Chrysostome Philippiens 400

HOMÉLIE 4

400
JE DÉSIRE QUE LES LIENS DE MON CORPS SE BRISENT POUR ÊTRE AVEC JÉSUS-CHRIST. (
Ph 1,23-30)

Analyse.

1 et 2. Eloge magnifique de saint Paul; il désire la mort, et accepte par charité la vie, la vie qu'il nous dépeint si dure, et si compromettante pour le salut. Paul comparé au soleil. — Son plus grand bonheur est la joie et la vertu des Philippiens.
3. Son voeu, qu'ils soient unis par la charité: un seul coeur, une seule âme. — Son but, qu'ils soient sans peur et se préparent à tous les sacrifices.
4 et 5. La charité, c'est l'homme; c'est presque Dieu, ou tout au moins, c'est l'imitation de sa bonté. — La miséricorde sera notre juge : nous serons traités comme nous aurons traité les autres.

401 1. Rien de plus heureux que l'âme de saint Paul, parce qu'aussi rien n'était plus généreux. De nôs jours, au contraire, et de nous tous on peut dire : rien n'est plus faible, par suite rien n'est plus misérable. Nous avons tous horreur de la mort, les uns, et je suis d ii nombre, parce que le poids et la multitude de leurs péchés les accable; les autres, et puisse-je n'en être jamais, parce qu'à tout prix ils veulent vivre et voient dans la mort le souverain mal. L'homme animal seul peut éprouver cette peur. Eh bien ! ce qui nous fait horreur, Paul le désirait, Paul s'y attachait, et ses paroles en font preuve : « Etre dissous, c'est bien le meilleur ! et moi, je ne sais que choisir ! » Que dites-vous? Sûr d'émigrer de cet exil vers le ciel, sûr de posséder Jésus-Christ, vous ne savez que choisir? Ah ! nous sommes loin de comprendre l'âme de Paul. Et qui donc, si pareille condition lui était présentée sérieusement, n'y souscrirait avec empressement ? Pour nous, il n'est en notre pouvoir, ni de mourir, pour aller avec Jésus-Christ, ni de demeurer en cette vie ; mais l'un et l'autre dépendaient de saint Paul, telle était sa vertu. — Que dites-vous donc, bienheureux apôtre? Vous savez, vous êtes assuré que vous serez avec Jésus-Christ, et vous hésitez ! « Je ne sais que choisir », dites-vous ! Il y à plus, vous préférez rester ici, je veux dire dans votre chair. Et quel est votre attrait? Est-ce que vous n'avez pas toujours mené une vie bien rude, endurant veilles, naufrages, faim et soif, nudité, soins, inquiétudes? infirme avec les infirmes, dévoré de zèle et d'ennui pour ceux qui se laissaient prendre aux scandales? Il nous rappelle, en effet, la « grande patience, les tribulations, les nécessités, les afflictions, les plaies, les prisons, les séditions, les jeûnes, la continence (2Co. 6,4, 5) ; par cinq fois », dit-il, « j'ai reçu trente-neuf coups de fouet ; trois fois j'ai été battu de verges, une fois lapidé; une nuit et un jour au fond de la mer ; périls des fleuves, périls des brigands, périls dans la cité, périls dans la solitude ; périls de la part des faux frères » . (2Co 11,21-26) — Et quand toute la nation des Galates avait fait un triste retour vers la loi de Moïse, ne vous entendait-on pas crier : « Vous qui cherchez la justice légale, vous êtes déchus de la grâce? » (Ga 5,4) Alors, combien ne fut pas profonde votre douleur? — Et c'est cette vie si changeante que vous regrettez ?

D'ailleurs, quand bien même ces traverses ne vous seraient point arrivées; quand même vous auriez saintement joui de vos saintes oeuvres, ne deviez-vous pas, par crainte d'un avenir incertain, entrer enfin dans un port quelconque de salut? Où est le marchand qui ait comblé son vaisseau d'incalculables trésors, et qui, libre d'entrer au port et de s'y reposer, préférerait être battu des vagues ? Quel athlète, pouvant recevoir la couronne, préférerait descendre dans la lice, et présenter encore sa tête aux coups meurtriers? Est-il un général qui, pouvant dire adieu aux combats avec gloire, et vivre heureux au palais avec le souverain, choisira de suer encore et d'affronter la bataille ? Comment donc, astreint à cette vie si dure, désirez-vous demeurer sur la terre? N'avez-vous pas prononcé vous-même : « Je crains qu'après avoir prêché aux autres, moi-même je ne devienne un réprouvé ? » (25) (1Co 9,27) A défaut d'autre motif, celui-ci devait suffire à vous faire désirer la délivrance. Votre vie humaine aurait -elle été comblée d'un ineffable bien-être, qu'encore alors vous deviez en désirer le terme, à cause de Jésus-Christ, objet de vos voeux ardents.

O grande âme de Paul, que rien n'égala ni n'égalera jamais! Vous craignez à bon droit l'avenir, en restant au monde; des périls sans nombre vous environnent, et vous refusez néanmoins d'être avec Jésus-Christ? — Eh ! sans doute, je refuse, pour Jésus-Christ même; je lui ai préparé des serviteurs, je veux les affermir dans son amour; j'aime à assurer les fruits du champ que j'ai ensemencé. M'avez-vous entendu? J'ai dit que je cherchais les intérêts du prochain et non les miens ! j'ai dit que j'aurais voulu être anathème pour Jésus-Christ, afin de lui gagner un plus grand nombre de fidèles ! Après avoir choisi l'anathème, ne dois-je pas plus facilement encore choisir le dommage d'un retard, la souffrance d'un délai, pour accroître deux autres chances du salut?

