Chrysostome sur Mt 87

87

HOMÉLIE LXXXVII - «LES SOLDATS DU GOUVERNEUR MENÈRENT JÉSUS DANS LE PRÉTOIRE, ET TOUTE LA COHORTE S’ASSEMBLA AUTOUR DE LUI.

Mt 27,27-45

ET LUI AYANT ÔTÉ SES HABITS, ILS LE REVÊTIRENT D’UN MANTEAU D’ÉCARLATE. ET TRES SANT UNE COURONNE D’ÉPINES, ILS LA LUI MIRENT SUR LA TÊTE AVEC UN ROSEAU DANS SA MAIN DROITE, ET S’AGENOUILLANT DEVANT LUI, ILS SE MOQUAIENT DE LUI, EN DISANT: SALUT, ROI DES JUIFS. ET LUI CRACHANT AU VISAGE, ILS PRENAIENT LE ROSEAU, ET LUI ET LUI EN FRAPPAIENT LA TÊTE». (CHAP. 27,27, 28,29, 30, JUSQU’AU VERSET 45)

ANALYSE

1 et 2. Jésus-Christ, après avoir essuyé tout ce que la cruauté des plus féroces ennemis a pu inventer de tourments, meurt sur la croix en montrant qu’il est Dieu.
3 et 4. De la force du signe de la croix imprimé avec foi sur le front. - Combien un chrétien doit avoir présente dans son esprit la patience que le Sauveur a témoignée en mourant. - Que ce n’est point être patient que de ne se mettre point en colère, lorsque personne ne nous irrite. - Qu’un chrétien ne doit pas haïr ceux qui le déshonorent, mais ceux qui le louent. - Que la bonne vie est au-dessus de la médisance.



1. Il semble que le démon alors avait comme donné un signal pour faire conspirer tout le monde contre Jésus-Christ. Soit, l’envie et la jalousie dont les Juifs étaient consumés, les portait à se déchaîner contre lui; mais les soldats, quelle raison pouvaient-ils avoir de l’insulter? N’est-ce pas visiblement le démon qui les animait? Ils trouvaient leur plaisir dans ces outrages sanglants, et ils faisaient un jeu de leur cruauté. Au lieu de répandre des larmes et d’être touchés de regret, comme fit ensuite le peuple, ils se conduisirent tout différemment. Ils ajoutèrent injure sur injure, et outrage sur outrage; soit peut-être pour plaire eux aussi aux Juifs, ou pour satisfaire leur humeur qui d’elle-même était brutale et cruelle. Ils lui insultèrent en cent manières différentes: tantôt ils frappaient sa tête sacrée d’un roseau; tantôt ils lui donnaient des soufflets; tantôt ils le perçaient d’une couronne d’épines, faisant une raillerie de ce traitement si barbare.

Quelle excuse pouvons-nous avoir lorsque nous trouvons les moindres mépris insupportables, après un si grand exemple que nous donne le Sauveur du monde? Car l’insulte et la violence peuvent-elles aller au delà de ce qu’il souffre, et non-seulement dans un de ses membres, mais dans tout son corps? Sa tête est percée d’épines, frappée d’un roseau, et meurtrie de coups de poing. Son visage est couvert de crachats, ses joues de soufflets, tout son corps déchiré par la flagellation, déshonoré par la nudité, et encore plus par ce manteau d’écarlate dont on le couvre, pour lui insulter par de cruelles adorations, comme à un roi de théâtre. Sa main porte un roseau au lieu de sceptre. On ne pardonne pas même à sa bouche et à sa langue, à laquelle on fait sentir l’âpreté du fiel et du vinaigre.

Que peut-on s’imaginer de plus insupportable que tous ces traitements? ne sont-ils pas au-dessus de nos paroles et de nos pensées. Il semble que ces cruels Juifs avaient peur d’oublier quelque genre de cruauté dont ils ne fissent l’essai sur le Sauveur. Après s’être accoutumés à répandre le sang des prophètes, ils répandent enfin celui du Fils de Dieu même. Ils le condamnent eux-mêmes à la mort, quoiqu’ils se couvrent du nom de Pilate. Ils veulent «que son sang retombe sur eux et sur leurs enfants ». Ce sont eux seuls qui lui font toutes ces insultes, qui le lient, qui le mènent à Pilate, et qui le font traiter si outrageusement et si cruellement par les soldats. Pilate n’avait rien ordonné de tout ceci: (66) Ce sont eux qui ont été ses accusateurs, ses juges et ses bourreaux.

Nous lisons ceci publiquement dans l’assemblée de toute l’Eglise, pour empêcher que les païens ne disent que nous vous annonçons les actions miraculeuses de Jésus-Christ, mais que nous vous cachons ses souffrances et ses opprobres. Le Saint-Esprit a tellement conduit les choses, qu’il fait lire cette histoire dans l’Eglise au temps de Pâques, et dans une solennité où tout le monde, jusqu’aux femmes et aux petits enfants, s’y rassemblent. Nous ne cachons rien de ces outrages du Sauveur, au milieu de cette grande assemblée et cependant personne ne doute que Jésus-Christ ne soit Dieu. Nous l’adorons tous, non-seulement à cause de tant de grâces dont il nous a comblés, mais particulièrement pour cet amour si rare qu’il nous témoigne à sa passion; puisqu’il fait voir qu’il a bien voulu se rabaisser pour nous, jusqu’à ce dernier degré d’humiliation, pour nous donner dans sa personne un parfait modèle de la plus haute vertu.

Lisons donc ceci, mes frères, puisque cette lecture nous peut être si avantageuse. Lorsque nous voyons le Sauveur traité avec tant de mépris; outragé par les derniers des hommes; adoré d’une manière si offensante, si cruellement tourmenté dans toutes les parties de son corps, et enfin terminant sa vie par un supplice si infâme: il est impossible, quand nous serions de roche, que nous ne nous amollissions comme la cire, et que nous n’abaissions l’enflure de notre coeur en le perçant d’une componction sainte, et que nous ne soyons pas dans un profond anéantissement. Mais écoutons la suite d’une si tragique histoire:

« Après s’être ainsi joués de lui, ils lui ôtèrent ce manteau d’écarlate, et lui ayant remis ses habits ils l’emmenèrent pour le crucifier (31). Et comme ils sortaient, ils rencontrèrent un homme de Cyrène, nommé Simon, qu’ils contraignirent de porter la croix de Jésus (32). Et ils vinrent au lieu appelé Golgotha, c’est-à-dire, le lieu du Calvaire (33). Et ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel, et en ayant goûté il ne voulut point en boire (34). Mais après qu’ils l’eurent crucifié, ils partagèrent entre eux ses vêtements, les tirant au sort (34). Afin que cette parole du prophète fût accomplie: Ils ont partagé entre eux mes vêtements, et ils ont tiré ma robe au sort (35)». Ils firent alors, à l’égard du Sauveur, ce qui ne se faisait qu’à l’égard des hommes tes plus méprisables, et qui étaient abandonnés de tout le monde. Ils partagèrent entre eux ses vêtements sacrés qui avaient fait tant de miracles; mais qui n’en firent point alors, parce que Jésus-Christ arrêta toute leur vertu. Ils traitent le Sauveur avec tant de mépris, qu’ils épargnent même davantage les deux voleurs qui furent crucifiés avec lui.

