Chrysostome sur Mt 66

66

HOMÉLIE LXVI - «ET COMME ILS SORTAIENT DE JÉRICHO, IL FUT SUIVI D’UNE GRANDE TROUPE DE PEUPLE.

Mt 20,29-34 Mt 21,1-12

ET DEUX AVEUGLES QUI ÉTAIENT ASSIS LE LONG DU CHEMIN, AYANT ENTENDU DIRE QUE JÉSUS PASSAIT, COMMENCÈRENT A CRIER: SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS. ET COMME LE PEUPLE LES REPRENAIT ET LES VOULAIT FAIRE TAIRE, ILS SE MIRENT A CRIER ENCORE PLUS HAUT: SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS». (CHAP. 20,29, 30, 34, JUSQU’AU VERSET 12, DU CHAP. XXI)

ANALYSE

1. Ces aveugles, par leurs cris persévérants, nous enseignent à nous-mêmes la persévérance qui obtient tout de Dieu par elle seule.
2. La vue de Jésus-Christ est notre modèle en tout.
3-5. Qu’on donne au monde avec profusion et à Jésus-Christ avec parcimonie. Le saint rougit d’avoir parlé si souvent de ce sujet avec si peu de fruit. Qu’on doit donner aux pauvres, ce qui reste de son revenu sans vouloir augmenter son bien. Qu’il n’y a point de rente plus assurée que l’argent qu’on donne aux pauvres, ni de meilleur bien qu’on puisse laisser à ses enfants.


1. Dans le voyage que Jésus-Christ fait à Jérusalem, on peut considérer, mes frères, d’où il part, et encore plus par où il passe; et pourquoi il ne va pas dans la Gaulée, mais passe par la Samarie. Nous laissons néanmoins cette dernière question à résoudre à ceux qui s’appliquent avec soin à l’intelligence de l’Ecriture. Car si on examine bien ce que dit saint Jean, on trouvera qu’il en marque la raison, quoique d’une manière assez obscure.

Poursuivons donc notre dessein, et écoutons ces aveugles qui étaient plus éclairés que beaucoup de ceux qui voient bien clair. Quoi qu’ils n’aient point de guide, et qu’ils ne puissent voir Jésus-Christ qui venait à eux, ils ont néanmoins un désir ardent de l’aller trouver. Ils crient vers lui, et plus on les veut faire taire, plus ils élèvent la voix. C’est là la marque d’une âme ferme et constante. Plus on s’oppose à elle, plus elle fait d’efforts pour vaincre tout les obstacles. Jésus-Christ permettait qu’on les pressât si fort de se taire, pour nous faire mieux reconnaître l’ardeur de leur foi, qui les rendait si dignes d’être guéris. C’est pourquoi il ne leur demande point comme il faisait à tant d’autres, s’ils croyaient qu’il les pût guérir. Leurs cris redoublés et les efforts qu’ils faisaient pour s’approcher du Sauveur, en rendaient un assez grand témoignage. Et ceci nous fait voir, mes frères, que quelque petits et méprisables que nous soyons, si nous approchons de Dieu avec ardeur et avec foi, nous pourrons obtenir par nous-mêmes tout ce que nous désirons. Nous ne voyons point qu’aucun des apôtres ait parlé au Fils de Dieu pour ces aveugles. Plusieurs au contraire tâchaient de leur fermer la bouche et de leur imposer silence, et néanmoins, malgré tous ces obstacles, ils ont trouvé enfin moyen de se présenter à Jésus-Christ. L’Evangile même ne témoigne pas que leur vertu ait pu leur donner cette confiance. La seule ferveur qu’ils font paraître en ce moment, leur tient lieu de tout.

Imitons-les, mes frères. Et quand Dieu différerait de nous donner ce que nous lui demandons, quand plusieurs s’opposeraient à nos demandes, ne cessons point de prier, puisque rien n’est plus capable d’attirer sur nous la miséricorde de Dieu que cette persévérance pleine de foi. C’est la grande instruction que nous donnent ces aveugles. Ni la pauvreté, ni la cécité; ni l’inutilité de leurs cris, qui d’abord ne sont point exaucés, ni la violence de ce peuple qui veut les forcer à se taire, ne peut ralentir l’ardeur de leur zèle. Tant il est vrai qu’une âme qui a une grande foi dans la (516) douleur qui la presse, se met enfin au-dessus de tout. Que, fait Jésus-Christ en cette rencontre? «Alors Jésus s’arrêta, et les appelant à lui, il leur dit: Que voulez-vous que je vous fasse (32)? Seigneur, lui dirent-ils, ouvrez-nous les yeux (33)». Pourquoi leur demande-t-il ce qu’ils désiraient de lui? C’est pour empêcher qu’on ne crût qu’il leur donnait autre chose que ce qu’ils lui demandaient. Car Jésus-Christ dans l’Evangile rend toujours témoignage devant tout le monde à la vertu, et à la foi de ceux qui s’approchaient de lui pour lui demander quelque grâce et il les guérit ensuite, soit pour exciter les autres par leur exemple, soit pour montrer aussi qu’ils étaient dignes de cette grâce. C’est ainsi qu’il traita la chananéenne, le centenier, et l’hémorroïsse; cette dernière avait fait ce qu’elle avait pu pour rester cachée, mais elle n’y réussit point, et fut découverte devant tout le monde, après qu’elle eut été guérie. Ainsi l’on voit partout que Jésus-Christ affectait de révéler devant tout le monde la foi de ceux qui s’approchaient de lui. C’est ce qu’il pratique encore en cette rencontre, après que ces aveugles lut eurent témoigné ce qu’ils désiraient de lui. «Et Jésus ému de compassion leur toucha les yeux, et ils virent au même moment et le suivirent (34) ». Cette compassion de Jésus-Christ est la seule cause de leur guérison; comme c’est la seule qui l’a fait venir dans le monde. Néanmoins, quoique ce soit sa grâce et sa bonté qui fasse tout, il cherche des personnes qui s’en rendent dignes; or, ces aveugles l’étaient comme on le voit assez par les grands cris qu’ils font entendre et par leur persévérance à ne point se rebuter; et enfin par cette reconnaissance si humble qu’ils témoignèrent après avoir reçu ce qu’ils souhaitaient. Ainsi leur courage paraît avant leur guérison, et leur reconnaissance après qu’ils l’ont reçue. C’est pourquoi l’Evangile ajoute «qu’ils le suivirent».

«Et comme ils approchaient de Jérusalem étant déjà arrivés à Bethphagé, près de la montagne des Oliviers, Jésus envoya deux de ses disciples, leur disant (Ch. 21,1): Allez-vous-en dans ce village qui est devant vous, et vous y trouverez aussitôt une ânesse liée et son ânon auprès d’elle, déliez-la et me l’amenez (2). Et si quelqu’un vous dit quelque chose, dites-lui que le Seigneur en a besoin; et aussitôt il les laissera aller (3). Or tout ceci s’est fait afin que cette parole du Prophète fût accomplie (4): Dites à la fille de Sion: Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur monté sur une ânesse et sur l’ânon de celle qui est sous le joug (5) ». Jésus-Christ avait souvent été à Jérusalem; mais il n’y avait jamais paru avec cet éclat. D’où vient donc qu’il y voulut alors entrer de la sorte? C’est parce qu’au commencement de sa prédication n’étant pas encore fort connu, ni si près de sa passion, il se mettait indifféremment avec les autres comme un homme du commun, et cherchait plutôt à se cacher qu’à se découvrir. Car s’il eût voulu paraître plus tôt ce qu’il était, il ne se fût pas acquis tant de respect par sa modération, et on lui aurait porté plus d’envie. Mais enfin, après avoir donné tant de marques de sa puissance, et étant à la veille de sa passion, il fait paraître sa grandeur avec plus d’éclat, quoique ses adversaires ne la voient que d’un oeil jaloux. Il aurait pu faire dès le commencement de sa prédication ce qu’il fait à la fin: mais cette humilité avec laquelle il s’est caché si longtemps nous est plus utile.

Considérez ici, mes frères, combien Jésus-Christ fait de miracles en un seul jour, et combien il accomplit de prophéties. Il prédit à ses disciples qu’ils trouveraient un âne, et ils le trouvent. Il les assure que personne ne les empêcherait de l’amener, et personne ne les en empêche. Et certes cette facilité était la confusion des Juifs et le sujet d’un grand reproche pour eux; puisque ceux qui n’avaient peut-être jamais vu le Sauveur, lui accordent à la moindre parole tout ce qu’il désire; pendant que les Juifs qui lui voyaient tous les jours faire tant de miracles et par lui-même et par ses disciples, ne peuvent se résoudre à le recevoir.