« Qui racontera vos puissances » (Ps 105,2), ô mon Dieu, qui n'avez pas laissé dans l'ombre ce grand Paul, et qui avez bien voulu montrer à l'univers un tel homme ? Les anges vous ont loué d'un concert unanime, quand vous eûtes créé les astres et le soleil mais plus ardentes furent leurs louanges quand vous avez montré, à nous et au monde, le bienheureux Paul ! En ce jour-là, notre terre effaça les splendeurs du ciel, elle brilla par lui d'un plus vif éclat que cette lumière du soleil; elle lança par lui de plus beaux rayons. Quelle riche récolte il enfanta parmi nous, non pas en fournissant aux épis leur aliment, aux arbres leur nourriture, mais en créant le fruit même de la piété, en lui imprimant vie et force, en ressuscitant même souvent les coeurs flétris ! Car ce soleil ne peut guérir et refaire sur les arbres leur branche ou un fruit gâté. Paul, au contraire, a rappelé du péché, des hommes accablés de mille plaies. Le soleil à chaque nuit se retire : Paul fut toujours vainqueur du démon; rien au monde ne le renversa, rien ne le put vaincre. Placé au sommet des cieux, l'astre des jours envoie ses rayons sur nos basses régions : Paul, au contraire, part d'en bas, et non-seulement il remplit de ses lumières l'intervalle qui sépare le ciel d'avec la terre, mais dès qu'il ouvre la bouche il comble d'une joie ineffable les anges eux-mêmes. Car si telle est la joie du ciel quand un seul pécheur fait pénitence, comment Paul n'aurait-il pas rempli de bonheur toutes les puissances célestes? Que dis-je, en effet ? Il suffisait de la parole de Paul pour réjouir et faire tressaillir le ciel. Car si, au départ des Israélites de l'Egypte, les montagnes bondirent comme des béliers, quelle allégresse devait exciter cette glorieuse assomption des hommes, de la terre au ciel? Il ajoute donc : « Rester dans la chair est plus utile à cause de vous ».

402 2. Et nous, mes frères, quelle sera l'excuse (de notre lâcheté?) On rencontre très-souvent des hommes modestes que le sort a placés dans quelque petite et chétive cité, et qui n'en veulent point sortir, parce qu'ils préfèrent leur repos à tout le reste : Paul, pouvant aller à Jésus-Christ, a refusé Jésus-Christ, ce Jésus qu'il désirait et aimait, jusqu'à demander à cause de lui l'enfer et l'anathème, il a préféré rester et souffrir dans la lutte pour le bien des hommes. Quelle sera donc notre excuse, à nous? Faut-il donc uniquement louer Paul? — Or, remarquez sa manière d'agir pour persuader aux Philippiens de ne pas trop s'affliger de mourir, il leur a dit qu'il valait mieux passer en l'autre monde que de rester en celui-ci ; ensuite il leur montre que s'il reste ici-bas, il y reste à cause d'eux et en dépit de la malice et des piéges de ses ennemis. Et, pour les mieux convaincre, il leur expose le motif expressément. S'il le faut je demeurerai absolument, et non content de demeurer, je « demeurerai avec vous ». C'est le sens formel de ces paroles : kai sumparameno, je vous verrai et resterai avec vous; et pour quelle raison ?

« Pour votre avancement et la joie de votre foi ». Ces paroles les invitent à veiller sur eux-mêmes. Si je reste pour vous, semble-t-il dire, gardez-vous de déshonorer mon séjour volontaire; car appelé à voir déjà mon Dieu, le seul espoir de votre avancement me décide à rester. C'est parce que ma présence contribue tout ensemble à votre foi et à votre joie que j'ai choisi de demeurer ici-bas. — Que veut-il dire? Ne restait-il que pour le bonheur des Philippiens ? Sans doute, ce motif n'était pas le seul; mais, en parlant ainsi, il voulait les encourager. Et comment ceux-ci devaient-ils avancer dans la foi? C'est moi, répond-il, (26) qui veux vous y affermir de plus en plus, vous qui êtes semblables à une couvée récemment éclose, dont les ailes ne sont pas encore formées, et qui ont besoin jusque-là des soins maternels. — Une grande charité se révèle ici. C'est ainsi que nous-mêmes nous réveillons le zèle de personnes endormies. Allons, leur dirions-nous, c'est pour vous que je suis resté, pour vous rendre meilleur !

« Afin qu'étant de retour chez vous, je trouve de nouveaux sujets de me glorifier en Jésus-Christ ». Vous voyez que l'expression sumparameno a bien le sens que j'ai indiqué. Mais appréciez l’humilité de Paul. Comme il a dit : Je reste « pour votre avancement », il ajoute qu'il le fait aussi dans son propre intérêt; c'est la même pensée qui lui faisait écrire aux Romains : « Je veux dire pour être aussi consolé en vous voyant », aussitôt après avoir dit : « Pour vous faire quelque part de la grâce spirituelle ». (
Rm 1,12) — Mais quel est le sens précis de ces mots : « Pour que votre glorification abonde? » Il veut dire : Pour que les justes sujets de vous glorifier se multiplient; par suite : Afin que votre foi grandisse et se fortifie : car une vie sainte donne seule droit à être glorifié en Jésus-Christ.

Ainsi « votre glorification en moi » redoublera « par mon arrivée chez vous? » Sans doute, « car quelle est mon espérance? Où sera ma glorification? N'est-ce pas vous qui faites ma gloire comme moi la vôtre? » (1Th 2,19 2Co 1,14) Ou plus clairement : Donnez-moi sujet d'être encore plus heureux et plus glorieux de vous ? Et comment? « Qu'en vous abonde la raison d'être glorifié ! » car je trouverai d'autant plus sujet de gloire, que vous ferez plus de progrès. — « Par mon retour chez vous ». Qu'est-ce à dire? L'apôtre leur revint-il? Je vous laisse à résoudre le problème de son retour.

« Ayez soin seulement de vous conduire d'une manière digne de l'Evangile de Jésus-Christ (27) ». Pourquoi ce mot : « Seulement? » c'est équivalemment leur dire : Je ne vous recommande qu'un point, et rien au delà. Si vous y êtes fidèles, mal ne peut vous arriver.

« Afin que soit que je vienne et que je vous revoie; soit même absent de chez vous, je connaisse votre manière d'être ». Il parle ainsi, non pas qu'il ait changé d'avis, et qu'il soit résolu de ne pas revenir à Philippes; mais quand même mon retour n'aurait pas lieu, dit-il, et bien qu'absent, je puis être content de vous.

403 3. « Si j'apprends que vous êtes fermes dans l'unité d'un même esprit, d'une seule âme». C'est là, en effet, le principe de la communion des fidèles, le principe qui contient la charité elle-même. Aussi Jésus-Christ lui-même prie : « Pour qu'ils soient un ». (Jn 17,11) Car, ajoute-t-il, « un royaume divisé contre lui-même ne subsistera pas ». (Mt 12,25) De là, toujours dans saint Paul ces exhortations à l'union des coeurs et des pensées. De là cette définition du divin Sauveur : « Tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres ». (Jn 13,35)

Gardez-vous, dit saint Paul, de rester endormis en attendant que j'arrive, et de différer jusqu'au jour de mon arrivée si attendue, jusqu'à l'heure où vous me reverrez, et d'en faire dépendre votre ferveur ou votre tiédeur (1). Je puis, par ouï-dire, être aussi content de vous. Que veut dire ce terme: « En « un seul esprit?» Il signifie dans la même grâce, grâce de concorde, grâce de ferveur. Entendez ainsi l'unité d'esprit, puisque ces expressions se prennent souvent en ce sens. Avoir le même esprit, c'est aussi n'avoir qu'une âme ; ainsi l'unité d'âme marque la concorde, et plusieurs âmes sont dites n'en faire qu'une. Telle était la primitive Eglise. « Tous les fidèles », dit l'écrivain sacré, « n'avaient qu'un coeur et qu'une âme ». (Ac 4,32)

« Combattant tous ensemble pour la foi de l'Evangile ». Puisque la foi subit comme un combat, combattez aussi entre vous; est-ce là ce qu'il veut dire? Evidemment non, car les chrétiens ne se livraient point de combats; le sens est : Aidez-vous mutuellement, dans le combat qui se livre pour la foi de l'Evangile.