« Et s’étant assis près de lui, ils le gardaient (36). Ils mirent aussi au-dessus de sa tête le titre de sa condamnation ainsi écrit: C’est Jésus le roi des Juifs (37). En même temps on crucifia avec lui deux voleurs, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche (38) ». Ils le crucifièrent ainsi au milieu de deux larrons, afin qu’il passât comme eux pour un scélérat. Ils lui donnèrent du vinaigre à boire par une dérision cruelle, mais il n’en voulut point boire; et un autre évangéliste, dit que lorsqu’il en eut goûté, il dit «Tout est consommé ».

Que veulent dire ces paroles: « Tout est consommé », sinon que cette prophétie a été accomplie? Ils m’ont donné du fiel pour ma nourriture; et ils m’ont abreuvé de vinaigre dans ma soif». (Ps 69,26) Saint Jean ne dit pas non plus que Jésus-Christ ait bu de ce vinaigre, et il s’accorde fort bien avec saint Matthieu, puisqu’il n’y a point de différence entre goûter fort légèrement quelque chose, ou n’en point boire du tout. Leur fureur ne se termina point encore là. Après cette nudité si honteuse en apparence où ils le réduisirent, après le crucifiement, après le fiel et le vinaigre, ils ne purent encore satisfaire leur cruauté, et lorsqu’ils le virent attaché en croix, ils lui dirent des injures, et ils lui insultèrent de mille manières; ce qui me paraît encore plus cruel que tout le reste.

«Et ceux qui passaient par là le blasphémaient en branlant la tête (39), et en disant: Toi qui détruis le temple de Dieu, et qui le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même: Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix (40). Les princes des prêtres se moquaient aussi de lui avec les docteurs de la loi et les sénateurs, en disant (41): Il a sauvé les autres, et il ne saurait se sauver lui-même. S’il est le roi d’Israël, qu’il descende présentement de la croix, et nous croirons en lui (42). Il met sa confiance en Dieu: Si donc Dieu l’aime (67) qu’il le délivre, puisqu’il a dit: Je suis le Fils de Dieu (43) ». Ils agissaient de la sorte afin de te faire passer pour un séducteur, pour un superbe, pour un homme vain qui n’avait point eu d’autre but que de tromper les hommes. lis voulaient qu’il finît sa vie dans une infamie publique. C’est pourquoi ils avaient voulu qu’il fût condamné à la croix, et qu’il y mourût devant tout le monde. Ils l’avaient même livré à dessein entre les mains des soldats, afin que leur insolence augmentât encore les outrages dont ils voulaient le combler.

2. Certes, la désolation et les larmes de la foule qui suivait Jésus-Christ eussent pu toucher les pierres elles-mêmes; néanmoins, elles ne firent aucune impression sur ces bêtes féroces. C’est pour cela que le Sauveur adresse la parole aux personnes qui le suivaient en pleurant; mais il ne dit pas un mot à ces furieux, qui, non contents d’exercer sur sa personne sacrée toutes les cruautés qu’ils désiraient, voulurent encore, comme s’ils avaient craint sa résurrection, noircir sa gloire par ces outrages dont ils le déshonorèrent publiquement, en le confondant avec les voleurs et les scélérats, et en le traitant de «séducteur» et d’imposteur», après sa mort même.

«Va», lui disent-ils lorsqu’il mourait: «Toi qui détruis le temple de Dieu, et qui le rebâtis en trois jours, descends de la croix» Et comme ils ne pouvaient effacer ce titre que Pilate avait écrit: «Le Roi des Juifs », parce qu’il leur résista en disant: «Ce qui est écrit est écrit», ils faisaient au moins ce qu’ils pouvaient pour montrer que Jésus-Christ n’était point leur roi: «Si c’est le roi d’Israël», disaient-ils, «qu’il descende maintenant de la croix. Il a sauvé les autres, et il ne peut se «sauver lui-même ». ils s’efforçaient par ces paroles d’obscurcir et de rendre suspects et douteux tous les miracles que Jésus avait faits jusqu’alors: «S’il est le Fils de Dieu»,disaient- ils encore; «et si Dieu l’aime, qu’il le sauve».

Âmes scélérates, âmes exécrables, tant de prophètes, dont vous avez répandu le sang, ont-ils cessé d’être prophètes, ou tant de saints d’être saints, parce que Dieu ne les a pas sauvés de vos mains? Votre barbarie leur a-t-elle ravi leur sainteté, et ont-ils cessé d’être justes après l’injustice de vos violences? Va-t-il donc un renversement d’esprit, et un aveuglement égal au vôtre? Car si vous êtes contraints d’avouer que les prophètes n’ont point cessé d’être ce qu’ils étaient, au milieu des supplices dont vous les avez tourmentés, ne deviez-vous pas à plus forte raison croire la même chose du Sauveur, qui avait tant de fois prédit sa mort, et qui, prévoyant cette fausse accusation que vous en pourriez concevoir, l’avait souvent détruite par ses actions et par ses paroles?

Aussi tous leurs artifices n’ont pu blesser en la moindre chose l’honneur et la réputation de Jésus-Christ. Ce fut alors même qu’un de ces deux voleurs, qui était crucifié avec le Sauveur, après avoir passé sa vie dans toutes sortes de crimes, mourut saintement en croyant en lui. Il publie sa gloire, lorsque les princes des prêtres s’efforcent de l’obscurcir, et il le reconnaît pour roi lorsqu’on le traite en esclave. Tout le peuple aussi pleure Jésus-Christ, et est touché de ses souffrances. Cependant on n’apercevait alors dans le Sauveur que des marques de faiblesse. Tout ce qui se passait alors ne pouvait former qu’une impression de son impuissance dans l’esprit de ceux qui ne pénétraient pas tes desseins de Dieu dans ce grand mystère. Et néanmoins Jésus-Christ a fait voir qu’il était Dieu, en mourant comme le dernier des hommes, et il a établi cette vérité par les choses mêmes qui paraissaient la devoir détruire.

Gravez, mes frères, dans le fond de votre coeur cette image de la patience de Jésus-Christ, afin qu’elle y étouffe tous les mouvements de la colère. Si vous sentez que vous commenciez à vous troubler, imprimez aussitôt sur vous le signe de cette croix du Sauveur. Repassez dans votre mémoire tout ce qu’il a souffert pour vous, et votre colère sera bientôt dissipée. Souvenez-vous des injures dont on a outragé le Fils de Dieu, et de tant de cruelles circonstances de son supplice. Pensez à ce qu’il est, et à ce que vous êtes, qu’il est votre Seigneur, et vous son esclave. Souvenez-vous que le Sauveur ne souffrait que pour les autres, et que vous souffrez pour vous-même. Qu’il souffrait de la part de ceux qu’il avait comblés de biens, et vous de ceux que vous avez peut-être maltraités. Qu’il souffrait des traitements si indignes à la vue de toute une ville, devant les Juifs et les étrangers, parlant à tous avec une douceur extrême; et que vous ne pouvez endurer la moindre insulte, dont il y aura deux ou trois témoins.

Les disciples mêmes du Sauveur (68) l’abandonnent, ce qui me paraît le plus grand de ses outrages. Ses amis le fuyaient, ses ennemis l’entouraient pendant son supplice, l’insultaient, l’injuriaient, se riaient, se moquaient, se raillaient de lui, les Juifs ét les soldats d’en haut et d’en bas et les voleurs de chaque côté. Car il est marqué que d’abord ils lui dirent tous deux des injures, mais que l’un ensuite l’adora comme Dieu, pendant que l’autre le blasphémait. Il semble que Dieu ait voulu encore ici prévenir la malice des hommes, et que les voulant empêcher de dire que ce qui est rapporté de ces deux hommes avait été inventé, et que ce voleur n’était point un véritable voleur, il ait permis que le bon larron blasphémât d’abord Jésus-Christ pour faire admirer davantage la manière si soudaine et si puissante dont Dieu lui toucha le coeur.