2. Ne regardez pas cette action comme une chose peu considérable. Car, qui a pu persuader à ces personnes apparemment pauvres et qui peut-être gagnaient leur vie par leur travail, de laisser ainsi emmener ces animaux sans s’y opposer, et non-seulement sans s’y opposer, mais sans demander même pourquoi on les emmenait, ou comment après l’avoir demandé les laissaient-ils aller sans aucune résistance? Car l’un et l’autre me paraît également admirable, ou de ne point s’opposer lorsqu’on emmenait leurs bêtes, ou de se contenter qu’on leur dît pour toute raison: (517) «que le maître en avait besoin », sans savoir même quel était ce maître, puisqu’ils ne le voyaient pas, mais seulement ses disciples.

Après cela, qui ne croira que lorsque les Juifs ont entrepris de se saisir de sa personne, il aurait pu s’il eût voulu les arrêter tous d’un clin d’oeil? Et n’apprenait-il pas par cet exemple à tous ses disciples qu’ils devaient lui donner de bon coeur tout ce qu’il leur demanderait, quand ce serait leur propre vie? Car si des inconnus obéissent au moindre mot que Jésus-Christ leur fait dire, que doivent faire les disciples de ce divin Maître? Nous pouvons dire encore que Jésus-Christ, par cette action, accomplit une double prophétie, l’une d’action et l’autre de paroles: la première en s’asseyant sur un âne, et la seconde parce que le prophète Zacharie avait prédit qu’il s’assiérait ainsi comme étant roi. Mais en accomplissant une ancienne prophétie, il donnait lieu à une nouvelle dont il traçait la figure, marquant la vocation des gentils, qui, après avoir vécu jusqu’alors comme des animaux impurs, devaient l’adorer peu après et s’assujétir à lui, afin qu’il reposât sur eux. Ainsi, l’accomplissement d’une prophétie était le commencement d’une autre.

Pour moi, je ne crois pas que ce soit pour cette seule raison que Jésus-Christ voulut faire cette entrée dans Jérusalem, monté comme il était sur une ânesse. Il a voulu par cette action si humble nous donner encore l’exemple de l’humilité et de la modération chrétienne. Car Jésus-Christ a voulu non-seulement accomplir les prophéties par toutes ses actions, et établir les dogmes et les vérités que nous devons croire; mais il a voulu encore se rendre le modèle de notre vie, et nous apprendre par toute sa conduite à nous borner toujours à la seule nécessité et à garder une grande modération en toutes choses. C’est pour ce sujet que, devant naître au monde, il ne chercha point de maisons magnifiques, et ne choisit point une mère riche et illustre, mais urne femme pauvre, mariée à un charpentier. Il naît dans une grotte, et on le met dans une crèche. Il choisit pour disciples, non des orateurs, non des philosophes ou des personnes riches et de naissance, mais de pauvres gens qui étaient entièrement inconnus au monde.

Sa table était souvent couverte de pain d’orge, ou du pain que ses disciples achetaient au moment qu’ils en avaient besoin. Il se mettait sur la terre pour manger, et pour y faire manger les autres. Il s’habillait fort pauvrement, et n’avait rien dans ses vêtements qui fût différent de ceux du commun du peuple. Il n’avait point de maison qui fût à lui. Quand il allait d’un lieu à un autre, il faisait tous ses voyages à pied, jusque-là même que souvent il en était fatigué. Quand il voulait se reposer, il ne se servait ni de chaise, ni d’oreiller. Il se mettait sur la terre, tantôt sur une montagne, tantôt auprès d’une fontaine, comme lorsqu’il parla à la femme de Samarie. Voulant nous donner encore un exemple de modération jusque dans nos douleurs et dans nos tristesses, lorsqu’il pleura la mort du Lazare qu’il aimait particulièrement, il ne versa que peu de larmes, pour nous donner ainsi en toutes choses des règles de la modération chrétienne, et nous en marquer les bornes que nous ne devions jamais passer.

C’est pourquoi, prévoyant qu’il se trouverait assez de personnes faibles qui ne-pourraient aller à pied, il leur apprend ici, par son exemple, quelle modération il convient en cela de garder: il choisit la monture la plus simple, quelle leçon pour ces riches qui excèdent toute mesure dans la magnificence de leurs équipages

Mais voyons maintenant quelle est cette prophétie d’actions et de paroles dont je parlais:

«Fille de Sion », dit le Prophète, «voici votre Roi qui vient à vous plein de douceur, monté sur une ânesse et sur l’ânon de celle qui est sous le joug ». Il ne fera point cette entrée monté sur un char magnifique comme les rois, il n’imposera point de tributs, il n’exigera point d’impôts, il ne sera point fier et superbe. Il ne se fera point craindre par le grand nombre de gardes qui l’accompagnent; mais il témoignera en toute chose une douceur et une humilité toute divine. Qu’on demande aux juifs quel autre roi que Jésus est jamais entré dans Jérusalem monté sur un âne? Mais Jésus-Christ voulait figurer ainsi l’avenir; et ce petit ânon marquait l’Eglise des gentils, qui, jusque-là ayant été toujours vicieuse et indomptée, allait devenir toute pure, aussitôt que Jésus-Christ se serait reposé sur elle.

Et il est bon de considérer toutes les circonstances de cette histoire, et les rapports admirables qui se trouvent entre la figure et la vérité. Les apôtres «délient» ces animaux; ce sont en effet les apôtres qui nous ont (518) appelés à la connaissance de Jésus-Christ, et à cette foi qui a donné ensuite de l’émulation aux juifs. C’est pourquoi on voit ici que cette ânesse suit l’ânon, parce que, lorsque Jésus-Christ s’est reposé parmi les gentils, les juifs, excités par leur exemple, ont voulu aussi embrasser la foi. Saint Paul marque cette vérité, lorsqu’il dit: «Qu’une partie des juifs est «tombée dans l’endurcissement, afin que la «multitude des nations entrât cependant dans «l’Eglise et qu’ainsi tout Israël fût sauvé ». (Rm 11,25)

Pour faire voir encore que tout ce qui se passait ici était une prophétie, il ne faut que considérer toutes les paroles de cette histoire.

Car sans cela qui croirait que le Prophète se fût arrêté à parler si particulièrement «d’un petit ânon »? Ce qui confirme encore ceci, c’est que les apôtres ne trouvent aucune résistance, lorsqu’ils veulent «délier» ces animaux: ce qui marquait que dans l’établissement de l’Eglise, rien ne les empêcherait de rompre les liens des gentils, et de les affranchir

de l’idolâtrie: «Les disciples donc s’en étant allés, firent ce que Jésus leur avait commandé (6); et amenèrent l’ânesse et l’ânon, et les ayant couverts de leurs vêtements, le firent monter dessus (7): Or, une grande multitude de peuple couvrit le chemin de ses vêtements. Les autres coupaient des branches d’arbres et les jetaient par où il passait (8). Et tout le peuple, tant ceux qui allaient au-devant de lui que ceux qui le suivaient, criaient: Hosanna, salut et gloire au Fils de David. Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur: Hosanna, salut et gloire lui soit au plus haut des cieux (9) ».

Jésus-Christ ne s’assied sur l’ânon qu’après que les apôtres l’ont couvert de leurs vêtements. Car ils se dépouillèrent eux-mêmes de bon coeur pour le revêtir. C’est ce que marque saint Paul, lorsqu’il dit: «Pour ce qui est de moi, je donnerai très-volontiers tout ce que j’ai, et je me donnerai encore moi-même pour le salut de vos âmes». (2Co 12,45) Mais considérons encore comment cet ânon, qui n’avait point été dompté, ni assujéti au frein, ne regimbe point cependant, mais se soumet paisiblement à tout ce que lui demande Celui qui le monte. Dieu nous marquait par cette figure quelle devait être l’obéissance des gentils, et comment ils devaient passer en un moment d’une vie toute déréglée à une vie sainte. C’est cette parole toute-puissante qui fait tout: «Déliez-le et amenez-le-moi ». C’est elle qui a mis l’ordre dans le déréglement du monde, et qui a purifié les âmes impures.

