Chrysostome sur Jean 71

HOMÉLIE LXXI. ET JÉSUS REPRIT SES VÊTEMENTS: ET S'ÉTANT REMIS A TABLE, IL LEUR DIT: SAVEZ-VOUS CE QUE JE VIENS DE VOUS FAIRE? (VERS. 12, JUSQU'AU VERSET 19)

Jn 13,12-19

ANALYSE.

1. Endurcissement de Judas. - La conduite de Jésus-Christ à l'égard de ses disciples doit faire réfléchir les maîtres qui sont durs envers leurs serviteurs.
2. L'Orateur insiste sur la leçon d'humilité donnée au monde par le Maître du monde.
3. Ce n'est pas celui qui reçoit l'injure qui est malheureux et à plaindre, mais celui qui la fait. - Récompenses qu'auront et celui qui ne s'est point vengé, le pouvant, et celui qui ne le pouvant pas, a retenu sa colère et sa langue. - Celui qui ne se venge point devient semblable à Dieu. - Plus les exemples sont anciens, plus ils sont propres à persuader.: pourquoi. - Noé parfait en son temps. - Joseph, Mule, modèles de douceur et de patience. - Histoire de Joseph. - Pardonner, afin, que Dieu nous pardonne.

7101 1. Tomber dans l'abîme des péchés, c'est, mes très-chers frères, c'est sûrement un terrible malheur (1). Il est bien difficile alors que le coeur change et se convertisse. Voilà pourquoi il faut, dès le commencement, faire tous ses efforts pour ne pas se laisser tomber dans les piéges du péché (2). Il est plus aisé de n'y pas tomber que d'en sortir, lorsqu'une fois on y est tombé. Voyez Judas: une fois qu'il fut jeté, tous les secours que lui a offerts son Maître sont devenus inutiles et il ne s'est point relevé. Jésus a dit devant lui: «Un de vous autres est un démon» (Jn 6,70); il a dit: «Je ne dis pas ceci de vous tous» (Jn 13,18); il a dit: «Je connais ceux que j'ai choisis». (Jn 13,18) Et Judas n'y a point fait attention.

1. Lorsque le méchant est parvenu au plus profond des péchés, dit le sage, il méprise tout, mais l'ignominie et l'opprobre le suivent. (Pr 18)
2. Car celui qui néglige les petites choses, tombe peu à peu. (Si 19,1) Une âme attachée à Jésus-Christ, dit saint Jérôme, est attentive et aux plus grandes et aux plus petites choses, sachant qu'il lui faudra rendre compte même d'une parole oiseuse. Ad Heliodor.

Après donc qu'il leur eût lavé les pieds, il reprit ses vêtements, et s'étant remis à table, il leur dit: «Savez-vous ce que je viens de faire?» Le Sauveur ne parle plus à Pierre seul, mais à tous. «Vous m'appelez votre Maître et votre Seigneur, et vous avez raison, car je le suis (Jn 13,13). Vous m'appelez». Jésus-Christ approuve le sentiment qu'ils ont de lui. Ensuite, de peur qu'ils ne croient que c'est par complaisance pour eux qu'il l'approuve, il ajoute: «Car je le suis». En citant ainsi leurs paroles, il ôte à l'affirmation ce qu'elle pouvait avoir de choquant, car leur emprunter leurs expressions et se borner à les confirmer, cette conduite n'était pas propre à inspirer de mauvaises pensées; «car je le suis», dit-il. Ne voyez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ parle plus ouvertement de soi, lorsqu'il s'entretient seul avec ses disciples? Comme donc il dit: «N'appelez personne sur la terre votre maître, parce que [454] vous n'avez qu'un seul Maître» (Mt 22,8); il dit de même: «N'appelez aussi personne sur la terre votre père». Au reste, cette parole: un seul maître et un seul père, n'est pas seulement dite du Père, mais encore du Fils; si Jésus-Christ ne parlait pas de soi, comment aurait-il dit: «Afin que vous soyez enfants de la lumière?» (Jn 12,36) Et encore, s'il appelait Maître le Père seul, comment parlerait-il en ces termes: «Car je le suis?» Comment dirait-il: «Le Christ (1) est votre seul docteur, votre seul Maître?»

1. Le Christ: on lit ce mot dans le Nouveau Testament grec, dans mon Auteur et dans quelques manuscrits.

«Si donc,» dit-il, «je vous ai lavé les pieds, moi qui suis votre Seigneur et votre Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres. Je vous ai donné l'exemple, afin que, pensant à ce que je vous ai fait, vous fassiez aussi de même (Jn 13,14)». Mais ce n'est point là une même chose, il est le Maître et le Seigneur, et vous, vous êtes tous des serviteurs les uns des autres. Que veut donc dire ce mot: «De même?» Avec le même soin et la même affection. Voilà pourquoi le Sauveur nous donne de grands exemples, afin que nous fassions du moins les petites choses. Les exemples que donnent les maîtres aux enfants qu'ils instruisent sont de même écrits dans les plus beaux caractères, afin qu'ils tâchent de les imiter, quoiqu'imparfaitement.

Où sont-ils maintenant ceux qui ne font aucun cas de leurs frères en servitude? Où sont-ils ceux qui veulent être honorés? Jésus-Christ a lavé les pieds d'un traître, d'un sacrilège et d'un larron, lors même qu'il allait le trahir; il le fait asseoir et manger à sa table, lorsqu'il n'y avait nulle espérance d'amendement et de repentir, et vous, vous avez de hauts sentiments de vous-mêmes et vous vous enflez d'orgueil? Lavons-nous les pieds les uns aux autres, dit le Sauveur, lavons même ceux de nos serviteurs. Et qu'y a-t-il de si grand à laver même les pieds de nos serviteurs? Parmi nous toute la différence entre le libre et l'esclave n'est que de nom, mais à l'égard de Jésus-Christ, elle est réelle et véritable. Il est le Seigneur par nature, et nous, par nature, nous sommes des serviteurs et des esclaves, et cependant celui qui est le vrai Seigneur n'a pas dédaigné de faire une action si basse et si humiliante. Mais aujourd'hui il faut se tenir pour content si nous traitons des hommes libres comme des serviteurs et des esclaves achetés au marché.