« Et que vous ne soyez en rien effrayés par les adversaires : ce qui est le sujet de leur perte, et la cause de votre salut ». Effrayés, c'était le mot vrai; c'est tout ce que peut faire l'homme ennemi : il effraie. — « En rien », ajoute-t-il : quoi qu'il arrive, par conséquent, en face des périls, en présence des complots.

1. Deux leçons contraires se lisent dans les manuscrits, et nous les avons fait soupçonner dans la traduction : « Gardez de m'attendre pour bien agir ; gardez de ne plus vouloir agir, si vous ne me revoyiez plus ¨ » .

A ce courage, on reconnaît l'intrépidité : ils ne peuvent qu'effrayer, rien de plus. — Vraisemblablement, en effet, les Philippiens étaient fort troublés des tribulations infinies que subissait l'apôtre. Je ne vous dis pas seulement Gardez-vous d'être ébranlés; j'ajoute, ne tremblez pas; allez même jusqu'à les mépriser. Si vous arrivez à cette disposition d'âme, vous donnez la preuve évidente et de leur perte et de votre salut. Après s'être convaincus qu'ils auront épuisé mille moyens pour vous perdre, sans pouvoir même vous effrayer, ils auront acquis par là même la preuve évidente de leur ruine. Persécuteurs, en effet, sans pouvoir triompher de leurs victimes; organisateurs de complots vaincus par ceux mêmes qu'ils tiennent en leur pleine puissance, ne comprendront-ils pas clairement, à cet insuccès, et leur ruine, et leur impuissance, et la fausseté comme la faiblesse de leurs moyens et de leurs croyances? Il continue: « Et cet avantage vient de Dieu ; car c'est une grâce qu'il vous a faite, non-seulement que vous croyez en Jésus-Christ, mais aussi de ce que vous souffrez pour lui (29) ». — Il les rappelle de nouveau à la sainte modestie, rapportant tout à Dieu, et témoignant que souffrir pour Jésus-Christ, c'est une grâce, une faveur, un don du ciel. Et ne rougissez pas de cette grâce; elle est bien plus admirable que le pouvoir de ressusciter les morts et d'opérer tout autre miracle. Avec ce dernier pouvoir, je suis le débiteur de Jésus-Christ; mais par la souffrance en son nom, je fais de Jésus-Christ mon débiteur. Donc loin d'en rougir, il faut vous en réjouir : c'est une grâce l Saint Paul appelle grâces et dons nos vertus elles-mêmes, comme toutes les autres faveurs gratuites, bien qu'il y ait une différence. Ces dernières viennent tout entières de Dieu seul; dans les autres, nous avons notre part. Mais comme, dans la vertu même, la part de Dieu est la plus grande, il la lui rapporte en entier, non pour renverser notre libre arbitre, mais pour rappeler à ses disciples l'humilité et la reconnaissance.

« Vous trouvant dans les mêmes combats où vous m'avez vu... (30) », c'est-à-dire, vous avez reçu l'exemple. Et toutefois, c'est encore un éloge qu'il leur adresse. Car partout il montre qu'en tout semblables à lui, et avec lui, ils subissent mêmes combats, supportent mêmes assauts, jusque chez eux et pour leur compte, soumis aux mêmes épreuves que leur apôtre.

« Comme vous m'avez vu », dit-il, et non par ouï-dire seulement: car il avait combattu chez eux, dans la ville même de Philippes. Voilà la preuve d'un grand courage. Au reste, Paul rappelle volontiers ces faits. Ainsi : — aux Galates : « Quoi ! vous avez souffert ainsi inutilement, si toutefois c'est inutilement! » (Ga 3,4) — Aux Hébreux : « Or, rappelez en votre mémoire ce premier temps, où après avoir été illuminés par le baptême, vous avez soutenu de grands combats dans les diverses afflictions, ayant été d'une part exposés devant tout le monde aux injures et aux mauvais traitements; et de l'autre, ayant été les compagnons de ceux qui ont souffert de semblables indignités ». (He 10,32) — Aux Macédoniens, c'est-à-dire aux Thessaloniciens : « Tout le monde raconte quel a été le succès de notre arrivée parmi vous » ; et plus bas : « Vous n'ignorez pas vous-mêmes, mes frères, que notre arrivée vers vous n'a pas été vaine et sans fruit ». (1Th 2,9) Et il rend à tous et toujours le même témoignage de luttes et de combats.

C'est là ce qu'on ne trouverait plus chez nous : bienheureux, si nous trouvons par hasard quelque sacrifice d'argent, bien que sur ce point même et en ce genre de sacrifices, Paul leur paie aussi un tribut d'éloges, lorsqu'il dit des uns : « Vous avez souffert avec joie le pillage de vos biens » (He 10,34) ; et à d'autres : « La Macédoine et l'Achaïe ont résolu de faire une collecte pour les pauvres » (Rm 15,26); — ailleurs enfin : « Votre exemple » de charité « a excité le même zèle dans l'esprit de plusieurs ». (2Co 9,2)

404 4. Entendez-vous quels éloges méritaient les premiers chrétiens ? Ali ! nous sommes loin de supporter comme eux jusqu'aux soufflets et aux coups, nous n'endurons pas même les outrages ni les pertes d'argent. Saintement rivaux, martyrs courageux, ils étaient tous de vrais soldats à la bataille : mais nous comme nous sommes devenus froids pour Jésus-Christ

Me voici réduit encore à faire le procès de mon époque. Que résoudre, enfin ? Je ne voudrais pas accuser, et j'y suis contraint. Si mon silence, si le soin de ne point redire de tristes faits, pour détruire les graves abus que chaque jour voit éclore, je (28) n'aurais qu'à me taire. Mais si le contraire a lieu, si notre silence, loin de détruire le mal, ne fait que l'aggraver, il faut parler. Celui qui se porte accusateur du crime, n'eût-il point d'autre succès, aura du moins celui d'en suspendre les progrès. Car si impudente, si hardie que soit une âme, à force d'entendre des reproches continuels, il ne se peut que la honte enfin ne l'arrête et ne rabatte un peu de sa malice excessive. Un reste, oui, un faible reste de honte et de pudeur habite encore dans une âme effrontée. C'est un sentiment naturel que cette honte, et Dieu l'a gravée dans nos coeurs. Puisque la crainte filiale ne suffisait pas pour nous contenir, sa bonté divine nous a préparé plusieurs autres motifs d'horreur pour le mal. Ainsi le blâme de nos semblables, la crainte des lois humaines, l'amour de la gloire, le besoin d'amitié: autant de mobiles qui nous déterminent à ne point pécher. Souvent, ce qu'on ne ferait pas pour Dieu, par honte on le fait; ce qu'on ne ferait point par crainte de Dieu, on le fait par crainte des hommes.