3. Mais qui pourrait ne pas s’étonner de la bassesse d’esprit que les juifs témoignent. Après une multitude infinie de toutes sortes de miracles, rien ne les surprend tant que cette action. Ils admirent que tout le peuple coure après lui: «Et comme il entrait à Jérusalem, toute la ville s’émut en disant: Qui est celui-ci (10)? Mais le peuple disait: C’est Jésus le prophète qui est de Nazareth, en Galilée (11) ». Lorsqu’ils croient élever le Sauveur, et dire quelque chose de fort considérable à sa louange, c’est alors qu’ils ne témoignent que de la bassesse. Jésus-Christ se fait rendre cet honneur par ce peuple, non parce qu’il aimait la pompe et le faste, mais pour accomplir les prophéties, et pour nous donner un modèle de vertu. Il voulait encore consoler ainsi ses apôtres, afin qu’ils crussent à sa mort- qu’il ne serait outragé qu’autant qu’il voudrait, puisqu’il s’était fait rendre tous les honneurs qu’il lui avait plu pendant sa vie. Remarquez encore avec quelle exactitude le Prophète décrit toute cette histoire, et combien David et le prophète Zacharie en avaient marqué toutes les circonstances.

Imitons, mes frères, ce peuple qui reçoit aujourd’hui le Fils de Dieu en triomphe. Chantons comme lui ses louanges, et offrons-lui ce que nous avons pour l’honorer. Ce peuple donne ses vêtements, ou pour couvrir l’âne sur lequel Jésus-Christ est monté, ou pour les étendre sous ses pieds, et nous autres, nous le voyons nu lui-même en la personne de ce pauvre, sans que nous pensions à le revêtir, quoiqu’il ne soit pas besoin pour cela de nous dépouiller, mais seulement de lui donner un peu de ce que nous avons de trop. Ce peuple s’empresse pour faire honneur à Jésus-Christ, les uns en marchant devant lui, et les autres en le suivant, et nous autres, au contraire, nous le rebutons avec mépris et avec injure lorsqu’il s’approche de nous. De quels tourments devrait être puni un outrage si horrible?

Votre Seigneur et votre Maître se trouve réduit dans un extrême besoin, il approche de vous pour recevoir quelque assistance, et vous ne voulez pas même écouter sa prière. vous le querellez, vous lui insultez, vous (519) rendez à ses demandes si humbles, des réponses aigres et outrageuses. Si vous témoignez tant de répugnance pour lui donner seulement un peu de pain ou un peu d’argent, que feriez-vous s’il vous redemandait tout ce qu’il vous a donné?

Vous voyez tous les jours des hommes qui veulent passer pour magnifiques, donner avec profusion des sommes immenses aux théâtres, à des femmes impudiques, et vous ne pouvez vous résoudre d’en donner à Jésus-Christ, non pas la moitié, mais la centième partie? Le démon vous commande d’un côté de donner par vanité à ces personnes infâmes, et vous le faites, quoique vous soyez assurés de n’avoir point d’autre récompense de ces profusions que l’enfer; Jésus-Christ vous commande de l’autre de donner aux pauvres, et vous promet le ciel même pour récompense, et non-seulement vous ne le faites pas, mais vous les outragez de paroles. Vous aimez mieux obéir au démon en vous perdant, que d’obéir à Jésus-Christ en vous sauvant. Y a-t-il rien de plus déplorable que cette folie? Le démon vous offre l’enfer, et Jésus-Christ le ciel, et vous quittez le ciel pour prendre l’enfer. Vous rebutez Jésus-Christ qui vient à vous, et vous appelez de loin le démon, afin de vous donner à lui. Ne faites-vous pas à Jésus-Christ le même outrage que vous feriez à un roi si vous le repoussiez, lorsqu’il vous offre la pourpre et la couronne, pour écouter un voleur qui vous présente une épée pour vous tuer?

Comprenons donc notre aveuglement, mes frères. Ouvrons les yeux, quoique tard, et réveillons-nous enfin de notre sommeil. Je rougis de vous avoir parlé-si souvent de l’aumône et de n’en avoir pas retiré tout le fruit que j’en attendais. Je sais que quelques-uns ont fait quelque effort, mais on n’a pas fait encore ce que j’avais espéré. J’en vois quelques-uns semer, à la vérité, mais d’une main si resserrée, que je tremble quand je prévois quelle sera la moisson. Pour vous faire voir combien vous êtes resserrés dans vos aumônes, vous n’avez qu’à considérer dans cette ville quel est le plus grand nombre ou des riches ou des pauvres, et combien il y en a de ceux qui ne sont, ni extrêmement pauvres, ni aussi extrêmement riches, mais qui tiennent comme le milieu entre ces extrémités. Je crois que les personnes fort riches font la dixième partie de la ville, et que les gens fort pauvres font une autre dixième partie, et que le reste est entre ces deux états, c’est-à-dire, ni pauvre ni riche. Partageons donc ce nombre de personnes extrêmement pauvres dans toute la ville, et vous verrez dans ce partage quel sujet de confusion vous aurez de vos duretés. Le nombre des personnes fort riches est assez petit, mais celui des gens médiocrement riches est-très-grand, et celui des pauvres, tout à fait pauvres, est assez restreint relativement aux deux autres classes; il s’ensuit que le nombre des gens pouvant faire l’aumône est très-considérable, et bien suffisant pour nourrir tous l-es pauvres; et cependant, il y a tous les jours dans cette ville beaucoup de nos frères qui s’endorment le soir avant d’avoir pu apaiser leur faim; non, je le répète, parce que nous sommes dans l’impuissance de les secourir, mais parce que notre dureté nous en ôte le désir. Car si les riches et ceux qui ont du bien médiocrement, avaient soin de partager entre eux tous les pauvres, à peine cent cinquante personnes en auraient-elles un à nourrir. Et cependant on voit les pauvres se plaindre tous les jours de leur misère au milieu de tout le monde qui les en pourrait délivrer.

Pour vous faire voir plus clairement jusqu’où va cette dureté des riches, considérez à combien de pauvres, de veuves et de vierges cette église distribue tous les jours les revenus qu’elle a reçus d’un seul riche, qui ne l’était pas même extraordinairement. Le nombre qui en est écrit sur le catalogue va jusqu’à trois mille, sans parler des assistances qu’on rend à ceux qui sont dans les prisons, de ceux qui sont malades dans les hôpitaux, des étrangers, des lépreux, de toue ceux qui servent à l’autel, de tant de personnes qui surviennent tous les jours, auxquelles elle donne la nourriture et le vêtement, sans que néanmoins ses richesses diminuent. Si seulement dix personnes riches voulaient assister ainsi les pauvres de leurs biens, on ne verrait plus un seul pauvre dans toute la ville d’Antioche.

4. Vous me direz peut-être Si nous dépensons ainsi notre bien, que laisserons-nous à nos enfants? Vous leur laisserez au moins le fonds, et puis lé revenu si bien, dispensé, se multiplierait sans doute; vos aumônes sont comme en dépôt dans le ciel où vous vous amassez un trésor. Que si cela vous paraît trop rude, ne donnez aux pauvres que la moitié de (520) votre revenu, ou la troisième partie, ou si vous voulez la quatrième, ou tout au moins la dixième. Je crois que, par la miséricorde de Dieu, la ville d’Antioche est dans un tel état, qu’elle seule pourrait nourrir chaque jour tous les pauvres de dix autres villes.

Nous en ferions aisément la supputation, si la chose n’était si claire qu’elle parle d’elle-même. Car je vous prie de considérer combien chaque maison fournit d’argent tous les ans pour des taxes et pour des dépenses publiques, sans vous appauvrir pour cela, et sans presque même que vous vous en aperceviez. Si donc chaque riche voulait ainsi se taxer lui-même pour nourrir les pauvres, il ne lui faudrait que très-peu de temps pour ravir le ciel. Après cela, quelle excuse nous restera-t-il, mes frères, lorsque nous verrons en rougissant que nous aurons été infiniment plus resserrés à donner aux pauvres que les gens du monde ne l’auront été à donner à des comédiens, quoique nous fussions assurés que cette libéralité sainte nous aurait été si avantageuse?

Quand nous devrions vivre toujours sur la terre, nous serions néanmoins obligés d’être libéraux envers les pauvres; mais devant en sortir si tôt, et en sortir nus et dépouillés de tout, comment nous excuserons-nous de ne leur donner rien de tant de biens dont nous jouissons? Je ne vous ordonne point de diminuer votre fonds. J’avoue néanmoins que je le souhaiterais, mais je vous y vois peu disposés. Tout ce que je vous conjure donc de faire, c’est de donner au moins de votre revenu, et de n’en rien épargner pour le serrer dans vos coffres. N’est-ce pas assez que ces revenus coulent chaque jour dans vos maisons comme une source abondante qui ne tarit point? Faites-en donc découler aussi quelque partie sur les pauvres, et soyez de sages économes des biens que Dieu vous a donnés.

