Chrysostome sur Jean 84

84

HOMÉLIE LXXXIV. C'EST POUR CELA QUE JE SUIS NÉ, ET QUE JE SUIS VENU DANS LE MONDE,

AFIN DE RENDRE TÉMOIGNAGE A LA VÉRITÉ: QUICONQUE APPARTIENT A LA VÉRITÉ, ÉCOUTE MA VOIX. (VERS. 37, JUSQU'AU VERS. 15 DU CHAP. XIX)

Jn 18,37-40 Jn 19,1-15

ANALYSE.

1. Jésus-Christ nous enseigne la patience. - Pilate cherche d'abord à délivrer Jésus.
2. La peur se saisit de Pilate et lui fait prononcer une sentence injuste.
3. Avoir toujours présente la passion de Jésus-Christ, la méditer continuellement. - Elle sera un souverain remède à toutes nos afflictions et à tous nos maux. - Jésus-Christ a souffert, afin que nous marchions sur ses pas. - Imiter sa douceur, et celle des apôtres, pour attirer à la pénitence ceux qui nous ont offensés. - La colère et le mensonge viennent du diable. - Nous sommes inutilement venus au monde et pour notre perte, si nous n'y pratiquons pas la vertu. - La foi seule et destituée des oeuvres ne fait point entrer dans le ciel, elle attire une plus grande condamnation. - Philosophie, vertu des gentils supérieure à celle des chrétiens: grand sujet de honte et de condamnation. - On peut mourir tous les jours, se tenir prêt: faire ici les provisions nécessaires pour ce voyage: là-haut on n'en trouve point.


1. La patience est une vertu admirable, qui délivre l'âme des flots de cette mer orageuse et des malins esprits. Pendant toute sa vie Jésus-Christ nous l'a enseignée, et il nous l'enseigne surtout maintenant qu'on le traîne devant les juges et qu'on le traduit de tribunaux en tribunaux. Il est mené chez Anne, où il répond avec une grande douceur, et au serviteur qui l'a frappé, il fait une réponse capable de réprimer tout faste et tout orgueil. De là on le conduit chez Caïphe, ensuite chez Pilate; il y passe toute la nuit et ne cesse de faire paraître une extrême douceur. Lorsque les Juifs l'accusaient d'être un méchant, ce qu'ils ne pouvaient point prouver, il resta silencieux. Mais lorsque Pilate l'interrogea sur son royaume, alors il lui répondit, et en l'instruisant, il l'éleva à la plus haute et à la plus sublime théologie.

Mais pourquoi Pilate n'examine-t-il pas cette affaire en présence des accusateurs, et pourquoi entre-t-il dans le prétoire? Parce qu'il avait une grande estime et une haute opinion de Jésus, et qu'il voulait, loin des clameurs des Juifs, s'informer exactement de tout. Ensuite, lorsqu'il eut dit à Jésus: Qu'avez-vous fait? Jésus-Christ, à la vérité, ne lui répondit point sur cette question, mais il l'instruisit de ce qu'il tenait le plus à savoir, de son royaume; c'est sur quoi il lui a répondu par ces paroles: «Mon royaume n'est point de ce monde», c'est-à-dire, véritablement je suis roi, mais non pas tel que vous le soupçonnez; mon royaume est infiniment plus glorieux. Par là et par ce qui suit, le divin Sauveur déclare qu'il n'a fait aucun mal. Car celui qui dit: «Je suis né pour cela, et je suis venu pour rendre témoignage à la vérité», déclare qu'il n'a fait aucun mal.

Ensuite, quand Jésus dit: «Quiconque appartient à la vérité, écoute ma voix», il attire Pilate et l'engage à écouter attentivement ce qu'il lui dit; si quelqu'un, dit-il, est vrai, désire, aime la vérité, sûrement il m'écoutera. De cette manière, et avec ce peu de paroles, il l'attire et l'engage à lui dire: «Qu'est-ce que la vérité (Jn 18,38)?» Mais cependant Pilate poursuit l'affaire qui le presse, car il vit bien que la question qu'il venait d'entamer demandait du temps, et il voulait délivrer Jésus de la fureur des Juifs. C'est pour cela qu'il sortit du palais; et que dit-il? «Je ne trouve aucun crime en cet homme». Mais remarquez avec quelle prudence il parle. Il n'a [529] point dit: puisqu'il est coupable et digne de mort, accordez-lui sa grâce en faveur de la fête; mais d'abord il le purge de tout crime et le montre innocent; et alors, par surcroît, il prie, il demande que s'ils ne le veulent pas renvoyer comme innocent, ils l'accordent du moins comme criminel à la fête qui le réclame; c'est pourquoi il dit: «Comme c'est la coutume que je vous délivre un criminel à la fête de Pâques (Jn 18,39)»; et après, comme suppliant pour lui, il ajoute: «Voulez-vous donc que je vous délivre le roi des Juifs? alors ils se mirent à crier tous ensemble: «Nous ne voulons point celui-ci, mais Barabbas (Jn 18,40)?» O sentiments, ô coeurs exécrables! Ils délivrent ceux qui leur sont semblables par la dépravation et la corruption de leurs moeurs, ils délivrent les criminels, et ils demandent la mort de l'innocent, car depuis longtemps c'était là leur coutume.

Mais vous, mon cher frère, considérez la bonté du Seigneur. «Pilate le fit fouetter (Jn 19,1)», peut-être pour apaiser la fureur des Juifs et le délivrer ensuite. Comme effectivement par tout ce qu'il avait fait jusqu'alors il n'avait pu le délivrer, il le fit fouetter, pour les toucher et arrêter le mal, et il permit tout le reste, savoir, que les soldats le revêtissent d'un manteau d'écarlate, et lui missent sur la tête une couronne d'épines (Jn 19,2-3), pour calmer leur colère. Il le leur mena dehors, afin que, le voyant traité si outrageusement et si ignominieusement, ils répandissent toute leur bile et apaisassent leur fureur. Et comment les soldats se seraient-ils portés à tous ces excès et auraient-ils osé commettre toutes ces insolences, si le préteur ne le leur avait ordonné pour complaire aux Juifs? Que s'ils furent d'abord sans son ordre prendre Jésus de nuit, ce fut par complaisance pour les Juifs, et parce que l'argent qu'ils leur avaient donné était capable de leur faire tout entreprendre. Cependant lorsqu'on lui faisait tant et de si grands outrages, Jésus restait dans le silence, de même que lorsqu'on l'interrogeait et qu'il ne répondit rien.

