j'aime la virginité, et la charité n'a point de mauvais soupçons (1Co 13,5). J'aime fort cet état, et je n'en puis rien penser de mauvais. Mais ces mêmes sentiments, comment les persuaderons-nous aux étrangers? car il faut aussi avoir égard à eux.

1. Voyez de chap. VIII de saint Paul, de la première aux Corinthiens, il est aisé d'en faire l'application.

Réglons donc si bien notre conduite, que l'infidèle ne trouve rien en nous qu'il puisse nous reprocher. Comme ceux qui vivent bien glorifient Dieu, de même ceux qui vivent mal sont cause qu'on blasphème contre lui. Mais, à Dieu ne plaise qu'il y ait de telles gens parmi vous! que plutôt nos oeuvres brillent de manière que notre Père qui est dans les cieux, soit glorifié (Mt 5,16), et que nous jouissions de sa gloire, que je vous souhaite, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles. Ainsi soit-il,




Chrysostome sur Jean 56