Que répondrons-nous un jour, nous qui, ayant devant les yeux de si grands exemples de modération et de patience, ne les imitons pas, nous qui en sommes totalement éloignés, nous qui sommes si hauts et si enflés d'orgueil, qui ne rendons pas aux autres ce que nous leur devons? Dieu nous a faits débiteurs les uns des autres, il a commencé par payer le premier nos grandes dettes, et il ne nous a laissé que la charge d'acquitter les plus petites. En effet, quand il nous a lavé les pieds, il était notre Seigneur; mais nous, si nous faisons de même, c'est à nos compagnons que nous le faisons. Jésus-Christ nous le fait clairement entendre en disant: «Si donc je vous ai lavé les pieds; moi qui suis votre Seigneur et votre Maître». Et encore: «Vous fassiez aussi de même». On devait s'attendre à ce que le Seigneur dît: A combien plus forte raison devez-vous en faire de même, vous qui n'êtes que des serviteurs; mais il laisse le soin de tirer la conclusion à la conscience de ceux qui l'écoutent. Mais pourquoi le Sauveur lava-t-il alors les pieds de ses disciples? Parce qu'ils devaient recevoir des honneurs, les uns plus grands, les autres moins considérables.

2. Afin donc que les disciples ne s'élèvent pas au-dessus des autres, et qu'ils ne disent pas comme auparavant: «Qui est le plus grand?» (Mt 18,1), et aussi qu'ils ne conçoivent pas d'indignation les uns contre les autres (Mt 20,24), Jésus-Christ réprime toutes ces pensées d'orgueil, en disant: Quelque grand que vous soyez, vous ne devez pas vous élever au-dessus de votre frère. Le Sauveur n'a point dit, ce qui était et plus grand et plus fort: Si j'ai lavé les pieds d'un traître, est-ce quelque chose de si admirable que vous laviez les pieds de vos compagnons? Mais, comme il venait de laver réellement les pieds d'un traître, il laisse cela au jugement de ceux qui en avaient été les témoins. C'est aussi pour cette raison qu'il a dit: «Celui qui fera et enseignera, sera grand dans le royaume des cieux». (Mt 5,19) Car c'est véritablement enseigner, que d'enseigner par les oeuvres. En effet, quel faste, ce que venait de faire le Seigneur, n'aurait-il pas abattu, quelle ostentation cet acte n'aurait-il pas étouffée?

Celui qui est assis sur les chérubins lave les pieds d'un traître; et vous, d'homme, vous (455) qui n'êtes que cendre, que terre, que poussière, vous vous élevez d'orgueil, et vous avez une haute opinion de vous-même? Que si vous voulez vous élever, venez, je vous montrerai chemin; car vous ne le connaissez pas. S'attacher aux choses présentes comme à de grandes choses, c'est avoir l'esprit petit et l'âme basse. Comme les petits enfants n'ont de désirs et d'ardeur que pour des bagatelles, pour des boules, des toupies, des osselets, et qu'ils ne sont même pas capables de penser à rien de sérieux, à rien de grand; de même celui qui s'adonne à la vraie philosophie ne fera nul cas des choses présentes. Il ne désirera donc pas de les acquérir, ou que d'autres les lui donnent. Mais l'homme qui ne s'applique pas à cette étude, s'attachera d'affection et de coeur à des toiles d'araignées, à des ombres, à des songes, et aux choses les plus viles et les plus abjectes.

«En vérité, en vérité, je vous le dis: Le serviteur n'est pas plus grand que le maître et l'envoyé n'est pas plus grand que celui a qui l'a envoyé (Jn 13,16). Si vous savez ces choses, vous serez heureux, pourvu que vous les pratiquiez (Jn 13,17). Je ne dis pas ceci de vous tous: mais il faut que cette parole de l'Ecriture soit accomplie: Celui qui mange du pain avec moi lèvera le pied contre moi (Jn 13,18)». Jésus-Christ répète encore ici ce qu'il a dit auparavant: Si le serviteur, dit-il, n'est pas plus grand que son maître, si l'envoyé n'est pas plus grand que celui qui l'a envoyé, et si j'ai fait cette action, si j'ai lavé vos pieds, à plus forte raison il faut que vous fassiez de même. Ensuite, de peur que quelqu'un ne repartît: Pourquoi parlez-vous de la sorte maintenant, nous n'en voyons pas la raison? il a ajouté: Je ne vous dis pas ceci, comme si vous ne le saviez pas; mais c'est afin que vous montriez par vos oeuvres que vous le savez. Véritablement tous savent, mais tous ne font pas. Voilà pourquoi le Sauveur dit: «Vous serez heureux, pourvu que vous pratiquiez ces choses». Encore que vous les sachiez, je vous les répète très-souvent, pour vous porter à les mettre en pratique. Les Juifs les savent aussi, mais ils ne sont pas heureux, parce que ce qu'ils savent, ils ne le font pas.

«Je ne dis pas ceci de vous tous». Ah! quelle patience! Le Sauveur ne fait point encore des reproches à ce traître, mais il couvre son crime, pour lui donner le temps de faire pénitence! Et il le reprend, sans néanmoins paraître le reprendre, en disant: «Celui qui mange du pain avec moi, lèvera le pied contre moi». Il me semble que Jésus-Christ a dit: «Le serviteur n'est pas plus grand que son maître», afin que si un serviteur, ou quelque autre vile personne, outrage et offense quelqu'un, celui-ci ne se trouble point, considérant ce qu'a fait Judas: Judas, qui, ayant reçu de si grands biens de son Maître, le paie de tant d'ingratitude! Voilà pourquoi Jésus-Christ a ajouté: «Celui qui mange du pain avec moi». Et passant sur tous les autres bienfaits, il ne lui reproche que ce qui pouvait l'arrêter et le couvrir de confusion. Celui que je nourrissais, celui qui mangeait à ma table, dit-il, c'est celui-là même qui me trahit. En un mot, le Sauveur disait ces choses afin d'apprendre à ses disciples à faire du bien à ceux qui leur feraient du mal, ceux-ci demeurassent-ils incorrigibles.

Au reste, après avoir dit: «Je ne dis pas ceci de vous tous»; pour ne les pas jeter tous dans la crainte et dans l'effroi, Jésus-Christ sépare enfin Judas des autres, et le désigne par ces paroles: «Celui qui mange du pain avec moi». Car ces mots: «Je ne dis pas ceci de vous tous», ne désignaient absolument personne en particulier; c'est pourquoi il a ajouté: «Celui qui mange du pain avec moi», déclarant à ce malheureux que sa trahison lui était parfaitement connue: et rien n'était plus capable de le détourner de son dessein. Le divin Sauveur n'a point dit Judas me trahit, mais: «Il a levé le pied contre moi», pour faire connaître sa fourberie et les piéges qu'il lui tendait secrètement.