Ne vous contentez pas, mes chers frères, d'écouter le triste récit de cette horrible tragédie; mais ayez toujours présent à l'esprit tout ce qui s'y passa: et voyant le roi du monde et des anges, dont des soldats se moquent, et en actions et en paroles, souffrir tout sans se plaindre, sans dire un seul mot, sachez-le prendre pour modèle. Car lorsque Pilate eût dit: Voilà le roi des Juifs! les soldats le revêtirent, par dérision, d'un manteau d'écarlate. Pilate, ensuite, l'amenant dehors, dit aux Juifs: «Je ne trouve en lui aucun crime (Jn 19,4)». Jésus parut donc devant eux avec cette couronne sur la tête, et ce spectacle ne fut point capable d'apaiser leur colère, mais ils se mirent à crier:«Crucifiez-le! crucifiez-le! (Jn 19,6)» Voyant donc que tout ce qu'il faisait pour délivrer Jésus était inutile, Pilate dit: «Prenez-le vous-mêmes, et le crucifiez». D'où il est visible que c'était uniquement pour céder à leur fureur qu'il avait permis tout ce qu'on avait fait auparavant: pour moi, dit-il: «Je ne trouve en lui aucun crime».

2. Remarquez, mes frères, en combien de manières le juge justifie Jésus-Christ, et comme il s'attache à repousser les fausses accusations des Juifs; mais rien ne put apaiser ces chiens furieux. Car, quand il leur dit: Prenez-le vous-mêmes et le crucifiez, c'est pour dégager sa responsabilité, et pour les pousser à faire ce qui ne leur était point permis. Ils menèrent donc Jésus au gouverneur, afin qu'après qu'il l'aurait jugé, ils le pussent crucifier: mais il arriva au contraire que, par la sentence du juge, il se trouva complètement absous. Sur quoi, se voyant couverts de honte, ils dirent: «Nous avons une loi, et, selon notre loi, il doit mourir, parce qu'il s'est fait Fils de Dieu (Jn 19,7)». Pourquoi donc, le juge vous ayant dit: «Prenez-le vous-mêmes, et le jugez selon votre loi», avez-vous répondu: Il ne «nous est pas permis de faire mourir personne?» (Jn 18,31); et maintenant, vous vous appuyez de votre loi, et vous prétendez que selon votre loi il doit mourir?

Mais considérez leur accusation: «Il s'est fait Fils de Dieu». Dites-moi, je vous prie: Est-ce là un sujet d'accusation? est ce un crime que celui qui fait les oeuvres du Fils de Dieu se dise Fils de Dieu? Que fait donc Jésus-Christ? Comme ils parlaient ensemble de ce chef d'accusation, il gardait le silence, accomplissant cette parole du prophète: «Il n'ouvrira point la bouche, à cause de l'abaissement et de la douleur où il sera (1)». (Is 53,70) Pilate donc, sur cette accusation «de s'être fait Fils de Dieu (Jn 19,8)», eut peur que ce qu'on disait ne fût vrai, et qu'il (530) ne parût lui-même mal faire s'il le délivrait. Mais les Juifs, à qui les oeuvres et les paroles de Jésus manifestaient la vérité, n'ont point d'horreur de leurs accusations et de leurs poursuites; et ils font mourir Jésus pour la même raison qui aurait dû les déterminer à l'adorer. Pilate ne lui demande donc plus: «Qu'avez-vous fait?» Mais, saisi de crainte et de peur, il prend l'enquête de plus haut, et dit: «Etes-vous le Christ (Jn 19,9)?» Mais Jésus ne lui fait aucune réponse, parce que, ayant déjà entendu sa réplique à la même question: «C'est pour cela que je suis né et que je suis venu»; et: «Mon royaume n'est point d'ici»: Pilate, au lieu de s'opposer alors à la fureur des Juifs et de la réprimer, au lieu de le délivrer et le renvoyer absous, avait suivi l'élan donné par eux.

1. J'ai traduit ce passage, partie de mon texte, partie sur celui des Septante.

Les Juifs, se voyant réfutés, et toutes leurs accusations repoussées par de fortes raisons, ont recours à un autre artifice, et accusent Jésus d'un crime public (1). «Quiconque se fait roi», disent-ils, «se déclare contre César». Il fallait donc alors exactement et rigoureusement informer sur une accusation si grave et si importante; il fallait examiner si véritablement Jésus aspirait à la tyrannie, s'il cherchait à détrôner César. Mais le juge ne fait aucune recherche ni information, voilà pourquoi Jésus ne lui répondit point, sachant que ses questions n'étaient point sérieuses. De plus, ses oeuvres lui ayant rendu un témoignage suffisant, il ne voulait pas repousser leurs accusations, ni se justifier par des paroles, pour faire connaître à tout le monde qu'il s'était volontairement livré à la mort.

1. Un crime public: Les Romains distinguaient deux sortes de crimes: les crimes privés, qui ne regardaient que les particuliers, dont la poursuite n'était permise par les lois qu'à ceux qui y étaient intéressés; et les crimes publics, dont la poursuite était permise à toutes sortes de personnes, quoique non intéressées.

Comme Jésus gardait le silence, «Pilate lui dit: Ne savez-vous pas que j'ai le pouvoir de vous faire attacher à une croix (Jn 19,10)?» Ne voyez-vous pas, mes frères, comment ce juge se condamne lui-même par ses paroles? Car on pouvait lui objecter: Si vous avez ce pouvoir absolu, pourquoi, ne trouvant aucun crime en cet homme, ne le renvoyez-vous pas absous? Lors donc qu'il eut prononcé sa sentence contre Jésus, alors le Sauveur lui dit: «Celui qui m'a livré à vous est coupable d'un plus grand péché (Jn 19,11)», lui montrant par là qu'il était aussi lui-même coupable de péché. Ensuite, pour rabattre son faste et sa fierté, il ajoute,: «Vous n'auriez aucun pouvoir, s'il ne vous avait été donné»; par où le Seigneur déclare que ce n'est point par hasard, ni selon l'usage commun que cela s'est fait, mais qu'il y a là dedans un mystère caché. Et de peur qu'entendant ces paroles: «S'il ne vous avait été donné», il ne se crût exempt de tout crime, Jésus-Christ ajoute: «Celui qui m'a livré à vous est coupable d'un plus grand péché».