Mais je paie, me direz-vous, tant de taxe et tant d’impôts. Négligerez-vous donc à cause de cela de donner l’aumône aux pauvres, parce que personne ne vous y contraint? Quand vos terres n’auraient rien produit, vous ne laisseriez pas de payer ces impôts sans oser même vous plaindre: et lorsque Jésus-Christ vous traite avec tant de bonté, qu’il ne vous demande de vos biens que lorsque l’année a été abondante, vous refusez non-seulement dé lui en donner, mais même de lui répondre avec douceur. Après une telle dureté qui pourra jamais vous délivrer de l’enfer? Si les peines établies par la justice séculière, vous rendent si exact à payer tous ces impôts que l’on exige; que ne vous souvenez-vous qu’il y a d’autres peines que celles qu’on souffre en ce monde, et qui sont infiniment plus à craindre, et qu’alors on ne vous renferme point dans un cachot, mais dans un abîme d’un feu éternel? Que ce soit donc là les premiers tributs que nous ayons soin de payer à l’avenir, puisqu’en cette occasion notre fidélité ou notre négligence doit être suivie d’une éternité de biens ou de maux. Que si vous me dites que vous avez à nourrir beaucoup de soldats, qui vous défendent contre les barbares, considérez qu’il y a une autre armée de pauvres qui vous doit défendre contre les démons. Quand vous avez soin de les assister, ils attirent sur vous par leurs prières la grâce de Dieu, ils écartent de vous ces anges de ténèbres; ils dissipent les pièges qu’ils vous tendent, ils arrêtent leurs efforts, et ils délivrent votre âme de leur tyrannie.

5. Puis donc que ce sont là les soldats qui combattent chaque jour pour vous contre le démon, exigez de vous-mêmes un tribut pour eux, et contribuez à leur subsistance. Nous avons un Roi qui est bien plus doux que ceux du monde. Il n’exige rien par violence. Il reçoit ce qu’en lui donne, quelque peu que ce puisse être, et s’il arrive que par quelque nécessité vous demeuriez longtemps sans lui rien payer, il ne vous force point de donner ce que vous n’avez pas. Ainsi n’abusons point de sa patience. Amassons-nous un trésor non de colère, mais de grâce et de salut; non de mort, mais de vie; non de confusion et de tourments, mais de joie et de gloire. Il ne sera point besoin de convertir en argent ce que vous avez, ni d’en payer le transport. Il suffira que vous le donniez aux pauvres, votre Seigneur fera tout le reste. Il le transportera dans le ciel, il vous en tiendra un compte exact; et ce sera lui-même qui aura soin pour vous de tout ce trafic qui vous doit enrichir pour jamais.

Ce que vous lui donnez n’est pas comme ce que vous donnez aux rois de la terre. Votre argent périt pour vous, lorsqu’il, est employé pour faire subsister les soldats; mais il vous demeurera tout entier et avec usure. Ce que vous donnez pour les impôts ne vous revient plus; mais ce que vous donnez aux pauvres est toujours à vous, et vous le retrouverez avec un gain, non-seulement temporel, mais même (521) spirituel. En payant les tributs vous vous acquittez d’une dette, mais en donnant aux pauvres, vous mettez votre argent à rente. Dieu vous en passe le contrat lui-même, et il vous dit: «Celui qui a pitié du pauvre, prête à Dieu son argent ». (Pr 19,16)

Quoiqu’il soit Dieu et le Seigneur de tout le monde, il n’a pas dédaigné toutefois de nous donner des gages, des témoins et des promesses. Ces gages sont le bien qu’il nous fait en cette vie, et tant de grâces temporelles et spirituelles, qui sont comme les arrhes et les prémices des biens à venir.

Comment donc pouvez-vous différer un si heureux commerce, vous qui avez déjà tant reçu de Celui à qui vous confiez votre argent, et qui espérez, d’en recevoir encore plus à l’avenir? Avez-vous bien pensé à ce qu’il vous a déjà donné? 11 a formé votre corps, il a créé votre âme; il vous a-honoré du don de la raison et de l’intelligence. Il vous u donné l’usage de tout ce qui se voit sur la terre. Il vous a fait la grâce de le connaître. Il vous a donné son propre Fils, et l’a livré à la mort pour vous. Il vous a ouvert dans le baptême la source de tous les biens. Il vous a préparé une table sainte, il vous a promis un royaume et des richesses incompréhensibles. Après tant de biens qu’il vous a faits, et tant d’autres qu’il veut vous faire, vous craignez de lui donner un peu d’argent? Méritez-vous après cela qu’il vous regarde?

Quelle excuse alléguerez-vous? Direz-vous que lorsque vous considérez vos enfants, vous ne pouvez vous empêcher d’être retenu dans vos aumônes? Que n’accoutumez-vous, au contraire, vos enfants à cette, usure sainte et spirituelle dont je vous parle? N’est-il pas vrai que si vous aviez une rente sur une personne bien riche, et qui aurait de l’affection pour vous, vous aimeriez infiniment mieux la laisser à vos enfants qu’un argent comptant, parce qu’ils seraient assurés d’être bien payés, sans avoir besoin de retirer leur fonds, et de le placer ailleurs? Laissez-donc à vos enfants Dieu même pour débiteur, et qu’il leur soit redevable d’une grande somme. Vous avez soin de ne point vendre vos terres afin de les laisser à vos enfants, et que le revenu leur en demeure, et vous craignez de leur laisser une rente, dont les arrérages passent le revenu de toutes les terres, et dont le fonds est aussi assuré que Dieu même? Ne faut-il pas avoir perdu la raison pour agir de la sorte, lorsque surtout, laissant à vos enfants le contrat de cette rente, vous l’emportez en même temps avec vous? Car c’est le propre des choses spirituelles de se multiplier ainsi, et de suffire en même temps à plusieurs.

Enfin, mes frères, ne demeurons point pauvres et misérables par notre faute. Ne soyons point cruels et inhumains envers nous-mêmes. Entreprenons de grand coeur ce trafic si louable et si utile, afin que nous en recueillions le fruit après notre mort, qu’il passe encore à nos enfants, et qu’il nous fasse jouir de ces biens ineffables, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (522)


HOMÉLIE LXVII - ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS LE TEMPLE DE DIEU, CHASSA TOUS CEUX QUI VENDAIENT ET ACHETAIENT DANS LE TEMPLE,

67

ET IL RENVERSA LES TABLES DES CHANGEURS, ET LES CHAISES DE CEUX QUI Y VENDAIENT DES COLOMBES, LEUR DISANT: IL EST ÉCRIT: MA MAISON SERA APPELÉE LA MAISON DE LA PRIÈRE, ET VOUS EN AVEZ FAIT UNE MAISON DE VOLEURS. »
Mt 21,12-33


ANALYSE

1. Que Jésus a dû chasser les vendeurs du temple par deux différentes fois. Pourquoi Jésus maudit le figuier.
2. Jésus fait aux pharisiens une question sur saint Jean-Baptiste qui les embarrasse et les confond.
3-5. Jésus donne à entendre aux juifs qu’ils seront rejetés et remplacés par les gentils. -Qu’il faut travailler à se convertir sans perdre jamais l’espérance. - Exemple d’une courtisane fameuse qui se retira dans une maison de vierges où elle fit une admirable pénitence. - Que les pécheurs doivent bien espérer s’ils travaillent à se convertir, et que les justes doivent craindre s’ils se relâchent. Inutilité et misère des travaux du monde.


1. Saint Jean rapporte la même histoire, mais au commencement de son Evangile; au lieu que saint Matthieu ne la rapporte qu’à la fin. Ce qui nous autorise à croire que ce fait a eu lieu par deux différentes fois. Cela paraît prouvé premièrement parla différence du temps; puisqu’un évangéliste marque que ceci se fit à la fête de Pâques, et l’autre beaucoup plus tôt. Cela paraît encore démontré par la différente manière dont se conduisent les juifs en ces deux rencontres. Saint Jean marque qu’ils dirent au Fils de Dieu: « Par quel miracle nous montrez-vous que vous avez droit de faire de telles choses (Jn 2,18)»? au lieu qu’ici, quoique Jésus-Christ leur eût parlé avec tant de force, ils demeurent néanmoins dans le silence, à cause. de la grande réputation que ses miracles lui avaient acquise.

