Chrysostome sur Mt 73

HOMÉLIE LXXIII - « MALHEUR A VOUS, DOCTEURS DE LA LOI ET PHARISIENS HYPOCRITES, QUI DÉVOREZ LES MAISONS DES VEUVES SOUS PRÉTEXTE QUE VOUS FAITES DE LONGUES PRIÈRES,


Mt 23,13-29

C’EST POUR CELA QUE VOUS RECEVREZ UNE CONDAMNATION PLUS RIGOUREUSE». (CHAP. 23,14, JUSQU’AU VERSET 29)

ANALYSE

1 et 2. Attaque directe et très-forte contre les pharisiens. - Qu’il faut tenir surtout à la pureté intérieure.
3 et 4. Que c’est être pharisien que de ne travailler qu’à régler le dehors et ne se pas mettre en peine du dedans de l’âme. - Que ces sortes de personnes sont des sépulcres selon la parole du Fils de Dieu. - De la mauvaise odeur que les méchants portent dans l’Eglise par leurs dérèglements. - Contre ceux qui violent la sainteté de l’Eglise par des regards et des desseins criminels. - Combien la manière dont les femmes se conduisent aujourd’hui est différente de celle des femmes chrétiennes des premiers siècles de l’Eglise. - Contre ceux qui recherchent les bonnes tables.


7301 1. Jésus-Christ s’en prend maintenant à l’intempérance des pharisiens. Le premier crime qu’il leur reproche sur ce point, et qui en effet était insupportable, c’est qu’ils ne tiraient pas de quoi satisfaire ces excès de bouche du superflu des riches, mais du nécessaire des veuves; surchargeant ainsi des personnes pauvres qu’ils devaient plutôt soulager. Car Jésus-Christ ne dit pas simplement qu’ils mangeaient, mais qu’ils «dévoraient» les maisons des veuves. La manière dont ils commettaient ce crime les rendait encore plus détestables: «Sous prétexte, dit-il, que vous faites de longues prières». Tout homme qui fait une action criminelle mérite d’en être puni; mais celui qui se voile alors d’un prétexte de piété, et qui colore sa malice d’une apparence de vertu, mérite d’en être encore beaucoup plus puni. Vous me demanderez peut-être pourquoi, puisque ces pharisiens étaient si corrompus, Jésus-Christ ne leur ôtait pas un ministère qu’ils usurpaient si injustement? Il ne le fait (566) pas, mes frères, parce que le temps ne le permettait pas encore. Il les laisse cependant dans leur charge, et se contente d’avertir le peuple afin qu’il ne se laisse pas surprendre, et que la dignité de ces hommes ne le porte pas à les imiter. Après qu’il a donné en général cette règle: «Faites tout ce qu’ils vous disent», il montre ici comment elle se doit entendre, et comment il faut borner ce mot de «tout» à ce qui est exempt de péché, afin que les moins sages ne prissent pas de là sujet de croire qu’ils pouvaient leur obéir indifféremment en toutes choses.

«Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui fermez aux hommes le royaume des cieux, n’y entrant point vous-mêmes, et en empêchant l’entrée à ceux qui y entrent (
Mt 23,13)». Si c’est déjà un crime que de n’être utile à personne, que doit-on attendre lorsqu’on nuit même aux autres, et qu’on leur empêche l’entrée du ciel? Ce mot, «ceux qui y entrent», ne veut marquer autre chose que ceux qui étaient près d’y entrer. Lorsque les pharisiens avaient à diriger les autres, ils leur faisaient des commandements insupportables. Et lorsqu’il s’agissait pour eux-mêmes de remplir leurs devoirs, au lieu de porter les hommes à la vertu par le bon exemple, ils ne servaient qu’à les induire dans le mal et qu’à les corrompre. Ces sortes de gens sont véritablement les fléaux des moeurs et la perte du monde. Ils n’instruisent les âmes que pour leur apprendre à se perdre, et ils sont opposés aux vrais pasteurs comme les ténèbres le sont à la lumière. Car, comme c’est le propre d’un pasteur et d’un docteur de l’Eglise de sauver celui qui allait se perdre, c’est le propre aussi d’un corrupteur et d’un empoisonneur des âmes de perdre celui qu’il devait sauver. Voici une autre accusation que Jésus-Christ exprime avec beaucoup de force:

«Vous courez la mer et la terre pour rendre un seul prosélyte, et quand il l’est devenu, vous le rendez digne de l’enfer deux fois plus que vous (Mt 23,15)». Cela veut dire: Ces grandes peines et ces longs travaux que vous endurez pour gagner une âme ne peuvent vous porter à l’épargner et à la ménager ensuite, quoique nous voyions tous les jours que nous conservons avec plus de soin ce que nous avons acquis avec plus de peine. Cependant cette considération ne fait point d'impression sur vous, et ne vous rend point plus compatissants envers ceux que vous gagnez. Jésus-Christ reprend donc ici les pharisiens de deux grands désordres: le premier, de ce qu’ils se sont rendus inutiles pour le salut des hommes, et de ce qu’ils ont bien de la peine à en pouvoir convertir un seul; et le second, de ce qu’ils sont si indifférents et si lâches ensuite pour conserver ceux qu’ils ont gagnés, ou plutôt de ce qu’ils les perdent au lieu de les convertir, en leur apprenant à se corrompre par leur exemple, et en étant cause que leurs disciples deviennent encore plus méchants qu’eux. Car si le maître est méchant, le disciple le devient encore davantage, et il dépasse le mauvais exemple qui lui a été donné. Lorsque nous avons d’excellents maîtres, c’est tout ce que nous pouvons faire que de les imiter et d’égaler leur vertu; mais lorsque nous en avons de méchants, nous passons aisément au-delà de leur méchanceté, parce que la nature a une facilité et une pente effroyable qui la porte au mal: «Vous le rendez», dit Jésus-Christ, «digne de l’enfer deux fois plus que vous». Il veut par cette parole effrayer le peuple qui écoutait les pharisiens, et en même temps châtier sévèrement les pharisiens eux-mêmes, ces docteurs d’iniquité, qui ne se bornaient pas à faire leurs disciples aussi méchants qu’eux-mêmes, mais qui les poussaient encore à un plus bas degré de perversité: ce qui est l’extrême limite du mal.

«Malheur à vous, conducteurs aveugles qui dites: Si un homme jure par le temple, cela n’est rien; mais s’il jure par l’or du temple, il est obligé à son serment (Mt 23,16). Insensés et aveugles que vous êtes! Lequel est le plus à estimer, ou l’or, ou le temple qui sanctifie l’or (Mt 23,17)? Et si un homme, dites-vous, jure par l’autel, cela n’est rien; mais s’il jure par le don qui est sur l’autel, il est obligé à son serment (Mt 23,18). Aveugles que vous êtes, lequel est le plus grand, ou le don, ou l’autel qui sanctifie le don (Mt 23,19)? Celui donc qui jure par l’autel, jure par l’autel et par tout ce qui est dessus (Mt 23,20). Et celui qui jure par le temple, jure par le temple et par celui qui y habite (21). Et celui qui jure par le ciel, jure par le trône de Dieu et par celui qui y est assis (Mt 23,22)». Jésus-Christ attaque ici l’aveuglement et la folie des pharisiens qui portaient les hommes à mépriser les plus importants commandements de la Loi. Il semble néanmoins que le Fils de Dieu se contredise, car il (567) a dit le contraire un peu plus haut, lorsqu’il leur «reprochait de mettre des fardeaux insupportables sur les épaules des hommes». Mais ce qu’on doit dire ici, mes frères, c’est que les pharisiens tombaient en effet dans l’un et l’autre de ces deux excès contraires. Il semble qu’ils affectaient dans leur conduite tout ce qui pouvait perdre ceux qui leur étaient soumis. Ils leur faisaient mépriser les plus grands commandements, et ils les traitaient en même temps avec une rigueur et une dureté insupportable dans les plus petits.

«Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui payez la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, pendant que vous négligez ce qu’il y a de plus important dans la Loi, la justice, la miséricorde et la foi. C’est là ce qu’il fallait pratiquer, sans omettre néanmoins ces autres choses (Mt 23,23)». C’est avec grande raison que Jésus-Christ ajoute ces paroles, «sans omettre néanmoins ces autres choses», c’est-à-dire la dîme de la menthe et du reste dont il parle, parce que la dîme est une espèce de miséricorde et d’aumône, et entre en quelque sorte dans le rang de ces choses importantes dont il parle. Il faut la payer, dit-il; car, à qui a-t-il jamais nui de faire l’aumône? Mais il ne faut pas croire qu’en payant ces dîmes on garde par là toute la loi.