Mais si ce pouvoir lui avait été donné, ni lui, ni les Juifs, n'étaient coupables. C'est là parler en vain, car le mot: «donné», est mis ici pour permis; c'est comme si le Sauveur eût dit: Dieu a permis que cela arrivât. Mais vous n'êtes pas pour cela exempt de péché. Jésus-Christ effraya Pilate par ces paroles, et se justifia clairement et pleinement. C'est pourquoi le juge cherchait un moyen de le délivrer, mais les Juifs crièrent encore: «Si vous délivrez cet homme, vous n'êtes point ami de César (Jn 19,12)». Comme il ne leur avait servi de rien d'imputer à Jésus des crimes contre la loi, ils se tournèrent perfidement du côté des lois publiques, disant: «Quiconque se fait roi, se déclare contre César». Et en quoi Jésus vous a-t-il paru être un usurpateur? Par quoi pouvez-vous le prouver? Est-ce par la pourpre, par le diadème, par le manteau, par ce qu'ont fait les soldats? Ne marchait-il pas toujours seul avec ses douze disciples, n'usait-il pas dans sa nourriture, dans ses vêtements, dans son logement, de tout ce qu'il y a de plus commun et de plus vil? Mais, ô impudence, ô crainte bien mal placée! En effet, Pilate, craignant le péril auquel il s'exposerait en négligeant une accusation si importante, sortit véritablement du prétoire, comme pour l'examiner; car c'est ce que marque l'évangéliste, et disant: «Il s'assit», mais il n'en fit rien, et, sans autre information ni examen, il livra Jésus aux Juifs s'imaginant qu'il les fléchirait par cette conduite. Que ce fût là sa pensée et son intention; vous vous en convaincrez si vous écoutez ce qu'il dit: «Voilà votre roi (Jn 19,14)». Les Juifs ayant crié: «Crucifiez-le», il ajouta encore: «Crucifierai-je votre roi (Jn 19,15)?» Mais les princes des prêtres se mirent à crier: «Nous n'avons point d'autre roi que César». Par où l'on voit qu'ils se livrent eux-mêmes volontairement à la vengeance divine. C'est [531] pourquoi Dieu les abandonna lorsqu'ils s'étaient eux-mêmes soustraits les premiers à sa providence et à sa protection; et les laissa se conduire à leur sens, et se précipiter à leur ruine, lorsque, tout d'une voix et d'un commun accord, ils l'eurent refusé pour leur roi.

Et certes, ce que venait de dire Pilate aurait dû étouffer toute leur colère: mais ils craignirent que si Jésus-Christ était renvoyé, il n'assemblât de nouveau le peuple, et ils n'épargnaient rien pour l'empêcher. L'amour du pouvoir est une dangereuse passion, et si dangereuse, qu'elle perd l'âme: et c'est cette passion qui a détourné les Juifs d'écouter Jésus-Christ. Pilate veut délivrer Jésus, mais où il devait agir par autorité, il n'emploie que des paroles; de leur côté, les Juifs pressent et crient: «Crucifiez-le». Et pourquoi s'acharnent-ils si âprement à poursuivre sa mort? Parce que mourir sur une croix, c'était mourir d'une mort ignominieuse. Craignant donc qu'on ne conservât dans la suite la mémoire de Jésus, ils s'attachent à lui faire infliger ce honteux, cet infâme supplice, ne sachant point que la vérité franchit tous les obstacles qu'on lui oppose et s'élève au-dessus. Pour vous convaincre que c'est là ce qu'ils, pensaient et ce qu'ils craignaient, écoutez ce qu'ils disent: «Nous avons entendu dire à ce séducteur: Dans trois jours je ressusciterai». (Mt 27,63) Voilà pourquoi ils confondaient, ils renversaient tout afin de le diffamer, de noircir et d'éteindre sa mémoire à perpétuité. Voilà pourquoi, ils ne cessaient point de crier «Crucifiez-le»; c'est-à-dire, la grossière populace que les princes des prêtres avaient gagnée et corrompue.

3. Mais nous, mes frères, ne nous contentons pas de lire l'histoire de la passion du Sauveur; portons-la continuellement dans notre esprit et dans notre coeur; ayons toujours présents à nos yeux la couronne d'épines, le manteau, le roseau, les soufflets, les coups qu'on lui a portés aux yeux, les crachats, les dérisions, les moqueries. La fréquente méditation de ces ignominies apaisera toute notre colère. Si l'on se moque de nous, si l'on nous maltraite injustement, disons alors: «Le serviteur n'est pas plus grand que le maître». (Jn 15,20) Et rappelons-nous les paroles des Juifs, lorsque ces furieux disaient à notre divin Maître: «Vous êtes possédé du démon», et: «Vous êtes un samaritain» (Jn 8,48); et encore: «Cet homme chasse les démons par Belzébuth». Si Jésus-Christ a souffert toutes ces choses, c'est afin que nous suivions ses pas (1P 2,21) et que nous supportions avec fermeté les mots piquants et les railleries qui ont coutume de nous émouvoir et d'allumer le plus notre colère. Et non-seulement notre divin Sauveur a souffert tous ces outrages, mais encore il a fait tout ce qu'il a pu pour délivrer du supplice qui leur était préparé ceux qui s'étaient rendus si coupables, car il a envoyé les apôtres pour leur salut. Voilà pourquoi vous entendez les apôtres dire ces peuples: «Nous savons que vous avez agi par ignorance» (Ac 3,17); et par ces ménagements et cette douceur, ils les engagent à faire pénitence.