Et c’est ce qui fait voir davantage l’opiniâtreté des juifs, puisqu’après que le Fils de Dieu leur a fait par deux différentes fois le même reproche, ils persistent dans ce trafic sacrilège, et veulent même faire passer Jésus-Christ pour un violateur de la loi et un ennemi de Dieu, lorsque ce qu’il avait fait dans le temple les devait convaincre de sa souveraine puissance et du grand zèle dont il brûlait pour la gloire de Dieu son Père. Car ils lui avaient déjà vu faire un prodigieux nombre de miracles; et ils voyaient partout que ses actions s’accordaient parfaitement avec ses paroles. Cependant, au lieu d’être persuadés par tant de preuves, ils entrent en colère, sans se vouloir rendre ni aux oracles des prophètes, ni à ces cris de louange que Dieu tire de la bouche des petits enfants. C’est pourquoi, pour leur faire un reproche plus pressant, Jésus-Christ leur cite lsaïe qui dit: «Ma maison sera appelée une maison d’oraison». Il ne se contente pas néanmoins de cette seule preuve pour leur faire voir quelle est sa puissance. Il la fait paraître encore plus sensiblement dans la guérison d’un grand nombre de malades.

«Alors des aveugles et des boiteux étant venus à lui dans le temple, il les guérit (Mt 21,14)». Tous ces miracles rendent un témoignage indubitable à la toute-puissance du Fils de Dieu; et cependant les juifs y demeurent sourds. « Mais les premiers des prêtres et des docteurs de la loi voyant les merveilles qu’il avait faites et les enfants qui criaient dans le temple: hosanna, en conçurent de l’indignation (Mt 21,15), et lui dirent: Entendez-vous bien ce qu’ils disent (Mt 21,16)»? N’était-ce pas plutôt Jésus-Christ qui leur pouvait parler de la sorte, et qui leur devait dire: «Entendez-vous bien ce que ces enfants disent»? puisqu’ils lui chantaient des cantiques comme à Dieu. Jésus-Christ, voyant donc que rien ne les pouvait convaincre, et qu’ils combattaient (523) l’évidence même, s’élève contre eux avec force et avec zèle, et leur dit: «N’avez-vous jamais lu cette parole: Vous avez tiré la louange la plus parfaite de la bouche des petits enfants et de ceux qui sont à la mamelle (16)»? C’est avec grande raison que le Prophète dit que c’est «de la bouche» que Dieu tire cette louange; puisqu’il est visible qu’elle ne pouvait sortir du coeur de ces petits enfants, dont Dieu déliait la langue par sa vertu invisible, afin de leur faire publier des cantiques dont ils ne comprenaient pas le sens.

Cet événement figurait ce qui devait arriver un jour aux gentils, qui, après avoir été longtemps muets pour les louanges de Dieu, devaient ensuite élever leur voix dans le transport de leur foi et de leur amour. Ceci devait encore instruire et consoler beaucoup les apôtres. Car ils pouvaient demander eux-mêmes, comment étant si grossiers et si ignorants, ils pourraient un jour annoncer des mystères si élevés, leur divin Maître les lire de cette peine, par ce qu’il leur fait voir aujourd’hui, et leur fait conclure que celui qui déliait la langue de ces enfants pour chanter ses louanges, délierait aussi la leur pour prêcher son Evangile dans le Inonde entier. Ce miracle leur faisait connaître encore que Jésus-Christ était le créateur et le maître souverain de la nature. Ainsi, tandis qu’on voit des petits enfants si sages avant leur âge, qui publient les louanges du Sauveur, et dont les cantiques s’accordent avec ceux des anges, on entend au contraire des hommes faits qui ont perdu la raison, et qui parlent comme des furieux et des insensés. Car c’est ainsi que la passion et la malice renversent l’esprit. Mais Jésus-Christ les épargne, et les voyant si troublés et si animés, soit par les honneurs que le peuple lui avait rendus, soit par la manière dont il avait chassé les vendeurs du temple, soit par le grand nombre de miracles qu’il avait faits, soit par les louanges qu’il avait reçues de la bouche des enfants, il les laisse et sort de la ville. «Et les laissant là, il sortit de la ville et s’en alla en Béthanie, où il passa la nuit (Mt 21,17)». Il se retire pour apaiser par sa retraite leur indignation et leur haine; parce que l’envie qui fermentait dans leurs coeurs leur aurait fait repousser avec animosité toutes ses paroles. «Le matin, comme il revenait à la ville, il eut faim (Mt 21,18) ». Comment a-t-il faim ainsi « dès le matin» ou quand le Sauveur avait-il faim, sinon quand il permettait à sa chair de souffrir cette faiblesse? «Et voyant un figuier sur le chemin, il s’en approcha, mais n’y trouvant que des feuilles, il lui dit: Qu’à l’avenir il ne naisse jamais de toi aucun fruit, et au même moment ce figuier sécha (Mt 21,19)». Un autre évangéliste marque que ce n’était «pas encore la saison des figues». Comment donc, mes frères, puisque ce n’était pas encore la saison du fruit, notre évangéliste dit-il que Jésus-Christ vient en chercher à ce figuier? N’est-il pas visible qu’il ne parle ainsi que pour nous marquer ce que les disciples croyaient de leur maître, et que comme ils étaient fort grossiers, ils crurent qu’effectivement Jésus-Christ venait chercher du fruit à cet arbre? Car l’Evangile nous fait voir que les apôtres avaient ainsi assez souvent des pensées fort basses touchant le Fils de Dieu. Comme ils avaient donc eu cette pensée du Sauveur, ils crurent de même ensuite que cet arbre ne fut maudit que parce qu’il n’avait point de fruit.

Vous me direz peut-être: Si ce n’est point pour ce sujet que cet arbre fut maudit, pour quelle raison l’a-t-il donc pu être? C’était, mes frères, pour donner de la confiance aux apôtres. Car comme jusque-là Jésus-Christ n’avait fait que du bien aux hommes et qu’il n’en avait puni aucun, il fallait aussi qu’il donnât des preuves de sa toute-puissance, par la rigueur qu’il exercerait sur quelques- uns, et par la sévérité de ses jugements, afin que les apôtres et les juifs fussent très-persuadés qu’il pouvait réduire en poudre tous ses ennemis; et que c’était volontairement qu’il s’offrait de lui-même au supplice de la croix. Mais il était trop bon pour donner sur les hommes des marques de ce que pouvait sa rigueur, et pour faire sur eux l’essai de sa justice toute-puissante. Il ne choisit pour cela qu’un arbre, dans la mort duquel il fait voir jusqu’où pourra aller sa colère et sa vengeance. Il ne faut donc pas rechercher si curieusement pourquoi des arbres et des plantes innocentes sont traitées avec tant de rigueur. Il ne faut point demander pourquoi ce figuier est maudit, puisque ce n’était pas la saison d’avoir du fruit. C’est blesser la raison que de raisonner de la sorte. Considérez. seulement l’effet de la puissance de Jésus-Christ, et rendez gloire à celui qui fait de si grands miracles.

Quelques-uns se sont ainsi arrêtés à demander pourquoi Jésus-Christ précipita tant de (524) pourceaux dans la mer, et à vouloir justifier la conduite du Sauveur dans cette rencontre. Mais il ne faut point les écouter. Ces animaux étaient sans raison comme cet arbre sans sentiment. D’où vient donc que Jésus-Christ affecte de faire voir cette figure, et qu’il prend ce prétexte pour maudire cet arbre, sinon, comme j’ai dit, que l’évangéliste suit la pensée que les apôtres avaient alors, quoiqu’elle fût sans fondement.

Que si ce n’était pas encore le temps pour cet arbre de porter du fruit, c’est en vain que quelques-uns disent que ce figuier marquait la loi, puisque le fruit de la loi était la foi, et que ce temps était venu, et qu’en effet elle l’a porté: «Les campagnes», dit Jésus-Christ, «sont déjà blanches et prêtes à moissonner. Je vous ai envoyés recueillir ce qui n’est pas venu par votre travail». (Jn 4,35) Ce n’est donc point le temps de la loi que Jésus-Christ veut exprimer en cet endroit; son unique but, comme j’ai dit, est de faire voir qu’il est tout-puissant non-seulement pour faire du bien, mais encore pour punir.