3. Enfin, mes frères, ces choses sont écrites pour notre instruction, afin que nous ne nous mettions point en colère contre ceux qui nous font une injure, et que nous nous bornions à les reprendre et à les plaindre. Car ce ne sont pas ceux qui sont offensés, mais ceux qui offensent, qui sont dignes de larmes. Un ravisseur du bien d'autrui, un calomniateur, et tous ceux qui font du mal, se font un très-grand tort à eux-mêmes. Mais à nous, ils nous procurent de très-grands biens, si nous ne nous vengeons point. Par exemple, un voleur vous a ravi votre bien, vous en avez rendu grâces à Dieu, et vous lui avez rapporté toute la gloire de votre patience: par cette action [456] de grâces, vous avez mérité une infinité de récompenses, de même que ce malheureux s'est préparé un feu immense et éternel.

Mais si quelqu'un dit: Où est mon mérite? Je n'ai pu me venger par faiblesse et par impuissance, je lui répondrai: Vous auriez pu vous fâcher, vous mettre en colère: il est en notre pouvoir de maudire celui qui nous a offensé, celui qui nous a fait du mal; il est en notre pouvoir de lancer mille imprécations contre lui, d'en parler mal, et de le perdre de réputation. Vous n'en avez rien fait, vous avez su vous posséder, vous aurez la récompense que mérite celui qui ne s'est point vengé: car il est constant que, eussiez-vous pu le faire, vous ne l'auriez point fait. Un homme qui se sent offensé, se fait des armes de tout ce qui se présente; s'il ne souffre pas patiemment l'injure qu'on lui a faite, il s'en venge par des malédictions, par des paroles injurieuses et outrageantes, par des embûches. Si donc vous ne vous abstenez pas seulement de toutes ces choses, mais encore si vous priez Dieu pour celui qui vous a offensé, par cette conduite vous devenez semblable à Dieu, qui vous dit: «Priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous soyez semblables à votre Père qui est dans les cieux». (Mt 5,44-45)

Ne voyez-vous pas, mes frères, quel gain, quel profit nous retirons des injures? Rien ne plaît tant à Dieu que de ne point rendre le mal pour le mal, que dis-je, le mal pour le mal (1)? Il nous est ordonné de faire tout le contraire, d'obliger ceux qui nous offensent, de prier pour eux. Voilà pourquoi Jésus-Christ comblait de bienfaits celui qui le devait trahir, il lui lavait les pieds, il lui faisait des reproches en secret, il le réprimandait avec modération et avec douceur, il l'honorait de ses services, de sa table, de son baiser. Et néanmoins Judas n'en est pas devenu meilleur; Jésus-Christ n'a pourtant pas cessé de faire ce qui était en lui.

1. Ne vous laissez point vaincre par le mal, dit l'Apôtre, mais travaillez à vaincre le mal par le bien. (Rm 41,21)

Mais, je le vois, mes frères: vous présenter l'exemple du Maître, c'est vous proposer un trop grand modèle: passons à l'exemple des serviteurs, tirons-en notre instruction; et ce qui aura plus de force, servons-nous ici de l'Ancien Testament, de telle sorte que vous voyiez bien que la rancune est un crime sans excuse. Voulez-vous que je vous propose Moïse pour modèle, ou que je remonte encore plus haut? Plus les exemples sont anciens, et plus ils nous accablent. Pourquoi? Parce qu'alors il était plus difficile de pratiquer la vertu. Les hommes alors n'avaient point de lois écrites, ils n'avaient pas les exemples des anciens, mais la nature humaine, nue et sans armes, combattait par elle-même, par ses propres forces; elle était obligée de naviguer sans lest sur la vaste mer de ce monde. Voilà pourquoi l'Ecriture, faisant l'éloge de Noé, ne dit pas simplement qu'il était parfait, mais elle ajoute: «Au milieu des hommes qui vivaient alors». (Gn 6,9) Par là, elle fait voir que c'était dans un temps où il y avait bien des obstacles à surmonter; d'autres, dans la suite, se sont signalés; Noé pourtant sera honoré à l'égal des plus grands, vu le temps où il était parfait.

Qui donc avant Moïse a été doux et patient? Le bienheureux Joseph, ce brave et généreux athlète, qui ayant brillé par sa chasteté, ne se signala pas moins par sa patience. Joseph fut vendu par ses frères, à qui il n'avait fait aucun mal; ou plutôt il avait été pour eux le serviteur le plus empressé, et ils l'outragèrent par un blâme injurieux; mais Joseph ne se vengea point, quoiqu'il eût toute l'affection de son père: et il fut leur porter du pain dans le désert; ne les trouvant pas, il ne s'impatienta point, il ne s'en retourna pas. S'il eût voulu se venger, l'occasion était belle: mais au contraire, il eut toujours un coeur de frère pour ces bêtes féroces, pour ces âmes barbares et inhumaines. Puis, jeté dans une prison, lorsqu'on lui en demanda le sujet, il ne dit aucun mal de ses frères, mais seulement: je n'ai rien fait; et «j'ai été enlevé par fraude de la terre des Hébreux». (Gn 40,15) Et dans la suite, aussitôt qu'il fut élevé en dignité et en puissance, il leur donna du pain, les tira de leur misère, les arracha à une infinité de maux: car si nous veillons, si nous sommes attentifs sur nous-mêmes, la méchanceté du prochain n'est point capable de nous détourner de la vertu. Mais ses frères en avaient usé à son égard d'une manière bien différente: ils l'avaient dépouillé de sa robe, ils avaient voulu le faire mourir, et ils lui avaient reproché le songe qu'il leur avait raconté; et encore qu'il leur eût apporté de quoi manger, ils cherchaient à lui ôter la vie ou la liberté. (Gn 37) Ils mangeaient et laissaient mourir de faim leur frère, qu'ils avaient dépouillé et jeté dans une [457] citerne: est-il rien de plus barbare et de plus inhumain? N'étaient-ils pas plus cruels que des assassins? Ils le tirèrent ensuite de la citerne, mais ce fut pour l'exposer à mille morts, en le vendant à des hommes barbares et féroces, qui devaient l'emmener chez un peuple barbare.

Elevé sur le trône, Joseph, non-seulement ne se vengea point de ses frères, mais encore il excusa leur crime, autant qu'il le pouvait, attribuant tout ce qu'ils avaient fait, non à leur méchanceté, mais à un ordre particulier de la divine Providence. Et s'il fit quelque chose contre eux, ce ne fut point par un dessein de vengeance, mais par feinte, pour les sonder et découvrir leurs sentiments pour son frère Benjamin. Et dès qu'il a reconnu qu'ils le défendent et le protégent, son coeur ne pouvant plus se déguiser, les larmes lui coulent aussitôt des yeux, il embrasse ses frères, comme s'il en eût reçu de grands bienfaits, lui à qui ils avaient voulu jadis ôter la vie: et il les fait tous venir dans l'Egypte, où il les comble de toutes sortes de biens.