Jésus-Christ témoigne le contraire en disant: «Il faut faire cela, sans omettre néanmoins ces autres choses».

Il n’ajoute pas cette dernière parole lorsqu’il leur parle de leurs purifications extérieures. Il fait une séparation exacte de ce qui était pur d’avec ce qui ne l’était pas, et il montre que la pureté du dehors n’est que l’effet et la suite de la pureté du dedans, et que la pureté du corps n’allait point jusqu’à se communiquer à l’âme. Comme il ne s’agissait dans cette exactitude à payer les dîmes que d’une chose qui était bonne en elle-même et qui était une espèce d’aumône, Jésus-Christ passe cela sans le condamner, parce qu’il n’était pas encore temps de rien faire contre la Loi. Mais il détruit plus clairement ce qui ne regardait que la purification extérieure des corps. C’est pourquoi, en parlant ici des dîmes, il ajoute aussitôt: «Il fallait pratiquer cela sans omettre néanmoins ces autres choses»; mais lorsqu’il parle de ces vaines purifications, il leur dit: «Vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, pendant que le dedans demeure plein de rapine et d’impureté. Pharisien aveugle, nettoyez premièrement le dedans de la coupe et du plat, afin que le dehors en soit net aussi». Il se sert ici de cette comparaison familière et commune d’un «plat» et d’une «coupe ». Mais, pour montrer ensuice qu’on ne perd rien en négligeant la purification extérieure des corps, et qu’on perdrait tout au contraire en négligeant la pureté intérieure des âmes, dans laquelle consiste toute la vertu, il compare l’une à un «moucheron» à cause de sa petitesse, et l’autre à un «chameau» à cause de sa grandeur et de son extrême importance.

7302 2. «Conducteurs aveugles que vous êtes, qui passez ce que vous buvez de peur d’avaler un moucheron, et qui avalez un chameau (Mt 23,24)». Dieu, leur dit-il, n’a ordonné ces petites choses qu’en les rapportant aux grandes, c’est-à-dire à la «miséricorde » et au «jugement ». Lors donc que ces petites observances sont séparées des grandes, pour lesquelles elles ont été établies, elles ne servent plus à ceux qui les pratiquent, parce qu’alors se trouve rompu ce rapport et cette liaison nécessaire qu’elles ont avec ces règles importantes et essentielles de la loi. Ces règlements capitaux pouvaient subsister sans ces préceptes moins considérables; mais ces petits préceptes ne pouvaient servir de rien sans ces autres beaucoup plus importants. Jésus-Christ montre par là qu’avant même le temps de la grâce et de l’Evangile, ces observances n’étaient pas ce qu’il désirait le plus, mais qu’il demandait des hommes d’autres observances bien plus considérables et un culte plus spirituel. C’est pourquoi, après que la nouvelle loi de Jésus-Christ nous a donné d’autres lois plus saintes et des commandements plus divins, ces autres sont devenus superflus, et il est inutile de les observer.

Mais quoique la malice soit toujours en horreur aux yeux de Dieu, elle ne l’est jamais davantage que lorsque ceux qui en sont possédés, bien loin de croire qu’ils aient besoin de changer de vie, s’imaginent au contraire être capables d’éclairer et de conduire les autres. C’est ce que Jésus-Christ veut nous marquer, lorsqu’il appelle les pharisiens «des conducteurs aveugles ». Si le plus grand malheur pour un aveugle c’est de croire qu’il n’a point besoin de guide, que dirons-nous de celui qui, étant aveugle lui-même, veut être néanmoins le guide des autres? Jésus-Christ (568) leur reproche d’une manière couverte par ces paroles la passion furieuse qu’ils avaient pour l’ambition et pour la vaine gloire, source de tous leurs maux, parce qu’ils faisaient toutes leurs actions dans le désir d’être vus des hommes. C’est cet orgueil inflexible qui les a empêchés d’embrasser la foi, et qui les a portés à détruire toute véritable vertu, et à renfermer toute leur religion dans quelques purifications extérieures qui ne regardaient que le corps, sans se mettre en peine de la pureté de l’âme.

«Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui nettoyez le dehors de la coupe et du plat, pendant que le dedans demeure plein de rapine et d’impureté (Mt 23,25). Pharisien aveugle, nettoyez premièrement le dedans de la coupe et du plat, afin que le dehors en soit net aussi (Mt 23,26) ». Jésus-Christ voulant rappeler les pharisiens à la véritable piété qu’ils méprisaient, et les faire passer de ce soin de l’extérieur au soin du dedans de l’âme, leur parle de la « miséricorde», de la «justice» et de la «foi ». Car ce sont là les choses qui renferment toute la vie et toute la sanctification de nos âmes. La «miséricorde» nous rend doux et compatissants envers nos frères. Elle nous porte à leur pardonner aisément leurs fautes, et à ne pas témoigner trop de dureté envers les pécheurs. Nous trouvons en elle ce double avantage, qu’elle attire la miséricorde de Dieu sur nous, et qu’en nous attendrissant le coeur, elle nous rend plus prompts à assister ceux que l’on outrage et à compatir à tout ce qu’ils souffrent. La «justice» et la «foi» nous empêchent d’être hypocrites et trompeurs, et nous rendent purs et sincères.

Mais quand Jésus-Christ dit: «Il fallait faire ces choses et ne pas omettre les autres», il ne prétend pas nous engager à toutes les observances de l’ancienne loi; comme lorsqu’il dit «qu’il faut purifier le dedans du vase afin que le dehors soit aussi pur», il ne veut pas nous ramener à toutes ces purifications légales. Il nous montre au contraire qu’elles sont vaines et inutiles. Car il ne dit pas: «Et purifiez ensuite le dehors », mais, «purifiez le dedans, et le dehors sera pur et net ». Par cette «coupe» et par ce «plat », il marque l’homme. Le «dedans» de la coupe en marque l’âme, et le « dehors» en marque le corps. Si c’est donc un désordre de ne se mettre pas en peine qu’un plat soit net au dedans pour en tenir le dehors propre, combien serait-il plus dangereux de négliger la pureté du dedans de l’âme? Mais vous, ô pharisiens, vous faites tout le contraire. Vous gardez avec soin les petites choses qui ne sont qu’extérieures, pendant que vous négligez les importantes qui regardent le coeur. C’est de cette source que vient ce mal si dangereux, et comme cette plaie mortelle qui vous fait croire que vous avez accompli toute la loi, et qu’il ne vous reste plus rien à faire, et qu’ainsi vous ne devez point penser à corriger et à purifier votre vie.

«Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui êtes semblables à des sépulcres blanchis, qui au dehors paraissent beaux, mais qui au dedans sont pleins d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture (Mt 23,27). Ainsi au dehors vous paraissez justes aux yeux des hommes, mais au dedans vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité (Mt 23,28) ». Jésus-Christ leur reproche encore ici leur passion pour la vaine gloire en les appelant des «sépulcres blanchis ». Il condamne par là leur hypocrisie, qui était la source de tous leurs crimes et la cause de leur perte. Il ne se contente pas de dire qu’ils sont seulement semblables à des «sépulcres blanchis », mais il ajoute: «qui sont au dedans pleins d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture », c’est-à-dire, comme il l’explique aussitôt, «qu’ils sont pleins au dedans d’eux-mêmes d’hypocrisie et d’iniquité», marquant par là que leur hypocrisie était leur plus grand obstacle à la foi. Les crimes que Jésus-Christ reproche ici aux Juifs ne leur ont pas été représentés seulement par le Fils de Dieu. Tous les prophètes les en ont souvent accusés, et leur ont fait voir qu’ils étaient avares et voleurs, et que leurs princes ne rendaient point la justice. On voit partout qu’ils négligeaient le plus solide et le plus essentiel de la loi, et qu’ils s’arrêtaient à des choses inutiles. C’est pourquoi il n’y avait rien ni dans ces avis, ni dans ces reproches, ni dans cette comparaison du sépulcre, qui leur dût paraître nouveau, puisque David compare leur «bouche» non-seulement à un «sépulcre», mais à «un sépulcre toujours ouvert ». (Ps 52,10)

7303 3. Il a encore aujourd’hui, mes frères, plusieurs de ces «pharisiens qui ont grand soin de paraître purs au dehors», mais «qui ne sont pleins au dedans que de corruption (569) et d’iniquité ». Nous voyons de nos jours qu’on travaille beaucoup à régler l’extérieur, et qu’on le réforme avec beaucoup de soin, pendant qu’on néglige entièrement de régler le dedans de l’âme, et de l’établir dans la solide piété. Si l’on ouvrait maintenant les consciences de chacun de nous, on les verrait pleines de vers, de puanteur et de pourriture: je veux dire qu’on les verrait pleines de passions et de désirs déréglés, qui déchirent plus les âmes, que les vers ne rongent les corps.

