Chrysostome Philippiens 200

HOMÉLIE 2 - CAR DIEU M'EST TÉMOIN AVEC QUELLE TENDRESSE JE VOUS AIME TOUS DANS LES ENTRAILLES DE JÉSUS-CHRIST.

200 — ET CE QUE JE LUI DEMANDE, C'EST QUE VOTRE CHARITÉ CROISSE DE PLUS EN PLUS EN LUMIÈRE ET EN TOUTE INTELLIGENCE; AFIN QUE VOUS SACHIEZ DISCERNER CE QUI EST MEILLEUR, ET QUE VOUS SOYEZ INNOCENTS ET SANS TACHE JUSQU'AU JOUR DE JÉSUS-CHRIST, REMPLIS DE TOUS LES FRUITS DE JUSTICE, POUR LA GLOIRE ET LA LOUANGE DE DIEU. (Ph 1,8-19)

Analyse.

1. Saint Paul exprime aux Philippiens l'ardente charité qu'il a pour eux. —Il prie pour que la charité dont ils ont fait preuve eux-mêmes croisse de plus en plus, pour qu'ils soient trouvés purs de tout péché et chargés des fruits de la justice, etc.
2. Saint Paul se réjouit de ce que sa captivité et les artifices mêmes de ses ennemis tournent au bien de l'Evangile.
3. Que les hérétiques travaillent en vain.
4 et 5. Unir à la vertu la pureté d'intention. — Crime et folie des envieux. — Malheur d'être riche et bonheur d'être pauvre.

201 1. « Dieu m'est témoin » (Ph 1,8). S'il invoque le témoignage de Dieu, ce n'est pas comme les soupçonnant de ne pas croire au sien propre; c'est l'affection même qui lui dicte cet appel à Dieu, il veut avoir leur pleine et entière confiance. Il venait de parler des soulagements (12) qu'il avait reçus d'eux. Craignant de laisser croire que ce motif intéressé soit la cause de son affection, et qu'il ne les aime pas pour eux-mêmes, il ajoute : « Je vous aime dans les entrailles de Jésus-Christ ». Qu'est-ce à dire? entendez : selon Jésus-Christ, parce que vous êtes vrais fidèles; parce que vous l'aimez, je vous aime de l'amour de Jésus-Christ. Encore ne dit-il pas « amour », mais ce qui est plus ardent, « entrailles de Jésus », comme s'il disait les entrailles, le sein de celui qui est devenu votre père, selon cette parenté mystique que nous avons en Jésus-Christ. C'est là comme une génération qui nous communique de nouvelles entrailles, un coeur plein de feu et de saintes flammes : c'est, en effet, un don de Dieu à ses serviteurs, que des entrailles semblables. Ainsi, dans ces entrailles, moi Paul, je vous aime, et non plus seulement selon celles de ma nature, mais dans ces entrailles bien autrement enflammées, celles de Jésus-Christ.

« Avec quelle tendresse je vous aime tous » (Ph 1,8). Je vous aime tous, car vous êtes tous tels que je viens de dire; et comme le langage humain ne peut exprimer l'ardeur de mon affection, dans cette sainte impossibilité, je laisse à Dieu de me comprendre, puisqu'il sonde les coeurs. Si l'apôtre eût voulu les flatter, il n'aurait pas pris ainsi Dieu à témoin : cet appel suprême devenait un péril.

« Et ce que je lui demande, c'est que votre charité croisse de plus en plus » (Ph 1,9). Bien dit ! car l'amour est insatiable. Vous voyez que, si fort aimé déjà, il désire l'être plus encore. Quand on aime comme il aimait, on veut être payé tellement de retour par la personne aimée, qu'on ne lui permette jamais de s'arrêter à tel degré d'affection. Cette vertu ne connaît point de limites; aussi saint Paul veut qu'on la doive toujours. « Ne devez rien à personne », dit-il, « si ce n'est de vous aimer les uns les autres ». La mesure de la charité est de progresser toujours : « Que votre charité », dit-il, « croisse de plus en plus » (Ph 1,9). Mais faites attention à l'ordre des paroles. « Qu'elle croisse de plus en plus », dit-il, « en lumière et en toute intelligence ». Ce n'est pas simplement l'amitié qu'il admire, ce n'est pas simplement toute charité ; mais celle qui vient « de la lumière » et de la science; car nous ne devons pas avoir pour tous la même affection : ce ne serait plus charité, mais indifférence. Qu'est-ce à dire : « en lumière? » avec jugement, avec réflexion, avec discernement. Il est des gens qui donnent leur amitié sans raison, sans y regarder et comme il se trouve : aussi de pareilles liaisons ne peuvent tenir longtemps.

« En lumière », continue-t-il, « en toute intelligence, afin que vous sachiez discerner ce qui est meilleur ». — « Meilleur», ici, veut dire utile pour vous-mêmes : car ce n'est pas pour moi que je parle, mais bien pour vous. Il est à craindre, en effet, qu'on ne se laisse corrompre par l'affection des hérétiques. Les paroles qui précèdent font déjà entendre ce sens, mais voici qui le détermine plus clairement : « Pour que vous soyez sincères et purs» . Ainsi je ne parle pas dans mon intérêt, mais dans le vôtre; je crains que, sous prétexte de charité, vous n'admettiez quelque doctrine illégitime. — Vous me demandez comment l'apôtre a pu dire ailleurs : « S'il se peut, ayez la paix avec tous les hommes ? » (Rm 12,18) Je réponds qu'il n'a pu vous recommander une paix qui vous fût nuisible; au contraire, Jésus-Christ a dit : « Si votre oeil droit vous scandalise, arrachez-le et jetez-le loin de vous ». (Mt 5,29) Mais de manière que vous soyez sincères » devant Dieu, « sans reproches devant les hommes ». Trop souvent les liaisons de l'amitié ont compromis la foi. Quand la vôtre n'aurait rien à en craindre, votre frère pourrait s'en scandaliser, et vous ne seriez pas «sans reproche ». — «Jusqu'au jour de Jésus-Christ » : c'est-à-dire pour qu'à cette heure suprême vous soyez trouvés purs, n'ayant scandalisé personne.

« Remplis des fruits de justice, par Jésus-Christ, pour la gloire et la louange de Dieu» c'est-à-dire ayant la vie aussi droite que les croyances. Et il ne suffit pas qu'elle soit simplement droite, il la faut remplie « des fruits de justice » ; car il y a une certaine justice qui n'est pas selon Jésus-Christ, une certaine honnêteté selon le monde. Je demande celle qui l'est « selon Jésus-Christ à la gloire et louange de Dieu ». Vous voyez donc qu'en rien je ne cherche ma gloire, mais celle de Dieu. — Souvent il appelle l'aumône justice. Ainsi donc ayez la paix avec tout le monde; mais toutefois que votre charité n'aille pas vous nuire et vous faire oublier vos intérêts; et que l'amitié pour un homme, quel qu'il soit, ne vous fasse pas faire un faux pas. Oui, je désire que votre charité grandisse, mais non jusqu'à vous (13) devenir dommageable. Je ne veux pas que vous soyez surpris par votre simplicité même; mais quand la réflexion vous aura prouvé que nos paroles sont vraies. Il ne dit pas : Préférez mes vues; mais: « Faites l'épreuve ». Il ne prononce pas ouvertement: Gardez-vous de telle liaison ! mais : Je désire que votre charité soit utile, et que vous ne vous fixiez pas sans discernement. Vous seriez déraisonnables, en effet, de faire des oeuvres de justice autrement que pour Jésus-Christ, et par Jésus-Christ. Vous entendez cette formule fréquente : « Par lui ». Est-ce à dire qu'il se serve de Dieu comme d'un aide travaillant sous ses ordres? Arrière ce blasphème. Au contraire, dit-il, si je parle ainsi, loin de chercher ma gloire, je ne veux que celle de Dieu.