Imitons ces exemples, mes frères; rien n'est plus propre à apaiser la colère de Dieu que d'aimer nos ennemis et de faire du bien à ceux qui nous font du mal. Lorsque quelqu'un vous a causé du chagrin, ce n'est pas sur lui que vous devez porter vos regards, mais sur le démon, qui l'a ému et excité. Répandez toute votre colère sur le démon et ayez pitié de celui qu'il égare. Si le mensonge vient du diable, à plus forte raison est-ce aussi par son influence qu'on se met en colère sans sujet; lorsque quelqu'un vous raille, pensez que c'est le diable qui l'anime; ces sortes de paroles ne peuvent sortir de la bouche d'un chrétien. Un chrétien, à qui il est ordonné de pleurer et qui a entendu ces paroles: «Malheur à vous qui riez» (Lc 6,25), s'il raille, s'il profère des outrages, s'il se met en colère, sûrement il ne mérite pas nos reproches, mais il est digne de nos larmes. Jésus-Christ lui-même s'est troublé en pensant à Judas.

Méditons donc toutes ces choses, mes chers frères, mais méditons-les en les mettant en pratique. Si nous ne les pratiquons pas, nous sommes vainement et inutilement venus en ce monde, ou plutôt nous y sommes venus pour notre perte. La foi toute seule ne nous peut pas faire entrer dans le ciel, mais elle ne servira même qu'à attirer une plus grande et plus rigoureuse condamnation à ceux qui vivent mal. «Car le serviteur qui aura su la volonté de son maître et n'aura pas fait ce qu'il désirait de lui, sera battu rudement» (Lc 13,47); et encore: «Si je n'étais point venu et que je ne leur eusse point parlé, ils n'auraient point le péché» (Jn 15,22) qu'ils ont.

(532) Quelle excuse aurons-nous donc, nous qui étant élevés dans le palais du roi, qui ayant le bonheur d'entrer dans son sanctuaire et de participer aux saints mystères, sommes pires que les gentils, qui n'ont reçu aucun de ces avantages? Si les gentils par vaine gloire ont montré tant de philosophie, à combien plus forte raison est-il juste que nous nous exercions à toutes sortes de vertus, uniquement parce que cela est agréable à Dieu. Nous, nous ne méprisons même pas les richesses, mais eux, ils sont allés souvent jusqu'à mépriser leur vie; dans la guerre, ils ont sacrifié leurs enfants à la folie des démons (2R 3,27); et pour les démons, ils ont méprisé leur propre nature. Nous, au contraire, pour Jésus-Christ, nous ne méprisons pas même l'argent; pour plaire à Dieu, nous n'apaisons pas notre colère; au contraire, nous nous y abandonnons, et nous ne différons en rien de ceux qui ont la fièvre. De même que ceux qui sont attaqués de cette maladie, sont tout bouillants et pleins de feu; nous aussi, comme si un feu violent nous dévorait, nous ne mettons jamais de fin à notre cupidité, nous attisons nous-mêmes le feu de notre colère et de notre avarice.

C'est pourquoi je rougis et je suis interdit, lorsque je vois que, parmi les gentils, il y a des gens qui méprisent les richesses, et que parmi nous, tous en sont épris jusqu'au délire. Et s'il se trouve quelqu'un parmi vous qui les méprise, il est possédé d'autres vices de la colère ou de l'envie; c'est une chose très-rare et très-difficile de trouver une véritable philosophie, une vertu bien épurée. Voici quelle en est la cause: nous ne nous attachons pas à chercher des remèdes dans les saintes Ecritures, nous ne les lisons pas avec un esprit de componction, avec douleur, avec gémissement; nous les lisons en passant et par manière d'acquit; nous les lisons, si par hasard il nous reste un moment de loisir. C'est pourquoi un torrent d'affaires inondant tout, emporte le peu de fruit que nous avons pu recueillir. Si celui qui a reçu une blessure, et y applique des remèdes, ne bande point sa plaie avec soin; si, laissant tomber l'appareil, il expose sa blessure à l'eau, à la poussière, au feu, et à une infinité d'autres influences délétères, sûrement il ne la guérira point; et cela, non par l'impuissance du remède, mais par sa pure négligence. Voilà ce qui nous arrive aussi, lorsque, ne donnant que peu de temps, et qu'une légère attention aux divins oracles, nous nous livrons entièrement aux choses de ce monde. Ce sont en effet les sollicitudes de ce siècle qui étouffent la semence, et qui sont cause que nous ne recueillons aucun fruit de notre lecture.

De crainte donc qu'il ne nous arrive un semblable malheur, ne lisons pas légèrement les saintes Ecritures. Levons les yeux au ciel, et abaissons-les ensuite, pour regarder les sépulcres et les tombeaux des morts. Un même sort nous attend, nous mourrons comme eux et peut-être avant le soir. Préparons-nous donc à ce voyage, nous avons besoin de grandes provisions; dans ce pays-là il y a de grands feux, de grandes chaleurs, une vaste solitude; nous n'y trouverons ni hôtellerie, ni marché, il faut tout apporter d'ici. Ecoutez ce que disent les vierges sages: «Allez à ceux qui vendent» (Mt 25,9), et les vierges folles y ayant été, ne trouvent rien. Ecoutez ce que dit Abraham: «Il y a pour jamais un grand abîme entre nous et vous». (Lc 16,26) Ecoutez ce qu'Ezéchiel raconte de ce jour: «Noé, Job, et Daniel ne délivreront ni leurs fils, ni leurs filles (1)». (Ez 14,14) Mais à Dieu ne plaise que nous nous entendions dire de semblables paroles! fasse plutôt le ciel, qu'ayant fait les provisions nécessaires pour la vie éternelle, nous comparaissions sans crainte devant Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, la gloire, l'empire, l'honneur, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il.

1. Dieu veut marquer par là qu'il traitera chacun selon ses oeuvres.

533


85

HOMÉLIE LXXXV. ALORS DONC PILATE LE LEUR ABANDONNA POUR ÊTRE CRUCIFIÉ.