C’était sans doute un grand malheur de voir les pharisiens dans cet état déplorable. Mais c’en est un bien plus grand, qu’étant comme nous sommes les membres du Fils de Dieu, nous devenions «des sépulcres pleins de toute sorte de pourriture». Ce mal, mes frères, est au-dessus de tout ce qu’on en peut dire. Car, qu’y a-t-il de plus effroyable que de voir une âme qui était le temple de Jésus-Christ, et l’organe de son Esprit-Saint, où tant de mystères s’étaient accomplis, et s’accomplissaient tous les jours, devenir tout d’un coup d’un ciel vivant et animé, un sépulcre infâme? Quelle source de larmes pourrait suffire pour pleurer dignement un si grand malheur?

Souvenez-vous de votre divine renaissance. Rappelez en votre mémoire le titre auguste dont vous avez été honoré en votre baptême; quelle robe vous y avez reçue, comment vous y êtes devenu un palais céleste, fondé sur l’immobilité de la pierre, enrichi, non de marbre et de jaspe, ni d’or et de diamants, mais des dons de l’Esprit de Dieu, et de toute la magnificence de sa grâce.

Considérez qu’on ne souffre point les sépulcres dans les villes, et qu’ainsi étant vous-même «un sépulcre», vous ne devez point prétendre avoir part à cette cité éternellement heureuse. On vous en rejettera avec encore plus d’horreur qu’on ne rejette les tombeaux du milieu des villes. Et comment vous y pourrait-on souffrir, puisque vous êtes devenu sur la terre même l’opprobre de tous les hommes, qui vous voient avec horreur porter une âme morte dans un corps vivant? Si l’on voyait dans cette ville un homme porter de rue en rue un corps mort plein de puanteur, qui ne le fuirait avec dégoût? Vous êtes vous-même cet homme, et c’est ainsi que vous portez partout une âme morte, rongée de vers, et «pleine de pourriture ». Qui pourra avoir quelque compassion de vous, puisque vous êtes si cruel envers vous-même, et que vous vous traitez avec tant de dureté? Que feriez-vous si on allait enterrer un corps mort au lieu où vous mangez, et où vous dormez? Cependant vous ensevelissez votre âme morte, non pas au lieu où vous mangez et où vous dormez, mais entre les membres mêmes de Jésus- Christ, et vous ne craignez point qu’il ne lance sur vous tous ses foudres?

Comment osez-vous, étant rempli de tant d’ordures et de corruption, entrer dans l’Eglise de Dieu, et vous présenter dans son saint temple? On punirait du dernier supplice celui qui ferait à la majesté impériale l’injure d’aller enterrer un mort dans son palais. Que ne devez-vous donc point attendre, vous qui pouvez sans rougir aller infecter ce temple sacré de Jésus-Christ, par vos puanteurs insupportables?

Que n’imitez-vous cette sainte pécheresse qui parfuma les pieds du Sauveur d’une «huile précieuse, dont l’odeur excellente remplit toute la maison»? Vous faites tout le contraire en vous présentant à Jésus-Christ, étant plein de puanteur. Il est vrai que vous ne la sentez pas. Mais c’est en cela même que votre mal est plus incurable, et presque désespéré. Car, lorsque le corps d’un homme se corrompt, il le sent lui-même, ainsi que ceux qui l’approchent. Ainsi, il est plus aisé de le guérir, et tout le monde le plaint, parce que cette corruption est involontaire. Mais la vôtre est d’autant plus incurable qu’elle ne tombe pas sous les sens, et d’autant plus digne de haine, que vous vous y plaisez, et que vous l’entretenez volontairement.

Puis donc que votre maladie est si dangereuse, et que vous n’avez pas le moindre sentiment de cette odeur de mort que vous répandez partout, faites au moins un effort sur vous-même, et appliquez-vous à ce que je vais vous dire pour vous représenter l’état où vous êtes, et pour vous faire voir quelle est cette peste effroyable qui tue votre âme invisiblement. Mais souvenez-vous auparavant de ce que vous dites dans vos prières: «Que ma prière s’élève à vous, mon Dieu, comme l’encens s’élève en votre présence». (
Ps 140,2) Si, au lieu de cet encens, vous faites monter vers Dieu une fumée noire et puante, qui ne voit que vous ferez descendre, non la (570) miséricorde, mais la colère de Dieu sur vous? Et qui sont ceux, me direz-vous, qui font monter cette fumée vers Dieu dans l’Eglise? Ce sont ceux qui ne craignent pas d’y venir pour y satisfaire leurs regards impudiques, qui ont le démon dans le coeur et l’adultère dans les yeux. Et l’on ne s’étonne point après cela que tous les foudres du ciel ne tombent sur la terre pour la réduire en cendre, puisque ces crimes devraient attirer également les feux du ciel et ceux de l’enfer. Cependant, comme Dieu est bon et plein de miséricorde, il suspend sa colère, et il vous invite à la pénitence.

Quoi, vous osez donc venir à l’église pour voir une femme, et vous ne tremblez pas de déshonorer la sainteté du temple de Dieu? Regardez-vous l’église comme un lieu de divertissement, et la traitez-vous avec moins de respect que les rues et les places publiques? Vous rougiriez peut-être dans ces lieux publics qu’on vous vît aller après une femme; et vous ne rougissez point dans l’église, d’occuper vos yeux de ce qui empoisonne votre coeur, et de vous entretenir de pensées infâmes, au même temps que Dieu par la voix de ses ministres vous menace de vous perdre, si vous n’avez en horreur cette passion? C’est là le fruit de ces spectacles dont vous êtes si passionnés. C’est là ce que vous enseigne le théâtre. Voilà ce que produit cette peste si contagieuse; ces objets qui corrompent et qui enchantent les yeux qui les voient, et cette source publique d’impureté dont les eaux empoisonnées et délicieuses tout ensemble, enivrent ceux qui en boivent d’un plaisir funeste, et les perdent agréablement. C’est ce que le prophète Jérémie accusait par ces paroles: «Votre oeil», dit-il, «est mauvais aussi bien que votre coeur». (Jr 34) Combien vaudrait-il mieux être aveugle ou être malade d’une fièvre ardente que d’abuser ainsi de ses yeux?

Il serait à souhaiter aujourd’hui, à voir l’état des choses, qu’il y eût au dedans de cette église un mur qui vous séparât d’avec les femmes; mais puisque vous ne le voulez pas souffrir, nos pères ont cru qu’il fallait au moins faire une séparation avec cette clôture de bois. J’ai su, néanmoins, des personnes les plus avancées en âge, que cette séparation n’avait pas été toujours en usage, «parce qu’en Jésus-Christ », comme dit l’apôtre, «il n’y a ni mâle ni femelle». (Ga 3,25) Les hommes et les femmes, du temps des apôtres, priaient indifféremment ensemble, parce que les chrétiens alors, soit hommes ou femmes, étaient véritablement ce qu’on croyait qu’ils étaient. Mais aujourd’hui les femmes chrétiennes paraissent des courtisanes, et les hommes vivent plutôt en bêtes qu’en hommes.

Ne voyons-nous pas dans les actes, que les hommes et les femmes étaient dans une même chambre, lorsque saint Paul leur parlait? et cette assemblée néanmoins était tout angélique et digne du ciel; parce que les femmes avaient un coeur mâle et une vertu d’hommes, et que les hommes avaient une modestie et une pureté digne des plus chastes d’entre les femmes. Voyez ce qu’une femme et une vendeuse de pourpre dit aux apôtres: «Si vous me jugez digne du Seigneur, je vous prie de venir chez moi, et d’y demeurer». (Ac 16,15) Considérez encore ces premiers disciples qui accompagnaient les apôtres, et qui parcouraient avec eux toute la terre. Voyez ces femmes généreuses: Priscille, Perside et tant d’autres, dont les femmes d’aujourd’hui sont aussi éloignées que les hommes de notre temps le sont des hommes des premiers siècles.