Quelle excuse aurons-nous donc un jour, nous qui, vivant après la loi, après la grâce, après de si grandes et si nouvelles leçons de vertu, n'aurons pas même imité celui qui a vécu avant la loi et avant la grâce? Qui nous délivrera du supplice? Car rien n'est pire ni plus dangereux que le souvenir des injures. Celui qui devait dix mille talents en est une preuve manifeste: on lui avait d'abord remis sa dette; mais après, on le força de la payer. (Mt 18,24) Dieu lui avait remis sa dette par compassion et par miséricorde; mais sa propre méchanceté, mais sa dureté envers son compagnon, furent cause que le Seigneur lui fit tout payer. Considérons ces choses, mes frères, et pardonnons à notre prochain ses fautes et ses offenses, ou plutôt répondons à ces offenses par des bienfaits, afin que nous puissions obtenir la miséricorde de Dieu, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire et l'empire appartiennent dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il.



72

HOMÉLIE LXXII. EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ; JE VOUS LE DIS: QUICONQUE REÇOIT CELUI QUE J'AURAI ENVOYÉ, ME REÇOIT MOI-MÊME: ET QUI ME REÇOIT REÇOIT CELUI QUI M'A ENVOYÉ. (Vv 20-35)

Jn 13,20-35

ANALYSE.

1. Pourquoi, tous les disciples étant dans la crainte, Jean était couché sur le sein de Jésus.
2. Insensibilité de Judas. - Pourquoi Jésus-Christ avait une bourse.
3. Discours après la Cène. - Ce ne sont pas les miracles, mais c'est la charité qui fait et qui montre les disciples de Jésus-Christ. - Reproches que faisaient les gentils aux chrétiens, et sur les miracles; et sur la charité. - En quoi les apôtres ont fait paraître leur charité. - Les gentils observent les vices et les fautes des chrétiens, pour se fortifier dans leurs sentiments et se défendre d'embrasser la religion chrétienne.

7201 1. Dieu octroie de grandes récompenses à ceux qui protègent ses serviteurs et qui leur font du bien; et le profit que nous retirons d'une telle conduite est immédiat. Car Jésus-Christ dit: «Celui qui vous reçoit, me reçoit; et qui me reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé». Recevoir Jésus-Christ, recevoir son Père, qu'y a-t-il de comparable à ce bonheur?

Mais quel rapport ont ces paroles avec celles [458] qui les précèdent? qu'ont-elles de commun avec ce qu'a dit auparavant Jésus-Christ? «Vous serez heureux si vous pratiquez ces choses: celui qui vous reçoit?» Toutes ces paroles s'accordent fort bien, mais voyez comment. Les disciples devaient sortir de leur patrie, se répandre dans le monde, et souffrir de grands maux; le divin Sauveur les console par deux arguments: l'un qu'il tire de lui-même, l'autre qu'il emprunte aux autres. Si vous vous appliquez à votre ministère, si vous pensez sagement, dit-il, si vous vous souvenez de moi, et si vous considérez ce que j'ai souffert et tout ce que j'ai fait, vous souffrirez plus facilement le travail et les afflictions; et non-seulement vous vous consolerez par ces réflexions, mais encore par les hommages que vous recevrez de tout le monde. Jésus-Christ marque le premier de ces points, en disant: «Si vous pratiquez ces choses, vous serez heureux»; l'autre, par ces paroles: «Celui qui vous reçoit, me reçoit». Il leur a fait ouvrir les maisons de tout le monde, en sorte qu'ils ont été doublement consolés et par la fermeté de leur caractère, et par le zèle de ceux qui les ont honorés.

Jésus-Christ, après avoir donné ces instructions à ses disciples comme devant parcourir le monde entier, pensant que le traître serait privé de l'un et de l'autre, et qu'il ne recevrait aucun de ces avantages; qu'il serait privé, et de la patience dans les épreuves et des bons offices de ceux qui devaient recevoir ses apôtres, se troubla de nouveau (1). C'est pour marquer ce trouble, et déclarer quelle en fut la cause, que l'évangéliste ajoute: «Jésus ayant dit ces choses, troubla son esprit, et se déclara ouvertement, en disant: Un d'entre vous me trahira (
Jn 13,21)». Le Sauveur ne le nommant point, les jette tous encore dans la crainte et dans l'effroi (Jn 13,22). Les disciples sont inquiets et en peine, quoiqu'ils ne se sentent coupables d'aucun mal, parce que le jugement de Jésus-Christ leur parait plus sûr que l'opinion qu'ils peuvent avoir d'eux-mêmes; c'est pourquoi ils se regardaient l'un l'autre. Le Sauveur diminuait la crainte en restreignant la trahison à un seul, mais en disant: «Un d'entre vous», il les troublait et les effrayait tous. Quoi donc? Ils se regardaient tous l'un l'autre; mais Pierre, toujours vif et bouillant, «fit signe à Jean (Jn 13,24)». Car, comme peu de temps auparavant il avait été réprimandé, et avait voulu empêcher son Maître de lui laver les pieds; comme il est partout entraîné par son amour, et partout censuré, voilà pourquoi il est timide et craintif, il ne peut se retenir; il n'ose point davantage ouvrir la bouche, mais il cherche à s'éclairer par le ministère de Jean.

1. C.-à-d. il eut de l'horreur pour l'action que Judas méditait, et fut en même temps ému, envisageant sa mort qui n'était pas éloignée. Jésus se troubla à la vue de sa mort, et à la présence de Judas, mais ce trouble fut volontaire, de même que celui qu'il excita dans lui-même à l'approche du tombeau de Lazare, et ensuite dans le jardin des Oliviers.

Il se présente ici une question digne de notre attention et de nos recherches; pourquoi, tous étant dans l'inquiétude et dans la crainte, et le chef lui-même dans le trouble et dans la terreur, Jean, comme s'il eût été dans la joie, se couche sur le sein de Jésus, et non-seulement il s'y repose, mais aussi il y laisse tomber sa tête; et ce n'est point là seulement la question qui est digne de nos recherches, mais encore ce qui suit. Quoi? ce que Jean dit de lui-même: «Le disciple que Jésus aimait». Pourquoi aucun autre n'a parlé de lui en ces termes? et d'ailleurs les autres aussi étaient aimés? Mais celui-ci l'était plus que tous les autres. Que si nul autre n'a parlé de lui en ces termes, et si Jean lui-même est le seul qui l'ait fait, il n'est rien en cela qui nous doive surprendre. Saint Paul, dans l'occasion, en a usé de même, il a dit: «Je connais un homme, qui fut ravi il y a quatorze ans». (2Co 22,2) Et encore le saint apôtre a raconté beaucoup de choses qui ne lui font pas médiocrement honneur.