- AINSI ILS PRIRENT JÉSUS, ET L'EMMENÈRENT. - ET PORTANT SA CROIX, IL VINT AU LIEU APPELÉ DU CALVAIRE, QUI SE NOMME EN HÉBREU GOLGOTHA: OU ILS LE CRUCIFIÈRENT. (VERS. 16,17, 18, JUSQU'AU VERS. 18 DU CHAP. XX)

Jn 19,16-20,18

ANALYSE.

1. Jésus est crucifié entre deux voleurs. - A quoi devait servir l'inscription de la croix de Jésus-Christ.
2. Tunique de Jésus-Christ sans couture. - Pourquoi Jésus-Christ recommande sa mère à son disciple.
3. La mort de Jésus-Christ n'est point une honte, mais une gloire.
4. Ardent amour de Marie-Madeleine.
5. Saint Chrysostome condamne le faste et la pompe des funérailles et la dépense qu'on y fait. - Description de ces sortes d'excès. - On expose les morts à demeurer nus sur la terre et sans sépulture. - Ne point mêler les choses saintes avec les choses profanes. - Ceux qui ont répandu de riches parfums sur le corps de Jésus-Christ n'avaient point encore de connaissance de la résurrection. - Jésus-Christ n'a point dit: Vous ne m'avez point enseveli, mais: Vous ne m'avez point donné à manger, etc. Rendre aux morts les derniers devoirs, et proscrire le faste et les dépenses superflues. - Faux et vrais témoignages de compassion pour les morts: les aumônes leur sont utiles et profitables. - Le superflu défendu aux vivants, à plus forte raison à l'égard des morts. - Dans le deuil et dans les funérailles, se conduire par la raison, c'est ce qui attire des louanges et des couronnes. - Vertu, puissance de Jésus-Christ crucifié, d'avoir persuadé à ceux qui meurent que la mort n'est point une mort. - Troupe de pleureuses aux enterrements. - Ensevelir les morts de manière que cela tourne à la gloire de Dieu: répandre pour eux de grandes aumônes. - Mettre Jésus-Christ au nombre de ses héritiers, c'est se faire à soi et à eux une grande protection. - Une âme qui sort de ce monde nue et destituée de la vertu, est plus déshonorée que le corps qu'on a laissé sans sépulture et qu'on a jeté par terre.


1. La prospérité perd et égare facilement ceux qui ne sont pas vigilants et attentifs sur eux-mêmes; ainsi les Juifs, sur qui Dieu régnait (1S 8,7), voulurent se gouverner selon les moeurs et les coutumes des gentils; et, après avoir mangé la manne dans le désert, se souvenant encore des oignons de l'Égypte, ils les regrettaient; de même maintenant ils refusent Jésus-Christ pour leur roi, et ils demandent César avec instance et à grands cris. C'est pourquoi le Seigneur leur donna un roi selon leurs désirs. Pilate ayant entendu leur demande et leurs cris, leur abandonna Jésus pour être crucifié, mais par la plus grande injustice qui fût jamais. Il devait s'informer si Jésus avait aspiré à la royauté; la terreur toute seule lui fait prononcer sa sentence, lors même que Jésus-Christ, pour l'en empêcher, l'avait prévenu en lui déclarant que «son royaume n'était pas de ce monde». Ce juge se livre entièrement aux choses présentes et sa philosophie n'allant pas plus loin, il ne pense, il ne voit rien au-dessus; cependant le songe de sa femme aurait dû l'épouvanter. (Mt 27,19) Mais rien de tout cela ne put le changer; il ne leva point les yeux au ciel, et il abandonna Jésus.

Les Juifs voyant donc Jésus condamné le chargèrent de la croix; ayant ce bois en abomination, ils ne voulurent même pas y toucher. Mais ce que nous voyons aujourd'hui, une figure l'avait prédit et annoncé; Isaac avait porté le bois pour son sacrifice. (Gn 22,6) Ce sacrifice alors n'a eu son accomplissement que dans la volonté du Père, parce qu'il était seulement la figure de ce qui devait arriver; mais aujourd'hui la chose s'accomplit, comme la réalisation de la figure. «Et il vint au lieu appelé du calvaire». Quelques-uns disent que c'est là qu'Adam est mort et repose, et que Jésus-Christ a élevé un trophée sur le lieu même où la mort a régné et exercé son empire; car Jésus portait sa croix en trophée contre la tyrannie de la mort. De [534] même que les vainqueurs portent les marques de leur victoire, ainsi le Sauveur portait sur ses épaules le symbole de son triomphe. Et qu'importe à la vérité que ce soit dans d'autres vues que les Juifs aient chargé Jésus-Christ de la croix? cela n'y change rien.

Ils le crucifièrent avec deux voleurs; accomplissant malgré eux la prophétie, car ce que faisaient les Juifs pour couvrir Jésus d'ignominie, servait à montrer la vérité et à vous faire mieux connaître et sa force et sa vertu. En effet, longtemps auparavant le prophète avait prédit ces choses: «Il a été mis», dit-il, «au nombre des scélérats». (Is 53,12) Le démon a donc voulu obscurcir le triomphe du Sauveur, mais il ne l'a pu; des trois qui ont été crucifiés en même temps, Jésus seul a brillé, pour vous apprendre que c'est sa vertu qui a tout fait. Trois ont été crucifiés, il s'est fait des miracles, mais nul de ces miracles n'a été attribué à d'autre qu'à Jésus; tant étaient faibles les embûches et les artifices du diable, qui se sont entièrement tournés à sa honte et à sa confusion; puisqu'un de ceux mêmes qui ont été crucifiés avec Jésus-Christ a obtenu le salut! Donc, non-seulement le crucifiement de ces voleurs n'a point terni la gloire de Jésus crucifié avec eux, mais au contraire il n'a pas peu contribué à la relever. Il n'était ni moins grand ni moins admirable de convertir un voleur, étant attaché sur une croix, et de le faire entrer dans le paradis, que de faire trembler le sol et de briser les pierres.