3. Que la pensée donc d’une si admirable patience excite en vous le désir de l’imiter. Car que pouvez-vous souffrir d’aussi cruel et d’aussi ignominieux que ce que votre maître a souffert pour vous? Quelqu’un vous a-t-il dit publiquement des injures? Elles ne peuvent être aussi horribles que celles qu’on a dites contre Jésus-Christ. Vous a-t-on outragé avec des fouets et des verges? Vous ne le pouvez être comme il l’a été, et on ne vous réduira point dans une nudité si honteuse. Vous a-ton donné un soufflet? Ce ne peut être avec des circonstances si outrageantes que celles que vous voyez ici. Considérez de plus, comme je viens de vous le dire, qui était celui qui souffrait ces choses, pour qui il les souffrait, et en quel temps il les souffrait.

Ce qui était encore plus insupportable, c’est que personne ne se plaignait d’une violence si extrême; personne n’ouvrait la bouche pour défendre son innocence, et pour blâmer ces injustices. Tout le monde conspirait à l’outrager, les bourreaux et les soldats, le peuple et les prêtres. On regardait Jésus-Christ comme un imposteur et un séducteur, et on se raillait de lui comme d’un homme qui ne pouvait se défendre, ni soutenir ses paroles par ses actions. Jésus-Christ n’opposait que son silence à tous ces outrages. Il souffrait tout avec une constance infatigable, pour nous apprendre jusqu’où doit aller notre patience.

Cependant un si grand exemple nous est inutile. Qu’un serviteur ait fait une chose qui nous déplaise, nous entrons en fureur. Nous sommes inexorables et sans pitié, lorsqu’on fait quelque chose contre nous, et nous sommes insensibles à tout ce qui se fait contre Dieu. Nous n’épargnons pas même nos propres amis. Que l’un d’eux nous blesse en quelque chose, nous ne le pouvons souffrir; qu’il nous méprise, nous devenons furieux. Il ne nous sert de rien de lire ou d’écouter la passion du Sauveur, de voir qu’un de ses disciples le trahit, que les autres l’abandonnent; que les Juifs à qui il avait fait tant de bien se déclarent contre lui; qu’on lui crache au visage, qu’un serviteur lui donne un soufflet, que les soldats l’outragent; que les prêtres l’insultent; que les voleurs le blasphèment, et que cependant il ne dit aucune parole d’aigreur, et qu’étant environné de tant de gens qui l’attaquent si cruellement, il ne les veut vaincre que par son silence.

Ceci nous apprend, mes frères, que plus nous aurons de douceur et de patience dans l’affliction, plus nous serons invincibles, et plus nous nous rendrons vénérables à tous les hommes. Qui n’admirerait cette paix où nous serons parmi les injures de ceux qui nous oppriment? Que si nous nous laissons aller à l’impatience, tout le monde au contraire nous méprisera. Car comme celui qui souffre avec constance paraît innocent, lors même qu’il est coupable, de même celui qui étant innocent témoigne de l’impatience dans ce qu’il souffre, semble justifier les maux qu’il endure, et ou le regarde comme un esclave de la colère, qui assujétit la noblesse de son âme à la tyrannie de sa passion. Celui qui est dans cet état a beau être libre; dès lors qu’il s’asservit à la colère, il est esclave, quand il aurait d’ailleurs mille serviteurs qui le regarderaient comme leur maître.

Vous me répondrez peut-être que celui contre qui vous vous emportez vous a offensé cruellement. Qu’importe? N’est-ce pas alors qu’il faut témoigner plus de vertu? Ne voyons-nous pas que les bêtes les plus furieuses ne nous font point de mal, lorsque nous ne les aigrissons pas, et qu’elles ne témoignent leur furie que contre ceux qui les attaquent et qui les irritent? Que si vous vous trouvez dans la même disposition, ne pouvant retenir votre colère lorsqu’on vous a irrité, quel avantage avez-vous donc sur des bêtes? On peut dire même qu’elles en ont sur vous. Car d’ordinaire les hommes les attaquent les premiers, et leur colère n’est pas en leur pouvoir, parce qu’elles (69) sont emportées par leur instinct destitué de raison, et par l’impétuosité de la nature. Mais quelle excuse vous reste-t-il à vous qui, étant homme, agissez en bête?

Car quel mal vous a-t-on fait? vous a-t-on ravi votre bien? C’est ce qui devrait vous donner de la joie, puisqu’en souffrant cette perte elle vous sera très-avantageuse et que vous en recevrez plus de bien qu’on ne vous en ôte. Vous a-t-on méprisé? A quoi se réduit ce mépris? En êtes-vous moins que vous n’étiez si vous avez un peu de vertu pour le souffrir? Si vous ne souffrez donc en cela aucun mal qui soit véritable, pourquoi vous fâchez-vous contre une personne qui, bien loin de vous nuite, vous a fait du bien? Ne savez-vous pas que l’honneur et l’estime rendent encore plus faibles ceux qui sont lâches, et que le mépris rend encore plus forts ceux qui sont forts? Les traitements injurieux abattent les tièdes et les négligents, mais les louanges leur nuisent. Car si nous pesons les choses dans une juste balance, nous trouverons que ceux qui nous blâment ne servent qu’à accroître notre vertu et notre mérite, et qu’au contraire ceux qui nous louent ne peuvent nourrir que notre complaisance et notre orgueil, qui est la source de tous les maux.

Nous pouvons remarquer la vérité de ce que je dis dans la manière dont les pères se conduisent envers leurs enfants. lis craignent de les louer, et ils leur font souvent des réprimandes, de peur qu’ils ne s’affaiblissent et qu’ils ne se relâchent par les louanges qu’ils leur donneraient. Les maîtres agissent aussi tous les jours de la même manière à l’égard de leurs disciples. C’est pourquoi s’il était permis à un chrétien d’avoir de l’aversion pour quelqu’un, il en devrait plutôt avoir pour ceux qui le louent et qui le flattent, que pour Ceux qui l’offensent et le décrient. Les flatteries sont bleu plus dangereuses que les injures, et si nous ne veillons bien sur nous, il est beaucoup plus aisé de nous y laisser surprendre. C’est pourquoi il faut que celui qui ne se laisse point toucher par l’honneur et par les louanges, ait une grandeur d’âme et de piété tout à fait rare, et il doit attendre de Dieu une récompense toute extraordinaire.

C’est un miracle bien plus grand de voir un homme qui ne se trouble point lorsqu’on le blesse dans son honneur, que d’en voir un autre qui ne tombe point lorsqu’on le frappe dans son corps. Mais le moyen, dites-vous, que je sois insensible à l’outrage? Vous le ferez si, lorsqu’on vous offense, vous avez aussitôt recours au signe de la croix et si vous l’imprimez sur votre coeur; si vous êtes chrétien, vous ne pouvez vous souvenir de ce que Jésus-Christ a souffert pour vous, sans oublier ce que vous souffrez. Ne vous arrêtez pas aux injures que vous fait cet homme; pensez aux biens que vous en recevrez. C’est ainsi que vous cesserez bientôt de vous fâcher contre lui, et que vous passerez à des sentiments de douceur et de bonté. Je dis plus, mes frères, craignez Dieu, que sa crainte vous soit toujours présente, qu’elle soit gravée dans le fond de votre coeur et elle vous rendra doux et paisibles.