7304 4. Quoique ces femmes passassent leur vie à aller de ville en ville en suivant les disciples, jamais néanmoins on ne conçut d’elles les moindres soupçons; au lieu qu’aujourd’hui celles qui demeurent toujours chez elles, et qui ne sortent jamais de leur chambre, n’en sont pas exemptes, à cause de ce soin excessif qu’elles prennent pour se parer, et pour vivre dans les divertissements et dans les délices. Les femmes alors n’avaient point d’autre soin ni d’autre désir que de voir l’Evangile s’étendre par toute la terre; et les femmes d’aujourd’hui n’ont point d’autres désirs que de s’embellir le visage, et de paraître agréables aux yeux des hommes. Elles mettent en cela toute leur gloire et tout leur bonheur. Pour ce qui regarde cet amour de l’Eglise et ce zèle pour Dieu et pour le prochain, il ne leur en vient pas seulement la moindre pensée.

Quelle femme aujourd’hui s’efforce de retirer son mari de ses excès, et de le rendre un véritable chrétien? Quel est l’homme qui cherche à rendre sa femme aussi réglée et aussi vertueuse qu’elle le doit être? Ces soins et ces empressements de charité sont aujourd’hui inconnus au monde. Les femmes (571) s’occupent de leurs ameublements, de leurs habits, et de tout ce qui contribue aux délices et au luxe, et elles souhaitent pour cela d’être plus riches. Les hommes s’occupent aussi de ces mêmes bagatelles et de mille choses semblables, qui ne regardent toutes que l’accroissement de leur bien et les commodités de la vie. Quel est maintenant le jeune homme qui, devant se marier, se met en peine de savoir quelle est la femme qu’il va prendre; comment elle a été élevée, si ses moeurs sont réglées, si sa vie est sans reproches? Tous ses soins se terminent à savoir ce qu’elle a de biens; combien elle a en fonds de terre ou en meubles. Il semble qu’il achète une femme, et on donne même au mariage le nom «de contrat». J’en vois plusieurs aujourd’hui qui disent: Un tel a contracté avec une telle, pour dire qu’il l’a épousée. On déshonore ainsi le nom de Dieu, et on traite un sacrement si saint, comme un trafic où l’on se vend et où l’on s’achète. Il faut même, dans ces contrats, être extrêmement sur ses gardes, parce que l’on tâche encore plus d’y tromper que dans les autres.

Mais voici, mes frères, comment on se mariait autrefois parmi les chrétiens. Je vous le dis, non-seulement afin que vous le sachiez, mais aussi afin que vous l’imitiez. On n’avait point d’égard au bien, ni aux avantages temporels. On cherchait une fille qui eût été bien élevée, qui eût de la sagesse et de la vertu, dont la vie fût réglée et honnête. Quand on l’avait trouvée, le mariage était conclu: on n’avait besoin, ni de contrat, ni d’articles, ni de notaires. On ne dépendait ni de l’encre, ni des écritures. On ne voulait point d’autre sûreté que la vertu et la piété de l’un et de l’autre.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de ne point vous arrêter à ces vues si basses, lorsque vous vous marierez; mais de ne vous mettre en peine que de trouver des filles sages, réglées, honnêtes, et vertueuses, et elles vous seront plus précieuses que tous les trésors du monde. Si vous ne cherchez que Dieu dans le mariage, il aura soin de vous y faire trouver avantageusement tout le reste. Mais si vous n’y cherchez que des qualités du monde, sans vous mettre en peine de celles qui doivent être les plus chères à un chrétien, vous n’y trouverez enfin ni les unes ni les autres.

Vous me direz peut-être: J’en vois plusieurs qui se sont enrichis du bien de leurs femmes. Ne rougissez-vous point d’avoir ces pensées? J’ai entendu dire moi-même à plusieurs hommes du monde, qu’ils aimeraient mieux mille fois être pauvres, que de devenir riches par leurs femmes. Car, hélas! qu’y a-t-il de plus malheureux que d’être riche de cette manière? Qu’y a-t-il de plus cher que ce qu’on achète à si haut prix? Qu’y a-t-il de plus honteux pour un homme que de s’exposer à entendre dire de lui, qu’il n’est rien par lui-même, et qu’il n’a de bien que ce qu’il a de sa femme. Je ne parle point du renversement qui a lieu dans un ménage de cette sorte, où l’on voit une femme hautaine et impérieuse, un mari esclave et timide, des serviteurs hardis et insolents, qui diront quelquefois de leur maître: Qu’était cet homme-ci, avant qu’il se soit marié? Un homme sans naissance, sans bien, sans honneur: et qu’a-t-il maintenant, sinon ce qu’il a reçu de notre maîtresse?

Vous me direz peut-être que vous ne vous souciez guère de ces discours. Il est vrai, parce que vous avez un coeur d’esclave. Tous ces flatteurs et tous ces hommes lâches, qui cherchent un dîner aux bonnes tables, entendent tous les jours ces insultes sans en rougir. Ils se glorifient même de ce qui devrait être leur confusion; et lorsque nous leur parlons de la sorte, ils disent en eux-mêmes ce proverbe: «Qu’on me donne un bon morceau, quand il me devrait étrangler». O parole du démon, qui n’a été répandue dans le monde qu’afin de le perdre

Que dites-vous, mes frères, quand vous osez parler de la sorte? Vous déclarez que jamais vous n’aurez nul égard à la justice; que vous renoncez à la raison; que vous ne cherchez que le plaisir; que vous l’aimerez toujours quand il vous devrait coûter la vie, quand tout le monde vous devrait déshonorer, quand on vous cracherait au visage, quand on vous couvrirait de boue, et qu’on vous traiterait comme un chien. Que diraient autre chose les chiens et les pourceaux s’ils pouvaient parler? Ou plutôt, cette parole serait indigne même d’un chien et d’une bête, et elle n’est digne que d’un homme qui a le démon sur la langue et dans le coeur.

Reconnaissez donc, mes frères, l’impiété de cette parole, et bannissez-la éternellement de votre bouche. Opposez à ces proverbes diaboliques les sentiments et les oracles de l’Ecriture, et gravez-les dans votre mémoire. Ecoutez (572) cette parole: «Ne suivez point les mauvais désirs de votre coeur, et ne soyez point l’esclave de votre concupiscence». (
Si 18,30) Voyez ce qu’elle vous dit aussi des courtisanes et des femmes débauchées, et combien elle est en cela contraire au proverbe qui règne aujourd’hui dans le monde: «N’arrêtez point», dit-elle, «vos yeux sur une femme corrompue. Car le miel sort de ses lèvres, et il plaît pour un temps à votre bouche; mais vous le trouverez ensuite plus amer que le fiel, et il pénétrera plus avant qu’une épée à deux tranchants». () Etouffez par ces paroles saintes ces paroles exécrables dont le démon est l’auteur, qui inspirent aux hommes un coeur de bêtes et des pensées d’esclaves, et qui leur persuadent de considérer un plaisir honteux et méprisable comme le bien suprême, qu’ils doivent préférer à toutes choses. Car que vous apportera ce plaisir brutal? Que gagnerez-vous quand vous vous en serez enivré selon votre désir? Vous n’y gagnerez que de l’infamie en ce monde et l’enfer en l’autre.

Cessons donc d’acheter, par un plaisir qui dure si peu, des tourments qui ne finiront jamais. Méprisons le monde qui passe, et pensons à cette gloire qui doit arriver un jour. Parons notre âme de chasteté et de piété, afin qu’étant pure en ce monde elle devienne glorieuse en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (573)


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HOMÉLIE LXXIV

Mt 23,29-39

« MALHEUR A VOUS, DOCTEURS DE LA LOI ET PHARI SIENS HYPOCRITES, QUI BÂTISSEZ DES TOMBEAUX AUX PROPHÈTES ET ORNEZ LES MONUMENTS DES JUSTES, ET QUI DITES: SI NOUS EUSSIONS ÉTÉ DU TEMPS DE NOS PÈRES, NOUS NE NOUS FUSSIONS PAS JOINTS AVEC EUX POUR RÉPANDRE LE SANG DES PROPHÈTES». (CHAP. 23,29, 30, JUSQU’AU CHAP. XXIV)

ANALYSE

1 et 2. Continuation des Voeux contre les pharisiens.
3-5. Le Sauveur, s’adressant à Jérusalem, s’attendrit en lui prédisant les malheurs qui puniront ses crimes. - Qu’il faut se corriger pendant qu’on en a le temps. - Du malheur des pénitences tardives. - Que nous devons être sensibles aux maladies de nos âmes. - Que les apôtres sont les vrais médecins des hommes, et que nous trouvons dans leurs écrits les remèdes de nos maux. - Divers avis très-importants pour les riches.