«Pilate fit une inscription (Jn 19,19)». Il la fit tant pour punir les Juifs, que pour justifier Jésus-Christ. Les Juifs l'avaient livré entre ses mains comme un méchant, et s'étaient efforcés de faire prévaloir cette idée, en mettant Jésus-Christ dans la compagnie de ces voleurs. De peur que personne ne pût faire à Jésus ce reproche, et le traiter comme un méchant et un scélérat, Pilate par cette inscription leur ferma la bouche, ainsi qu'à tous ceux qui voudraient mal parler de lui; et pour montrer qu'ils s'étaient soulevés contre leur propre roi, il fit écrire des paroles sur la croix comme sur un trophée, et des paroles qui se faisaient clairement entendre, qui publiaient hautement sa victoire et sa royauté, quoiqu'elles ne la fissent pas connaître tout entière. Au reste, cette inscription, Pilate ne la fit pas mettre en une, mais en trois différentes langues; parce que, ne doutant point que la fête de Pâques n'eût attiré à Jérusalem des gens de toutes les nations, il voulut que personne n'ignorât cette justification; et pour cela il flétrit la fureur des Juifs dans toutes les langues. Car les Juifs portaient encore envie à Jésus-Christ, après même qu'ils l'eurent fait crucifier.

Mais, ô Juifs, en quoi cette inscription pouvait-elle vous blesser ou vous nuire? En rien. Si Jésus était mortel, faible, impuissant, et si la mort devait l'anéantir, pourquoi craigniez-vous une inscription portant qu'il était roi des Juifs? Mais que disent-ils à Pilate? «Ne mettez pas dans l'inscription: roi des Juifs, mais qu'il s'est dit roi des Juifs (Jn 19,21)». Maintenant tout le monde pense et croit communément qu'il est roi des Juifs, mais ajoutez «Il s'est dit», ce sera l'accuser d'effronterie et d'insolence: et néanmoins Pilate ne changea point, mais il demeura ferme. Cette dispensation providentielle eut un effet d'une importance incomparable. Le bois de la croix fut caché dans la terre, et personne alors ne songeait à l'en tirer, soit par crainte, soit parce que les fidèles étaient occupés à d'autres affaires pressantes: cependant on devait un jour chercher cette croix, et les trois croix devaient être vraisemblablement enterrées ensemble; de peur donc qu'on ne fût dans le doute et qu'on ne s'y méprît, la croix du Seigneur a été reconnue, premièrement, parce qu'elle était au milieu; en second lieu, grâce à l'inscription, les croix des voleurs n'en ayant point.

Les soldats se partagèrent les vêtements, mais non pas la tunique. Remarquez encore ici, mes frères, que la méchanceté des Juifs et des soldats sert partout à l'accomplissement des prophéties. Ce qui se passe ici avait été prédit longtemps auparavant: d'ailleurs ils étaient trois crucifiés, mais les prédictions trouvent leur accomplissement en Jésus-Christ seul. Et, en effet, pourquoi les soldats et les Juifs ont-ils fait à Jésus-Christ uniquement, ce qu'ils n'ont point fait aux autres? Pour vous, mes frères, je vous prie de considérer l'exactitude de la prophétie. Le prophète ne dit pas seulement ce qu'ils ont divisé, mais encore ce qu'ils n'ont point divisé: ils ont divisé les vêtements, ils n'ont point divisé la tunique, mais ils l'ont jetée au sort.

2. Ce n'est pas sans raison qu'il est marqué que la tunique «était d'un seul tissu depuis [535] le haut jusqu'en bas (Jn 19,23)». Les uns disent que c'est une allégorie, parce que ce crucifié n'était pas purement homme, mais qu'il était Dieu avant de s'être revêtu de l'humanité d'autres, que l'évangéliste décrit la forme de cette robe, et que, comme il était d'usage dans la Palestine de composer les tuniques de deux pièces jointes ensemble, saint Jean voulant marquer que celle de Jésus-Christ était de même, dit: «Elle était d'un seul tissu depuis le haut jusqu'en bas». Pour moi, il me semble que l'évangéliste fait cette remarque pour faire connaître que les vêtements de Jésus-Christ étaient de fort bas prix; et que, comme il recherchait en toutes choses ce qu'il y avait de plus commun et de plus vil, il en usait de même pour ses vêtements.

Voilà ce que firent les soldats (Jn 19,24). Mais Jésus-Christ, crucifié recommande sa mère à son disciple, pour nous apprendre que, jusqu'au dernier soupir, nous devons avoir un grand soin de notre père et de notre mère. Lorsque sa mère vint à contre-temps demander un miracle, Jésus lui répondit: «Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?» (Jn 2,3) Et: «Qui est ma mère?» (Mt 3,48) Mais maintenant il lui témoigne un grand amour et il la recommande au disciple qu'il aimait. Saint Jean cache encore ici son nom par modestie: s'il eut voulu se glorifier, il aurait dit la raison pour laquelle il était aimé, raison qui ne pouvait être que grande et admirable. Pourquoi Jésus-Christ ne dit-il que cette seule parole à Jean et ne le console-t-il pas, le voyant si triste et si affligé? Parce que ce n'était point là le temps défilé consoler. Et de plus, ce n'était pas peu de chose que l'honneur qu'il recevait, d'être dès lors récompensé de sa persévérance.

Mais vous, mes, chers frères, considérez ce divin crucifié, voyez comment il fait toutes choses sans se troubler, voyez avec quelle tranquillité il parle à son disciple de sa mère, il accomplit les prophéties, il donne de bonnes espérances au larron, quoique, avant d'être attaché à la croix, il parût suer, tomber en agonie, craindre. Qu'est-ce, donc que ceci, quel est ce prodige. Nul doute, nulle incertitude avant le crucifiement, l'infirmité de la nature s'est montrée, maintenant éclate la grandeur de sa puissance. Ajoutons que, par ces deux choses, par sa faiblesse et par sa puissance, il nous apprend qu'encore que nous, nous troublions avant que le mal arrive, il ne faut pas pour cela' reculer et fuir, et que, lorsqu'une fois entrés dans la carrière, nous sommes en plein combat, alors il faut tout regarder comme aisé et facile, et ne penser qu'à la victoire.