2. Cela est assez clairement indiqué par cette circonstance que l’évangéliste relève: «que ce n’était point encore la saison du fruit». Cette parole nous fait voir que Jésus-Christ n’allait pas en effet à cet arbre pour voir s’il y avait du fruit, mais seulement pour le bien de ses apôtres, que l’Evangile dit avoir été étrangement surpris de ce miracle. Quelques miracles qu’ils eussent déjà vu faire à leur Maître en tant de différentes manières, celui-ci leur paraît tout nouveau, en ce que Jésus-Christ y témoignait pour la première fois la souveraine puissance qu’il avait pour punir les crimes. Il choisit pour ce sujet celui de tous les arbres où ce miracle devait être plus surprenant, c’est-à-dire l’arbre le plus rempli de sève, et il le dessèche tout à coup. Mais, pour montrer clairement que ce miracle ne se faisait que pour les apôtres et pour leur donner de la confiance aux approches de la Passion, nous n’avons qu’à considérer la suite: « Ce que les disciples ayant vu, ils furent saisis d’étonnement, et se dirent l’un à l’autre: Voyez comme ce figuier est devenu sec en un instant (Mt 21,20). Jésus leur répondit: Je vous dis en vérité, si vous avez de la foi et si vous n’hésitez point, non seulement vous ferez ce que vous venez de voir en ce figuier; mais quand même vous diriez à cette montagne: «Otez-vous de là, et jetez-vous dans la mer, cela se fera (Mt 21,21). Et quoi que ce soit que vous me demandiez dans la prière, vous l’obtiendrez si vous le demandez avec foi (Mt 21,22)». Comprenez-vous enfin par ces paroles, mes frères, que Jésus-Christ n’a fait ce miracle que pour remplir ses apôtres de courage, et pour les empêcher de craindre les maux dont leurs ennemis les menaceraient? C’est pourquoi il réitère ici par deux fois la même promesse pour les rendre plus ardents à l’oraison; et pour réveiller leur foi davantage: «Non-seulement», leur dit-il, «vous ferez ce que vous venez de voir en ce figuier», mais votre foi et votre oraison vous donneront tant de force et tant de confiance, que vous transporterez les montagnes d’un lieu à un autre.

«Etant arrivé dans le temple, les princes des prêtres et les sénateurs qui étaient les chefs du peuple, le vinrent trouver comme il enseignait, et lui dirent: Par quelle autorité faites-vous ceci, et qui vous a donné cette autorité (23)»? Les Juifs toujours insolents et toujours aveugles viennent interrompre le Sauveur lorsqu’il instruisait le peuple. Ne pouvant décrier ses miracles, ils l’attaquent sur cette manière si forte, avec laquelle il s’était élevé contre ceux qui exerçaient dans le temple un trafic honteux. On voit dans saint Jean qu’ils font la même demande au Sauveur, non pas dans les mêmes termes, mais dans le même esprit. Car cet évangéliste marque qu’ils lui dirent: «Par quel miracle nous montrez-vous que vous ayez droit de faire de telles «choses»? (Jn 18) Mais on voit que dans saint Jean, Jésus-Christ leur fait cette réponse: «Détruisez ce temple et je le rétablirai en trois jours». Mais saint Matthieu dit ici qu’il leur fit une autre question qui les jeta dans un étrange embarras. Ce qui nous fait voir comme je l’ai dit, que cette même action arriva deux fois: l’une au commencement des miracles et de la prédication de Jésus-Christ, et l’autre à la fin.

Cette demande donc «Par quelle autorité faites-vous ces choses»? revient à ceci: Avez -vous été établi dans la chaire de doctrine? Avez-vous reçu l’ordre de la sacrificature, pour vous attribuer une si grande puissance? Cependant l’action de Jésus-Christ ne pouvait être blâmée comme une entreprise audacieuse, puisqu’elle ne tendait qu’à conserver l’honneur et le respect qui est dû au temple. Ils (525) prennent de là néanmoins un sujet de l’envier, parce que leur envie n’en trouvait point d’autre. Ils n’osent pas même lui faire cette demande au moment qu’il chassait les vendeurs du temple, parce qu’ils étaient arrêtés par l’éclat de ses miracles. Mais le trouvant occupé à enseigner le peuple, ils l’interrompent pour le quereller. Que fait donc Jésus-Christ en cette rencontre? Il ne répond point précisément à leurs demandes: Il n’était point nécessaire de leur dire d’où lui venait une puissance qu’ils pouvaient, s’ils eussent voulu, reconnaître par eux-mêmes. Il leur fait au contraire une autre question.

«Jésus leur répondit: J’ai une autre question à vous faire, et lorsque vous m’y aurez répondu, je vous dirai par quelle autorité je fais ceci (Mt 21,24). D’où était le baptême de Jean? Du ciel, ou des hommes (Mt 21,25)»? Quelle liaison, me direz-vous, y avait-il de cette question avec celle qu’ils lui faisaient? une très grande: car s’ils eussent répondu que ce baptême était du ciel, Jésus-Christ leur eût répliqué: Pourquoi ne l’avez-vous pas cru, puisque si vous l’eussiez fait, vous ne seriez pas en peine maintenant de me demander d’où me vient cette puissance? Vous savez qu’il a dit «Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers (Lc 3,16)»; et «Voilà «l’agneau de Dieu, voilà celui qui porte le «péché du monde (Jn 1,29)»; et «C’est là le Fils de Dieu (Jn 3,31)»; et « Celui qui est venu d’en-haut est au-dessus de tous»; et «Il a le van en main et il purgera son aire.» (Mt 3,12) C’est pourquoi, s’ils eussent cru saint Jean, il leur eût été aisé de connaître par quelle autorité Jésus-Christ aurait agi de la sorte.

«Mais eux raisonnaient ainsi en eux-mêmes: Si nous répondons qu’il était du ciel, il nous dira: Pourquoi donc ne l’avez-vous pas cru (Mt 21,25)? Et si nous répondons qu’il était des hommes, nous avons à craindre le peuple, car Jean passe pour un prophète dans l’estime de tout le monde (Mt 21,26). Ils répondirent donc à Jésus: Nous ne savons. Et Jésus aussi leur répondit Je ne vous dirai point non plus par quelle autorité je fais ceci (Mt 21,27).» Les Juifs lui disent par malice: «Nous ne savons»; mais il ne leur répond pas: Je ne le sais pas non plus; mais « Je ne vous le dirai pas non plus.» S’ils eussent été simplement dans l’ignorance, il n’eût pas refusé de les instruire; mais comme ils agissaient par un esprit double et artificieux, il a raison de les laisser sans leur rien répondre.

Ce qui les empêcha de dire que le baptême de Jean était des hommes, était, comme dit l’Evangile, « la crainte qu’ils avalent du peuple»; Ainsi l’on voit en toutes rencontres, combien ils étaient corrompus dans le coeur, puisque, méprisant Dieu, ils n’avaient égard qu’aux hommes. Car ils témoignent ici quelque respect pour saint Jean, non à cause de sa vertu, mais seulement «à cause du peuple», et ils ne voulaient pas de même croire en Jésus-Christ, parce qu’ils faisaient tout par des respects humains et charnels. Ce souci qu’ils avaient des hommes était l’unique cause de tous leurs maux.

« Que vous semble, ajoute Jésus-Christ, de ce que je m’en vais vous dire? Il y avait un homme qui avait deux fils, et s’adressant au premier, il lui dit: Mon fils, allez-vous-en aujourd’hui travailler à ma vigne (Mt 21,28). A quoi il répondit: Je ne veux pas: mais après, étant touché de repentance, il s’y en alla (Mt 21,29). Puis s’adressant à l’autre, il lui fit le même commandement, celui-ci lui répondit: J’y vais, seigneur, et-il n’y alla point (Mt 21,30). Lequel des deux a fait la volonté de son père? Le premier, dirent-ils (Mt 21,31)». Il commence encore à leur parler par paraboles, pour rendre d’un côté leur désobéissance et leur opiniâtreté inflexible, et pour louer de l’autre l’obéissance si prompte et si ardente des gentils; en effet, ce qui se passe ici à l’égard de ces deux enfants est la figure de ce qui devait arriver à ces deux peuples. Car les gentils, qui n’avaient point promis à Dieu l’obéissance puisqu’ils n’avaient pas même reçu de loi, n’ont pas laissé de lui obéir effectivement, et avec beaucoup de zèle; et les juifs au contraire, après avoir promis par un voeu solennel «de faire tout ce que le Seigneur leur dirait (Ex 19,8 Ex 24,3)», n’ont point fait ce qu’il leur a commandé. Afin donc qu’ils ne s’imaginent pas que cette loi leur doive servir de rien, Jésus-Christ leur montre au contraire que ce sera par elle. qu’ils seront condamnés un jour. C’est ce que saint Paul a dit ensuite: «Ceux qui écoutent la loi, ne seront pas pour cela justes devant Dieu; mais ceux-là seront justes devant lui, qui observent la loi et qui la pratiquent». (Rm 2,13) C’est pourquoi le Seigneur propose aux juifs une question, il veut qu’ils se (526) prononcent afin qu’ils se condamnent eux-mêmes par leur propre bouche.