202 2. « Or, je veux bien que vous sachiez, mes frères, que ce qui m'est arrivé a servi beaucoup aux progrès de l'Evangile, en sorte que mes liens sont devenus célèbres, à la gloire de Jésus-Christ, dans tout le prétoire, et parmi tous les habitants de Rome (12,13) ». Il est vraisemblable qu'ils gémissaient, apprenant ses liens, et qu'ils pensaient que la prédication apostolique était interrompue. Que fait-il donc? Il leur en ôte l'idée, et leur déclare que les événements qui l'ont frappé ont même servi aux progrès de l'Evangile. C'est encore une parole inspirée par l'affection que celle qui leur fait connaître ainsi son état présent, objet de leur inquiétude. Mais, ô Paul, que dites-vous? Vous êtes dans les fers, dans les entraves, et, l'Evangile fait des progrès! Comment donc? Ah ! répond-il, « mes liens sont devenus célèbres, à la gloire de Jésus-Christ, dans « tout le prétoire ». Mes chaînes, loin de fermer la bouche, aux autres prédicateurs, loin de leur inspirer de la terreur, n'ont fait que les rendre plus confiants. Or, si jusqu'au milieu du danger, ceux-ci, loin de s'affaiblir, ont redoublé de courage, bien plus devez-vous reprendre confiance. Si l'apôtre enchaîné se fût laissé abattre par la persécution, s'il eût gardé le silence, il est vraisemblable que ses collaborateurs auraient partagé son abattement. Mais comme dans les liens il parlait avec encore plus de liberté qu'auparavant, il leur communiquait plus, de confiance que s'il n'eût pas été dans les fers. Mais comment les chaînes ont-elles contribué aux progrès de l'Evangile? Dieu l'a voulu, dit-il, en permettant que mes liens en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, fussent connus « dans tout le prétoire» (c'était alors le nom du palais impérial), et non-seulement dans le prétoire, mais dans toute la capitale.

« Et que plusieurs de nos frères en Notre-Seigneur, se rassurant par mes liens, ont conçu une hardiesse nouvelle pour annoncer la parole de Dieu sans aucune crainte (14) ». Ces paroles démontrent que déjà auparavant ils avaient parlé avec confiance et en toute liberté, mais qu'à l'heure présente, ils s'encourageaient bien plus encore. Si .donc mes chaînes ont doublé l'énergie des autres, n'aurai-je point moi-même gagné plus que personne? Si je leur ai valu une force nouvelle, ne l'ai-je donc pas conquise plus grande aussi? « Plusieurs de nos frères dans le Seigneur ...» Comme il semblait hardi d'attribuer à ses chaînes le redoublement d'énergie de ses frères, il prévient le reproche d'orgueil en ajoutant : « Dans le Seigneur ». Voyez comme forcé de parler de lui-même avec éloge, il n'oublie cependant point la sainte modestie ! «... Osèrent plus que jamais », dit-il; « sans crainte aucune annoncer la parole ». — «Plus que jamais », c'est donc que depuis longtemps ils avaient commencé.

«Il est vrai que quelques-uns prêchent Jésus-Christ par un esprit d'envie et de contention, et que les autres le font par une bonne volonté (15) ». Ce passage vaut la peine d'être expliqué. Pendant cette détention de Paul, bon nombre d'infidèles voulant exciter l'empereur à lui faire une guerre sans pitié, se mirent à annoncer eux-mêmes Jésus-Christ, afin d'allumer plus encore la colère du souverain à la vue de cette prédication semée quand même, et de faire retomber sur la tête de Paul tout ce poids de fureur. Deux lignes de conduite furent donc le double effet de cette incarcération. Elle redoubla le courage des uns; dans les autres elle réveilla l'espérance de perdre l'apôtre en prêchant, eux aussi, Jésus-Christ. « Quelques- uns par jalousie », c'est-à-dire envieux de ma gloire et d'un début heureux, désirant ma perte, et combattant contre moi, semblent continuer mes travaux; peut-être aussi l'ambition les entraîne, et ils croient dérober quelque chose à ma gloire. « Plusieurs toutefois agissent par une bonne volonté, c'est-à-dire sans hypocrisie et de grand coeur ».

« D'autres annoncent Jésus-Christ avec un (14) esprit de contradiction, sans bonne foi (16)», c'est-à-dire sans pureté d'intention, et non pour l'honneur même de la religion. Pour quel motif donc? « dans la pensée d'appesantir encore mes chaînes » ; ils ne veulent qu'aggraver mes périls et faire peser sur moi souffrance sur souffrance. O cruauté ! ô énergie de démon ! Ils le voyaient enchaîné, jeté dans un cachot, et ils le jalousaient encore, heureux s'ils ajoutaient à ses peines, s'ils l'exposaient à un redoublement de fureur. « Dans la pensée » est une expression fort juste; car les événements trompèrent leur calcul. lis croyaient, par cette conduite, me combler de chagrin, tandis que je me réjouissais du progrès de l'Evangile. Ainsi arrive-t-il parfois, quand on fait une bonne oeuvre, mais avec une intention mauvaise : on n'obtient pas la récompense promise, on doit même en attendre le châtiment. Ces faux apôtres prêchaient Jésus-Christ dans le dessein formel d'attirer sur le prédicateur de Jésus de plus grands dangers aussi loin de recevoir aucune récompense, ils n'obtiendront que le supplice, la peine trop bien méritée.

« Plusieurs cependant prêchent par charité, sachant que j'ai été établi pour la défense de l'Evangile (17) ». Qu'est-ce à dire : « J'ai été établi pour la défense de l'Evangile », sinon, ils prêchent, pour me rendre plus facile le compte que je dois à Dieu, et ils m'aident à subir son jugement. En effet, j'ai reçu l'ordre d'en-haut de prêcher, je dois rendre mes comptes, et préparer pour ce Juge suprême mon apologie au sujet de ce grand devoir. Ils me viennent donc en aide pour me faciliter ma défense, qui vraiment me sera bien aisée, s'il se trouve un jour que de nombreux prosélytes ont reçu l'instruction et accepté la foi.

« Qu'importe après tout, pourvu qu'en définitive et de toute manière, soit par occasion soit par véritable zèle, Jésus-Christ, soit annoncé? (18) » Admirez la sainte philosophie de ce grand homme. Loin d'invectiver contre personne, il dit simplement le fait. Que m'importe après tout, que le Seigneur soit annoncé de telle manière ou de telle autre, s'il l'est, d'ailleurs, de toute façon, par occasion ou par vrai zèle? Il ne dit pas : « Qu'il a soit annoncé ! » il n'emploie pas ce ton impératif ; il se borne à raconter l'événement. Eût-il d'ailleurs parlé avec le sens d'un ordre formel, qu'il n'aurait pas pour cela ouvert le champ aux hérésies.