4. Que l’exemple aussi de vos domestiques vous avertisse continuellement de votre devoir. Considérez, lorsque, vous leur faites quelque-fols des réprimandes, quel silence ils gardent alors, et que cela vous apprenne que ce n’est pas une chose qui vous soit si difficile que de vous taire lorsque les autres vous offensent. Vous apprendrez ainsi à condamner vos emportements, vous reconnaîtrez avec douleur dans la plus grande chaleur de votre colère que vous faites mal, et vous vous accoutumerez peu à peu à devenir comme insensible lorsqu’on vous outrage et qu’on vous fait des insultes. Souvenez-vous que celui qui s’emporte contre vous n’est plus maître de lui-même; qu’il est comme un homme qui a perdu l’esprit et vous n’aurez plus de peine à souffrir toutes ses injures.

Combien de fois les possédés nous frappent-ils? Et cependant, bien loin de nous en fâcher, nous n’avons pour eux que de la compassion et de la tendresse. Faites de même, mes frères, ayez pitié de celui qui vous dit des injures. Il est dévoré par la colère comme par une bête furieuse et déchiré par un monstre terrible qui est le démon. Hâtez-vous de délier un homme qui est si misérablement tourmenté et qui par une passion si courte se cause une mort qui ne finira jamais. Cette maladie est si violente, qu’en un moment elle perd celui qu’elle possède. De là vient cette parole: Le moment de sa fureur est le moment de sa chute. Car c’est ce qu’il y a de particulier et d’épouvantable dans cette passion. Elle ne peut pas durer longtemps. Et cependant dans le peu qu’elle dure elle cause des maux presque irréparables. Si sa durée (70) égalait sa violence, personne n’y pourrait résister. Je voudrais vous pouvoir représenter l’état

d’un homme qui dans la colère en offense un autre, et l’état de celui qui souffre en paix cette injure, et vous faire voir à nu le coeur de l’un et de l’autre. Vous verriez que l’âme du premier est comme une nuée au milieu de la tempête et que celle du dernier est comme un port toujours calme et toujours tranquille. Les esprits de malice et les princes de l’air ne troublent jamais la paix de son âme. Comme celui qui fait une injure n’a point d’autre but que d’irriter celui qu’il offense, lorsqu’il s’aperçoit qu’il est hors d’atteinte et hors de prise, il quitte bientôt sa mauvaise humeur pour rentrer dans la douceur et dans la paix.

Il est impossible que, tôt ou tard, celui qui s’est mis en colère ne se repente de son emportement et de ses excès. Quand même sa colère serait juste, il faudrait nécessairement qu’il témoignât son mécontentement contre quelqu’un; n’est-il pas plus aisé et plus sûr de le faire sans passion et sans chaleur et d’une manière dont on puisse se repentir? Hélas! si nous voulons nous conserver dans nous-mêmes un trésor de biens, il ne tiendra qu’à nous avec la grâce de Dieu de le posséder avec assurance et d’y trouver notre véritable gloire. Notre malheur est que nous cherchons la gloire des hommes. Si nous avions soin de nous honorer nous-mêmes, personne ne pourrait nous déshonorer; mais si nous nous déshonorons nous-mêmes, quand tout le monde nous accablerait de louanges, nous n’en serions pas plus estimables. Comme nul ne nous peut rendre vicieux, si de nous-mêmes nous ne nous portons point au vice; ainsi nul ne nous peut déshonorer à moins que nous nous déshonorions nous-mêmes.

Supposons qu’un homme d’une piété admirable soit regardé de tout le monde comme un méchant, comme un voleur, comme un scélérat plongé dans les plus grands crimes, sans qu’il soit touché de ces impostures, quel mal recevra-t-il de tous ces faux bruits? Mais, dites-vous, tout le monde parle mal de lui. - Il est vrai, mais toutes ces paroles mie peuvent atteindre jusqu’à lui. Ce sont ceux qui sèment ces faux bruits, qui se déshonorent eux-mêmes, en jugeant si mal d’un homme si parfait. Si quelqu’un publiait que le soleil n’est pas une source de lumière, à qui ferait-il tort, à soi-même ou au soleil? Croirait-on sur sa parole que le soleil ne serait plus lumineux, et ne croirait-on pas plutôt que lui-même ne serait pas sage? Ainsi, lorsque les méchants accusent les bons, leurs calomnies sont leur propre condamnation et la gloire de ceux qu’ils condamnent.

Faisons donc tous nos efforts, mes frères, pour purifier notre vie de telle sorte que nous ne donnions aucune prise sur nous à la médisance et à l’imposture. Mais si, nonobstant toutes ces précautions, l’envie et la passion déchirent notre innocence, ne nous laissons point aller à la tristesse, et tâchons de n’en être point touchés. Que le juste soit tant décrié que l’on voudra, il sera toujours juste, et il ne cessera point d’être ce qu’il est. Mais ceux qui se laissent aisément engager dans ces faux soupçons, se percent le coeur d’une plaie mortelle. Que le méchant au contraire soit tant loué que l’on voudra, toute cette estime ne servira qu’à le confirmer dans sa méchanceté, et qu’à attirer’ sur lui de plus grands supplices. Car lorsqu’un méchant homme passe dans le monde pour ce qu’il est, cette diffamation publique peut quelquefois l’humilier et le faire rentrer en lui-même: mais lorsque son péché demeure couvert, il l’oublie lui-même, et il tombe dans l’endurcissement. Car si ceux qui sont dans le crime sont touchés à peine lorsque tout le monde les condamne, comment reviendront-ils de leur égarement, lorsque, bien loin d’être blâmés, ils trouveront des approbateurs de leurs injustices et de leurs excès? Ne savez-vous pas que c’est ce que saint Paul blâmait daims les Corinthiens? Ne voyez-vous pas avec quelle force il les reprend non-seulement de ce qu’ils ne permettaient pas que l’incestueux reconnût son crime, mais même de ce qu’en le soutenant et en l’honorant, ils le poussaient encore en de plus grands maux?

C’est pourquoi, mes frères, je vous conjure de vous élever également au-dessus des louanges et des injures, et de n’avoir nul égard aux faux rapports et aux vains soupçons. Travaillons seulement à faire en sorte que notre conscience nous rende un bon témoignage devant Dieu, et que notre vie soit pure à ses yeux. Car ce sera ainsi que nous pourrons mériter, et dans ce monde et dans l’autre, une gloire solide et véritable, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (71)


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HOMÉLIE LXXXVI - « OR, DEPUIS LA SIXIÈME HEURE DU JOUR JUSQU’A LA NEUVIÈME, TOUTE LA TERRE FUT COUVERTE DE TÉNÈBRES.

Mt 27,45-62

ET SUR LA NEUVIÈME HEURE JÉSUS POUSSA UN GRAND CRI EN DISANT: ÉLI, ÈLI, LAMMA SABATHANI. C’EST-A-DIRE, MON DIEU, MON DIEU, POURQUOI M’AVEZ-VOUS ABANDONNÉ?» (CHAP. 27,45, 46, JUSQU’AU VERSET 62)

ANALYSE

1. Des ténèbres qui couvrirent le monde à la mort de Jésus-Christ, qu’elles étaient miraculeuses. - Qu’il y eut une éclipse de soleil à peu près à l’époque où fut prêchée cette homélie, et un peu auparavant.
2. Les corps des saints qui ressuscitèrent alors sont une preuve de la résurrection future. - Le centurion qui assista au crucifiement de Jésus-Christ se convertit, dit-on, et devint martyr.
3 et 4. Que Jésus-Christ récompensera plus ceux qui auront fait du bien aux pauvres, que ceux qui lui en auront fait à lui-même en personne. - Qu’un chrétien ne doit point rougir lorsqu’il entend dire que Jésus-Christ est pauvre. - Combien les pasteurs sont obligés de recommander souvent à leurs peuples l’aumône et la charité envers les pauvres. - Que la douleur de l’Eglise est que la vie des chrétiens soit si disproportionnée aux grandes grâces que Dieu leur a faites.