Jean entend cette parole: «Suivez-moi» (Mt 4,21); sur-le-champ il quitte ses filets et son père, et il suit: croyez-vous que ce soit là peu de chose? Et que Jésus l'ait pris avec Pierre, et l'ait mené à l'écart sur une montagne (Mt 17,1); selon vous, est-ce là peu de chose? Et encore qu'il soit entré avec son Maître dans la maison du grand prêtre (1)? Mais Jean lui-même, quel éloge n'a-t-il pas fait de Pierre? Il n'a point passé sous silence ces paroles de Jésus-Christ: «Pierre, m'aimez-vous plus que ne font ceux-ci?» (Jn 21,15) Partout il le représente vif et bouillant, et (459) sincèrement attaché à son Maître. Au reste, c'est par un grand amour pour Jean que Pierre fit cette demande: «Et celui-ci, Seigneur, que deviendra-t-il?» (Jn 21,21)

1. Saint Chrysostome, saint Jérôme, Théophilacte et plusieurs autres, ont cru que lorsque saint Jean dit: «Un autre disciple, qui était connu du grand-prêtre», il parle de soi, et que, par conséquent, il veut dire qu'il entra avec le Sauveur dans la maison du grand-prêtre. Plusieurs commentateurs en doutent, et combattent ce sentiment. Il serait trop long de rapporter les raisons de part et d'autre, et de les discuter. Ce qu'on peut dire de plus juste sur ces sortes de questions douteuses, sur lesquelles on a peu de lumières, c'est ce que dit saint Augustin, qu' «on ne doit pas témérairement prononcer sur une chose dont l'Ecriture ne dit rien». In Joan Tract. CXIII.

Nul autre n'a parlé de Jean de la sorte, et Jean lui-même ne l'aurait point fait si l'occasion présente ne l'y eût engagé. Si, après avoir rapporté que Pierre avait fait signe à Jean de demander «qui était le traître», il n'eût rien ajouté, sûrement il nous aurait jeté dans l'inquiétude et dans le doute, et nous aurait mis dans la nécessité d'en chercher la raison; voilà pourquoi il l'apporte lui-même, en disant: «Il se reposa sur le sein de Jésus».

Lorsque vous entendez que Jean était couché sur le sein de Jésus, et qu'il était si familier avec son Maître, croyez-vous avoir appris peu de chose? Mais si vous demandez ce qui lui procurait cet honneur et cet avantage, je vous dirai que c'est l'amour que Jésus avait pour lui; c'est pourquoi il dit: «Celui que Jésus aimait». Pour moi, je pense que Jean eut un autre sujet de faire cette question, et que c'était pour se montrer innocent du crime dont le Maître accusait l'un d'entre eux. Voilà pourquoi il interroge hardiment et avec confiance; et en effet, pour quelle autre raison ne fait-il cette demande que lorsque le chef des apôtres lui fait signe? C'est afin que vous ne croyiez pas que Pierre s'adresse préférablement à lui, comme étant plus grand que les autres, aussi Jean déclare que c'est à cause que Jésus l'aimait beaucoup.

Pourquoi Jean se reposa-t-il sur le sein de Jésus-Christ? C'est parce qu'en général les disciples n'avaient pas encore une digne opinion de lui, et à l'égard de Jean, il soulageait par là son affliction. Il y a toute apparence qu'ils avaient tous le visage fort triste; car si leur âme était pleine de trouble et de tristesse, leur visage sans doute l'était beaucoup plus encore. Jésus-Christ les console donc et par ses paroles, et par la réponse qu'il fait à cette demande, et il invite Jean à reposer sa tête sur son sein. Mais remarquez que cet évangéliste est très éloigné du faste et de l'ostentation; il ne se nomme pas, mais il dit: «Celui que Jésus aimait». De même que fait saint Paul, lorsqu'il dit: «Je connais un homme qui fut ravi il y a quatorze ans».

Voici enfin la première fois que Jésus désigne ouvertement le traître, sans toutefois le nommer. Comment? En disant: «C'est celui à qui je présenterai du pain que je vais tremper (Jn 13,26)». Cela même est un reproche de la perfidie de Judas, traître envers celui dont il partageait la table et le pain. Que ce repas, pris en commun, n'ait pas eu le pouvoir de le retenir, je le passe; mais quel homme n'aurait pas été fléchi par ce morceau de pain présenté de la main d'un tel Maître? Eh bien! son coeur n'en est point attendri. Voilà pourquoi Satan entra aussitôt dans lui (Jn 13,27), se riant, se jouant de son impudence. Tant qu'il a été du nombre et dans la société des apôtres, Satan n'a osé entrer en lui, et il s'est contenté de l'attaquer du dehors. Mais aussitôt que Jésus-Christ l'a fait connaître et l'a exclu du sacré collège, le démon s'est librement jeté sur lui, et s'en est mis en possession. Judas étant si méchant et si incorrigible, il ne convenait pas qu'il demeurât davantage dans la maison de son Maître. Voilà pourquoi Jésus le chassa; Satan s'empare alors de ce membre retranché, et le traître quittant les apôtres, sortit de nuit. Jésus lui dit: «Mon ami, faites au plus tôt ce que vous faites (Jn 13,27); mais nul de ceux qui étaient à table ne comprit cela (Jn 13,28)».

2. Quelle insensibilité! Comment ne s'est-il pas laissé fléchir, et n'a-t-il pas été couvert de honte et de confusion? comment est-il devenu plus hardi et plus impudent? comment est-il sorti? Au reste, cette parole de Jésus: «Faites au plus tôt», n'est point un ordre ni un conseil; c'est un reproche, c'est une marque du désir qu'il a que ce malheureux change et se convertisse; mais son coeur s'étant endurci, le Seigneur l'a abandonné. «Mais», dit l'évangéliste, «nul de ceux qui étaient à table n'a compris cela». Sur quoi on peut agiter une grande question: comment les disciples ayant demandé: «Qui est-ce?» Et Jésus ayant répondu: «C'est celui à qui je donnerai le morceau de pain trempé», ils ne comprirent pas encore pourquoi leur Maître avait dit cela. Peut-être répondit-il si bas que personne ne l'entendit. Jean ayant sa tête inclinée sur le sein de son Maître, lui parla peut-être à l'oreille, en sorte que le traître ne fut point découvert; peut-être Jésus répondit de manière qu'il ne [460] se fit point entendre. Et alors, malgré ces paroles significatives de Jésus: «Mon ami, faites au plus tôt ce que vous faites», ils ne comprirent point ce qu'il voulait dire.