203 3. C'est, si vous le voulez, un point à examiner, cependant : il faut comprendre que, quand même saint Paul leur aurait commandé de prêcher ainsi, il n'aurait pas pour cela donné carrière à l'hérésie. Pourquoi? C'est qu'après tout, ces prédicateurs annonçaient la sainte doctrine; et que, malgré la perversité de leur but et de leur intention, la prédication était donnée en son intégrité : de toute nécessité même, ils étaient forcés à la donner pure de toute erreur. Pourquoi? c'est que s'ils avaient autrement prêché, enseigné autrement que Paul, ils n'auraient pas augmenté la colère de l'empereur. Au contraire, par le seul fait de propager la doctrine même de l'apôtre, de répéter les mêmes enseignements, de faire des prosélytes semblables aux siens, ils devaient réussir à courroucer Néron, témoin oculaire de cette multitude de conquêtes. Mais, sur ce passage de l'épître apostolique, il va se produire peut-être une objection misérable et inintelligente. Les ennemis de Paul, dira-t-on, pour lui causer une douleur cuisante, auraient dû suivre une toute autre conduite. Loin de grossir le nombre des fidèles, ils auraient dû détourner ceux qui avaient déjà embrassé la foi ! Que répondrons-nous? Que leur but unique étant de redoubler les périls dont Paul était environné, et d'empêcher qu'on ne lui fît grâce de son cachot, ces gens prenaient, à leur avis, le plus sûr moyen de lui faire plus de mal encore et de détruire l'Evangile. Agissant différemment, ils auraient apaisé la colère de l'empereur, et permis à Paul de retrouver, avec la liberté, le droit de prêcher la foi. Au reste, ce n'était pas le grand nombre des ennemis du bien qui poussaient jusque-là leur calcul infernal, mais seulement quelques hommes remplis à la fois de haine et de perversité.

Saint Paul poursuit : « De tout cela je me réjouis; et même je me réjouirai toujours». Qu'est-ce à dire : « Je me réjouirai?» Ma joie, dit-il, sera de plus en plus grande, quand même mes ennemis devraient persévérer. Malgré eux, ils secondent mon oeuvre; et ces travaux qu'ils s'imposent, en leur apportant le juste châtiment du ciel, nie vaudront une récompensé, sans que j'y mette la main. Est-il malice comparable à celle du démon, qui fait gagner ainsi le supplice éternel par (15) l'entreprise la plus sainte, celle de l'apostolat, et qui entraîne à leur perte des gens qui ont eu le malheur de suivre ses inspirations? De quels traits atroces n'accable-t-il pas ses adeptes les plus dévoués? Et il leur forge ces traits et ce supplice avec la prédication elle-même, avec toutes les fatigues d'un saint combat. Quel autre ennemi, quel autre bourreau aurait ainsi préparé pour leur ruine tous les instruments du salut? — Comprenez, en outre, qu'on ne peut aucunement aboutir, quanti on fait la guerre contre la vérité. Bien plutôt alors on se blesse, comme celui qui regimbe contre l'aiguillon.

« Car je sais que l'événement m'en sera salutaire, par vos prières et par l'infusion de l'esprit de Jésus-Christ (19) ». Rien de plus détestable que le démon. Il accable, il écrase ses tristes amis sous le poids de fatigues stériles ; et non content de les empêcher de conquérir la récompense, il sait leur faire mériter les châtiments, leur imposant non pas seulement la prédication, mais des jeûnes, mais une virginité qui seront privés de récompense, et prépareront même, à ceux qui les auront pratiqués, un affreux malheur. Tels sont les hommes qu'il stigmatise ailleurs comme « ayant leur conscience cautérisée ».

Remercions donc le Seigneur, je vous en prie, de ce qu'il a bien voulu nous alléger le travail et nous augmenter la récompense. Il est tel salaire, en effet, que recevront parmi nous de simples chrétiens par le chaste usage du mariage, et que ne pourront jamais gagner, chez certains autres, ceux mêmes qui auront gardé la virginité : oui, chez les hérétiques, ces hommes de virginité fidèlement pratiquée subiront la même peine que les fornicateurs. Pourquoi ? C'est qu'ils ne font rien avec droiture de volonté et d'intention, mais que leur but est d'accuser les oeuvres de Dieu et son immense sagesse (1). Dieu pour empêcher la paresse nous a imposé des travaux modérés, et qui ne sont point pénibles. Craignons néanmoins de les dédaigner. Car si les hérétiques se mortifient par d'inutiles travaux, quelle excuse aurons-nous de ne point subir des fatigues beaucoup moindres que doit couronner une si grande récompense? Qu'y a-t-il donc de si lourd, de si accablant dans les commandements

1 Les Manichéens, en effet, et avant eux les prohibentes nubere dont parle saint Paul à Timothée, professaient et ces maximes et ces pratiques.

de Jésus-Christ? Ne pouvez-vous vivre dans la virginité? Le mariage vous est permis. Ne pouvez-vous vous dépouiller de tous vos biens? Il vous est permis de n'en verser qu'une partie par l'aumône. « Que votre abondance », vous dit l'apôtre, « supplée à leur disette ». Il se peut que vous regardiez comme grand et difficile le mépris des richesses, l'empire absolu sur votre chaire : mais pour les autres vertus moindres, vous n'avez besoin ni de dépense, ni d'une violence excessive sur vous-mêmes. Quelle violence, en effet, faut-il s'imposer pour ne pas médire, pour ne pas accuser témérairement, pour ne pas envier les biens du prochain, pour résister aux entraînements de l'ambition? Il faut de la force pour endurer les tourments sans fléchir; il en faut pour se contenir en vrai sage, pour supporter la pauvreté, pour lutter contre la faim et la soif. Mais si de pareils combats vous sont épargnés; si vous pouvez, autant qu'il est permis à un chrétien, jouir de vos biens, vous faut-il un si grand effort pour vous abstenir d'envier ceux des autres? Cette misérable passion de l'envie, ou, pour mieux dire, tous nos maux et nos crimes n'ont qu'une source : c'est notre attachement aux biens présents. Si vous regardiez comme pur néant les richesses et la gloire de ce inonde, vous n'auriez pas ce regard envieux contre ceux qui les possèdent.

204 4. C'est parce que vous êtes épris de ces biens jusqu'à la folie, jusqu'à l'hallucination, que l'envie, que l'ambition vous entraîne et vous agite ; oui, de là vient tout le mal, de cette admiration d'une vie éphémère et des biens qui s'y rattachent. Vous porterez envie à cet homme, parce qu'il s'enrichit? Hélas ! il mérite bien plus votre pitié et vos larmes. Vous me répondez aussitôt en riant : c'est moi qui mérite les pleurs et non pas luit Ah ! oui, l'on vous doit aussi les larmes, non parce que vous êtes pauvre, mais parce que vous vous croyez misérable. Car enfin certaines gens qui n'ont aucun mal réel,et dont l'imagination seule est malade, obtiennent cependant nos larmes sincères, non pour leur mauvaise santé, puisqu'ils n'ont aucune maladie, mais pour l'idée qu'ils se sont faite. Ainsi, dites-moi, voici un homme sans fièvre et qui néanmoins se désole, bien portant et qui garde le lit et se laisse porter; ne méritera-t-il pas, ce malheureux, qu'on pleure sur lui, plutôt que sur de véritables fiévreux, non certes à cause de sa fièvre, mais pour l'idée qu'il se forge d'un mal purement imaginaire? Ainsi nos larmes vous sont dues, parce que vous allez vous croire misérable, et non pas à cause de votre pauvreté; car comme pauvre vous êtes très-heureux.

Eh quoi ! le riche vous fait-il donc envie parce qu'il s'est voué plus que vous aux chagrins? parce qu'il s'est condamné à un plus dur esclavage? parce que, semblable au dogue enchaîné, il traîne les mille anneaux de ses écus innombrables? Le crépuscule arrive, il se fait nuit; mais pour lui, le temps du repos devient l'heure du trouble, du chagrin, de la crainte, de l'inquiétude. Vienne un bruit léger... il est déjà sur pied ! Qu'un vol se commette : lui qui n'a point pâti, souffre plus d'ennui que celui qui a été victime du vol. Une fois dépouillé, celui-ci cesse de craindre l'autre nourrit une crainte perpétuelle.