L'important est premièrement d'éviter le péché; l'éviter en vue de Dieu est un degré de perfection auquel nous nous élèverons plus tard. En effet, pourquoi saint Paul, exhortant les fidèles à vaincre leurs ennemis par la patience, n'emploie-t-il pas, pour les persuader, la crainte de Dieu, mais l'idée du supplice qu'ils attireront sur ces méchants ? « En faisant ainsi », dit-il, « vous amasserez sur sa tête des charbons de feu ». (
Rm 12,20) Parce qu'il veut déjà, en attendant, leur faire faire ce premier pas dans la vertu qui consiste à épargner son ennemi.

Nous avons donc, comme je l'ai avancé, nous avons en nous un principe de pudeur, ainsi que d'autres motifs naturels et honnêtes de vertu. Tel est cet instinct de la nature, qui nous porte à compatir; c'est bien le plus noble qui habite en notre coeur. On pourrait même demander pourquoi notre humanité possède de préférence cette faculté de se briser à l'aspect des larmes, de se laisser fléchir, d'éprouver un penchant à la miséricorde. Par nature, en effet, personne n'est brave; par nature, personne n'est insensible à la vanité; par nature, personne n'est supérieur à l'envie. Mais il est dans notre nature à tous de compatir à la souffrance; l'homme le plus cruel, le plus féroce éprouve encore ce sentiment. Et. quoi d'étonnant, si nous le montrons envers les hommes? les bêtes mêmes nous inspirent la piété; tant la pitié surabonde en nous; la vue même d'un lionceau non émeut: combien plus celle de nos semblables! Hélas, disons-nous parfois: voyez donc que d'aveugles! que d'estropiés ! Nous savons que cette réflexion suffit pour exciter en nous la compassion.

Rien ne plaît à Dieu autant que la miséricorde. Aussi l'huile servait à la consécration des prêtres, des rois et des prophètes, parce que l'huile était regardée comme l'emblème de la miséricorde de Dieu. Elle rappelait aussi que le chef, le premier entre les hommes, a besoin plus que personne d'être compatissant; et l'onction montrait assez que l'esprit de Dieu descendrait en lui pour le rendre ainsi miséricordieux. Dieu, en effet, a pitié des hommes et les traite avec bonté. « Vous avez pitié de tous », dit l'Ecriture, « parce que vous pouvez tout ». (Sg 11,24) Telle était la raison de l'onction. Le sacerdoce lui-même était, de par Dieu, une institution de miséricorde. Les rois aussi recevaient l'onction de l'huile ; et quand on fait l'éloge d'un souverain, on ne peut en trouver qui lui convienne mieux que la clémence : le propre de la souveraineté est, en effet, la miséricorde.

A la miséricorde même, sachez-le, nous devons la création du monde, et imitez votre Seigneur : « La miséricorde de l'homme », est-il dit, « s'exerce sur son prochain : celle de Dieu se répand sur toute chair ». (Qo 18,12) Sur toute chair, qu'est-ce à dire ? C'est que justes ou pécheurs, nous avons tous besoin de la miséricorde de Dieu, tous nous en jouissons, s'appelât-on Paul, Pierre, Jean.

Au reste, qu'est-il besoin de nos paroles? écoutons plutôt ces grands saints. Que dit notre bienheureux : « Mais j'ai obtenu miséricorde, parce que j'ai agi dans l'ignorance ». (1Tm 1,13) Mais quoi? n'eut-il pas dans la suite besoin de miséricorde? Ecoutons-le : « J'ai travaillé plus qu'eux tous, non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi ». (1Co 15,10) — Et parlant d'Epaphrodite : « Il a été malade jusqu'à devoir mourir », mais Dieu « lui a fait miséricorde, non-seulement à lui, mais à moi aussi, pour que je n'eusse pas chagrin sur chagrin». (Ph 2,27) — Et ailleurs : « Nous avons été affligés au-delà de nos forces, tellement que la vie même nous était à charge. Mais nous avons eu dans nous-mêmes une réponse de (29) mort, afin que nous ne soyons plus confiants en nous, mais en Dieu qui nous a délivrés de tant de morts et qui nous en délivrera». (2Co 1,8-10) Et enfin : « J'ai été délivré de la gueule du lion; le Seigneur encore me délivrera ». (2Tm 4,17) Ainsi partout nous le trouvons se glorifiant d'une seule chose : c'est qu'il a trouvé le salut par miséricorde.

405 5. Tel était aussi Pierre, objet d'une si grande miséricorde, et Jésus-Christ le lui avait signifié par cet oracle : « Voici que Satan a demandé de vous cribler, comme le froment; mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point » . (Lc 22,31) Saint Jean de même n'était ce qu'il était que par miséricorde, ou pour mieux. dire, tous les apôtres, puisque Jésus-Christ leur disait : « Ce n'est pas vous qui m'avez choisi; c'est moi qui ai a fait choix de vous». (Jn 15,16) En effet, nous avons tous besoin de la miséricorde de Dieu : « La miséricorde de Dieu », dit l'Ecriture, « est sur toute chair ».