1. C’est ici le signe que Jésus-Christ promit autrefois aux Juifs, lorsque, lui demandant un signe du ciel, il leur dit: « Cette race corrompue et adultère demande un signe, et on ne lui en donnera point d’autre que celui du prophète Jonas». (Mt 12,39 Lc 11,29) Ce qu’il entendait de sa croix, de sa mort, de sa sépulture et de sa résurrection. Et pour marquer encore ailleurs, d’une autre manière, la vertu toute-puissante de sa croix, il dit: «Lorsque vous aurez élevé en haut le Fils de l’homme, «vous connaîtrez alors qui je suis» (Jn 8,28); comme s’il leur disait: Lorsque vous m’aurez crucifié, et que vous croirez m’avoir vaincu, c’est alors que vous saurez quel est mon pouvoir. Car en effet sa mort a été suivie de la destruction de leur ville, de l’anéantissement de leur loi, de l’embrasement de leur temple; de la ruine de leur état, et de la perte de leur liberté. L’Evangile au contraire commença dès lors à fleurir de toutes parts, la prédication s’étendit jusques aux extrémités de la terre; et l’on voit maintenant la terre et la mer, les lieux peuplés et les plus déserts, retentir du nom et des louanges de Jésus-Christ.

Voilà de quels événements, il veut parler, sans oublier ceux qui arrivèrent au temps de sa passion et de son crucifiement. C’était un bien plus grand miracle qu’il fit toutes ces merveilles, lorsqu’il était crucifié et qu’il allait expirer, que s’il les eût faites durant sa vie. Mais ce qui augmentait ces prodiges, c’est qu’ils étaient du ciel, c’est-à-dire dans l’air, tels que les Juifs le demandaient, ce qui n’était encore arrivé que dans l’Egypte, aux approches de la Pâque et de la délivrance de ce peuple. Car tout était alors une figure de ce qui devait arriver.

Mais remarquez à quelle heure ces ténèbres arrivent, c’est-à-dire en plein midi, afin que tous les hommes qui étaient alors sur la terre pussent en être les témoins. Ce seul miracle si grand de soi-même, et arrivant dans le moment qu’il arriva, devait suffire pour convertir tous les Juifs. Car Dieu ne le permit que lorsqu’ils avaient déjà satisfait toute leur rage, et que le feu de leur colère commençait à s’éteindre, après qu’ils se furent enfin lassés d’outrager le Sauveur et d’insulter à ses maux. Car après qu’ils eurent fait et qu’ils eurent dit tout ce qu’ils voulaient, les ténèbres commencèrent à paraître, afin que leur âme n’étant plus si possédée de cette fureur qui i’animait, ils fussent plus disposés à retirer quelque fruit d’un (72) si grand miracle. Il était sans doute bien plus glorieux au Sauveur de faire ces prodiges en mourant sur la croix, que de descendre même de la croix. Car, soit qu’ils les attribuassent à Jésus-Christ, ils devaient le craindre et croire en lui; soit qu’ils les attribuassent au Père, ils devaient encore être touchés, de regret et se convertir, puisque ces ténèbres étaient une marque visible de la colère de Dieu sur eux.

Car pour montrer que cette éclipse n’était point une éclipse naturelle, mais seulement un effet extraordinaire de l’indignation de Dieu, il ne faut que considérer cet espace de trois heures pendant lesquelles elle dura, au lieu que tout le monde sait que les éclipses naturelles que nous voyons tous les jours passent bien plus vite. Vous me demanderez peut-être comment tout le monde alors ne fut point frappé d’un si grand prodige, et ne reconnut point la divinité de celui qui était attaché à la croix. A quoi je réponds que les hommes étaient alors dans un étrange assoupissement à l’égard de Dieu; que ce miracle n’ayant duré que trois heures, et n’ayant point de suite, les hommes négligèrent aisément d’en reconnaître la cause; et que la longue habitude de leurs impuretés et de leurs crimes, les avait jetés dans un si profond aveuglement, qu’ils étaient incapables d’attribuer ces ténèbres à une autre cause qu’à une cause ordinaire et toute naturelle.

Après cela pouvez-vous vous étonner de l’indifférence qui parut alors chez les païens qui n’avaient aucune connaissance de Dieu, et s’ils négligèrent de s’informer de la cause de ces ténèbres, puisque les Juifs mêmes, après tant de grands miracles du Fils de Dieu, s’élevèrent encore contre lui, quoiqu’ils ne pussent pas ignorer qu’il fût la cause de ce prodige? C’est pour cette raison qu’il jeta un grand cri vers la fin de ces ténèbres, pour faire connaître à tout le monde qu’il était encore envie, et qu’il avait répandu cette nuit épaisse sur ses ennemis pour les toucher et pour leur donner lieu de se convertir.

Il dit: «Eli, Eli, lama Sabacthani », c’est-à-dire: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné»? afin qu’on sût que, jusqu’au dernier moment de sa vie, il honorait son Père, et qu’il ne lui était point opposé. Il choisit à dessein une parole des prophètes pour montrer qu’il approuvait l’Ancien Testament, et il la dit en hébreu, afin que tout le monde connût qu’il n’avait qu’une même volonté avec son Père. Mais admirez encore ici l’aveuglement de ce peuple.

«Quelques-uns de ceux qui étaient là, entendant ce cri, dirent: il appelle Elie (47). «Et aussitôt l’un d’eux courut emplir une éponge de vinaigre, et la mettant au bout d’un roseau, lui présentait à boire (48). Les autres disaient: Attendez: Voyons si Elie ne viendra point pour le délivrer (49). Jésus jetant un grand cri polir la seconde fois rendit l’esprit », pour accomplir ce qu’il avait dit auparavant: «J’ai le pouvoir de quitter ma vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre ». (Jn 10,17) C’était pour marquer ce souverain pouvoir qu’il criait avec tant de force un moment avant qu’il mourût. Saint Marc dit que Pilate s’étonna de ce qu’il était sitôt mort. (Mc 15,44 Lc 33,47) Mais le centenier le fut d’autant plus que, voyant un homme mourant jeter un si grand cri, il crut qu’il n’était point mort par faiblesse, mais parce qu’il l’avait voulu.