La nuit arrive, port où finit le mal, consolation de toutes nos misères, remède de nos blessures. Voyez plutôt l'homme en proie à quelque grand chagrin : amis, parents, alliés, père ou mère même veulent en vain le consoler; loin d'écouter, loin de se rendre à leur voix, la colère lui monte, rien qu'à les entendre : car il n'y a pas de flamme qui fasse autant souffrir qu'une amère douleur; cependant que le sommeil lui commande le repos, il n'aura plus même la force d'ouvrir les yeux pour résister.

Tels encore nos membres brûlés, dévorés parles rayons d'un soleil ardent, cherchent et acceptent l'abri qui se présente, et lui trouvent les délices de mille fontaines d'eau vive et des plus doux zéphyrs : telle notre âme subit le bienfaisant empire des ombres et du sommeil; ou plutôt ni le sommeil ni la nuit n'apportent ces bienfaits; tout ce calme vient de Dieu, qui sait la condition misérable du genre humain.

Mais nous, nous sommes sans pitié pour nous-mêmes; ennemis de notre bonheur, nous avons inventé une tyrannie qui l'emporte sur la nécessité naturelle du repos, l'insomnie que cause le souci des richesses. « Le souci des richesses éloigne le sommeil », dit le sage. (
Qo 31,1)

Et pourtant admirez la divine Providence cette consolation, ce repos, n'a pas été remis à notre libre arbitre ni à notre choix ; l'usage du sommeil n'est pas soumis à notre volonté; une invincible nécessité de notre nature nous enchaîne sous ses lois, dont, malgré nous le bienfait s'impose. Dormir est un besoin de nature. Mais bourreaux de nous-mêmes, nous nous tourmentons comme nous ferions des étrangers, et des ennemis, nous avons su nous imposer une tyrannie plus forte qu'un besoin physique, celle de l'avare ! Le jour brille, l'avare redoute les fripons; la nuit tombe, il craint les voleurs; la mort menace, et c'est moins la mort qui le désole que l'idée de laisser aux autres tout son bien. A-t-il un jeune enfant? Ses désirs cupides grandissent, il se croit indigent. N'en a-t-il pas? son chagrin est encore pire.

Voudrez-vous donc estimer heureux, celui qui ne peut goûter un instant dé joie ? Regarderez-vous d'un oeil d'envie cet homme jouet des vagues et des flots, vous qui reposez dans votre pauvreté comme en un port tranquille? C'est vraiment une infirmité de notre nature, que de ne pas accepter généreusement une position féconde en tout bien, et d'outrager même la source qui nous les procure.

Voilà pour ce monde. Mais quand nous serons passés dans l'autre, écoutez le cri de ce riche, du possesseur de ces biens que vous estimez tant, et que je déclare, moi, n'être pas des biens, mais des choses indifférentes. « Père Abraham, envoyez Lazare pour qu'il trempe dans l'eau le bout de son doigt, et qu'il rafraîchisse ma langue; parce que je souffre dans cette flamme». (Lc 16,24) Ce riche, cependant, n'avait subi aucun des ennuis que je signalai tout à l'heure; libre de tout chagrin et dé tout souci, il avait passé toute une vie tranquille... mais, que dis-je? toute une vie ! pour désigner ce moment si rapide, car notre vie n'est qu'un bien court instant, comparée à l'éternité... Enfin, tout avait marché au gré de ses désirs, et néanmoins son témoignage ou plutôt la cruelle expérience ne le montre-t-elle pas misérable?... Est-ce donc bien toi, malheureux, dont la table se couvrait de vins exquis, et maintenant, à l'heure du plus pressant besoin, tu ne peux même disposer d'une goutte d'eau ! Est-ce bien toi qui regardais de si haut l'indigent Lazare et ses affreux ulcères? Et maintenant tu voudrais le voir un instant, et ne peux l'obtenir ! Gisant hier à la porte de ton palais, il repose aujourd'hui dans le sein d'Abraham ; et toi qui couchais sous de pompeux lambris, désormais tu prends ton lit dans l'éternelle flamme !

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205 Riches, entendez ! ou plutôt hommes sans richesse, puisque vous êtes sans humanité, comprenez ! Ce damné est puni non comme riche, mais comme sans pitié. L'opulence, en effet, conduite par la sainte pitié des pauvres, peut conquérir les biens infinis. Ce méchant, du sein des tortures, n'a vu qu'un homme, le Lazare, afin que son aspect lui rappelât sa cruelle conduite et qu'il comprît mieux la justice du châtiment. Le ciel ne pouvait-il lui présenter, par milliers, des pauvres couronnés? Oui, sans doute : mais celui qui gisait à sa porte, se montre seul pour l'instruire et nous avec lui, du grand bonheur qu'on trouve à ne pas se fier aux richesses. A celui-ci, en effet, la pauvreté ne fut point un obstacle pour gagner le ciel; à celui-là les richesses ne servirent pas même à lui épargner l'enfer.

Jusqu'à quand donc dirons-nous : malheur aux pauvres ! malheur aux mendiants ! Non, non, le pauvre ce n'est pas l'homme qui n'a rien; c'est l'homme qui a de trop vastes désirs ! Le riche n'est pas celui qui possède beaucoup, mais plutôt celui qui ne manque de rien. A quoi sert de posséder l'univers entier, si l'on est plus dans la tristesse que l'indigent? La volonté et le parti pris font les vrais riches ou les vrais pauvres, et non pas l'abondance ou le besoin. Pauvre, voulez-vous vous enrichir? Si vous le voulez, c'est chose facile, et personne au monde ne peut vous en empêcher : méprisez les richesses du monde; regardez-les pour ce qu'elles sont, pour rien ! chassez de votre coeur les désirs cupides, et vous êtes riche !

Qui ne veut pas s'enrichir, a fait déjà fortune; qui ne veut pas s'appauvrir, est déjà ruiné. Languir en pleine santé, c'est être plus véritablement malade que ne l'est un homme courageux, qui supporte avec une égale facilité la santé et la maladie : ainsi ne pouvoir subir l'indigence même en perspective, et se croire pauvre au sein des richesses, c'est être vraiment pauvre, comme ne l'est pas celui qui, acceptant de grand coeur son indigence réelle, vit avec une joie inconnue à l'opulence. Oui, celui-ci est vraiment bien plus riche.

Dites-moi, en effet, pourquoi craindre la pauvreté? Pourquoi la redouter? Appréhendez-vous d'avoir faim, d'avoir soif, d'avoir froid, de subir enfin quelque fléau de ce genre? Mais personne, personne, entendez-le, n'a jamais été réduit à de telles extrémités : « Consultez plutôt les générations écoulées, et voyez. Qui donc a cru en Dieu, et se vit délaissé? Qui espéra en lui, et fut confondu?» (
Qo 2,11) Et ailleurs: « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni n'amassent point dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit». (Mt 6,26) Il n'est pas facile de citer quelqu'un qui soit mort ou de faim ou de froid. Pourquoi donc craignez-vous la pauvreté? Vous ne pouvez répondre. Oui, pourquoi la craindre, si vous avez le nécessaire ? Serait-ce parce que vous n'avez pas une multitude de serviteurs? Mais quel malheur, en vérité, de n'être pas ainsi embarrassé d'une foule de maîtres, de jouir d'un bonheur continuel, d'être affranchi de souci, d'être libre enfin ! — Serait-ce parce que vous n'avez pas ce mobilier, ces lits, cette vaisselle d'argent? Mais, pour la vraie jouissance, le propriétaire de ces bagatelles est-il plus heureux que vous? Non, car, pour l'usage de la vie, que la matière soit plus ou moins précieuse, un meuble n'a. que son emploi. — Serait-ce parce que vous ne commandez pas la crainte à la multitude? A Dieu ne plaise que cela vous arrive jamais ! Où est le plaisir à vous faire craindre, à vous faire trembler? — Est-ce parce que, pauvre, vous craignez vous-même ? Mais ne craignez pas, cela vous est permis ! « Voulez-vous ne pas craindre les puissances (de la terre)? Faites toujours bien, et vous obtiendrez même leurs louanges ». (Rm 13,3)