Si de tels hommes ont eu besoin de la miséricorde de Dieu, que dirons-nous des autres? Quelle autre cause, dites-moi, fait lever le soleil sur les bons et sur les méchants ? Si pendant une année seulement elle enchaînait les pluies, le genre humain tout entier n'aurait-il pas péri? Et qu'arriverait-il si Dieu multipliait les orages, s'il faisait tomber le feu en pluie, les moucherons en nuées? Mais que dis-je ?Qu'il amène seulement la nuit continuelle, comme il l'a fait déjà, tous les hommes ne seront-ils pas perdus? Qu'il secoue la terre, tous ne devront-ils pas périr? « Qu'est-ce que l'homme », ô mon Dieu, « pour que vous daigniez vous souvenir de lui? » (Ps 8,5) L'heure n'est-elle pas venue de dire, qu'une simple menace de Dieu contre la terre suffit pour que tous les hommes ne soient plus qu'un tombeau ? « Ce qu'est une goutte d'eau dans l'urne, les nations le sont à ses yeux, elles ne sont pour lui qu'un peu d'écume, qu'une inclinaison d'une balance ». (Is 40,15) Autant il nous est facile d'imprimer le mouvement à une balance, autant il lui est aisé de tout anéantir et de tout refaire à nouveau. Puisqu'il nous tient dans sa main avec une telle puissance, et que chaque jour il nous voit l'offenser sans nous punir, ne nous supporte-t-il pas dans sa miséricorde? Les animaux mêmes sont et subsistent par sa miséricorde : « Vous sauverez, Seigneur», s'écrie le Prophète, « les hommes et les animaux ». (Ps 35,7) Dieu a regardé le monde, et l'a rempli d'êtres vivants : pour qui? Pour vous; et vous-mêmes, pourquoi vous créa-t-il? Par sa bonté.

Rien n'est comparable à cette huile de la miséricorde. Elle est la cause et l'aliment de la lumière ici-bas et plus haut. « Un jour », en effet, dit le Prophète, « votre lumière éclatera comme l'aube du matin » (Is 58,8), si vous pratiquez la miséricorde envers le prochain. Et ce sera justice : comme l'huile alimente le phare qui éclaire les navigateurs, ainsi pour l'autre vie l'aumône nous allume et nous procure une grande et admirable lumière. Cette huile, Paul en parlait souvent et grandement. Ecoutez-le nous dire tantôt : « Seulement souvenons-nous des pauvres ! » (Ga 2,10) Tantôt : « S'il vaut la peine, j'irai moi-même ». (1Co 16,4) Partout, toujours, en toute manière, cette vertu fait l'objet de sa sollicitude. C'est ainsi qu'il dit encore : « Que les nôtres aussi apprennent à surpasser tout le monde par les bonnes oeuvres » ; et ailleurs : « Toutes ces choses sont bonnes et utiles aux hommes ». () Ecoutez un autre écrivain sacré : « L'aumône délivre de la mort ». (Tb 12,9) «Seigneur », dit un autre Prophète, « Seigneur, si vous écartez votre miséricorde, « qui donc pourra subsister ? » Et encore : « Si vous entrez en jugement avec votre serviteur ». (Ps 129,3 Ps 142,2) Et enfin « Une grande chose, c'est l'homme ; une merveille d'honneur, c'est l'homme miséricordieux ». (Pr 20,6)

Faire miséricorde, c'est tout l'homme, disons mieux, c'est déjà Dieu. Voyez quelle est la puissance de la divine miséricorde. Elle a fait toutes choses, et spécialement elle a créé le monde et les anges eux-mêmes, tout cela, je le répète, par le seul effet de sa bonté. Il ne nous a menacés de l'enfer qu'afin que nous possédions son royaume, et ce royaume aussi nous le devrons à la miséricorde. Pourquoi Dieu, bien qu'heureux dans sa solitude, a-t-il voulu donner l'existence à tant de créatures ? N'est-ce pas par bonté? n'est-ce pas par amour? Oui, si vous demandez pourquoi telle créature, pourquoi telle autre, de toutes parts vous découvrirez la bonté divine.

Ayons donc pitié du prochain, afin que sur (30) nous aussi s'exerce la divine pitié. C'est autant pour nous que pour lui que nous provoquons la miséricorde ; l'heure suprême du jugement doit sonner ; alors que menacera ce feu effroyable, la miséricorde se trouvera prête à l'éteindre, prêté aussi à nous ouvrir le règne de l'éternelle lumière. Grâce à elle, nous serons délivrés des flammes de l'enfer; grâce à elle, Dieu nous ouvrira son sein miséricordieux. Et pourquoi aura-t-il à notre égard des entrailles de pitié? Ah ! c'est que la charité, l'amour se prouve par la miséricorde. Rien n'irrite le Seigneur autant qu'un coeur fermé à la pitié. Un jour, on lui offrait un homme qui lui devait dix mille talents; touché de compassion, il lui remit sa dette. Mais dès que ce méchant se prit à saisir à la gorge son compagnon de service pour lui faire payer une dette de cent deniers; aussitôt le Seigneur livra aux exécuteurs cet être inhumain, jusqu'à complet paiement de sa dette. Après une telle leçon, soyons donc miséricordieux pour nos débiteurs, soit d'argent, soit de péché que chacun oublie les, injures, à moins que par hasard il ne préfère se blesser lui-même, puisque, en ne pardonnant pas, vous faites moins de tort à l'adversaire qu'à vous-même. Si vous le punissez, Dieu ne le punira pas; si vous lui pardonnez, ou bien Dieu le punira, ou bien il vous remettra vos péchés. Comment donc osez-vous espérer le royaume céleste, si vous ne pardonnez pas aux. autres? Evitonsun si grand malheur que de perdre le ciel; remettons à tous, car c'est remettre à nous-mêmes; pardonnons pour que Dieu nous pardonne nos péchés, et qu'ainsi nous puissions gagner ces biens à venir, etc.


HOMÉLIE 5 - SI DONC IL Y A QUELQUE CONSOLATION EN JÉSUS-CHRIST, S'IL Y A QUELQUE CONSOLATION DANS LA CHARITÉ;

500 SI L'UNION DES ESPRITS ET DES COEURS, SI LA TENDRESSE, SI LA MISÉRICORDE A CHEZ VOUS QUELQUE EMPIRE, RENDEZ MA JOIE PARFAITE, EN VOUS TENANT PLUS UNIS ENCORE DE PENSÉE, D'AME, DE SENTIMENTS. (Ph 2,1-4)

Analyse.

1. Il les invite à l’unité de coeur, au nom des motifs les plus sacrés de la religion. — Il les détourne de l'orgueil par d'instantes prières; éloge de l'humilité.
2 et 3. L'orgueil, passion ridicule et injuste devant Dieu. — Exemples d'humilité dans Joseph, Daniel et les saints apôtres.