Ne craignons donc point la mort; l'amour de la vie est né avec nous, il est fortement attaché à notre nature, mais il est en notre pouvoir, ou de rompre cette chaîne et d'affaiblir ce désir, ou de serrer ce lien et de rendre cet amour plus fort et plus violent. Nous portons en nous la concupiscence de la chair, mais si noms sommes sages, nous savons en réprimer la tyrannie; il en est de même du désir de la vie. Comme la concupiscence charnelle a été mise en nous pour la conservation de notre espèce, parce que Dieu a établi la propagation sans nous empêcher néanmoins de suivre une voie plus élevée et plus excellente, celle de la continence; de même, il a mis en nous l'amour de la vie, nous défendant de nous tuer nous-mêmes, et ne nous défendant pourtant pas de mépriser la vie présente. Cette connaissance, mes frères, doit régler notre conduite; nous ne devons pas volontairement nous précipiter à la mort, encore que nous soyons accablés de mille maux; et aussi nous ne devons point la craindre ni la refuser, lorsqu'il plaît à Dieu de nous ôter la vie pour des raisons qui lui sont connues. Il faut alors marcher au-devant de la mort avec confiance, et préférer la vie future à la vie présente.

«Cependant des femmes se tenaient auprès de la croix:(Jn 19,25)». Le sexe le plus faible se montra le plus fort; ainsi alors tout était renversé. Mais Jésus, recommandant sa mère, dit: «Voilà votre fils (Jn 19,26)». Oh! quel honneur ne fait-il pas à son disciple? Comme il s'en allait, il charge son disciple du soin de sa mère. Comme il n'y avait nul doute qu'étant mère, elle était accablée de douleur, et qu'elle avait besoin de secours et de protection; comme de juste, ce divin Fils la recommande à son disciple, en disant: «Voilà votre mère (Jn 19,27)». Par là, il les unit et les lie d'un amour tendre et mutuel; le disciple le comprenant bien, prit Marie chez lui, et la regarda comme sa mère.

Mais pourquoi le Sauveur ne fit-il mention d'aucune autre femme, quoiqu'il y en eût encore auprès de sa croix? Pour nous apprendre à avoir un soin particulier de nos [536] mères. Comme nous ne devons même pas connaître nos pères et nos mères, lorsqu'ils nous nuisent dans les choses spirituelles, et nous empêchent d'avancer dans la vertu; de même, lorsqu'ils n'y mettent aucun obstacle, il faut leur rendre tous nos devoirs et les préférer à toute autre personne, parce qu'ils nous ont donné la vie, qu'ils nous ont élevés, et qu'ils ont souffert pour nous bien des peines et des incommodités. Par ce soin et cette recommandation, Jésus-Christ réprime l'impudence de Marcion: S'il n'était pas né de Marie selon la chair, si elle n'était pas sa mère, pourquoi a-t-il eu un si grand soin d'elle seule?

1. Sur ces paroles de Jésus-Christ: «Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?, Marcion, les Montanistes, les Manichéens, les Valentiniens, et leurs sectateurs, soutenaient que la sainte Vierge n'était pas la mère de Jésus-Christ, et qu'il ne s'était pas véritablement incarné; mais que tout ne s'était [ait qu'en apparence, etc.

«Après cela, Jésus sachant que toutes choses étaient accomplies (Jn 19,28)»; C'est-à-dire, qu'il ne manquait rien à la dispensation de l'Incarnation, le Sauveur prenait grand soin de faire connaître, par tout ce qu'il faisait et ce qu'il disait, que sa mort était une mort toute nouvelle. En effet, celui qui mourait tenait tout en son pouvoir, et la mort n'est advenue à son corps que lorsqu'il l'a voulu; or, il l'a voulu, lorsqu'il a accompli toutes choses. C'est pour cela qu'il avait dit: «J'ai le pouvoir de quitter la vie, et j'ai le pouvoir de la reprendre» (Jn 10,18) «Jésus, sachant donc que toutes choses étaient accomplies, dit: J'ai soif». En quoi il accomplit encore une prophétie.

Pour vous, considérez, je vous prie, mes frères, la barbarie et la scélératesse de ceux qui sont autour de Jésus. Nous, quelque grand nombre d'ennemis que nous ayons, quelques outrages et quelques maux qu'ils nous aient fait subir, si nous voyons qu'on les fasse mourir, nous les plaignons et nous les pleurons; mais ces misérables, rien n'a pu les fléchir: les douleurs, les tourments qu'endure Jésus ne les ont point attendris; au contraire, toujours plus cruels, plus furieux, ils inventent de nouvelles moqueries, ils emplissent une éponge de vinaigre et la lui présentent à la bouche; ils lui donnent à boire, comme on le faisait pour ceux qui étaient condamnés à mort, car c'est pour cela qu'ils lui présentent ce bâton d'hyssope.

«Jésus ayant donc pris le vinaigre, dit: «Tout est accompli». Vous le voyez, mes frères, Jésus, sans se troubler, sans s'émouvoir, fait tout avec autorité, ce qui suit le montre évidemment: «Car toutes choses étant accomplies, baissant la tête» (car il n'y avait point de clous qui la retinssent), «il rendit l'esprit», c'est-à-dire, il expira. Cependant, ce n'est pas après qu'on a baissé la têce qu'on expire; mais ici, c'est tout le contraire: Jésus n'a pas baissé la tête après avoir expiré, comme cela se voit généralement; mais après avoir baissé la tête, il a expiré. Par toutes ces circonstances, l'évangéliste montre que ce crucifié était le Seigneur et le Maître de l'univers.