3. C’est le dessein qu’il a dans cette parabole de la vigne, par laquelle il leur fait voir une image de leur crime dans la personne d’un autre. Comme ces pharisiens, voyant clairement que leur réponse retournerait contre eux-mêmes, refusaient de répondre, le Sauveur enveloppe la même pensée sous l’obscurité d’une parabole. Et après qu’ils se sont condamnés de leur propre bouche, il leur découvre ce qu’il leur avait caché sous ce voile. « Jésus ajouta: Je vous dis en vérité que les publicains et les femmes prostituées vous devanceront au royaume de Dieu (Mt 21,31). Car Jean est venu à vous dans la voie de la justice et vous ne l’avez point cru. Les publicains au contraire et les femmes prostituées l’ont cru; et vous, sur cet exemple vous ne vous êtes point repentis, et vous ne l’avez pas cru (Mt 21,32)». S’il leur eût dit d’abord que «les femmes prostituées les devanceraient dans le royaume des cieux», cette parole leur eût paru trop dure: mais comme il ne tire cette conclusion que des principes dont ils sont eux-mêmes demeurés d’accord, ils sont forcés malgré eux d’en reconnaître la vérité. C’est pour ce sujet qu’il ajoute cette raison: «Jean», dit-il, «est venu» à vous et non pas aux autres; il y est venu, non simplement comme un autre homme, mais «dans la voie de la justice». Car vous ne lui pouvez rien reprocher, vous ne pouvez l’accuser d’aucune action mauvaise. Sa vie a été irrépréhensible. Il a fait paraître en tout une sagesse extraordinaire, « et cependant vous ne l’avez point cru ». Et ce qui augmente votre crime, c’est que les publicains mêmes et les femmes perdues ont cru en lui; et de plus, c’est «que vous qui avez vu leur exemple, n’avez point été touchés ensuite de repentance pour croire au «moins après eux», vous qui deviez croire avant eux. Ainsi vous êtes entièrement inexcusables, comme ils sont dignes de toute louange.

Et considérez, je vous prie, combien de circonstances relèvent ici l’infidélité des uns et la foi des autres. Il est venu à vous et non à eux. Vous n’avez point cru en lui, et ils n’en ont point été scandalisés, Ils ont cru en lui, et vous n’en avez point été touchés. Ce que Jésus-Christ dit: « Ils vous devanceront dans le royaume de Dieu», ne marque pas absolument que les autres les y suivront; mais seulement que s’ils veulent penser à eux, ils peuvent encore espérer de se sauver. Car il n’y a rien qui réveille et qui excite tant les esprits grossiers que l’émulation et la jalousie. C’est pourquoi Jésus-Christ dit si souvent: «Que ceux qui étaient les derniers seront les premiers, et que ceux qui étaient les premiers seront les derniers ». Et c’est pour ce sujet encore qu’il compare ici avec les pharisiens, les publicains, et les femmes débauchées, les deux états les plus désespérés et les plus odieux dans l’un et dans l’autre sexe; les deux crimes qui nous frappent davantage et qui viennent tous deux d’un excès d’amour: l’un pour les corps et l’autre pour l’or.

Jésus-Christ montre ici en passant que c’était écouter la loi de Dieu que de croire à Jean. Il ne faut pas croire aussi que ce soit seulement la grâce de Dieu qui fasse elle seule que les femmes prostituées entrent dans le royaume de Dieu. La justice le fait aussi, puisqu’elles n’entrent point dans ce royaume en restant ce qu’elles étaient, mais en écoutant la vérité et en la croyant, en se convertissant et en se purifiant des taches de leur vie passée. Ainsi, Jésus-Christ donne de la force à son discours sans le rendre néanmoins trop odieux par cette parabole, et par la comparaison des femmes prostituées. Il ne reprend point tout d’abord les Juifs de n’avoir point cru à saint Jean: il loue auparavant les publicains de ce qu’ils l’ont fait: et il blâme les Juifs ensuite d’avoir refusé de le faire, leur reprochant leur opiniâtreté, et les accusant de tout faire par une vaine crainte des hommes et par un vain désir d’être estimés d’eux. C’était cette crainte orgueilleuse qui les empêchait de reconnaître Jésus-Christ et de croire en lui; ils avaient peur d’être chassés de la synagogue. Et c’était aussi la même crainte et non point aucun sentiment de respect qui les empêchait de rien dire qui fût désavantageux à saint Jean. Jésus-Christ reprend donc tous ces péchés dans les juifs; mais il les perce jusques au coeur, en disant: «Que l’exemple même des publicains ne les avait point touchés de repentance pour croire en Lui». C’est un mal que de ne pas choisir le bien d’abord; mais c’est encore un plus grand mal, de ne vouloir pas au moins rentrer dans le bien par la pénitence. C’est cette impénitence qui endurcit les pécheurs et qui fait qu’ils (527) se plongent dans toutes sortes de crimes.

Je suis obligé de gémir ici, mes frères, en voyant aujourd’hui tant de monde dans le désordre par cette insensibilité malheureuse. Mais je conjure tous ceux qui m’écoutent de ne se point laisser aller à cet endurcissement. Ne croyez point que vous ne puissiez vous convertir; et en quelque état funeste que le crime vous ait réduits, ne désespérez jamais de vous-mêmes. Il est aisé à Dieu de vous retirer du fond de l’abîme de tous les vices. N’avez-vous point entendu parler de la courtisane fameuse qui, après s’être convertie, a brillé par sa piété autant qu’elle s’était signalée auparavant par sa vie abominable? Je ne vous parle point de cette bienheureuse pécheresse de l’Evangile, mais d’une célèbre courtisane de Phénicie, qui s’est convertie de notre temps. Je me souviens que lorsque j’étais encore jeune, elle paraissait sur le théâtre avec grand éclat, et qu’on ne parlait que d’elle, non-seulement en ce pays, mais dans toute la Cilicie et la Cappadoce. On sait combien de familles elle a ruinées, et combien de jeunes hommes elle a surpris. On dit même qu’elle usait de la magie, et que comme si sa beauté naturelle n’eût pas suffi pour corrompre assez de personnes, elle y ajoutait ces détestables artifices pour enchanter les hommes de son amour. Le frère de l’impératrice même s’y laissa surprendre tant il était difficile de se défendre de ce piége du démon.

Cependant je ne sais comment tout à coup, ou pour parler plus véritablement, je sais que par une conversion sincère de son coeur et par le changement de sa volonté, elle attira sur elle tant de bénédictions et tant de grâces, que n’ayant plus que de l’horreur pour toute sa vie passée, et foulant aux pieds tous ces enchantements du démon, elle oublia la terre pour s’élever dans le ciel. Quoique d’abord il n’y eût rien de plus infâme que sa vie, et qu’elle se fût toute dévouée au théâtre, elle s’est néanmoins purifiée de telle sorte par tous les exercices de la pénitence, par le cilice qu’elle ne quittait jamais, et elle a brûlé d’un amour si ardent pour la chasteté, qu’elle a surpassé plusieurs de celles mêmes qui étaient toujours demeurées vierges. On s’efforça même de la reprendre: et celui qui avait la principale autorité dans la ville, envoya des gens armés pour se saisir de sa personne, mais ils ne purent jamais la retirer du milieu d’une troupe de pieuses vierges qui l’avaient reçue. Après avoir été baptisée, et avoir été jugée digne de la participation des mystères ineffables, elle répondit à cette grâce par une vie toute sainte, et, se purifiant par un accroissement continuel de vertu, elle persévéra dans cet état jusqu’à sa mort bienheureuse. Elle n’a jamais voulu être vue, depuis sa conversion, d’aucun de ceux qui avaient été passionnés pour elle pendant ses désordres. Mais une fois qu’elle se fut renfermée dans cette maison sainte, elle y vécut plusieurs années comme dans une prison.

4. C’est ainsi, mes frères, «que les premiers seront les derniers, et que les derniers seront les premiers». C’est ainsi que si minus avons une âme fervente et embrasée de l’amour de Dieu, nous ne trouverons rien qui nous empêche de- nous convertir, et de rendre même notre vertu un sujet d’admiration et d’étonnement. C’est pourquoi que nul de ceux qui vivent mal, ne se désespère et ne s’abatte, et que nul aussi de ceux qui vivent bien ne se relâche, de peur que les femmes prostituées ne le devancent dans le royaume de Dieu. Que les pécheurs ne perdent point courage, puisqu’ils peuvent devenir les premiers et surpasser les plus justes. Ecoutez ce que Dieu dit à Jérusalem: «Je lui ai dit après tant de crimes, convertissez-vous à moi, et elle ne s’est point convertie». (Jr 3,1) Quand nous nous convertissons à Dieu, et que nous l’aimons avec ardeur, il ne se souvient plus de toute notre vie passée. Il n’agit pas comme les hommes; il ne nous reproche point nos premiers désordres. Il ne nous dit point: Pourquoi avez-vous été si longtemps dans ces déréglements infâmes? Il nous reçoit avec amour lorsque nous en faisons pénitence; il vient au-devant de nous, lorsque nous retournons à lui. Il veut seulement que ce retour soit sincère.