«Mais Jésus jetant un grand cri pour la seconde fois, rendit l’esprit (50). En même temps le voile du temple fut déchiré en deux, depuis le haut jusqu’en bas; la terre trembla, les pierres se fendirent (51). Les sépulcres s’ouvrirent: Et plusieurs corps de saints qui étaient dans le sommeil de la mort ressuscitèrent (52). Et sortant de leurs tombeaux après sa résurrection, vinrent en la ville sainte, et apparurent à plusieurs (53). Or, le centenier et ceux qui étaient avec lui pour garder Jésus, ayant vu le tremblement de terre et tout ce qui se passait, furent saisis d’une extrême crainte et dirent: Cet homme était vraiment le Fils de Dieu (54) ». Cette voix de Jésus-Christ déchira donc le voile du temple, ouvrit les tombeaux, et elle a causé depuis la ruine du temple. Ce n’est pas qu’il méprisât ce lieu saint, lui qui avait dit avec indignation: «Ne faites point de la maison de mon Père une maison de trafic (Jn 2,16)»; mais il montrait que les Juifs n’étaient pas dignes de le conserver, pas plus que lorsqu’il l’avait autrefois livré aux Babyloniens. Ces prodiges de plus ont marqué, outre la ruine du temple qui devait arriver quarante ans après, le changement du monde et le renouvellement de toutes choses en un état plus parfait et plus heureux, et la souveraine puissance de Celui qui mourait en croix. (73)

Les morts mêmes ressuscitèrent alors: ce qui était sans doute la plus grande marque de la divinité de Celui qui avait voulu mourir sur une croix. Elisée ayant autrefois touché un mort, le fit ressusciter; mais ici un corps attaché en croix, d’un seul cri en ressuscite plusieurs. L’un n’était que la figure de l’autre, et n’arriva qu’afin de rendre ce dernier miracle plus aisé à croire.

2. Mais ces prodiges ne se terminèrent pas à la résurrection de quelques morts. On vit encore les pierres se fendre et la terre s’ébran1er: ce que Dieu permit alors, afin qu’on reconnût que Celui qui était si puissant, aurait bien pu perdre ses bourreaux. Car la même main qui faisait trembler la terre, et qui obscurcissait le soleil aurait pu exterminer sans peine ces hommes de sang. Mais il ne le voulut pas. Il se contenta de témoigner sa puissance sur les éléments, et il voulut épargner ces âmes si criminelles pour leur donner lieu de se sauver. Cependant rien ne put fléchir leur esprit ni amollir leur dureté. Ils firent voir en ce point jusqu’où va l’excès de l’envie, que rien ne peut arrêter, et qui porte tout aux extrémités. Ils osèrent résister encore à des miracles si éclatants, et nous voyons même que Jésus-Christ étant ressuscité malgré tous ces gardes qui l’environnaient, ils corrompirent les soldats, afin d’étouffer par leur imposture la vérité de sa résurrection. Il ne faut donc pas s’étonner de cette indifférence qu’ils témoignent ici, puisque leur endurcissement les rendait capables de tout.

Considérons plutôt quels étaient ces miracles que Jésus-Christ fit lorsqu’il était attaché en croix. Les uns se font dans le ciel, les autres dans la terre, et les autres dans le temple. Il voulait témoigner par ces différents prodiges, ou que son indignation était extrême, ou que sa bonté nous allait bientôt découvrir ce qui jusque-là nous avait été caché, c’est-à-dire, que les cieux seraient ouverts aux hommes, et qu’il les allait introduire dans le véritable sanctuaire. Les Juifs disent: «S’il est roi d’Israël, qu’il descende de la croix»; et lui témoigne par ses miracles qu’il est le Roi de tout l’univers. Ils disent: « Va, toi qui détruis le temple de Dieu, et qui le rétablis en trois jours»; et lui leur témoigne par des preuves certaines qu’il allait bientôt être ruiné, Ils disent: «Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même»; et lui fait voir sensiblement le contraire de ce qu’ils disent; puisque celui qui ressuscitait tant de morts aurait bien pu se sauver lui-même. Car si la résurrection de Lazare, quatre jours après sa mort, était un si grand miracle, quel ne fut pas celui qui a fait revivre des personnes mortes depuis tant de temps par une résurrection qui était tout ensemble une preuve et une figure de la résurrection générale? «Car plusieurs corps de saints qui étaient dans le sommeil de la mort ressuscitèrent; et, sortant de leurs tombeaux «après sa résurrection, vinrent en la ville sainte et apparurent à plusieurs ». Afin que ce que dit l’Evangile ne passât point pour une illusion, il est marqué que ces morts ressuscités apparurent à plusieurs dans la ville.

«Mais le centenier rendit gloire à Dieu, en disant: Cet homme était vraiment le Fils de Dieu; et le peuple qui était venu voir ce spectacle fut saisi de crainte et s’en retourna en se frappant la poitrine ». La puissance de Jésus-Christ crucifié fut telle qu’après tant d’outrages et tant d’insultes, après la mort même qu’il avait souffert, tout le peuple ne laissa pas d’être touché de regret, et que le centenier reconnut que celui qui avait été crucifié était Fils de Dieu. Quelques-uns disent que ce centenier fut ensuite tellement fortifié dans la foi et dans la vertu, qu’il endura le martyre.

«Il y avait là aussi plusieurs femmes qui le regardaient de loin, lesquelles avaient suivi Jésus depuis la Galilée, ayant soin de l’assister (55). Entre lesquelles était Marie Madeleine, Marie mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée (56)». Comme les femmes sont naturellement plus tendres et plus compatissantes que les hommes, celles-ci répandaient des larmes en voyant des événements si douloureux. Et considérez cette constance qu’elles témoignent. Elles assistent Jésus-Christ et le suivent jusque dans les plus grands périls. Elles sont présentes à son supplice, et elles en voient toutes les circonstances. Elles t’entendent pousser son dernier cri, elles le voient expirer, elles voient les pierres se fendre et toutes les autres choses que l’Evangile rapporte. C’est pourquoi elles furent aussi les premières qui virent le Fils de Dieu ressuscité; et le sexe qui avait le premier péché et qui avait été ensuite le premier condamné de Dieu, fut le premier qui jouit des biens de la nouvelle vie que Jésus-Christ apporta aux (74) hommes. Ce qui nous doit faire admirer encore davantage la force de ces femmes, c’est que les disciples mêmes avaient quitté Jésus et s’étaient enfuis.

Mais quelles étaient ces femmes, sinon sa mère que l’Evangile appelle «la mère de Jacques,» et quelques autres qui l’avaient suivie durant sa vie? Saint Luc dit que «plusieurs d’entre le peuple se frappaient la poitrine en voyant toutes ces choses»; ce qui montre jusqu’où allait la cruauté des Juifs, puisqu’ils se glorifiaient et qu’ils se réjouissaient de ce qui causait une douleur si générale. Quoique tous les signes qui accompagnèrent cette mort fussent autant de marques de la colère, ou plutôt de la fureur de Dieu, ils n’en furent point touchés. Ces ténèbres si terribles, ces pierres qui se fendent, ce voile qui se rompt, et tous ces tremblements de terre ne font aucune impression sur eux.

«Sur le soir, un homme riche d’Arimathie, nommé Joseph, qui était aussi disciple de Jésus (57), vint trouver Pilate et lui demanda le corps de Jésus, et Pilate commanda qu’on le lui donnât (58). Joseph donc ayant pris le corps, l’enveloppa dans un linceul blanc (59). Et il le mit dans un sépulcre qui n’avait point encore servi et qu’il avait fait tailler dans le roc; et ayant fermé l’entrée du sépulcre avec une grande pierre, il s’en alla (60) ». Cet homme, qui était en secret disciple de Jésus-Christ, osa après la mort du Sauveur entreprendre une chose assez hardie. Car ce n’était point un homme du commun qui fût peu considérable, mais un magistrat et un homme d’autorité. Ce qui nous fait voir davantage la force et le courage qu’il lui fallait pour s’exposer si généreusement à la mort et à la haine de tout le monde, Car il va demander «hardiment» le corps, et il ne cesse point de le demander qu’il ne l’ait obtenu de Pilate. On voit qu’elle était l’ardeur de l’amour que cet homme avait pour le Sauveur, non-seulement en ce qu’il va demander son corps et qu’il l’ensevelit avec tant de magnificence, mais encore en ce qu’il le met dans, son sépulcre qui n’avait point encore servi ce que Dieu disposa ainsi par une admirable sagesse, afin que personne mie crût que ce fût quelque autre qui fût ressuscité au lieu du Sauveur.