1. Ce n’est point, mes frères, parce que les pharisiens bâtissaient des tombeaux aux prophètes, ou parce qu’ils accusaient la cruauté et l’injustice de leurs pères qui les avaient tués, que Jésus-Christ prononce ces malédictions contre eux; mais parce qu’en feignant de condamner l’impiété de leurs pères, ils commettaient eux-mêmes de plus grands excès. Car saint Luc marque assez que cette condamnation qu’ils portaient contre leurs pères n’était que feinte, lorsqu’il dit «qu’ils étaient de même sentiment avec eux. Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui bâtissez des tombeaux aux prophètes que vos pères ont tués. Ne témoignez-vous pas que vous consentez aux actions de vos pères, puisqu’ils ont tué les prophètes, et que vous, vous leur bâtissez des tombeaux»? (Lc 11,47) (573) Il condamne par ces paroles le dessein qu’ils avaient en bâtissant ces tombeaux, et il fait voir que ce n’était point pour honorer la mémoire des prophètes qui avaient été tués si injustement, mais pour leur insulter encore davantage, et pour empêcher que le temps, en détruisant leurs sépulcres, ne fît en même temps perdre toutes les traces de la violence de leurs pères. Ainsi ils renouvelaient ces tombeaux afin qu’ils fussent comme un trophée toujours nouveau de l’audace et de l’insolence de leurs ancêtres. Les excès, leur dit Jésus-Christ, auxquels vous vous portez encore aujourd’hui avec tant de hardiesse, découvrent assez que ce n’est que dans cette pensée que vous rebâtissez ces tombeaux. Quoique vous témoigniez par vos paroles être dans un autre sentiment, et condamner en apparence vos pères en disant:

«Que si vous aviez été de leur temps, vous ne e vous fussiez pas joints avec eux pour répandre le sang des prophètes»; on ne peut pas ignorer néanmoins ce qui vous fait parler de la sorte; et pour le marquer obscurément il dit ensuite: «Ainsi vous vous rendez témoignage à vous-mêmes, que vous êtes les enfants de ceux qui ont tué les prophètes (Mt 23,31). Achevez donc aussi de combler la mesure de vos pères (Mt 23,32)». Car quel crime serait-ce à un homme d’être le fils d’un homicide et d’un meurtrier, lorsqu’il condamne la violence de son père? N’est-il pas visible qu’un fils ne devient point coupable des excès de son père? Ainsi Jésus-Christ ne leur fait ce reproche que pour les accuser de leur propre malice, comme les paroles suivantes le montrent

«Serpents, race de vipères, comment pourrez-vous éviter d’être condamnés au feu de l’enfer (Mt 23,33)»? Comme les vipères ont le même venin que les autres vipères dont elles sont sorties, vous ressemblez de même à vos pères dans cette humeur audacieuse et cruelle, qui se plaît à répandre le sang des justes. Après avoir ainsi découvert ce qu’ils cachaient dans leur coeur, et qui était encore inconnu aux hommes, il confirme ce qu’il dit par les grands excès qu’ils allaient bientôt commettre à la vue de tout le monde. Car comme il leur avait déjà dit: «Vous rendez témoignage que vous êtes «les enfants de ceux qui ont tué les prophètes», pour montrer qu’ils étaient encore plus leurs enfants par la ressemblance de, leurs moeurs que par la nature, et que ce n’était que jar un déguisement qu’ils disaient «que s’ils avaient été de leur temps, ils n’auraient pris aucune part à leurs violences», il ajoute aussitôt: « Achevez donc aussi de combler la mesure. de vos pères», non pour leur commander de le faire, mais pour leur prédire qu’ils le feraient; entendant par ce «comble de la mesure», la mort qu’ils lui allaient faire souffrir. Ainsi, après avoir réfuté ces paroles qu’ils disaient, «savoir que s’ils avaient été du temps de leurs pères, ils ne se seraient pas joints avec eux pour répandre le sang des prophètes», et après avoir montré combien ce prétexte était vain, puisque ceux qui ont la hardiesse de tuer le maître n’auraient pas sans doute épargné ses serviteurs; il leur parle ensuite avec force et avec des paroles mordantes: «Serpents, race de vipères, comment pourrez-vous éviter d’être condamnés au feu de l’enfer», puisqu’ayant assez de hardiesse pour commettre de si grands crimes, vous avez assez de malice pour les vouloir déguiser, et pour couvrir vos sacrilèges sous des prétextes de piété? Il ajoute aussitôt pour les condamner encore davantage:

«C’est pourquoi je m’en vais vous envoyer des prophètes, des sages, et des docteurs; et vous tuerez les uns, vous crucifierez les autres, vous fouetterez les autres dans vos synagogues, et vous les persécuterez de ville en ville». Il semble que c’est pour les prévenir et pour les empêcher de dire un jour: Il est vrai que nous avons crucifié le Maître, mais nous n’aurions jamais tué les prophètes, si nous avions été de leur temps, qu’il leur dit ici ces paroles: «Je m’en rais vous envoyer des prophètes, des sages, et des docteurs, et vous les tuerez». Il veut marquer par ces paroles qu’on ne devra pas s’étonner, si ceux à qui il parle deviennent ses homicides, puisqu’ils sont les enfants barbares de ces pères si cruels, et qu’ils surpassent même en cruauté ceux qui leur en ont donné un si audacieux exemple.

Il montre encore combien leur vanité est insupportable. Car en disant: «Si nous avions été du temps de nos pères, nous ne nous fussions pas joints avec eux pour répandre le sang des prophètes», ces hypocrites ne parlaient de la sorte que par un excès d’orgueil, et cette modération qu’ils affectaient dans leurs paroles, était détruite par leurs actions. «Serpents», leur dit-il, «race de vipères » c’est-à-dire, cruels enfants de pères cruels, vous avez encore enchéri sur la dureté et sur (574) la barbarie de vos pères. Vous vous êtes rendus encore plus coupables qu’eux, soit parce que vous aviez dû être plus sages étant venus après eux; ou parce que l’attentat que vous devez commettre, sera sans comparaison plus grand que ceux qu’ils ont commis, ou parce que vous ajoutez l’orgueil à la cruauté, en disant que si vous aviez été du temps de vos pères, vous n’auriez jamais répandu comme eux le sang des prophètes. Et, en effet, mes frères, les pharisiens n’ont-ils pas comblé les excès de leurs pères? Leurs pères n’ont tué que les serviteurs qui venaient leur demander le fruit de la vigne, mais ils ont tué le Fils même, puis les serviteurs qui les invitaient aux noces. Jésus-Christ les appelle «serpents et race de vipères», pour leur faire voir qu’ils n’étaient point de la race d’Abraham, et pour leur montrer qu’ils ne devaient rien espérer de cette liaison charnelle qu’ils avaient avec ce saint patriarche, puisqu’ils étaient si éloignés d’imiter ses actions.

C’est pourquoi il ajoute: «Comment pourrez-vous éviter d’être condamnés au feu de l’enfer», puisque vous suivez les traces de ceux qui ont commis tant de violences? Il les fait encore souvenir par ces paroles de ces reproches que saint Jean leur avait faits; puisqu’il leur donne ici le même nom de «vipères», que saint Jean leur avait donné, et qu’il les menace comme lui des supplices à venir. Mais Jésus-Christ, voyant que ni la crainte de son jugement ni les menaces du feu de l’enfer ne faisaient aucune impression sur leurs esprits, cherche à les effrayer au moins par l’appréhension des malheurs de cette vie. « Je m’en vais vous envoyer»,leur dit-il, «des prophètes, des sages et des docteurs, et vous tuerez les uns, vous crucifierez les autres, vous fouetterez les autres dans vos synagogues, et vous les persécuterez de ville en ville; afin que. tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe sur vous, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel (Mt 23,35). Je vous dis en vérité que tout cela viendra fondre sur cette génération (36)».

2. Par combien de considérations différentes Jésus-Christ tâche-t-il de rappeler ces hommes à lui? Il leur a dit d’abord: «Vous condamnez vos pères en disant que vous n’auriez pas avec eux répandu le sans des prophètes, etc. » Cette parole était déjà bien propre à les faire réfléchir; puis il ajoute: «Mais tout en condamnant vos pères, vous faites encore pis»; et ce reproche était bien de nature à les couvrir de confusion. Il les assure de plus que tant de maux ne demeureraient pas impunis, et il les effraie par les menaces de l’enfer. Mais comme ces maux n’étaient que pour l’avenir, il s’efforce enfin de les effrayer par les malheurs qu’ils souffriraient dès cette vie. «Tout cela», dit-il, «viendra fondre sur cette génération». Il montre par la manière dont il leur parle qu’ils deviendront le plus malheureux peuple qui fut jamais, et que tant de maux néanmoins ne les rendront pas meilleurs.