501 1. On n'est pas meilleur, on n'est pas plus tendre que ce Docteur spirituel; aucun père selon la nature ne montre une plus grande affection. Remarquez plutôt quelle prière notre bienheureux adresse aux Philippiens pour leurs plus chers intérêts. Car il les exhorte à la concorde, source de tous les biens, et que ne dit-il pas? Qu'il est abondant ! qu'il est véhément ! qu'il est tendre et sympathique ! Reprenons ses paroles : « S'il y a quelque consolation en Jésus-Christ » (Ph 2,1), oui, si vous avez en lui quelque consolation; c'est comme s'il disait : Si vous avez pour moi quelque égard, si vous me portez quelque amitié, si je vous ai rendu quelque service, faites ce que je demande. — Cette figure de langage nous est familière, quand nous voulons obtenir une faveur à laquelle nous attachons le plus haut prix. Si cette faveur n'avait pour nous une valeur incomparable, nous ne voudrions pas la recevoir seule en retour de tout ce qui nous est dû, nous ne dirions pas qu'à elle seule elle représente tout le reste. Toutefois, de notre côté, ce sont toujours des bienfaits temporels que nous alléguons : un père dira par exemple à son fils : Si tu as quelque respect pour ton père, s'il te souvient encore de ton éducation si coûteuse, si tu me gardes quelque amour, si tu as mémoire encore de l'honneur du nom que je t'ai légué et du bon vouloir que je t'ai montré, ne sois pas l'ennemi de ton frère; en un mot, pour tous ces bienfaits je te demande ce seul acte de reconnaissance. Du côté de Paul, la prière est bien différente; il ne leur rappelle (31) aucun motif charnel, mais tous motifs spirituels. Voici, en effet, ce qu'il dit : Si vous voulez me donner quelque consolation dans mes épreuves, et quelque rafraîchissement en Jésus-Christ; si vous voulez me témoigner en quelque chose votre charité, et l'union intime, l'union et la communauté d'âme avec moi ; si vous avez des entrailles et quelque sentiment de miséricorde, mettez le comble à ma joie.

« Si vous avez des entrailles de miséricorde » (Ph 2,1). La miséricorde envers Paul, c'est d'après lui-même la concorde entre ses disciples; montrant que sans cette concorde parfaite, les dangers sont extrêmes. Si donc, continue-t-il, je dois attendre de vous quelque consolation; si j'ai droit à quelque preuve touchante de votre affection; si je puis prétendre à une communauté d'âme avec vous; si, dans le Seigneur, nous ne faisons qu'un; si vous me devez quelque miséricorde et quelque compassion, montrez, par votre charité mutuelle, comment vous payez toutes vos dettes ; car j'ai tout retrouvé, si vous vous aimez les uns les autres.

« Comblez ma joie » (Ph 2,2). Voyez comme, tout en les pressant, il se garde de faire croire que ses chers disciples aient abandonné le devoir. Il ne dit pas : « Faites », il dit : « Comblez ma joie »; c'est-à-dire, vous avez commencé à semer les bienfaits sur moi; vous m'avez donné de quoi vivre en paix, mais j'aime à vous voir pousser jusqu'au bout. — Que désirez-vous donc, ô apôtre? Faut-il vous délivrer de vos chaînes? Faut-il vous envoyer encore quelque aumône? — Je ne demande rien de pareil, répond-il : mais seulement que « vous ayez un seul esprit, ayant cette même charité » (Ph 2,2), dans laquelle vous avez débuté ; « n'ayez qu'une âme, qu'une pensée » (Ph 2,2). Dieu ! comme sa tendresse extrême toujours réclame la même vertu !

Oui, « que vous ayez les mêmes pensées », (Ph 2,2) disait-il d'abord ; mais plutôt, ajoute-t-il, « une seule pensée » ; car les paroles qui suivent vont jusque-là : « Pensant une seule et même chose » (Ph 2,2), c'est son expression, plus forte encore que « pensant la même chose ». « Ayez une seule et même charité », (Ph 2,2) c'est-à-dire, ne l'ayez pas seulement dans la foi, ayez-la en tout et toujours. Car nous pourrions avoir entre nous une même pensée, une même croyance et n'avoir pas la charité. « La même » charité, encore : c'est donner et rendre l'amour au même degré. Si vous jouissez, de la part d'autrui, d'une charité vraiment grande, gardez-vous de lui en témoigner une moindre, et par là de vous montrer avare. S'il est des gens de cette trempe, gardez-vous de leur ressembler.

« Soyez unanimes » (Ph 2,2). Une seule âme, semble-t-il dire, doit animer tous vos corps, non par une fusion de substance, puisque c’est impossible, mais par une communion de volontés et d'idées; comme si une seule âme commandait tous vos mouvements. Qu'est-ce à dire encore, « unanimes ? » Il l'explique en ajoutant: N'ayez qu'une manière de sentir; il voudrait que le sens et la pensée de tous ne fussent qu'un, comme produit d'une seule âme.

« Rien par esprit de contention » (Ph 2,3). Il nous fait cette prière et nous l'explique en ajoutant: Rien par un esprit de contention « et de vaine gloire », lequel, je vous le dis, est la cause de tous les maux; de là, en effet, combats et discordes; de là jalousies et luttes acharnées; de là ce refroidissement de la charité, suite fatale et de notre ambition pour la gloire humaine, et de notre servilisme à l'égard de ceux qui la dispensent : l'homme asservi à cette gloire charnelle, ne sera jamais le vrai serviteur de Dieu. — Mais comment échapper à ce désir de vaine gloire? Paul, vous n'en avez pas encore indiqué le moyen. Ecoutez les paroles qui suivent: « Que chacun, par humilité, croie les autres supérieurs à soi-même » (Ph 2,3). Dieu ! quelle maxime de haute sagesse et d'admirable utilité pour le salut vient-il de nous exposer! Si vous admettez, dit-il, que tout homme, quel qu'il soit, est plus grand que vous; si vous en êtes persuadés; ou plutôt, si non contents de le dire, vous en avez la pleine conviction, volontiers vous lui rendez honneur, loin de vous indigner des honneurs qu'on lui rend. Au reste, ne le regardez pas seulement comme plus grand que vous; voyez en lui « un supérieur », parole qui montre une grande prééminence, et dès lors, le voyant honoré, vous n'éprouverez ni tristesse, ni colère; s'il vous outrage, vous patienterez généreusement, puisque vous reconnaissez sa grandeur; s'il vous insulte, vous l'endurerez; s'il vous maltraite, vous le supporterez en silence. Qu'une bonne fois votre âme soit pénétrée de la conviction qu'il est plus grand que vous : dès lors, (32) il aura beau vous maltraiter, elle sera inaccessible à la colère, à la jalousie. Nul n'oserait envier le sort de ceux dont la supériorité est écrasante; on subit tout, comme conséquence naturelle d'une supériorité avouée.