«Et Marie Madeleine et l’autre Marie étaient là, se tenant assises auprès du sépulcre (61)». Pourquoi ces femmes demeuraient-elles en ce lieu, sinon parce qu’elles n’avaient pas encore une assez haute idée de la divinité de Jésus-Christ? C’est pourquoi elles portent des parfums, et elles demeurent auprès du tombeau, afin qu’aussitôt que la fureur des Juifs le leur permettrait, elles eussent la consolation de les répandre sur son corps sacré. Considérez donc, mes frères, le courage de ces femmes; considérez l’ardeur de leur charité envers Jésus-Christ; considérez leur sainte profusion pour acheter des parfums; considérez ces coeurs intrépides dans les périls et préparés à la mort.

3. Imitons, nous autres qui sommes hommes, imitons au moins ces femmes. N’abandonnons point Jésus-Christ dans ses tentations et dans ses maux. Ces femmes, pour parfumer son corps mort, dépensent beaucoup d’argent, et s’exposent même au danger de perdre la vie; et nous, comme je m’en plains si souvent, nous négligeons de l’assister dans sa faim et de le vêtir lorsqu’il est nu. Et lorsqu’il nous tend la main pour nous demander l’aumône, nous passons outre sans l’écouter. Il n’y a personne, si dur qu’on le suppose, dans cette assemblée, qui ne donnât tout son bien à Jésus-Christ s’il le voyait ici en personne; et maintenant nous ne lui donnons rien, quoique ce soit lui-même qui se présente à nous, et qu’il nous ait assuré qu’il regardait cette aumône comme si nous la lui avions faite à lui-même: « Ce que vous faites », dit-il «à un de ces plus petits, vous me le faites à moi-même».

Pourquoi donc ne donnez-vous pas l’aumône à ce pauvre, puisqu’il n’y a point de différence entre donner à ce pauvre ou à Jésus-Christ? Vous ne serez pas moins récompensé que ces femmes qui nourrissaient Jésus-Christ durant sa vie, et, si je l’ose dire, que personne mie se trouble de cette parole, vous le serez beaucoup davantage. Car il faut moins de vertu pour donner à manger au Sauveur lorsqu’il est présent, et que sa présence est capable d’amollir un coeur de pierre, que pour nourrir et assister les pauvres, les mendiants et les malades par le seul respect que l’on porte à ses paroles. Dans le premier cas, le visage et la dignité d’un Dieu homme, vivant et parlant, a beaucoup de part à la bonne action; mais dans l’autre, le mérite de votre libéralité et de votre charité est tout à vous. Et de plus, c’est une très-grande marque de la révérence que (75) l’on porte à Jésus-Christ que de se résoudre, sur une seule de ses paroles, à prendre tout le soin possible de ceux qui ne sont que serviteurs comme nous.

Ayez donc soin des pauvres, mes frères. Nourrissez-les de vos aumônes, et confiez-vous en Celui qui reçoit de vous cette aumône et qui vous dit: «C’est à moi que vous la donnez.» Car si ce n’était véritablement à lui que vous la donnez, il ne récompenserait pas votre don de la gloire de son royaume. Et si ce n’était aussi sur lui-même que retombe le mépris que vous faites de ses pauvres, il ne vous condamnerait pas aux feux éternels, lorsque vous renvoyez une personne abjecte et misérable sans assistance. Mais parce que c’est Jésus-Christ lui-même que l’on méprise en la personne de ce pauvre, ce mépris est un grand crime. C’est ainsi que saint Paul le persécutait, lorsqu’il croyait ne persécuter que ses disciples, et ce fut pour ce sujet que Jésus lui cria du ciel: « Pourquoi me persécutez-vous?» (Ac 9,43).

Lors donc, mes frères, que nous donnons l’aumône à un pauvre, donnons-la-lui comme à Jésus-Christ même, puisque nous devons plus croire ses paroles que nos yeux. Et quand nous voyons un pauvre, souvenons-nous de ses paroles, par lesquelles il déclare que c’est à lui que l’on donne. Quoique tout ce qui paraît à nos yeux ne soit point Jésus-Christ, c’est lui néanmoins qui reçoit et qui demande du pain sous l’habit et sous la figure de ce pauvre.

Vous rougissez peut-être, lorsque vous entendez dire que Jésus-Christ est pauvre, et qu’il vous demande du pain. Que ne rougissez-vous plutôt de ce que vous lui refusez du pain, lors même qu’il vous en demande? L’un peut causer quelque honte et quelque pudeur, mais l’autre est digne de peine et de supplice. Car c’est sa bonté qui le porte à nous demander du pain, et une action de sa bonté ne nous peut être qu’un sujet de gloire; au lieu que c’est notre propre cruauté qui nous porte à lui refuser ce qu’il nous demande. Que si vous ne croyez pas maintenant que c’est Jésus-Christ même à qui vous refusez, lorsque vous refusez à un pauvre qui vous demande l’aumône, au moins est-il certain que vous le croirez, lorsqu’il vous amènera devant tous les hommes au dernier jour, et qu’il dira: « C’est à moi-même que vous n’avez pas fait ce que vous n’avez pas fait aux moindres de mes serviteurs». Que Dieu ne permette pas que nous apprenions jamais de sa bouche cette vérité funeste, mais que, la croyant dès cette heure sur sa parole, nous écoutions plutôt cette heureuse voix qui nous appelle à la félicité de son royaume: «Venez, vous que mon Père a bénis, etc.»

Vous me direz peut-être que je vous parle toujours de la charité et de l’aumône, et que je ne vous recommande autre chose que les pauvres. Je répondrai que j’ai bien raison de le faire, et que je ne cesserai jamais de vous exhorter à pratiquer cette vertu. Et quand même vous exécuteriez parfaitement ce que je désire de vous, je ne devrais pas laisser de vous encourager de nouveau, de peur de vous laisser retomber dans votre négligence; toute. fois je serais moins pressant dans mes instances; mais puisque vous ne faites pas encore la moitié de ce que je vous demande, ce n’est plus moi que vous devez accuser de ces redites, et c’est à vous-mêmes que vous devez faire ces reproches, non pas à moi. Votre plainte est semblable à celle que ferait un enfant qui, par négligence ou par stupidité, ne pourrait qu’avec peine apprendre à lire, et se plaindrait de ce que son maître ne lui parlerait que de lettres et de syllabes.

Car je vous demande, qui d’entre vous est devenu par mes exhortations plus prompt et plus ardent à donner l’aumône? Qui donne son bien avec plus de profusion aux pauvres? Qui de vous en a donné la moitié? Qui en a donné le tiers? Ne serait-il donc pas étrange, lorsque vous n’avez encore rien appris de nous en ce point, de vouloir que nous cessions de vous instruire? Vous devriez faire le contraire, et si nous nous lassions de vous exhorter à donner l’aumône, vous devriez nous conjurer de continuer toujours. Si quelqu’un de vous avait mal aux yeux, et que je fusse médecin, et qu’après quelques remèdes, voyant tout mon art inutile, je cessasse de le traiter, ne viendrait-il pas à ma porte, pour me reprocher, mon indifférence, et ne m’accuserait-il pas de discontinuer cette cure, lorsque son mal est encore dans toute sa force? Que si pour me justifier je lui disais qu’il lui doit suffire que je lui aie donné tel et tel remède, se contenterait-il de ma réponse, et me laisserait-il en paix? Ne me représenterait-il pas plutôt le peu d’avantage qu’il aurait tiré de mes remèdes, puisque son mal est encore aussi violent? (76) Agissez donc ainsi, mes frères, à l’égard de vos maladies spirituelles.