Que si vous me demandez, mes frères, pourquoi Dieu les punit avec plus de rigueur qu’il n’a jamais puni aucun peuple, je vous réponds que c’est parce qu’ils l’ont plus offensé qu’aucun autre peuple de la terre, et que rien n’a pu retenir leur malice ni dompter la dureté de leur coeur. Ne savez-vous pas ce qu’a dit Lamech? «On s’est vengé sept fois de Caïn, mais on se vengera septante fois sept fois de Lamech». (Gn 4,23) C’est-à-dire je mérite bien plus de supplices que Caïn. Cependant il n’avait pas tué son frère comme Caïn avait fait. Mais parce que l’exemple et la punition de Caïn ne l’avait pas rendu sage, il fut puni avec cette juste -sévérité. C’est ce que Dieu dit ailleurs: «Je venge les péchés des pères sur «les enfants jusqu’à la quatrième génération». (Ex 20,5) Ce qui ne veut pas dire que Dieu punisse personne pour les péchés des autres, mais que celui qui a vu dans les siècles qui l’ont précédé, tant d’hommes punis avec rigueur pour les mêmes péchés qu’il commet, sans que cette considération l’ait pu retenir, souffrira lui seul les peines de tous les autres.

Jésus-Christ parle ici avec grande raison «du juste Abel», pour montrer que ce n’était aussi que l’envie qui animait les Juifs contre sa personne. Que pouvez-vous donc dire, ô pharisiens, pour vous excuser? Ignorez-vous quelle vengeance Dieu a tirée de Caïn? Direz-vous que Dieu ne punit point ce parricide et qu’il ne témoigna point combien il l’avait eu en horreur? Ignorez-vous de quelle manière ont été traités vos pères pour avoir tué les prophètes? Ne les a-t-on pas vus souffrir les dernières extrémités, et finir enfin une misérable vie par une plus (575) misérable mort? Comment donc n’êtes-vous point devenus plus sages par ces exemples? Mais pourquoi m’arrêtai-je à vous représenter moi-même ce qu’ont fait et ce qu’ont enduré vos pères? Pourquoi vous, qui les condamnez, les surpassez-vous en malice? N’avez-vous pas prononcé la sentence contre vous-mêmes en disant de quelle manière Dieu devait traiter ceux qui n’étaient que votre figure: «Il fera périr malheureusement les méchants»? (Mt 21,41) Et quelle espérance donc vous peut-il rester encore, puisque vous n’avez fait que redoubler vos crimes, après cet arrêt que vous avez prononcé vous-mêmes contre vous-mêmes?

Mais quel est ce «Zacharie» dont Jésus-Christ parle? Les uns croient que c’était le père de saint Jean-Baptiste; les autres que c’était quelque autre prophète, les autres que c’était un prêtre qui avait deux noms, et que l’Ecriture appelle encore ailleurs Judas: «Que vous avez tué», dit-il, «entre le temple et l’autel». Remarquez, mes frères, deux sacrilèges dans une action des Juifs, puisque non-seulement ils tuaient une personne sainte, mais qu’ils le faisaient même dans un lieu saint. Ces paroles devaient d’une part frapper étrangement les Juifs, et de l’autre consoler beaucoup les apôtres, en montrant à ces derniers qu’avant eux des hommes très-justes avaient été les victimes de la fureur de ce peuple: et en faisant voir aux autres que, puisque Dieu n’avait pas épargné leurs pères, ils devaient s’attendre eux-mêmes à éprouver la rigueur de ses jugements.

Il dit «qu’il leur enverra des prophètes, des sages et des scribes», pour leur ôter toute excuse. Il ne veut pas qu’ils puissent dire qu’on ne leur avait envoyé que des gentils, et que c’était pour ce sujet qu’ils ne les avaient pas reçus. Ainsi, c’était le seul plaisir qu’ils trouvaient dans ces cruautés et la seule soit du sang innocent dont ils étaient altérés, qui les portaient à ces violences. C’est ce que les prophètes leur ont souvent reproché en leur disant «qu’ils mêlaient le sang au sang, et qu’ils étaient des hommes de sang». Que si Dieu a bien voulu ordonner dans la loi qu’on lui offrît du sang en sacrifice pour nous témoigner que le sang des bêtes ne lui était pas désagréable, il nous a fait assez juger combien celui des bommes lui devait être plus précieux. C’est ce qu’il marque clairement, lorsque parlant à Noé il lui dit: «Je vengerai tout le sang qui aura été répandu», Il y a beaucoup d’autres endroits semblables par lesquels Dieu défend aux Juifs de verser le sang; il va jusqu’à leur défendre de manger de la chair des bêtes qui auraient été étouffées.

«Je vous envoie des prophètes, des sages et des scribes». O admirable bonté de Dieu, qui, prévoyant que tous ces prophètes et que tous ces sages seraient inutiles à ce peuple, ne laisse pas néanmoins de les leur envoyer, et de faire de son côté tout ce qu’il peut pour les faire rentrer en eux-mêmes! «Je vous envoie», leur dit-il, «des prophètes», quoique je sois assuré que vous devez les tuer. Il ne fallait que cela pour convaincre la fausseté de ce qu’ils disaient, «qu’ils ne se fussent jamais joints avec leurs pères pour répandre le sang des prophètes». Car ils en ont aussi tué eux-mêmes dans les synagogues sans avoir aucun respect ni pour leurs personnes sacrées, ni pour la sainteté du lieu. Car ce n’était point des hommes ordinaires qu’ils sacrifiaient à leur fureur. Ils s’attaquaient aux prophètes mêmes de Dieu, et ils les tuaient cruellement pour rendre muettes ces bouches saintes, dont ils ne pouvaient plus souffrir les reproches.

Il marque par ces «prophètes» et ces «sages», ses apôtres et ceux qui les accompagneraient ou qui viendraient après eux, parmi lesquels il y en avait beaucoup qui étaient prophètes. Et pour augmenter encore la crainte de ces menaces, il ajoute: «Je vous dis en vérité que tout cela viendra fondre sur cette «génération». Je ferai fondre sur vous, leur dit-il, tous les maux dont j’ai puni ceux que vous imitez, et je tirerai de vous une vengeance proportionnée à votre opiniâtreté et à la dureté de votre coeur. Car celui qui, voyant les crimes et la punition de ceux qui ont été avant lui, non-seulement n’en devient pas plus sage, mais se rend encore plus coupable qu’eux, mérite sans doute d’être puni avec plus de rigueur que tous les autres. Il aurait pu beaucoup profiter de l’exemple des autres pour se rendre meilleur; mais, puisque rien ne peut le corriger, il devient d’autant plus criminel, que l’image du supplice des autres n’a pu l’empêcher de commettre les mêmes choses dont ils ont été punis.

3. Enfin Jésus-Christ adresse son discours à la ville capitale des Juifs, pour tâcher au moins de les fléchir par ce moyen: « Jérusalem, (576) Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi (37)». Cette répétition, «Jérusalem, Jérusalem», marque dans le Sauveur une grande compassion et une grande tendresse pour cette ville, Il semble qu’il se veuille justifier de tout ce qu’elle allait souffrir, Il lui représente qu’il- l’a toujours aimée, et-qu’il s’est efforcé de la convertir et de la rappeler à son devoir, mais qu’elle avait toujours résisté à sa voix et s’était elle-même précipitée dans les crimes qui devaient attirer bientôt sur elle une juste vengeance. C’est ce qu’il lui dit souvent par la bouche de ses prophètes: «Je vous ai dit: Convertissez-vous à moi, et vous ne vous êtes pas convertie».

Mais, après l’avoir appelée deux fois par son nom, il commence à lui reprocher ses crimes.

«Qui tues», dit-il, «les prophètes, et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi, combien de fois ai-je voulu rassembler les enfants «et tu ne l’as pas voulu»? Il continue de se justifier: Quoique vous ayez toujours résisté à ma parole, lui dit-il, vous n’avez pu néanmoins ralentir cette affection ardente que j’ai toujours eue pour vous. Je n’ai pas laissé, après des traitements si injurieux que vous m’avez faits, de vous appeler encore non une ou deux, mais plusieurs fois. Car « combien de fois ai-je voulu rassembler vos enfants comme une poule rassemble ses petits sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu»? Il leur marque par ces paroles que. c’était eux-mêmes qui se perdaient en se retirant par leurs égarements de dessous ses ailes saintes. Il use de cette comparaison tour leur témoigner l’excès de son amour, parce que rien n’égale l’affection que la, poule a pour ses petits. Les prophètes se servent de cette même comparaison, et- représentent l’affection tendre que Dieu a pour nous, par celle que quelques oiseaux ont pour leurs petits. Il en est parlé dans le cantique de Moïse et dans les psaumes de David.