Mais, m'objectez-vous, on nous méprise si facilement l on nous accable si volontiers t C'est beaucoup moins ta pauvreté que le crime, qui attire ces fléaux. Bien des pauvres, en effet, passent leur vie sans encombre; tandis que bien des princes opulents et des souverains ont été plus maltraités par le sort que des criminels, des brigands, des profanateurs de sépulture. Le mal que peut vous faire la pauvreté, ils l'ont rencontré dans leurs richesses mêmes. Un malfaiteur vous attaque par mépris; il s'en prend au riche par envie et colère, et il le fait sur lui avec plus de rage que sur vous; car il est poussé à lui faire du mal par un motif plus violent. L'envieux, en effet, dépense, pour agir, toute la force et toutes les ressources de la passion : mais l'ambitieux, qui vous dédaigne souvent, prend en pitié l'objet de son dédain; et la cause de votre salut aura été votre pauvreté même, votre faiblesse (18) profonde. Quand un puissant veut écraser un faible, n'avons-nous pas coutume de dire Vous ferez, en vérité, une noble action en détruisant ce malheureux, en le tuant ! vous y gagnerez gloire et profit ! Et cette réflexion suffit pour calmer sa colère. Contre les riches, au contraire, l'envie se lève, et poursuit son oeuvre sans paix ni trêve jusqu'à l'accomplissement de tous ses désirs, jusqu'à l'effusion de tout son venin.

Voyez-vous comme le bonheur ne se trouve ni dans la pauvreté, ni dans les richesses, mais dans notre coeur et dans ses désirs? Sachons seulement le dominer; formons-le aux leçons de la sagesse,. S'il est bien disposé, ni les richesses ne pourront nous exclure du céleste royaume, ni la pauvreté ne nous amoindrira: notre courage à la supporter empêchera qu'elle ne puisse nous nuire soit dans la conquête des biens futurs, soit même dans ceux de la vie présente. Celle-ci ne sera pas sans jouissance, et la possession des éternelles joies nous sera garantie. Puissions-nous en devenir dignes, etc.


HOMÉLIE 3 JE M'EN RÉJOUIS ET JE M'EN RÉJOUIRAI TOUJOURS. (1,18-20)

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— CAR JE SAIS QUE L'ÉVÈNEMENT M'EN SERA SALUTAIRE, PAR VOS PRIÈRES, ET PAR L'INFUSION DE L'ESPRIT DE JÉSUS-CHRIST. — SELON LA FERME ESPÉRANCE OU JE SUIS QUE JE NE RECEVRAI PAS LA CONFUSION D'ÉTRE TROMPÉ EN RIEN DE CE QUE J'ATTENDS; MAIS QUE PARLANT AVEC TOUTE SORTE DE LIBERTÉ, JÉSUS-CHRIST SERA ENCORE MAINTENANT GLORIFIÉ DANS MON CORPS, COMME IL L'A TOUJOURS ÉTÉ, SOIT PAR MA VIE, SOIT PAR MA MORT. (
Ph 1,18-20)

Analyse.

1 et 2. Charité et fermeté de saint Paul. — Des différentes espèces de vie.
3. Sagesse de saint Paul.
4. Exhortation au mépris de la mort, à la décence dans les funérailles, à la prière pour les trépassés.

301 1. Une âme grande et amie de la sagesse chrétienne ne peut être blessée par les misérables chagrins de cette vie, inimitiés, accusations, calomnies, périls, piéges, rien ne l'atteint. Réfugiée comme au sommet d'une haute montagne, elle est inaccessible à tous les traits qui partent de cette terre vile et abaissée. Telle était l'âme de Paul, qui avait pris position sur les plus hauts sommets, au faîte d'une sagesse toute spirituelle, d'une philosophie seule véritable. Les prétentions des sages du dehors ne sont que vains mots et jeux d'enfants. Mais nous n'avons pas à en parler nous-même : les oracles de Paul doivent seuls nous occuper.

Le bienheureux avait donc pour ennemi Néron, et, avec lui, d'autres âmes haineuses qui le poursuivaient par tous les traits les plus divers, les plus envenimés d'atroces calomnies. Que dit-il cependant? « Loin d'en gémir, je m'en réjouis et m'en réjouirai, non pour un temps, mais pour toujours, car je sais qu'il en sortira pour moi le salut. Et comment la persécution ne me serait-elle pas salutaire, puisque les inimitiés et le faux zèle, en s'armant contre moi, favorisent la prédication?»

« Grâce à vos prières», ajoute-t-il, « et par l'infusion de l'Esprit de Jésus-Christ selon mon attente et mon espérance ». Voyez l'humilité de ce grand saint. Au milieu des combats, après des bonnes oeuvres sans nombre, tenant déjà la couronne, Paul, car c'était Paul, et n'est-ce pas tout dire? Paul écrit aux Philippiens : Grâce à vos prières, je puis être sauvé, lorsque déjà des milliers d'actions saintes lui méritaient le salut. Il ajoute : « Par l'assistance de l'Esprit de Jésus-Christ», c'est-à-dire, si vos prières me méritent cette grâce. Car ce mot « assistance » signifie, si cet esprit m'est accordé pour aide et soutien, si l'esprit m'est donné plus abondamment, « pour le saint», pour la délivrance : ainsi pourrai-je échapper au danger présent comme au (19) précédent péril. Car de ce premier danger, il avait écrit : « Dans mon premier procès, personne ne m'assista. Que Dieu le pardonne à tous ! Le Seigneur seul fut avec moi et me donna la force ». Il se la promet encore et la prophétise: « Grâce à votre prière et avec l'aide de l'Esprit de Jésus-Christ », dit-il, « selon mon attente aussi et mon espérance ». Car de mon côté, j'espère. En effet, notre confiance aux prières que l'on fait pour nous ne doit pas être tellement exclusive et entière, que nous n'apportions aussi notre part d'action; et vous voyez ce qu'il apporte, il vous l'explique : l'espérance ! cette source ineffable de tous les biens, selon la parole du prophète : « Que votre miséricorde se répande sur nous, Seigneur, dans la mesure de notre espérance en vous! » et un autre écrivain sacré dit : « Consultez les générations passées : qui jamais espéra au Seigneur et fut confondu?» Ailleurs aussi notre saint s'écrie : « L'espérance n'est jamais confondue ».

« Selon l'attente et l'espérance où je suis que je ne recevrai pas la confusion d'être trompé en rien de ce que j'attends ». Telle est l'espérance de Paul; il compte bien n'être jamais confondu. Voyez combien est puissante l'espérance en Dieu ! Quoi qu'il arrive, dit-il, je ne serai pas confondu; jamais ils ne pourront me vaincre.