Allons donc, mes frères, convertissons-nous à Lui. Attachons-nous fortement à Lui, et clouons nos coeurs par sa crainte. Nous avons de ces exemples, non-seulement dans le Nouveau Testament, mais encore dans l’Ancien. Car qui fut jamais plus méchant que Manassé? Cependant il apaisa Dieu, et il fléchit sa colère par ses larmes. Qui fut jamais plus vertueux que Salomon? Cependant, pour s’être relâché dans son bonheur, il tomba dans un abîme de désordres. Mais je puis vous donner un (528) exemple de l’un et de l’autre changement dans une seule personne, c’est-à-dire dans David, son père, qui d’abord excella dans la vertu, et qui ensuite tomba dans le crime. Qui fut d’abord plus heureux que Judas? Cependant il est devenu le traître de son Maître. Qui fut d’abord plus criminel que saint Paul, et néanmoins il est devenu ensuite un vaisseau choisi de Dieu? Qui fut plus odieux que saint Matthieu, tant qu’il a été publicain, et néanmoins il a eu depuis sa place parmi les apôtres? Qui commença mieux que Simon le Magicien? Cependant il est devenu depuis l’exécration de tout le monde. Combien a-t-on vu d’autres changements semblables? Combien en voit-on encore aujourd’hui?

C’est pourquoi je ne puis m’empêcher de vous redire souvent que les plus grands pécheurs, et ceux mêmes qui se seraient voués au théâtre, ne doivent point se désespérer lorsqu’ils pensent à se convertir; et que le juste au contraire, qui vit sans reproche dans l’Eglise, ne doit point trop s’assurer de son salut. Dieu dit à l’un par son Apôtre: «Que celui qui croit être debout, prenne garde de ne point tomber ». (1Co 10,12) Et il dit à l’autre par son Prophète: «Celui qui est tombé, ne «pourra-t-il se relever? Et par un autre: «Redressez les mains lâches et languissantes, et raffermisse les genoux qui sont tremblants». (Jr 3,4) Il dit aux bons «Veillez»; et aux méchants: «Levez-vous, vous qui dormez; et levez-vous d’entre les morts». (Ep 5,14) Les uns doivent travailler pour se conserver ce qu’ils sont; les autres pour devenir ce qu’ils ne sont pas: les uns pour demeurer sains, les autres pour cesser d’être malades. On à vu souvent des malades devenir sains. On a vu souvent des personnes saines tomber malades par leur négligence. Jésus-Christ dit aux uns: « Vous voilà guéris maintenant, ne péchez plus, de peur qu’il ne vous arrive quelque chose de pis». (Jn 5,10) Il dit aux autres: «Voulez-vous être guéris? Levez-vous, portez votre lit, et allez en votre maison». Le péché, mes frères, est une grande paralysie, et un mal plus dangereux que toutes les paralysies du corps. Le pécheur non-seulement ne fait pas le bien, mais il fait encore le mal. Cependant, en quelque déplorable état qu’il puisse être, s’il veut s’en relever sincèrement, tous ses péchés se dissiperont.

Quand nous aurions langui durant trente-huit ans dans le vice, comme le malade de l’Evangile, si nous voulons être guéris, rien ne nous en empêchera. Jésus-Christ vous crie encore aujourd’hui: «Levez-vous, portez votre lit»: pourvu que vous vouliez vous lever, ne désespérez point du reste: «Vous n’avez point d’homme », mais vous avez Dieu. Vous n’avez personne qui vous jette «dans la piscine », mais vous avez celui qui peut faire que vous n’aurez point besoin de piscine. Vous n’avez personne qui prévienne les autres pour vous y jeter le premier, mais vous avez celui qui vous commande de porter votre lit. Vous ne pouvez pas dire ici: Lorsque je veux me jeter dans la piscine, un autre me prévient. Si vous voulez vous plonger dans cette fontaine de grâces, personne ne vous en peut empêcher. Cette source ne s’épuise point, cette fontaine coule toujours. Nous recevons tous de sa plénitude, et ses eaux guérissent nos corps et nos âmes. Approchions-nous avec ferveur de cette source du salut. Raab était une courtisane et néanmoins elle s’est sauvée. Le bon larron était un voleur et un homicide, et il est devenu citoyen du ciel. Et ce qui est étonnant et redoutable, Judas, disciple de Jésus-Christ, s’est perdu, lorsqu’un voleur sur la croix est devenu le disciple de Jésus-Christ. Ce sont là, mes frères, les miracles de la puissance de Dieu. C’est ainsi que les mages ont trouvé grâce auprès de Dieu, qu’un publicain est devenu évangéliste, et qu’un blasphémateur a été changé en apôtre.

5. Considérez donc toutes ces choses, et ne désespérez jamais. Entrez dans une sainte confiance, et excitez-vous vous-mêmes. Commencez seulement à marcher dans la voie étroite, et vous vous y avancerez en peu de temps. Prenez bien garde de ne vous pas fermer la porte de la miséricorde, et que votre défiance ne soit comme des épines qui vous en bouchent l’entrée. La vie présente est courte, et le travail est léger. Quand il serait grand, on devrait le souffrir. Si vous ne voulez pas endurer les travaux si louables et si heureux de la pénitence, vous tomberez dans les maux et dans les afflictions malheureuses que l’on souffre dans le monde. Que si d’une façon ou d’autre il faut toujours souffrir, pourquoi ne préférons-nous pas à des travaux qui nous damnent, ces peines qui sont si heureusement et si glorieusement récompensées? (529) Mais, dans cette vie même les travaux des chrétiens sont bien différents de ceux que souffrent les gens du monde. Car, dans les engagements du siècle, les périls sont continuels; les pertes et les afflictions ordinaires; l’espérance incertaine; la servitude accablante et insupportable. On y consume son bien, son coeur et son âme même. Lors même que les travaux des gens du monde sont récompensés, ils le sont beaucoup moins qu’ils ne l’espéraient. Car souvent le succès trompe leur attente, et ayant semé ils ne recueillent rien.

Que si quelquefois ils sont plus heureux, et s’ils se voient arrivés enfin au comble de leurs prétentions et de leurs souhaits, ils ne peuvent retenir leur bonheur, et en un moment il leur échappe des mains. Car ils se trouvent tout d’un coup surpris par la vieillesse, et leurs sens affaiblis par l’âge ne sont plus capables de goûter les délices et les plaisirs. Ainsi, ils usent, pour acquérir du bien, la vigueur de leur âge et de leur corps; elle les abandonne lorsqu’ils en ont, et ils se trouvent dans l’impuissance d’en jouir. Et quand même ils le pourraient faire, ils en voient la fin qui les menace, et la crainte de la mort, qui est si proche, les traverse dans tous leurs plaisirs. Mais il arrive tout le contraire dans la vertu. Le travail ne dure pas plus de temps que cette chair fragile et mortelle; mais nous en recevrons une récompense éternelle dans un corps qui ne vieillira jamais, qui ne sera plus sujet à la mort ni aux autres faiblesses de cette vie.

Le travail qui précède est court, mais la récompense qui le suit n’aura point de fin, et le corps jouira d’une pleine paix, sans pouvoir plus rien souffrir dans tout le cours de l’éternité. Car il n’y aura plus là de changement ni d’affliction à craindre.

Quels sont donc, mes frères, les biens que les hommes désirent tant dans ce monde? des biens qu’on n’acquiert que par une infinité de maux, qu’on ne possède que dans une crainte continuelle de les perdre; qui ne durent qu’un moment, et qui n’ont pas plutôt paru qu’ils s’évanouissent. Comment peut-on les comparer avec ces autres biens qui sont stables et éternels, qu’on possède sans aucun travail, et qui nous couronnent dans le combat même? Car celui qui méprise les richesses, trouve dans ce mépris même une grande récompense, n’étant exposé ni à l’envie, ni à la haine, ni aux calomnies, ni aux embûches des hommes. Celui qui est sage et bien réglé dans toute sa vie;est couronné dès ici-bas. La paix règne dans son coeur, l’innocence dans ses actions, l’honnêteté dans ses paroles. Il ne craint ni les accusations, ni les périls, et il est à couvert d’une infinité de maux. Ainsi, chaque vertu a son prix et sa récompense dès cette vie. C’est pourquoi, mes frères, fuyons le vice et vivons saintement, pour jouir des biens et de ce monde et de l’autre, que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (530)



Chrysostome sur Mt 66