«Le temps s’approche que vos maisons demeureront désertes (38)»; c’est-à-dire, lorsque je les abandonnerai et que je cesserai de vous secourir. Il vent dire par là que comme c’était lui-même qui dans les siècles passés les avait toujours soutenus et protégés par sa puissance, ce serait lui aussi qui les punirait selon que leurs crimes le méritaient. Il les menace ici de la peine qu’ils appréhendaient le plus, en leur prédisant la ruine de leur ville. «Car je vous dis en vérité que vous ne me verrez plus désormais jusqu’à ce que vous disiez: Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (Mt 23,39)». Il témoigne encore ici qu’il a une extrême affection pour les Juifs, et qu’il fait les derniers efforts pour les porter à la vertu, en rappelant dans leur esprit et le mal qu’ils oui fait autrefois, et celui qu’ils doivent souffrir. Car il marque dans ces dernières paroles le jour de son second avènement.

Vous me demanderez peut-être si les Juifs ne virent plus Jésus-Christ depuis qu’il leur eut dit ces paroles? Ils le virent jusqu’à sa passion; et ce mot «désormais comprend tout le temps jusque-là. Parce qu’ils le regardaient toujours comme un ennemi de Dieu et comme un homme opposé à sa Loi sainte, il voulait faire voir au contraire qu’il était uni en tout avec Dieu, pour les attirer davantage à son amour. Il use pour ce sujet des paroles mêmes des prophètes, pour leur faire mieux reconnaître que c’était lui que les prophètes avaient annoncé. Il marque obscurément sa résurrection dans ces paroles, mais il y découvre tout à fait son second avènement, et il déclare qu’alors les coeurs les plus endurcis et que les esprits les plus opiniâtres dans leur incrédulité seront forcés de l’adorer.

Il leur découvre ces mystères, en leur prédisant beaucoup de choses, en leur disant qu’il leur enverrait ses prophètes, qu’ils les tueraient, et même dans leurs synagogues; qu’ils seraient punis de ces violences par des malheurs horribles, que leurs maisons demeureraient désertes, et qu’ils tomberaient dans des maux auxquels il n’y a rien eu de semblable. Toutes ces prédictions marquaient aux plus aveugles le second avènement du Fils de Dieu et les hommages profonds que tout le monde sera forcé de lui rendre. En effet, interrogeons les Juifs, et demandons-leur si Jésus-Christ ne leur a pas envoyé des prophètes et des sages? S’ils ne les ont pas tués dans leurs synagogues? Si leurs maisons et leurs villes n’ont pas été entièrement ruinées; et si tous les maux que le Sauveur leur a prédits ne leur sont pas arrivés? Nul d’entre eux ne le niera. Comme donc jusqu’ici toutes ces prédictions ont été vérifiées. peut-on douter que le reste n’arrive de même, que les juifs ne reconnaissent un jour que Jésus-Christ est le vrai Dieu, et qu’ils ne soient forcés de se soumettre à sa souveraine puissance? Mais ces respects forcés, et ces hommages contraints (577) ne leur serviront. de rien, pas plus que leurs regrets et leurs larmes autrefois ne purent empêcher que leur ville ne fût détruite.

C’est pourquoi, mes frères, pendant que nous en avons le temps, appliquons-nous à faire le bien. Comme il fut inutile aux Juifs autrefois dans la ruine de leur ville de se repentir trop tard de leurs excès passés, il nous sera inutile de même de nous repentir de nos fautes, lorsque Dieu viendra nous juger. Le pilote ne petit plus sauver un vaisseau lorsque, par sa négligence, l’eau y entre de toutes parts et le coule à fond; ni le médecin guérir un malade lorsqu’il est près de mourir. Il faut qu’il se hâte de secourir son malade avant qu’il meure, et l’autre son vaisseau avant qu’il périsse. A moins de cela tous leurs travaux seront inutiles. Puis donc qu’il n’y a plus de remède à attendre après, et que tant que nous vivons nous sommes continuellement malades, adressons-nous au Médecin de notre âme, et n’épargnons ni bien, ni travail pour la tirer de la maladie mortelle, afin que nous nous trouvions parfaitement guéris à la mort.

Ayons au moins autant de soin pour les maux de nos âmes que nous en avons pour nos serviteurs, lorsqu’ils sont malades. Quoique notre âme nous doive être sans comparaison plus chère que nos domestiques, puisqu’elle est beaucoup plus excellente que le corps; je m’estimerais heureux, néanmoins si vous aviez le même soin pour l’une que vous en témoignez pour les autres. Mais si nous sommes assez injustes pour refuser à nos âmes une partie de nos soins qu’elle mériterait d’avoir seule tout entiers, quelle excuse pourrons-nous trouver, lorsque Dieu viendra nous juger à notre mort?

4. Vous me direz peut-être: Mais qui est assez misérable ou assez lâche pour n’avoir pas au moins autant d’amour pour son âme qu’il en a pour son serviteur? C’est vous, mes frères, qui êtes en cet état; et, ce qui m’afflige, c’est que nous ayons une telle indifférence pour notre propre salut, que nous traitons notre âme avec plus de mépris que nos serviteurs mêmes. Quand ils sont malades nous faisons venir les médecins; nous les mettons dans une chambre commode et séparée du bruit, nous les exhortons à bien obéir au médecin qui les voit, et à suivre ponctuellement ses ordonnances; nous leur témoignons du mécontentement et de la douleur lorsqu’ils ne les ont pas gardées; nous leur donnons des gardes pour les veiller et pour les empêcher de suivre leurs désirs déréglés. Si les médecins ordonnent des remèdes de grands prix, nous les achetons aussitôt. Nous sommes fidèles à suivre toutes leurs ordonnances, et nous avons soin de les bien récompenser de leur peine. Mais lorsque nous-mêmes nous sommes malades, ou plutôt quoique nous ne soyons jamais un moment sans être malades, nous n’appelons point les médecins, nous ne voulons pas faire la moindre dépense; et nous avons plus d’indifférence pour notre âme, lorsqu’elle est si dangeureusement malade, que nous n’en aurions pour le plus grand de nos ennemis s’il était dans le même état où nous nous trouvons.

Je vous dis ceci, mes frères, non pour blâmer le soin que vous avez de vos domestiques, mais pour vous exhorter d’en témoigner au moins autant pour vos âmes. Vous me demanderez peut-être ce que vous devez donc faire pour remédier à un si grand mal. Je vous le dis en un mot. Votre âme est malade, appelez un médecin pour la guérir. Ce médecin, c’est l’évangéliste saint Matthieu. Ce médecin, c’est saint Jean, le disciple bien-aimé. Présentez-vous à ces admirables médecins, et consultez-les pour savoir quel remède il faut appliquer aux maladies de votre âme. Ils vous le diront, Ils ne vous cacheront rien, et vous pouvez suivre toutes leurs ordonnances sans rien craindre, car ces grands hommes vous peuvent secourir, même après leur mort. Tout morts qu’ils sont, ils sont encore vivants, et ils nous parlent tous les jours.

Vous me répondrez peut-être que votre âme est tout occupée de son mal, et qu’elle n’a pas la liberté d’écouter leurs sages avis. Faites-lui donc violence afin qu’elle les écoute. Excitez ce qu’il y a en elle de plus raisonnable et de plus spirituel, et réveillez-la de son assoupissement; faites paraître les prophètes devant elle, afin qu’ils l’assistent de leurs conseils. Ces médecins ne demandent point d’argent ni pour leur peine, ni pour les remèdes; mais ils vous ordonnent seulement devons faire miséricorde à vous-même en la faisant aux pauvres. Pour tout le reste, vous verrez qu’ils vous donnent, au lieu de penser à rien recevoir de vous. Car en vous ordonnant d’être sobres, combien vous épargnent-ils de folles et d’inutiles dépenses. Ne vous enrichissent-ils pas, lorsqu’ils vous (578) exhortent à ne plus boire de vin, et à retrancher toutes les voluptés?