Jésus-Christ parlait de la sorte, pour faire voir que ce qu'il avait dit aux Juifs sur sa mort était véritable, savoir: «J'ai le pouvoir de quitter la vie, et j'ai le pouvoir de la reprendre; et personne ne me la ravit». (Jn 10,18) Donc, tant que Jésus-Christ a voulu conserver la vie, personne n'a pu la lui ravir; mais lorsqu'il a permis qu'on la lui ôtât, alors il a été facile de la lui ôter. C'est aussi pour insinuer toutes ces choses qu'il a dit: «Faites au plus tôt ce que vous faites». Et à ces paroles, les disciples ne connurent point encore le traître; ils l'auraient peut-être mis en pièces, s'ils l'avaient connu; peut-être Pierre l'aurait tué. Voilà pourquoi nul de ceux qui étaient à table ne comprit ce que Jésus avait dit. Quoi! Jean ne le comprit pas? Non, Jean ne le comprit pas lui-même; il ne put penser qu'un disciple fût capable d'une si grande méchanceté et d'une si noire perfidie. Comme ils étaient bien éloignés de se porter à un si grand crime, ils ne pouvaient soupçonner que d'autres en fussent capables. Comme aussi le Maître leur avait dit auparavant: «Je ne dis pas ceci de vous tous (Jn 13,18)», et n'avait jamais dénoncé le coupable; maintenant, de même, ils ont cru qu'il parlait de quelqu'autre.

«Il était nuit», dit l'évangéliste, «lorsque Judas sortit (Jn 13,30)». Pourquoi me marquez-vous la nuit? C'est afin que vous connaissiez la hardiesse et l'effronterie de cet homme, dont le temps même de la nuit n'a pu arrêter la violence. Mais cette circonstance ne le fit point connaître encore. Les disciples donc, saisis de crainte et d'une grande frayeur, étaient dans le trouble, et ils n'avaient point compris le vrai sens de ces paroles: mais «ils pensaient que Jésus avait dit cela à Judas, afin qu'il donnât quelque chose aux pauvres». Car le divin Sauveur avait grand soin des pauvres, pour nous apprendre à montrer un grand zèle pour le même objet. Et ils avaient raison de penser de la sorte, puisque Judas avait la bourse.

Mais, dira quelqu'un: nulle part il n'est dit qu'on ait donné de l'argent à Jésus-Christ. Seulement l'évangéliste rapporte que des femmes qui lui étaient attachées, et qui le suivaient pour écouter sa doctrine, fournissaient de leurs biens de quoi subvenir à sa nourriture et à ses besoins; mais il ne laisse nullement penser qu'on lui ait jamais donné de l'argent. Pourquoi donc celui qui défend à ses disciples de ne porter avec eux dans leurs voyages, ni sac, ni argent, ni bâton, faisait-il lui-même porter une bourse pour le service des pauvres? C'est pour vous apprendre que celui même qui n'a rien et qui porte sa croix, doit sur toutes choses avoir un grand soin d'assister les pauvres. Car le Seigneur faisait bien des choses uniquement pour notre instruction.

Les disciples crurent donc que Jésus avait dit cela à Judas, afin qu'il donnât quelque argent aux pauvres. Et néanmoins que le Sauveur ait patienté jusqu'au dernier jour, et qu'il n'ait pas voulu le diffamer, ni le faire connaître jusqu'à ce moment, ce traître n'en a point été touché ni amolli. Nous devons imiter, mes frères, cette douceur et cette charité: quelque grands et énormes que soient les péchés de nos frères, nous ne devons pas les divulguer. Encore plus tard, notre divin Maître donna un baiser à Judas, lorsque celui-ci venait pour le trahir, lorsqu'il se présentait à lui pour commettre l'action la plus noire et la plus horrible; lorsqu'il venait le prendre pour le livrer à la croix et à la mort la plus ignominieuse; c'est alors même qu'il lui donne de nouveaux témoignages de sa bonté et de sa miséricorde. Et il appelle cela gloire, pour nous apprendre que ce qui paraît le plus honteux et le plus ignominieux, nous illustre et nous couvre de gloire, lorsque c'est pour Dieu que nous le faisons.

1. Il est à observer que c'est ici une objection que se propose, en passant, notre saint Docteur, et à laquelle il ne répond que par rapport à la vue et au dessein qu'il avait d'exhorter ses auditeurs d'être attentifs et soigneux à faire l'aumône, et il le fait par ces paroles: «C'est pour vous apprendre, etc...» L'éditeur de saint Chrysostome dit que cet endroit est un peu obscur, et difficile à comprendre. - La supposition que je fais de l'objection qui se montre pour ainsi dire d'elle-même me parait l'éclaircir. J'ai seulement suppléé quelques mots qu'attirent nécessairement le sens et la suite du discours.

Après donc que Judas fut sorti pour accomplir sa trahison, Jésus dit: «Maintenant le Fils de l'Homme est glorifié (Jn 13,31)». Relevant par ces paroles l'esprit des disciples, qui était dans l'abattement et dans la consternation, il leur fait voir et les convainc que non-seulement ils n'ont pas lieu de s'affliger, mais qu'ils doivent même se réjouir. C'est pour cela qu'au commencement, Pierre «ne connaissant point (461) encore cette véritable gloire» (Mt 16,22), ne craignit pas de reprendre son Maître. Car, vaincre la mort par la mort même, c'est une grande gloire, et c'est là ce que dit Jésus-Christ de lui-même: «Quand j'aurai été élevé, alors vous connaîtrez qui je suis» (Jn 8,28); et encore: «Détruisez ce temple» (Jn 12,33); et derechef: «Il ne leur sera point donné d'autre signe que celui de Jonas». (Lc 11,29) Après sa mort, pouvoir faire de plus grandes choses qu'avant sa mort, comment ne serait-ce point là une très-grande gloire? En effet, afin que les peuples crussent à la résurrection, les disciples et les prédicateurs de la résurrection ont fait de plus grands prodiges. Disons-le: si Jésus-Christ n'était pas ressuscité, s'il n'avait pas vécu après sa mort, s'il n'eût pas été Dieu, comment ses disciples auraient-ils fait en son nom de si grandes oeuvres et de si grands miracles?