502 2. Telle est la grandeur d'âme que nous enseigne l'apôtre. Que si votre frère, à son tour, dit-il, objet de tant d'honneur de votre côté, revêt à votre égard les mêmes sentiments, songez quelle sûreté acquerra votre mutuelle bienveillance ainsi munie comme d'un double rempart (cf. Ph 4,5). Tant que vous garderez, en effet, l'un pour l'autre, ce profond respect, tout incident fâcheux est impossible. Car s'il suffit, pour anéantir toute rivalité, que d'un seul côté déjà l'on rende à l'autre partie cet honneur, quand il est rendu de part et d'autre, qui pourra faire brêche à une si solide fortification? L'assaut est impossible au démon lui-même ; l'enceinte est triple, quadruple, incomparablement fortifiée.

L'humilité, en effet, est la cause de tout bien, de toute vertu. Pour l'apprendre mieux encore, écoutez le prophète : « Si vous aviez voulu un sacrifice, je vous l'eusse offert, ô mon Dieu; mais les holocaustes ne peuvent vous plaire. Le vrai sacrifice à Dieu, c'est un esprit pénitent : Dieu ne méprisera jamais un coeur contrit et humilié ». (Ps 50,19) Le prophète ne veut pas simplement l'humilité, il lui faut un degré avancé d'humilité : « Un brisement ». De même que dans un objet matériel une partie broyée ne peut lutter contre un corps solide, mais qu'elle se détruit à chaque coup qui lui est porté avant même de lui avoir rendu le choc, ainsi en est-il d'une âme vraiment humble : elle choisira les mauvais traitements et la mort même, plutôt que d'attaquer, plutôt que de se venger.

Ah ! jusqu'à quand respirerons-nous cet esprit d'orgueil si ridicule? Quand nous voyons de pauvres enfants s'emporter, s'enfler, jusqu'à s'armer de pierres, jusqu'à les lancer, le rire nous prend; or tel est l'orgueil de l'homme, il vient de la puérilité et de la sottise. « Pourquoi la terre et la cendre s'élèvent-elles d'orgueil? » (Si 10,9) Tu conçois des pensées orgueilleuses, ô homme ! Pourquoi? Dans quel intérêt, dis-moi ? D'où vient cette hauteur envers tes semblables? N'es-tu donc plus de même nature qu'eux? N'ont-ils pas une âme comme toi ? une âme qui a reçu de Dieu la même gloire? — Tu es un sage ? je le veux; alors tu dois être reconnaissant, et non enflé de vanité. C'est l'ingratitude au premier chef, que cette démence d'esprit; et elle détruit et méconnaît la générosité du bienfaiteur. En s'élevant, on le fait pour s'attribuer le mérite de la bonne oeuvre ; et en s'attribuant ce mérite, on prouve son ingratitude envers celui de qui on a reçu ce bienfait. As-tu quelque bien? Rends-en grâces à l'auteur de tout bien. Ecoute ici la parole et de Joseph et de Daniel.

Le premier sort de prison, par ordre du roi d'Egypte ; en présence de toute sa cour ce prince l'interroge sur un point où la sagesse Egyptienne, malgré son habileté en ces sortes de question, était restée muette ; Joseph va se montrer bien supérieur en tout; il va manifester une science qui efface astrologues, devins, thaumaturges, magiciens et sages de toute sorte, bien qu'il ne soit qu'un enfant sorti à peine de prison et d'esclavage. La gloire n'est que plus grande, en pareille circonstance, puisque autre chose est qu'un homme illustre déjà brille une fois de plus, autre chose qu'un inconnu se révèle; moins on soupçonnait la réponse qu'il allait faire, plus il en devait être admiré. Or, que dit Joseph présenté à Pharaon? Répond-il : Oui! je sais tout ! Tant s'en faut. Quoi donc? sans influence de personne, uniquement inspiré par sa profonde reconnaissance, que dit-il enfin? « N'est-ce pas à Dieu qu'appartient semblable interprétation? » (Gn 40,8) Voyez comme il s'empresse de rendre gloire à Dieu, et comme Dieu aussitôt le glorifie lui-même, par une faveur qui doit compter dans l'appréciation de la vraie gloire. Car il est bien plus beau pour lui de recevoir le don d'interprétation par la révélation de Dieu, que d'y arriver par son effort personnel, outre que les paroles de Joseph lui gagnaient la confiance publique, et devenaient un témoignage irrécusable de sa familiarité avec Dieu. Or, aucun bien n'est comparable à cette divine familiarité. Car, dit saint Paul, « si l'homme est justifié par ses propres oeuvres, il en a la gloire, mais non pas devant Dieu ». (Rm 4,2) Celui, en effet, qui a trouvé grâce devant Dieu, se glorifie aussi devant Dieu, parce qu'il est aimé de lui, puisque sa bonté a daigné se rapprocher d'une créature pécheresse. L'homme de ses oeuvres, au contraire, trouve la gloire, mais non pas comme l'autre, la gloire devant Dieu preuve certaine de notre grande misère ! — (33) Combien est plus admirable celui qui reçoit de Dieu la sagesse ! Il rend gloire à Dieu, il en reçoit la gloire en retour. « Car je glorifie », dit-il, « ceux qui me glorifient » (1S 2,30).

Mais écoutons un des descendants de Joseph, un sage que personne n'a surpassé, puisqu'il est écrit : « Etes-vous donc plus sage que Daniel? » (Ez 28,3) Ce Daniel devait partager le sort de tous les sages qui avec lui étaient à Babylone : astrologues, devins, magiciens, faiseurs de prestiges; toute l'école de sagesse était non-seulement réprouvée, mais déjà exécutée : la peine capitale prononcée contre eux tous par le roi, prouvait assez qu'il se regardait comme trompé de longue date. Daniel donc se présente au roi, pour résoudre la question proposée; loin de se donner à lui-même un regard complaisant, il commence par reporter à Dieu tout honneur : « Ce n'est pas dans la sagesse que je posséderais plus qu'aucun autre homme, que révélation m'a été faite, ô prince!... Alors le roi adora Daniel et dit : Qu'on fasse venir les victimes et les offrandes ! (Da 2,30 Da 2,46) Avez-vous compris tant d'humilité, cette reconnaissance, ce caractère ennemi de tout orgueil?

Ecoutez aussi le langage des apôtres, tantôt « Pourquoi nous regardez-vous », disent-ils, « comme si c'était par notre puissance ou notre piété que nous avons fait marcher cet homme? » Tantôt : «Et nous aussi », s'écrient-ils, nous sommes des hommes mortels, semblables à vous! » (Ac 3,12 Ac 14,15) Voilà comment ils répudiaient des honneurs spontanément offerts, ces hommes qui, grâce à leur humilité en Jésus-Christ, grâce à sa puissance, opéraient des prodiges plus grands que ceux de Jésus-Christ lui-même; car « celui qui croit en moi », avait-il dit, « fera de plus grandes choses que moi-même je n'en fais » (Jn 14,12); comment donc ne pas nous appeler des malheureux, des misérables, nous qui ne pourrions chasser je ne dis pas des démons, mais des moucherons, nous qui n'avons pas même le pouvoir d'obliger un de nos semblables, bien loin d'être les sauveurs du monde entier, et qui cependant portons si haut nos pensées, que le démon même n'atteindrait pas à notre orgueil ?