3. Mais les Juifs qui filtraient un moucheron et qui avalaient un chameau (Mt 23,24), ces Juifs qui n'ont pas craint de commettre un sacrilège si énorme, sont inquiets sur la fête, et se consultent sur ce qu'ils feront, pour n'en pas violer la sainteté. «Or, de peur que les corps ne demeurassent à la croix le jour du sabbat, parce que c'en était la veille et la préparation, les Juifs prièrent Pilace qu'on leur rompit les jambes (Jn 19,31)». Remarquez-vous combien la vérité est forte et puissante? Le soin et la précaution des Juifs servent à l'accomplissement de la prophétie, et une autre prédiction s'accomplit aussi. «Car il vint des soldats qui rompirent les jambes des autres (Jn 19,32)», mais celles de Jésus, ils ne les rompirent pas (Jn 19,33). Cependant ces mêmes soldats, par complaisance pour les Juifs, ouvrirent son côté avec une lance (Jn 19,34), et ne craignirent point d'outrager jusqu'à son cadavre. O action infâme et exécrable! Mais, mes chers frères, ne vous troublez point, ne vous abattez point. Ce que viennent de faire les Juifs, par une mauvaise intention et une horrible méchanceté, établit et confirme la vérité de la prophétie, qui disait: «Ils verront celui qu'ils ont percé (Jn 19,37 et Za 12,10)». Et cette action impie a servi non-seulement à l'accomplissement de la prophétie, mais encore à prouver dans la suite aux incrédules, comme à Thomas et à d'autres, la vérité du crucifiement et de la résurrection de Jésus. De plus encore, par là s'accomplit un grand et ineffable mystère: car «il en sortit du sang et de l'eau (Jn 19,34)». Ce n'est point sans sujet ou par hasard que ces deux sources ont coulé de l'ouverture du sacré côté du Sauveur: c'est d'elles que l'Eglise a été formée. Ceux qui [537] sont initiés, ceux qui ont reçu le saint baptême, entendent bien ce que je dis: eux qui ont été régénérés par l'eau, et qui sont nourris de ce sang et de cette chair. C'est de cette heureuse et féconde source que coulent nos mystères et nos sacrements, afin que, lorsque vous approcherez de notre redoutable coupe, vous y veniez de même que si vous deviez boire à ce sacré flanc.

«Celui qui l'a vu en rend témoignage, et son témoignage est véritable (Jn 19,35)». C'est-à-dire, je ne l'ai pas appris des autres, mais je l'ai vu de mes yeux, étant présent, et mon témoignage est véritable. Rien de plus juste: ce disciple raconte l'outrage qu'on a fait à son Maître; il ne vous rapporte pas quelque chose de grand et d'admirable que vous puissiez révoquer en doute et soupçonner de faux; mais, considérant le trésor que renferment et produisent ces sources, il fait en détail le récit de ce qui s'est passé: par où il ferme la bouche aux hérétiques; il prédit et annonce les mystères qui doivent s'opérer dans la suite.

De même, cette prophétie: «Ils ne briseront aucun de ses os (Jn 19,36 Ex 12,46)», a trouvé son accomplissement. Car, quoique cela ait été dit de l'agneau de la pâque des Juifs, ce n'était là pourtant qu'une figure destinée à précéder la vérité, à la prédire, et qui a eu son parfait accomplissement en Jésus-Christ: c'est pourquoi l'évangéliste cite la prophétie. Dans la crainte que s'il s'était donné partout pour témoin, il n'eût pas paru digne de foi, il apporte le témoignage de Moïse, pour insinuer que cela ne s'est point fait par hasard, mais que longtemps auparavant il avait été prédit dans l'Ecriture, où il est dit: «Vous ne briserez aucun de ses os». Et en même temps il donne une autorité nouvelle à la parole du prophète: j'ai rapporté ces choses, dit-il, pour vous apprendre et vous faire connaître qu'il y a un grand rapport et une grande liaison entre la figure et la vérité. Ne voyez-vous pas, mes frères, quelles mesures, quelles précautions prend ici l'évangéliste, pour faire croire ce qui paraît honteux et ignominieux? Car, qu'un soldat eût fait un outrage à ce corps, c'était quelque chose de pire et de beaucoup plus infamant que de l'avoir attaché à une croix; et néanmoins, je l'ai rapporté, et avec beaucoup de soin, «afin que vous le croyiez». Que personne donc ne refuse de le croire; que la honte ne pousse personne à rejeter ce témoignage, au détriment de notre cause. Car ce qui paraît le plus honteux et le plus ignominieux, est ce qui nous élève à une plus grande gloire, et la source de tous les biens que nous recevons.

«Après cela vint Joseph d'Arimathie, qui était disciple de Jésus (Jn 19,33)». Non des douze, mais peut-être des soixante-dix. Ces disciples, croyant que la croix avait apaisé la haine et la colère des Juifs, furent librement demander le corps à Pilate, et eurent soin de l'ensevelir. Joseph fut donc trouver Pilate; il le pria de lui permettre d'enlever le corps de Jésus, et Pilate lui accorda cette grâce; pourquoi la lui aurait-il refusée? Alors Nicodème se joignit à Joseph d'Arimathie, et l'aida à détacher et à porter le corps, et ils l'ensevelirent avec magnificence. Car ils ne voyaient encore en Jésus-Christ rien autre chose qu'un homme. Ils mirent le corps dans des linceuls avec des aromates des plus forts et des plus précieux, tels qu'ils pouvaient sûrement le conserver longtemps, et l'empêcher de se corrompre aussitôt; en quoi ils montraient bien qu'ils n'avaient pas de lui cette haute opinion qu'ils en devaient avoir; mais, néanmoins, ils lui donnaient des marques d'un grand amour.

Mais pourquoi aucun des douze ne fut-il à cette sépulture, ni Jean, ni Pierre, ni aucun autre des plus remarquables? Le disciple qui a écrit cette histoire ne le cache point. Si l'on dit que c'est par crainte des Juifs, on répondra que ceux-ci les craignaient aussi: l'évangéliste rapporte de Joseph qu'il était disciple de Jésus, mais en secret, parce qu'il craignait les Juifs. Et l'on ne saurait dire qu'il agit de la sorte par mépris pour les Juifs, puisque nous voyons au contraire qu'il ne vint pas sans crainte. Mais Jean lui-même, qui s'était tenu debout auprès de la croix de son Maître, et qui l'avait vu expirer, ne parut point et ne fit rien de semblable: que faut-il donc dire? Il me semble que Joseph était des plus qualifiés et des plus illustres d'entre les Juifs, comme il y paraît par la dépense qu'il fit pour ces funérailles: qu'il était connu de Pilate, et que c'est pour cela qu'il obtint le corps et qu'il l'ensevelit, non comme un condamné, mais comme les Juifs avaient coutume d'ensevelir un grand et une personne de considération.

538
854
Chrysostome sur Jean 84