«Et Dieu le glorifiera (Jn 13,32)». Que veut dire cela: «Dieu le glorifiera en lui-même?» C'est-à-dire: Il le glorifiera par lui-même et non par une autre; et il le glorifiera aussitôt, il le glorifiera en même temps avec la croix. Non, dit-il, il ne tardera pas, et ce ne sera pas longtemps après sa résurrection qu'il fera éclater sa gloire; mais dès qu'il sera attaché à la croix, des signes éclatants et des prodiges paraîtront, et dans le ciel, et sur la terre. On les vit, ces signes éclatants et ces prodiges: le soleil fut obscurci, les pierres se fendirent, le voile du temple se déchira en deux, plusieurs corps de saints qui étaient dans le sommeil de la mort, ressuscitèrent (Lc 26,45 Mt 27,54) (Mt 27,66); les Juifs, pour s'assurer du sépulcre, scellèrent la pierre et y mirent des gardes; et quoiqu'on eût fermé avec une grosse pierre le tombeau où était le corps, ce corps ressuscita et sortit du tombeau. Quarante jours après, les disciples reçurent le Saint-Esprit, et aussitôt ils prêchèrent Jésus ressuscité. Voilà ce que signifie cette parole: «Dieu le glorifiera en lui-même»; et il le glorifiera incontinent, non par les anges, non par quelque autre puissance, mais par lui-même.

3. Comment Dieu l'a-t-il glorifié par lui-même? En faisant tout pour la gloire de son Fils. Mais le Fils a fait toutes choses. Ne le voyez-vous pas, mes frères, que Jésus rapporte au Père les oeuvres du Fils?

«Mes petits enfants, je n'ai plus que peu de temps à être avec vous. Vous me chercherez, et comme j'ai dit aux Juifs qu'ils ne pourraient venir où je vais, je vous dis aussi à vous autres que vous ne le pouvez présentement (Jn 13,33)». Jésus-Christ commence maintenant, après le souper, à entretenir ses disciples de choses tristes: car, lorsque Judas sortit, ce n'était pas le soir, mais la nuit. Comme ceux qui le venaient prendre allaient incessamment arriver, il fallait qu'il leur donnât ses ordres et toutes ses instructions, afin qu'ils n'oubliassent et n'omissent rien de ce qu'ils devaient faire; ou plutôt le Saint-Esprit les faisait ressouvenir de tout ce que leur Maître leur avait dit (Jn 14,26); il y a même beaucoup d'apparence que plusieurs choses se perdirent alors de leur mémoire, et parce qu'ils les entendaient pour la première fois, et parce qu'ils avaient bien des traverses et des afflictions à essuyer. Ils se laissèrent aller au sommeil, comme le rapporte un autre évangéliste; et ils étaient en proie à la tristesse, comme le leur dit Jésus-Christ lui-même: «Mais parce que je vous ai dit ces choses, votre coeur a été rempli de tristesse» (Mt 26,40 Mt 26,43 Mt 26,45 Jn 16,6); comment donc auraient-ils pu retenir exactement toutes ces choses?

Mais pourquoi, dans cet état de tristesse et d'accablement, Jésus-Christ les leur disait-il? C'est parce qu'ils en tiraient un grand profit et un grand avantage qui tournait à sa gloire, lorsque, dans la suite, les voyant visiblement arriver, ils se rappelaient qu'il les leur avait toutes prédites. Mais encore, pourquoi le Sauveur abat-il ainsi l'esprit de ses disciples, en disant: Je n'ai plus que peu de temps à être avec vous? Ils auraient bien pu répliquer: Vous avez raison de dire cela aux Juifs, mais pourquoi nous confondez-vous avec ces ingrats? Non, il ne les confond point. Pourquoi dit-il donc: «Comme j'ai dit aux Juifs?» C'est pour les faire souvenir que ce n'est point l'approche du danger qui lui dicte ce langage, et que dès longtemps il est averti; eux-mêmes en sont témoins, eux qui ont entendu faire ces prédictions aux Juifs. C'est pourquoi il a ajouté: «Mes petits enfants», afin qu'entendant ces paroles: «Comme j'ai dit aux Juifs», ils ne crussent pas qu'il les leur disait de la même manière et dans le même sens. Ce n'a donc point été pour jeter ses disciples dans l'abattement et dans la tristesse, que leur Maître leur a dit cela, mais pour les consoler [462] et les prévenir, de peur qu'ils ne fussent un jour troublés des calamités qui fondraient sur eux à l'improviste.

«Vous ne pouvez venir où je vais». Par ces paroles, le Sauveur fait connaître que sa mort est une translation et un passage à un meilleur état, en un lieu où les corps périssables ne sont point reçus. Il dit aussi ces choses pour exciter leur amour et le rendre plus vif et plus ardent. Vous le savez, mes frères, lorsque nous voyons partir quelques-uns de nos plus grands amis, l'amour que nous avons pour eux s'enflamme davantage, et surtout si nous les voyons aller dans un pays où nous ne saurions aller nous-mêmes. Encore une fois, Jésus-Christ a dit ces choses, et pour effrayer les Juifs, et pour allumer l'amour de ses disciples. Le lieu où je vais est tel, dit-il, que ni eux, ni vous autres, qui êtes mes plus grands amis, vous n'y pouvez venir; en quoi il fait aussi connaître sa dignité. «Et je vous le dis présentement», mais différemment à eux, différemment à vous; c'est-à-dire, je ne vous le dis pas comme à eux, ni pour vous confondre avec eux.

Quand les Juifs ont-ils cherché Jésus? Quand l'ont cherché les disciples? Les disciples l'ont cherché lorsqu'ils fuyaient de tous côtés; les Juifs, lorsqu'ils tombèrent dans une extrême calamité, dans des malheurs inouïs, lorsque leur ville fut prise et que la colère de Dieu les environnant de toutes parts, s'appesantit entièrement sur eux. Jésus-Christ parla donc autrefois de la sorte aux Juifs, à cause de leur incrédulité; maintenant il parle à vous, disciples, afin de vous préparer aux malheurs qui vous sont réservés.

«Je vous fais un commandement nouveau (Jn 13,34)». Comme il était vraisemblable que les disciples, entendant ces choses, seraient saisis de peur et d'effroi, ainsi que des gens près d'être absolument abandonnés, leur Maître les console, et, pour les rassurer et les fortifier, il implante dans leur coeur la racine de toutes sortes de biens, savoir, la charité; comme s'il disait: parce que je m'en vais, vous êtes tristes et abattus; mais si vous vous aimez les uns les autres, vous serez plus forts et plus courageux. Pourquoi donc ne le leur a-t-il pas dit en ces termes? Parce que la manière dont il le leur a dit était beaucoup plus utile et plus avantageuse.