503 3. Rien de plus étranger à l'âme chrétienne que l'orgueil. Je dis l'orgueil, et non pas la franchise et le courage. Leur faux air de famille ne les empêche pas d'être essentiellement différents. Autre est l’humilité, autre le servilisme, l'adulation, l'esprit rampant. Voulez-vous de tout cela des exemples frappants ? Les contraires parfois sont étrangement rapprochés, comme l'ivraie du froment, comme la rose des épines; un enfant s'y laisse tromper; mais l'homme fait, celui qui est habile dans la culture spirituelle, saura distinguer le bien d'avec le mal. Et, tenez; proposons à vos réflexions quelques exemples tirés des saintes Ecritures mêmes.

Qu'est-ce que flatterie, servilisme, esprit rampant? Siba profite d'un mauvais moment pour flatter David et accuser son maître (
2S 16,1-3); Achitophel fait pis encore auprès d'Absalon (2S 17,1-4). David ne leur ressemble pas, il est humble. Les trompeurs sont nécessairement flatteurs, comme ces mages de Babylone, qui s'écrient : «Vive le roi dans les siècles ! » (Da 2,4) Saint Paul, dans les Actes, par exemple, discute avec les juifs, sans jamais les flatter, mais aussi sans oublier l'humilité. Il sait parler avec liberté : « Mes frères», dit-il, «je n'ai rien fait ni contre la nation, ni contre les coutumes de nos pères, et cependant j'ai été enchaîné à Jérusalem et livré à la justice ». (Ac 28,17) Et pour mieux reconnaître ici le langage de l'humilité, écoutez comment il parle quand il veut les reprendre avec force : « C'est avec raison que l'Esprit-Saint a dit de vous : Vous entendrez de vos oreilles, et vous ne comprendrez pas ; vous verrez de vos yeux, et vous n'apercevrez pas». (Ac 28,25-26) Reconnaissez-vous là le courage?

Considérez encore avec quelle fermeté héroïque Jean-Baptiste traite le roi Hérode : « Il ne vous est pas permis d'avoir la femme de votre frère ». (Mc 6,18) Voilà la confiance, voilà la force ! Ainsi ne parlait pas un Séméi : « Sors », criait-il à David, « sors, homme de sang». (2S 16,7) Il parlait hardiment sans doute; mais la hardiesse n'est pas le courage; ici, c'était audace, outrage, excès de langue. De même quand Jésabel insultait Jéhu: Voilà, s'écriait-elle, l'assassin de son maître ! (2R 9,31) C'était audace et non pas franchise. Elie aussi, mais par franchise et fermeté, trouvait un vif reproche : « Ce n'est pas moi qui trouble le peuple; c'est vous et la maison de votre père ! » (1R 18,18) Le même Elie traitait avec une égale fermeté tout le peuple réuni : « Pourquoi», disait-il, « boiter ainsi des deux jambes et entre deux partis? » (1R 18,21) Frapper (34) ainsi donnait la preuve d'un franc parler, d'un vrai courage.

Vous faut-il d'autres exemples à la fois d'humilité et de liberté? Entendez cette phrase de Paul: « C'est le moindre souci que celui d'être jugé par vous ou par tout homme mortel; je ne voudrais pas me juger moi-même, car bien que ma conscience ne me reproche rien, je ne suis pas pour cela justifié ». (1Co 4,3) Voilà les inspirations qui conviennent aux chrétiens. Ajoutez-y celle-ci : « Comment ! un d'entre vous, ayant une affaire litigieuse contre un de ses frères, ose se faire juger auprès des infidèles et non par-devant les saints ! » (1Co 6,1) — Préférez-vous connaître à quelle basse flatterie se dégradent les juifs insensés? Ecoutez ce qu'ils disent: « Nous n'avons point d'autre roi que César». (Jn 19,15) — Aimez-vous mieux connaître l'humilité? Ecoutez de nouveau les protestations de saint Paul. « Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, nous prêchons Jésus-Christ comme Seigneur, et nous comme vos serviteurs en Jésus-Christ ». (2Co 4,5) — Voulez-vous voir, à l'égard du même homme, l'audace et la flatterie? David subit l'audacieux langage de Nabal (1S 25,10); et bientôt la basse adulation des Ziphéens (1S 23,20); celui-là lui jetait des paroles de malédiction; ceux-ci le trahissaient, au moins par leur volonté et leur complot. — Verrez-vous plus volontiers, non plus l'adulation, mais la sagesse en action? Considérez David épargnant Saül qui était tombé dans ses mains (1S 26,5-12). — Vous plaît-il de retrouver la vile flatterie? Rappelez-vous les misérables qui assassinèrent Isboseth (1), crime affreux pour lequel David les fit mourir. Enfin, pour abréger, définissons l'audace, comme aussi la franchise et la force. La première a lieu quand on s'irrite, quand un reproche violent se formule sans une cause grave et juste; quand on se venge, quand de toute autre injuste manière on s'emporte : la seconde se trouve à braver les périls et la mort, à mépriser les amitiés ou les ressentiments quand il s'agit de la volonté de Dieu. L'adulation et le servilisme se reconnaissent à servir certaines personnes bien au-delà de leurs besoins et des convenances, par convoitise de quelque avantage temporel; l'humilité se manifeste par les mêmes services, mais qu'on rend uniquement pour des motifs agréés de Dieu; l'homme humble descendant ainsi de sa dignité, pour accomplir une oeuvre grande, admirable et parfaite.

Heureux, si nous savons, si nous pratiquons ces maximes ! Les savoir, en effet, ce n'est pas assez : « Ce ne sont pas ceux qui entendent la loi », dit saint Paul, « mais bien ceux qui la pratiquent, qui seront justifiés ». (Rm 2,13) Bien plus la connaissance du précepte vous condamne, quand les oeuvres manquent, et la pratique du devoir. Abordons la pratique aussi, afin de gagner la récompense, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, etc.

1 Le manuscrit porte Miphiboseph, soit inadvertance de l'orateur, soit faute des copistes. (Note des Bénédictins.)

600

HOMÉLIE 6 - QU'ON RECONNAISSE EN VOUS LES SENTIMENTS DE JÉSUS-CHRIST MÊME, QUI ÉTANT L'IMAGE DE DIEU... Ph 2,5-9


Chrysostome Philippiens 400