« Mais en toute confiance, comme toujours il a été, ainsi maintenant même, Jésus-Christ sera glorifié dans mon corps ». Ils croyaient eux, par leurs piéges habiles, enlacer Paul, en quelque sorte, le faire un jour disparaître de ce monde, étouffer enfin sa prédication sous le poids de leurs machinations victorieuses. Paul répond : Non, vous n'aboutirez pas! Je ne mourrai pas encore aujourd'hui ! mais « comme toujours, aujourd'hui même, Jésus-Christ sera glorifié dans mon corps ». Et comment? C'est que déjà des périls m'ont environné, et si grands, que tout le monde, et que moi-même avec tous les autres, j'avais cessé d'espérer. «Nous-mêmes », c'est son mot, « n'entendions plus en nous qu'une réponse de mort » (
2Co 1,9), et cependant Dieu nous a sauvé de tout danger; ainsi sera-t-il encore glorifié dans mon corps. — Et pour empêcher qu'on ne dise ou qu'on ne pense ainsi : Quoi ! et si vous mourez, Dieu ne sera pas glorifié! — Je vous comprends, semble dire l'apôtre; aussi n'ai-je pas dit que ma vie seulement glorifiera Dieu, j'ai ajouté : Et ma mort même ! Mais, en attendant, ce sera par ma vie; ils ne pourront me tuer ! et, le feraient-ils, qu'ainsi encore Jésus-Christ serait glorifié ! Comment donc? Par ma vie, car il m'aura sauvé; et par ma mort, parce que la mort même ne pourrait me décider à le renier. C'est lui qui m'a donné ce courage si grand, et qui m'a fait plus fort que la mort, une première fois en me sauvant des périls, et maintenant même, parce qu'il permet que la tyrannie de la mort ne m'inspire aucune crainte. Ainsi sera-t-il glorifié et par ma vie et par ma mort. — Il le dit, non qu'il doive bientôt la subir, mais pour prévenir chez les Philippiens toute douleur humaine, en cas que la mort lui arrive. S'ils avaient pu croire qu'il parlât ainsi en vue de sa fin prochaine, grand aurait été leur deuil par avance : mais voyez comment il les console et quelles douces paroles il leur prodigue. — Et si je parle ainsi, ce n'est pas que je doive bientôt mourir; au contraire, poursuit-il : « Je sais une chose et j'en suis sûr : je demeurerai, je ferai même séjour chez vous ».

302 2. Cette autre affirmation : « Je ne serai en rien confondu » (Ph 1,20), répond à celle-ci : La mort ne m'apportera aucun déshonneur, mais plutôt un gain immense. En quel sens? C'est que, sans être immortel, je serai plus glorieux encore que si l’immortalité était mon partage. La gloire n'est pas égale à mépriser la mort quand on est immortel, ou quand, au contraire, on est soumis au trépas. Aussi, dussé-je mourir à l'instant, il n'y aurait pour moi aucun déshonneur; cependant je ne mourrai pas encore; d'ailleurs, « je ne serai confondu en aucun cas », que je vive ou que je meure : vie ou mort je subirai l'une ou l'autre avec courage. Admirable sentiment, vraiment digne d'une âme chrétienne ! Il y a plus : « En toute confiance ». Vous voyez que rien ne peut me confondre. Car si la peur de mourir m'avait ravi cette confiance, je mourrais avec honte; mais maintenant que je ne crains pas même son glaive suspendu, qu'elle frappe ! Je ne puis être déshonoré ! Car si je vis, je n'aurai pas à rougir de ma vie, qui sera la prédication continuée du saint Evangile; si je meurs, la mort ne peut me confondre, puisque ses terreurs ne m'arrêtent nullement, et que je lui oppose une confiance ((Ph 1,20) inébranlable. J'ai parlé de mes chaînes: n'allez pas croire qu'elles m'humilient. Elles m'ont été tellement fécondes en biens solides, qu'elles ont augmenté le courage dans les autres et redoublé leur confiance. La honte n'est pas d'être prisonnier pour Jésus-Christ, mais bien de trahir par quelque endroit la cause de Jésus-Christ par la crainte des chaînes. Tant que je ne serai point un traître, les fers ne peuvent que me rendre plus confiant. Toutefois, mes frères, évitez un écueil : souvent j'ai échappé à des dangers imminents, et je puis en tirer gloire contre les infidèles ; eh bien! si le contraire arrivait, n'allez pas croire que ce serait une honte! Délivrance ou martyre doivent vous inspirer même confiance. Saint Paul se fait ici l'application personnelle d'un sort qui peut atteindre tous les chrétiens; souvent il emploie cette façon de traiter une question; ainsi quand il dit aux Romains: « Je ne rougis point de l'Evangile », (Rm 1,16), ou aux Corinthiens : « J'ai proposé ces choses en ma personne et en celle d'Apollon ». (1Co 4,6) « Soit par ma vie, soit par ma mort », il ne parle pas dans l'ignorance de son avenir. Il savait qu'il ne mourrait pas à cette époque, mais plus tard toutefois il veut y préparer leurs âmes.

«Car Jésus-Christ est ma vie, et la mort m'est un gain ((Ph 1,21) ». En mourant, en effet, je ne pourrai mourir, puisqu'en moi-même toujours je possède la vie. Ils m'auraient déjà tué, s'ils avaient pu, par la crainte, chasser la foi de mon coeur. Mais tant que Jésus-Christ sera avec moi, la mort dût-elle m'accabler, je vivrai, puisque dans cette vie même, vivre n'est pas ce qu'on suppose; vivre pour moi, c'est Jésus-Christ ! Or si, tandis que je vis ici-bas, la vie présente n'est pas la vraie vie, qu'en sera-t-il donc dans l'éternité? « Maintenant même que je vis dans la chair », a-t-il dit ailleurs, « je vis dans la foi ». Je le répète donc aujourd'hui même, continue-t-il : « Je vis ! non, ce c'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi ». Tel doit être le chrétien : Je ne vis pas, dit l'apôtre, de la vie commune. Comment donc vivez-vous, ô bienheureux Paul? N'est-ce point, comme nous, du soleil que vous voyez? de l'air que vous respirez? des aliments qui servent à vous nourrir? Vos pieds, comme les nôtres, ne foulent-ils point la terre? N'avez-vous besoin ni de sommeil, ni de vêtements, ni de chaussures? Pourquoi dites- vous :Non, je ne vis point? Comment ne vivez-vous donc plus? Quel langage prétentieux est le vôtre! Mais non, tout cela n'est point parole d'orgueil. On pourrait, sans doute, les taxer d'enflure et de vaine gloire, si les faits n'attestaient le contraire; mais devant ce témoignage des faits, où est encore l'ombre de prétention ? Apprenons donc comment l'apôtre ne vit plus; car il le répète ailleurs équivalemment : « Je suis crucifié au monde, le monde est crucifié pour moi ». (Ga 6,14)