«C'est en cela que tous connaîtront que vous êtes mes disciples (Jn 13,35)». Par ces paroles Jésus-Christ leur déclare que les ayant fondés dans la charité, et marqués de ce signe, rien ne pourra dissiper ceux qu'il s'est ainsi réunis. Au reste, le Sauveur leur a fait cette prédiction après que le traître est sorti et s'est séparé d'eux. Mais pourquoi appelle-t-il nouveau un commandement inscrit dans l'ancienne loi? C'est parce qu'il l'a rendu nouveau par la manière dont il l'a promulgué; qu'ayant dit: «Vous vous aimerez les uns les autres», il a ajouté: «Comme je vous ai aimés». Je n'ai point acquitté une dette, je ne vous ai point aimés en récompense de vos mérites précédents, mais j'ai commencé moi-même le premier à vous aimer, dit-il, et à vous faire du bien; ainsi il faut que vous, de même, vous fassiez du bien à vos amis, même sans avoir vis-à-vis d'eux aucune obligation. Et sans parler des miracles qu'il leur devait donner le pouvoir de faire, il les distingue par la charité. Pourquoi? Parce que c'est là principalement ce qui fait, ce qui caractérise les saints; car la charité est la base de toute vertu. C'est principalement par la charité que nous acquérons tous le salut. C'est là, dit Jésus-Christ, c'est là être mon disciple, et tous vous loueront s'ils vous voient imiter mon amour et ma charité.

Quoi donc? Ne sont-ce pas plutôt les miracles qui font connaître les disciples de Jésus-Christ? Nullement. «Car plusieurs diront: Seigneur, n'avons-nous pas chassé les démons en votre nom?» (Mt 7,22) Et encore: Les disciples étant dans la joie de ce que les démons obéissaient à leur commandement, Jésus leur dit: «Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le ciel». (Lc 10,20) Si les miracles ont converti le monde, c'est que la charité préexistait; sans la charité il n'y aurait pas eu de miracles. C'est la charité, c'est l'union de tous les coeurs qui a fait la vertu des disciples. S'il y avait eu de la division parmi les disciples, tout aurait été perdu. Et le Sauveur n'a point dit cela seulement pour ses disciples, mais encore pour tous ceux qui croiraient en lui dans la suite, car aujourd'hui même rien ne scandalise tant les gentils que de voir qu'il n'y a point de charité parmi nous; mais, direz-vous, ils nous reprochent aussi qu'il ne se fait plus de miracles. Il est vrai, mais pas si fortement.

(463) En quoi les apôtres ont-ils fait paraître leur charité? Ne voyez-vous pas que Pierre et Jean ne se séparent jamais lorsqu'ils vont au temple? Ne voyez-vous pas quelle affection Paul avait pour ses frères? et vous doutez encore? Si les apôtres ont été ornés des autres vertus, ils ont possédé, à plus forte raison, celle qui est la source de tous les biens; car la charité croît dans l'âme qui est douée de la vertu, elle sèche et périt dans celle où règne l'iniquité. «Lorsque l'iniquité sera très-grande», dit Jésus-Christ, «la charité de plusieurs se refroidira». (Mt 24,12) Sûrement les gentils ne sont pas autant gagnés par les miracles que de la vie que nous menons, et rien ne perfectionne la vie comme la charité. Ils ont souvent appelé fourbes ceux qui faisaient des miracles; mais ils n'ont pas de prise sur une vie pure et sainte. Avant que la prédication de l'Evangile eût fait de si grands progrès, on avait raison d'admirer les miracles, mais maintenant c'est la vie qui nous doit rendre admirables. Rien ne touche et ne persuade tant les gentils que la vertu; rien aussi ne leur est un plus grand sujet de scandale que la méchanceté, et cela se conçoit.

Lorsqu'un gentil voit qu'un avare, qu'un ravisseur du bien d'autrui prêche les vertus contraires à ces vices et enseigne ce qu'il ne pratique point lui-même, lorsqu'il voit que celui à qui la loi commande d'aimer ses ennemis se déchaîne contre ses concitoyens comme une bête féroce, il traite nos préceptes de contes et de sottises. Quand il voit qu'aux approches de la mort un chrétien est saisi de crainte et d'effroi, comment recevra-t-il le dogme de l'immortalité? Quand il verra parmi nous des hommes ambitieux ou possédés d'autres vices et d'autres passions, il demeurera plus ferme dans son sentiment et n'aura que du mépris pour notre religion, car c'est nous, mes frères, c'est nous qui sommes la cause qu'ils persistent dans leur erreur. Depuis longtemps ils n'ont que du mépris pour leurs dogmes et une égale admiration pour les nôtres; mais aujourd'hui notre vie et nos moeurs les écartent et les font fuir. En effet, il est aisé de philosopher en paroles, et plusieurs parmi eux ont philosophé de la sorte; mais ils demandent quelque chose de plus, ils demandent la pratique. Qu'on leur dise: Rappelez-vous nos anciens, ils ne nous écoutent point, ils ne veulent point remonter si haut, ils nous regardent, nous, et ils examinent ce que nous sommes présentement; montrez-nous, disent-ils, montrez-nous votre foi par vos oeuvres (1). Et c'est ce que nous ne saurions faire. Au contraire, ils nous voient nous acharner contre notre prochain, et le traiter plus cruellement que ne font les bêtes féroces, et ils nous appellent le fléau du monde.

Voilà ce qu'allèguent les gentils pour se défendre d'entrer parmi nous. Aussi nous en porterons la peine, nous serons punis non-seulement d'avoir fait le mal, mais aussi d'être cause que le saint nom de Dieu est blasphémé. Jusques à quand serons-nous passionnés pour les richesses, pour les délices? jusques à quand serons-nous livrés aux autres passions? Mettons fin à ces désordres, il est temps. Ecoutez ce que le prophète dit de quelques insensés. «Mangeons et buvons, car nous mourrons demain». (Is 22,13) Véritablement nous ne pouvons pas dire cela de ceux qui vivent aujourd'hui, puisque quelques-uns dévorent eux seuls les biens de tous les autres, comme le leur reproche le même prophète, en disant «Serez-vous donc les seuls qui habiterez sur la terre?» (Is 5,8) C'est pourquoi je crains qu'il ne vous arrive quelque grand malheur, et que nous ne nous attirions les plus terribles vengeances du Seigneur. Dieu veuille nous en préserver! détournons-les donc en nous exerçant à toutes sortes de vertus, pour acquérir les biens futurs, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles! Ainsi soit-il.

1. La foi qui n'a point les oeuvres, dit saint Jacques, est morte en elle-même. On pourra donc dire à celui-là: vous avez la foi, et moi j'ai les oeuvres: montrez-moi votre foi, qui est sans ouvres, et moi je vous montrerai ma foi par mes oeuvres. (Jc 2,17-18)



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HOMÉLIE LXXIII. SIMON PIERRE LUI DIT: SEIGNEUR, OU ALLEZ-VOUS? JÉSUS LUI RÉPONDIT: VOUS NE POUVEZ MAINTENANT ME SUIVRE OU JE VAIS,


Chrysostome sur Jean 71