Après cela, qui n’admirera l’art et la sagesse de ces médecins spirituels, qui vous donnent en même temps la santé et les richesses? Allez donc vous présenter à eux. Apprenez d’eux la qualité et la nature de votre mal. Si vous êtes possédé de l’avarice, si vous désirez l’argent avec autant d’ardeur qu’un homme qui a la fièvre désire un verre d’eau froide, écoutez ce qu’ils vous diront pour guérir ce mal. Comme les médecins des corps vous prédisent ce qui vous arrivera si vous suivez vos désirs déréglés, saint Paul vous dit de même: «Que ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le piège, et en diverses passions insensées et pernicieuses, qui précipitent les hommes dans l’abîme de la perdition et de la damnation». (1Tm 6,9) Si vous êtes sujet à l’impatience, écoutez encore ce qu’il vous dira sur ce sujet: «Dans fort peu de temps», dit-il, «celui qui doit venir viendra et ne tardera point. Le Seigneur est proche, ne soyez en peine de rien». (He 10,37 Ph 4) Et ailleurs: «La figure de ce monde passe». (1Co 7,31)

Car ce grand Apôtre ne se contente pas de nous donner seulement des avis si sages et des conseils si salutaires. Il nous console encore comme un bon père, et il adoucit toutes nos peines: et comme les médecins des corps ont des remèdes pour désaltérer leurs malades et pour suppléer à l’eau fraîche qu’ils leur défendent; celui-ci de même substitue à nos désirs et à nos affections déréglées d’autres désirs et d’autres affections plus justes et plus innocentes. Désirez-vous, nous dit-il, de vous enrichir? Je ne vous défends point d’être riches en toutes sortes de bonnes oeuvres. Voulez-vous amasser de grands trésors? Mettez-les en dépôt dans le ciel. Et comme les médecins disent encore que les choses froides nuisent aux os, aux nerfs et aux dents, saint Paul de même dit en un mot avec une brièveté toute divine, que «l’avarice est la source de tous les maux». (1Tm 6,10)

Que devons-nous donc faire, me direz-vous? Ce même apôtre vous l’a marqué: Il dit qu’il faut au lieu de l’avarice aimer la modération. «C’est une grande richesse», dit-il, «que la piété et la modération d’un esprit qui se contente de ce qui suffit». (1Tm 6) Si vous ne suivez pas cet avis, et si le désir d’amasser du bien vous empêche de donner votre superflu, vous trouverez encore des avis pour cette maladie: «Que ceux », dit-il, qui « se réjouissent soient comme ne se réjouissant point; ceux qui achètent comme ne possédant point, et ceux qui usent de ce monde comme n’en usant point. » (1Co 7,30) Vous voyez donc quels sont ces avis si saints que ce saint médecin du ciel nous donne pour nous guérir.

Voulez-vous maintenant que nous en consultions un autre? On ne doit point craindre à propos de ces médecins ce qui arrive pour les médecins du corps, qui sont assez souvent cause, par leur ambition et par leur jalousie, de la mort de leurs malades. Ceux-ci n’ont point d’autre but que la santé de ceux qui les appellent et qui les consultent, et ils ne se proposent jamais pour fin leur réputation et leur propre gloire. Ne craignez donc point leur grand nombre. Ils sont plusieurs, et ils ne sont qu’un, puisque Jésus-Christ seul parle par eux tous. Ecoutons encore un autre médecin, saint Matthieu, qui parle terriblement de cette même maladie de l’avarice: ou plutôt écoutons Jésus-Christ, dont il rapporte ces paroles redoutables: «Vous ne pouvez servir en même temps Dieu et l’argent». (Mt 6,24)

5. Mais comment cela se pourra-t-il faire, me direz-vous, et comment pourrons-nous étouffer tous ces désirs? Voyez ce qu’il vous dit au même endroit: «Ne vous faites point de trésors dans la terre, où les vers et la rouille les mangent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent ». (Mt 6,9) Vous voyez, mes frères, combien Jésus-Christ s’efforce de nous éloigner du désir des biens d’ici-bas, parla considération du lieu ou nous les mettons en dépôt; de la terre et des accidents qui nous les font perdre, tels que les vers, la rouille et les voleurs, afin que cette vue nous porte à prendre pour le dépositaire de tous nos trésors, Dieu même qui nous les gardera avec une sûreté entière. Car si vous vouiez mettre vos richesses dans un lieu où ni la rouille ni les voleurs ne leur puissent nuire, vous vous guérirez sans peine de votre avarice, et votre âme s’enrichira des biens véritables et spirituels.

Jésus-Christ ajoute à cela un exemple étonnant et capable de vous toucher. Il imite les médecins qui, craignant pour leurs malades, leur disent: Un tel est mort pour avoir bu de l’eau froide dans ses accès. (Mt 19) C’est (579) ainsi que le Fils de Dieu fait paraître un riche qui, frappé de cette maladie dont nous parlons, et désirant néanmoins la santé avec ardeur, ne put la recouvrer à cause de cette étrange attache qu’il avait à ses richesses. Un autre évangéliste rapporte encore l’exemple d’un autre riche qui ne peut au milieu des flammes trouver une goutte d’eau pour désaltérer sa soif. (Lc 16,24)

Jésus-Christ, pour montrer ensuite que les ordonnances qu’il nous donne sont aisées à pratiquer, ajoute ces mots: «Considérez les «oiseaux du ciel ». (Mt 6,26) Mais cet adorable Médecin des âmes a tant de condescendance pour votre faiblesse, que, bien que vous soyez riche, et par conséquent dans un état dangereux pour votre salut, il vous défend néanmoins d’en désespérer, et vous assure lui-même que «ce qui est impossible «aux hommes, est possible à Dieu». (Mt 19,26) Ainsi, quoique vous soyez riche, vous pouvez encore vous sauver, puisque Dieu ne vous a pas tant défendu d’être riche, que de vous attacher à vos richesses et d’en devenir l’esclave et l’idolâtre.

Que doit donc faire un riche afin qu’il se puisse sauver? Il faut que tout ce qu’il possède lui soit commun avec les pauvres, comme le bienheureux Job vous dit lui-même qu’il faisait. Il faut qu’il arrache de son coeur tout l’amour de ce qui est superflu, qu’il mette des bornes à ses désirs, et qu’il ne passe point au delà des règles de la nécessité. Jésus-Christ vous montre encore l’exemple d’un publicain qui, après avoir été longtemps possédé de cette passion si basse, en fut guéri tout d’un coup. Il passa en un moment d’une avarice insatiable dans un mépris prodigieux de l’argent, parce qu’il obéit fidèlement aux avis et aux ordonnances de son Médecin. Tous les disciples que Jésus-Christ a eus ont été d’abord attaqués des mêmes maladies que nous, et ils en ont été guéris sans beaucoup de peine. Le Sauveur nous les propose tous pour modèles, afin que nous ne désespérions point de nous-mêmes. Jetez donc les yeux sur ce publicain qui est devenu Evangéliste. Voyez aussi cet autre chef des publicains, nommé Zachée, qui se résolut tout à coup à rendre au quadruple tout ce qu’il avait volé, et à donner la moitié de son bien aux pauvres pour se rendre digne de recevoir Jésus-Christ.

Mais vous avez peut-être une ardeur furieuse pour le bien: Suivez-moi donc, vous dit le Sauveur, et vous serez riches. Regardez tout le bien des autres hommes comme étant à vous. Je vous donne plus que vous ne pouvez demander. Je vous ouvre les maisons de tous les riches qui sont dans toute la terre. Car «celui qui abandonnera pour moi son père, sa mère, ses terres ou sa maison, en recevra le centuple», (Mt 29) Ainsi, non-seulement vous retrouverez plus que vous n’avez quitté, mais vous éteindrez même cette soif si extrême qui vous brûle; vous supporterez plus doucement tous les accidents de la vie, et vous mépriserez non-seulement le superflu, mais souvent même le nécessaire. Ainsi, saint Paul souffrait quelquefois la faim, et il s’en réjouissait plus que des festins et de la bonne chère, parce qu’un athlète qui combat pour remporter la victoire, ne peut préférer un lâche repos à un combat qui se termine par une fin si glorieuse: et un marchand, qui a éprouvé une fois combien on gagne en trafiquant sur la mer, ne peut plus se résoudre à vivre chez lui dans l’oisiveté et dans la mollesse. Ainsi, quand nous aurons commencé à avoir quelque goût des biens du ciel, nous n’en aurons plus pour les biens de la terre, lorsque nous goûterons et nous nous trouverons saintement enivrés d’un plaisir céleste. Goûtons donc ces délices sacrées, mes chers frères, pour jouir d’une véritable paix, et dans cette vie et dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire maintenant et toujours, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (580)






Chrysostome sur Mt 73