Quel est le sens de cette double assertion, d'une part : « Je ne vis plus » ; de l'autre « Ma vie, c'est Jésus-Christ ? » Comprenez-le, mes bien-aimés ! Le mot de « vie » est tellement significatif, je veux dire, il présente tant de significations différentes, qu'il peut désigner la mort même. Il y a cette vie, la vie du corps; il y a la vie même du péché, puisque saint Paul dit ailleurs. « Si nous sommes morts au péché, comment pourrions-nous avoir encore la vie dans le péché ? » (Rm 6,2) Il y a donc une vie du péché possible, hélas! Ecoutez-moi, suivez-moi bien, pour que nous -ne perdions pas le temps. Il y a une vie immortelle et éternelle, qui est aussi la vie céleste... « Notre conversation est dans les cieux », dit-il quelque part. (Ph 3,20) Il y a notre vie corporelle, dont il affirme que c'est « par Lui (Dieu) que nous avons la vie, le mouvement, l'existence ». (Ac 17,28) Ce n'est pas cette vie naturelle, que saint Paul affirme ne plus avoir; c'est cette vie des péchés, dont vivent tous les hommes. Et il a raison de dire qu'il ne l'a plus. Vit-il encore dans le temps, celui qui ne désire plus la vie présente? Vit-il dans le temps, celui qui vers un autre monde précipite sa marche? Vit-il dans le temps, celui qui ne convoite plus ce qui est de la terre? Un coeur de diamant serait en vain mille fois frappé; rien ne l'entame : ainsi Paul ! « Je vis », nous dit-il, « non plus moi », c'est-à-dire, non plus le vieil homme, selon ce qu'il dit ailleurs : « Malheureux que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort? » (Rm 7,24) Répétons-le donc vit-il encore celui qui ne fait rien pour l'aliment, pour le vêtement, pour aucune chose de la vie présente? Il faut avouer qu'un homme de cette trempe ne vit plus de la vie naturelle. Il est mort vraiment, celui. qui n'a aucun souci des choses de la vie. Nous qui (21) faisons tout pour elle, nous vivons de cette vie misérable; Paul n'en vivait plus, puisqu'il ne s'occupait plus des soins de ce bas monde. Comment vivait-il alors? — Comme certaines personnes dont nous disons : Un tel n'est plus la ! c'est-à-dire il ne fait rien de ce qui peut m'aider ou m'intéresser. Nous ajoutons même Pour moi, il ne vit plus. — Quant à saint Paul, loin de repousser la vie naturelle, il dit expressément ailleurs : « Maintenant que je vis dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m'a aimé et qui s'est livré pour moi » (Ga 2,20), c'est-à-dire, je vis d'une vie nouvelle et toute différente de la vie vulgaire.

303 3. Et toutes ses paroles vont à consoler les Philippiens : Ne craignez pas, leur dit-il, que je puisse être dépouillé en perdant la vie puisque vivant même, je n'ai plus la vie présente, mais celle que Jésus-Christ voulait pour les siens. Dites-moi, l'homme qui méprise la nourriture autant que la faim et la soif, qui dédaigne dangers, santé, délivrance, vit-il encore de cette vie ? Celui qui ne possède rien ici-bas, et voudrait souvent faire le dernier sacrifice, s'il le fallait, sans jamais lutter pour sauver ses jours, celui-là vit-il de cette vie ? Bien sûr, non.

Mais il faut éclaircir ce point par un exemple évident. Voici un individu qui regorge de richesses, d'or, de serviteurs, mais qui n'en use jamais : avec toute sa fortune est-ce un riche? Non. Supposez qu'il voie ses enfants, vagabonds et dissipateurs, semer son or au hasard, et qu'il n'en ait point souci; ajoutez, si vous voulez encore, qu'on le frappe sans qu'il se plaigne : direz-vous qu'il est dans les richesses ? Non, quoiqu'il en soit le véritable propriétaire. — Tel était Paul : « Vivre, pour moi », dit-il, « c'est Jésus-Christ »; si vous voulez connaître ma vie, c'est Lui seul !

« Et mourir m'est un gain » (
Ph 1,21). Pourquoi? Parce qu'alors je le connaîtrai de plus près dans sa beauté, et que même je serai avec lui. Mourir ainsi, est-ce autre chose que parvenir à la vie? C'est tout le mal que feront sur moi ceux qui me tueront : ils m'enverront vers ma vie, ils me délivreront, de celle-ci, qui ne me convient pas. — Mais quoi? Tant que vous êtes ici-bas, n'êtes-vous pas à Jésus-Christ? Tout au contraire, car : « Si demeurer plus longtemps dans ce corps mortel, fait fructifier mon travail, je ne sais que choisir ((Ph 1,22) ».

Il prévient l'objection suivante : Si votre vie est ailleurs, pourquoi Jésus-Christ vous laisse-t-il ici-bas? « C'est pour le fruit de mon travail », répond-il. Ainsi nous pouvons user même de la vie présente, mais comme il faut devant Dieu, et non comme la plupart des hommes. Il parle ainsi pour que personne ne calomnie la vie actuelle, et ne dise : Puisque nous n'avons rien à gagner ici-bas, pourquoi ne pas nous soustraire à l'existence par une mort volontaire? Jamais, dit-il; car nous avons à gagner même sur la terre, si nous ne vivons pas de cette vie, mais d'une autre bien plus digne. Quoi! demandera quelqu'un : vivre en ce monde rapporte aussi son fruit? Certainement, dit l'apôtre... Où sont maintenant les hérétiques (1)? Vous l'entendez: « Vivre dans la chair, c'est », dit-il, « produire du fruit par mon travail »; Il a dit « de mon travail », mais comment vient ce fruit? « Si je vis dans ma chair, je vis de la foi » : c'est de là que vient le fruit du travail.

« Et je ne sais que choisir » (Ph 1,22). Dieu ! quelle admirable philosophie! Comme il avait abjuré tout désir de la vie présente, sans vouloir toutefois la calomnier ! D'un mot : « Mourir c'est un gain» (Ph 1,21), il renonçait au désir; par un autre mot : « Vivre dans la chair c'est fructifier par le travail » (Ph 1,22), il montre aussitôt que la vie présente est une nécessité. Et comment? Si nous en usons pour porter du fruit; car si elle est stérile, elle n'est plus la vie. Un arbre qui ne porte point de fruit nous est un objet d'aversion tout comme un tronc sec, et nous le jetons au feu. Ainsi la vie est du nombre de ces biens neutres et indifférents : c'est à nous de la faire ou bonne ou mauvaise. Ne haïssons point la vie : car nous pouvons la mener noble et belle. Quand même d'ailleurs nous en userions mal, nous n'avons pas le droit de la calomnier. Pourquoi ? Parce que le crime n'est pas la vie, mais le choix de vie que font ceux qui abusent de la vie. Si Dieu vous accorde de vivre, c'est afin que vous viviez pour lui; mais puisque vos vices s'accommodent d'une vie de péché, toute la responsabilité en retombe sur vous par votre fait.

1 Les prédicateurs du suicide: il s'en rencontrait à cette époque qui le prêchaient au nom de la religion, comme ll s'en voit aujourd'hui qui l'approuvent au nom de la raison.

Mais qu'ajoutez-vous, bienheureux Paul? « Vous ne savez que choisir? » Ce passage ((Ph 1,22) nous révèle un grand mystère : l'apôtre était maître de son sort, puisque avoir le choix c'est être maître de l'avenir. — « Je ne sais que choisir », dit-il : ainsi tout dépend de vous? Sans doute, répond-il, si je veux demander cette grâce à Dieu.

« Je me trouve pressé des deux côtés, ayant le désir ((Ph 1,23) »... Remarquez la tendresse paternelle du bienheureux. Il veut encore ainsi les consoler, en leur faisant comprendre que son avenir est remis à son choix, qu'il ne dépend pas de la malice des hommes, mais de la providence de Dieu. Pourquoi donc, continue-t-il, vous chagriner de cette idée de la mort? mieux aurait valu qu'elle m'eût enlevé depuis longtemps, « car être dégagé des liens du corps et habiter avec Jésus-Christ, c'est bien le meilleur ».

« Mais il est plus utile pour votre bien que je demeure en cette vie ((Ph 1,24) ». Autant de paroles qui les préparaient à supporter généreusement la mort qui un jour frapperait l'apôtre ; autant de leçons de haute sagesse. « Il est bon d'être dégagé des liens du corps et d'être avec Jésus-Christ » (Ph 1,23). Car la mort elle-même est du nombre des choses indifférentes. Le malheur n'est point de mourir, c'est de souffrir après la mort un juste châtiment. Le bonheur, non plus, n'est point de mourir, c'est d'être avec Jésus-Christ après votre trépas. Ce qui suit la mort, voilà le bien ou voilà le mal.