Si de même vous aviez une main sèche et sans mouvement, et qu’après quelques remèdes je cessasse cette cure en vous laissant dans le même état, ne vous plaindriez-vous pas de moi? C’est là véritablement le mal dont je tâche depuis si longtemps de vous guérir. Vous avez la main sèche et resserrée. Je fais tout ce que je puis pour lui donner le mouvement afin qu’elle s’ouvre sans peine, et je ne cesserai point jusqu’à ce que je voie que vous l’étendez autant que je le désire. Plût à Dieu que vous voulussiez m’imiter, et qu’à mon exemple vous ne parlassiez d’autre chose que de l’aumône; que chez vous, dans vos mai-sons, dans les assemblées publiques et à vos tables, vous n’eussiez que l’aumône dans la bouche: que vous vous y occupassiez durant tout le jour, et qu’elle ne sortît point de votre pensée durant la nuit; puisque si nous y pensions comme il faut durant le jour, elle occuperait aussi notre esprit durant la nuit.

4. Après cela, ne vous plaignez plus de ce que je vous parle si souvent de l’aumône. Je souhaiterais de tout mon coeur que vous n’eussiez plus besoin de mes conseils et de mes exhortations touchant ce point, et que je n’eusse qu’à vous instruire et à vous fortifier contre les erreurs des Juifs, des païens et des hérétiques. Mais qui peut armer ceux qui ne sont pas encore guéris, et doit-on mener au combat des hommes qui sont retenus au lit par leurs maladies et par leurs blessures? Si je vous voyais en pleine santé, je vous animerais à cette guerre, et j’espère que, par la grâce de Dieu, vous y verriez nos ennemis confondus. Nous avons été contraints de les combattre par nos livres; mais la joie que nous avons de cette victoire est étouffée par votre négligence; et votre vie relâchée empêche même que nous ne les surmontions tout à fait. Lorsque nous les réduisons au silence par la force de nos paroles et par la solidité de nos raisons, ils nous objectent votre conduite déréglée, et les excès de ceux qui vivent dans le sein de l’Eglise.

Que pourrions-nous nous promettre de vous avec cette faiblesse, si nous vous exposions au combat, puisque vous ne pourriez que nous être incommodes en vous laissant abattre aux premiers coups de nos ennemis? La plupart d’entre vous ont, comme j’ai dit, la main desséchée, et ne peuvent l’ouvrir pour faire l’aumône. Comment pourraient-ils donc l’étendre pour prendre les armes et pour porter le bouclier, afin de se défendre contre la dureté et l’insensibilité du coeur? Quelques autres d’entre vous sont boiteux, et vont sans cesse au théâtre ou à d’autres lieux de débauche. Comment pourraient-ils donc demeurer fermes dans le combat, et n’être point blessés par l’intempérance? Les autres ont les yeux malsains, et la vue mauvaise. Ils ne voient rien d’un oeil pur, ils considèrent curieusement tous les visages avec de mauvais desseins; comment ces malades pourraient-ils regarder les ennemis, et les percer de leurs dards, puisqu’ils ne peuvent éviter eux-mêmes les flèches qui les percent de tous côtés?

Il y en a d’autres encore qui ont de grands maux dans les entrailles, et qui les ont aussi étendues et aussi enflées que les hydropiques par l’excès des viandes dont ils se remplissent. Comment pourrais-je mener à la guerre des gens qui sont toujours dans le luxe des festins et dans les excès du vin? Les autres ont la bouche gâtée et l’haleine insupportable, comme les colères, les blasphémateurs et les médisants: comment ceux-là pourraient-ils chanter après la victoire, comment pourraient-ils être courageux dans la guerre, puisqu’ils ne peuvent être qu’un sujet de raillerie à nos ennemis?

C’est ce qui m’oblige avec douleur de faire tous les jours comme la ronde autour de cette armée, afin de refermer les plaies de ceux qui sont blessés, ou de guérir les ulcères de ceux qui sont malades. Si je vois qu’enfin mes travaux réussissent, et que vous deveniez capables de combattre les ennemis, je vous dresserai à cette guerre, et je vous formerai à ces exercices militaires. Je vous apprendrai à manier les armes. Vos armes seront vos propres oeuvres, et vous surmonterez tous vos ennemis par votre charité, par votre douceur, par votre modestie, par votre patience, et par vos autres vertus. Si quelqu’un alors ose nous résister, nous irons le combattre ensemble, et nous vous mènerons avec nous dans cette guerre; mais jusqu’ici vous n’auriez pu que nous être un empêchement.

Car jugez, je vous prie, quel est notre état. Nous disons tous les jours que Jésus-Christ nous a fait des grâces sans nombre en rendant les hommes comme des anges; et lorsque (77) l’on nous presse, et qu’on nous contraint de faire paraître chacun de vous en particulier pour examiner si sa vie répond à cette grandeur dont nous parlons, nous demeurons dans le silence, et nous craignons que ceux que nous produirions pour soutenir la dignité du christianisme, ne paraissent plus semblables à des bêtes qu’à des anges.

Je sais que ce que je dis vous est sensible; mais je ne le dis pas de tout le monde, et je ne parle que contre ceux qui sont coupables de ces crimes, ou plutôt je ne parle pas contre eux, mais pour eux. On voit assez combien l’état présent de l’Eglise est déplorable, et combien tout y est dans la confusion et dans le désordre. L’Eglise aujourd’hui n’est en rien différente d’une étable de boeufs, d’ânes ou de chameaux, et lorsque j’y cherche des brebis, je n’en puis trouver. Je ne vois partout que des gens qui regimbent comme des chevaux et des ânes sauvages et qui jettent partout la houe et l’ordure: telle est l’image de leurs propos, de leurs entretiens. Si je pouvais vous faire voir tout ce qui se dit dans les compagnies soit d’hommes ou de femmes, vous avoueriez qu’il n’y a rien dans toute la nature qui égale l’infamie et la puanteur de ces paroles.

Je vous conjure, mes frères, de faire enfin cesser cette honte de l’Eglise, et de faire en sorte à l’avenir qu’elle devienne la bonne odeur de Jésus-Christ par la sainteté de votre vie. Quel avantage serait-ce d’avoir soin comme nous faisons, de brûler ici de l’encens et des parfums, et de ne point travailler à chasser la mauvaise odeur qui sort de vos âmes? A quoi servent ces parfums et cet encens, lorsqu’on néglige ce que Dieu demande? Je rougis de dire ceci, mais je le dirai néanmoins. Nous ne déshonorerions pas tant l’Eglise en y déposant des ordures, du fumier, que nous la déshonorons par tous ces entretiens d’intérêts, d’avarice, d’intrigues et de bagatelles. Cependant on ne voit rien de plus ordinaire dans l’Eglise, où l’on ne devrait voir au contraire que des choeurs d’anges, où l’on ne devrait parler que pour louer Dieu, où l’on ne devrait écouter que sa parole, et où dans tout le reste on devrait garder un silence plein de respect et de piété. Vivons ainsi à l’avenir, mes frères, pour nous rendre dignes des biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (78)



Chrysostome sur Mt 87