304 4. Ainsi ne pleurons pas en général ceux qui meurent, et n'ayons non plus tant de joie pour ceux qui survivent. Que ferons-nous donc? Pleurons sur les pécheurs, soit qu'ils meurent, soit qu'ils vivent. Réjouissons-nous sur les justes, soit qu'ils vivent, soit qu'ils meurent. Les premiers sont déjà morts tout vifs; les autres, même moissonnés par la mort, vivent toujours. Les uns, même habitant ce monde, méritent la compassion de tous, puisqu'ils sont ennemis de Dieu; les autres, même après le départ sans retour, sont heureux : ils sont allés à Jésus-Christ. Les pécheurs, quelque part qu'ils soient, dans ce monde ou dans l'autre, sont loin de leur roi et par conséquent dignes de pitié. Mais les justes, ici-bas ou au ciel, sont avec leur souverain, et bien plus heureux encore là-haut, parce qu'il le voient de plus près, non plus dans un reflet, non plus dans la foi, mais, Paul le dit, face à face.

Non, tous les morts ne doivent pas être pleurés; mais ceux-là seulement qui meurent dans leurs iniquités : à eux, nos lamentations, nos gémissements, nos larmes; car enfin, dites-moi, quelle espérance reste-t-il encore, quand on s'en va, chargé de péchés, vers ce lieu où il n'est plus possible de dépouiller le péché? Du moins, tant que dura leur séjour ici-bas, il restait une grande espérance : peut-être se convertiraient-ils ! Ils pouvaient s'amender ! Une fois partis pour l'enfer, ils n'ont rien à attendre de la pénitence même. « Qui, ô mon Dieu », s'écriait le prophète, « qui vous glorifiera dans l'enfer? » (
Ps 6,6) Comment ne pas pleurer ces misérables?

Pleurons donc ceux qui meurent ainsi; je ne vous le défends pas; pleurons ! non pas toutefois au mépris des bienséances, sans nous arracher les cheveux, sans nous dénuder les bras, sans nous déchirer le visage, sans revêtir de sombres livrées, mais en silence, mais avec les pleurs amers de notre âme. On peut bien pleurer avec amertume, sans y mettre cet appareil, sans en faire un jeu public: car c'est vraiment un jeu d'enfant, que la douleur de quelques personnes. Ces gémissements en pleines rues ne partent pas d'un vrai chagrin, mais c'est pure montre, ambition, vanité ! bien des femmes même en font métier ! Pleurez avec amertume, gémissez dans votre demeure, sans témoin: ce sera une véritable compassion, qui même vous deviendra salutaire. Qui pleure ainsi sérieusement s'étudie, en conséquence, à mériter d'autant moins un si redoutable malheur; vous en concevez d'autant plus de crainte du péché à venir.

Pleurez les infidèles; pleurez ceux qui leur ressemblent et sortent de ce monde sans avoir connu la lumière, sans avoir été marqués du sceau de la foi. Voilà ceux qui méritent et vos gémissements et vos larmes. Ils sont exclus de la cour céleste, avec les damnés, avec ceux dont l'arrêt est prononcé. « En vérité, si quelqu'un ne renaît pas de l'eau et du Saint-Esprit, il n'entrera pas dans le royaume céleste ». Pleurez les riches qui meurent au sein de leur opulence, sans avoir fait servir leurs richesses à la consolation de leurs âmes; ceux qui avaient l'occasion de laver leurs péchés, et qui ne l'ont point voulu. Oui, ceux-là, que chacun de nous les pleure en public et en particulier, mais sans jamais nous écarter des bienséances, mais en gardant toujours la (23) gravité, mais en évitant de nous ridiculiser. Pleurons-les non pas seulement un jour ou deux, mais toute notre vie : ainsi continuent les larmes, quand elles ne coulent pas d'une émotion insensée, mais d'un amour véritable et pur. Quant aux pleurs de folle tendresse, ils sont bientôt séchés, tandis que ceux qu'inspire la crainte de Dieu sont intarissables.

Pleurons ainsi nos morts, et secourons-les de tout notre pouvoir. Préparons-leur quelque consolation, si faible qu'elle soit, mais qui puisse être vraie et efficace. Comment? Par quel moyen? Prions pour eux, faisons prier pour eux continuellement versons l'aumône aux pauvres. Toujours ainsi leur procurerons-nous quelque consolation. Ecoutez Dieu même qui dit : « Je protégerai cette ville, et pour moi-même, et pour David mon serviteur». Si le seul souvenir d'un juste a eu cette puissance, que ne pourront pas des oeuvres accomplies en faveur des morts?

Aussi n'est-ce pas en vain que les apôtres nous ont laissé la coutume et la loi : vous savez que, d'après eux, dans nos saints et redoutables mystères, il doit être fait mémoire des défunts. Ils savaient quel avantage, quel bien immense ce souvenir devait leur procurer. Dans le moment, en effet, où tout le peuple fidèle, uni au corps sacerdotal, debout, les bras étendus, offre le redoutable sacrifice, comment Dieu ne serait-il pas fléchi par les prières que nous adressons en leur faveur ? Car nous parlons de ceux qui sont morts dans la foi. Les catéchumènes n'ont aucune part à ces consolantes prières; privés de tout autre secours, il leur en reste un cependant, un seul, et lequel ? C'est que nous fassions pour eux l'aumône aux pauvres : leur pauvre âme en recueillera quelque bienfait.

Dieu veut, en effet, que nous nous prêtions mutuellement secours. Pour quel autre motif nous aurait-il commandé de prier pour la paix et pour la tranquillité publique? Pourquoi pour tous les hommes? lorsque dans cette universalité sont englobés les brigands, les violateurs de sépultures, les voleurs, et tant d'autres pervers chargés de crimes sans nombre? C'est que peut-être leur conversion s'en suivra. Comme donc nous prions pour des vivants en tout semblables à des cadavres, ainsi est-il permis de prier pour les défunts.

Job autrefois offrait des sacrifices pour ses enfants, et obtenait le pardon de leurs péchés: Je « crains », disait-il, «qu'ils n'aient péché dans leur coeur ». Voilà vraiment consulter les intérêts des siens. Loin de dire, comme le répètent aujourd'hui la plupart des hommes : Je leur laisserai des richesses ! Loin de dire: J'amasserai pour eux la gloire ! loin de dire: J'achèterai pour eux quelque commandement, quelques terres; que dit-il? J'ai peur que leur coeur n'ait péché! Quel avantage, en effet, procurent en définitive toutes ces propriétés attachées à ce bas monde ? Aucun. Le Roi, le suprême Roi et ses miséricordes, voilà ce que je veux leur laisser, certain qu'avec Lui, rien ne peut leur manquer. Car « le Seigneur me nourrit », a dit le prophète, « et rien ne me manquera ». Magnifique fortune, riche trésor ! Si nous avons la crainte de Dieu, nous n'aurons besoin de rien; sinon, eussions-nous gagné un royaume, nous serions encore les plus pauvres des hommes. Rien n'est grand comme celui qui craint Dieu. « Est-ce qu'en effet », dit la Sagesse, « cette crainte» du Seigneur « ne s'est pas placée au-dessus de tout ?» Ah! sachons donc l'acquérir; faisons tout pour sa conquête, fallût-il rendre à Dieu notre dernier souffle, fallût-il livrer notre corps aux tourments : que rien au monde ne nous fasse reculer : faisons tout pour gagner cette crainte salutaire. Ainsi deviendrons-nous plus riches que personne ici-bas; ainsi atteindrons-nous encore les biens à venir, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec lequel soit au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



Chrysostome Philippiens 200