Bernard sur Cant. 55

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SERMON LV.

Comment on peut, par la vraie pénitence, éviter le jugement de Dieu.

1. «Mon bien-aimé est semblable à un chevreuil, et à un faon de biche (Ct 2,19).» Cela dépend du verset précédent, car l'Épouse compare maintenant à un chevreuil, et à un faon de biche, celui qu'elle nous avait montré sautant et se hâtant. La comparaison est évidemment bien choisie, car ce genre d'animaux est rapide à la course et agile à sauter. Or elle parle de l'Époux, et l'Époux est lui-même la parole éternelle. Aussi le Prophète en parlant de Dieu, dit-il que «sa parole court avec vitesse (Ps 147,15).» Ce qui se rapporte fort bien à notre texte, où l'Époux, qui est la parole de Dieu est décrit sautant et traversant les montagnes, et par conséquent semblable aux chevreuils, et aux faons de biche. C'est même là la comparaison de l'Epouse. Ajoutez encore, afin qu'elle vous paraisse plus juste, que le chevreuil n'excelle pas seulement parla vitesse de sa course, mais aussi par la pénétration de sa vue. Ce qui regarde proprement cette partie du discours de l'Épouse, où l'Époux est dépeint sautant, et passant pardessus les collines, car s'il n'avait la vue très-subtile, il ne pourrait pas, sautant et courant, discerner ceux en qui il doit sauter, et ceux qu'il doit passer. Autrement elle aurait pu se contenter pour marquer la réserve de l'Époux se hâtait, de le comparer seulement au faon de biche. Car on sait que cet animal court extrêmement vite. Mais parce que l'Époux, quoique l'ardeur de son amour semble l'emporter avec une vitesse incroyable, pour jouir des chastes embrassements de sa bien-aimée, ne laisse pas pourtant de diriger ses pas, ou plutôt ses bonds, avec beaucoup de prudence et de circonspection, et de prendre bien garde où il doit mettre le pied, il a fallu sans doute joindre, aussi la comparaison du chevreuil, à celle du faon de biche, afin que l'une exprimât le désir ardent qui le fait ainsi sauter, et l'autre le discernement avec lequel il choisit l'endroit où il doit sauter. Car Jésus-Christ est juste et miséricordieux, il est Sauveur et juge, (1Tm 2,4): parce qu'il aime, il veut que tous les hommes soient sauvés, et acquièrent la connaissance, de la vérité; et parce qu'il juge, il connaît ceux qui sont à lui, et sait ceux qu'il a choisis dès le commencement (Jn 13,18).

2. Reconnaissons donc que ces deux biens de l'Époux, la miséricorde et la justice, nous sont représentés par le Saint-Esprit, sous la figure de ces deux animaux, afin qu'en témoignage de l'intégrité et de la perfection de notre foi, nous imitions le Prophète (Ps 101,1), et célébrions avec lui la miséricorde et la justice du Seigneur. Quant à moi, je ne doute point. que ceux qui sont curieux et instruits de ces choses, ne puissent encore indiquer d'autres propriétés de la nature de ces animaux, qu'on pourrait utilement et raisonnablement, rapporter à l'Époux. Mais je pense que celles-ci peuvent servir pour rendre raison de la comparaison de l'Époux. C'est encore avec beaucoup de sagesse que le Saint-Esprit ne compare pas l'Époux au cerf, mais au faon de biche, en quoi il fait mention des patriarches, dont Jésus-Christ descend selon la chair, et de l'enfance du Sauveur. Car ce petit enfant qui nous est né (Is 9,6), a paru comme un faon de biche. Mais vous, qui désirez l'avènement du Sauveur, appréhendez l'examen rigoureux de ce juge, appréhendez sas yeux de chèvre, craignez celui qui dit par un Prophète: «Et en ce jour-là j'examinerai Jérusalem à la clarté des flambeaux (So 1,12).» Il a la vue perçante, ses yeux ne laisseront rien échapper à leurs regards. Il sondera les reins et les coeurs, et toutes les pensées des hommes seront à nu devant lui. (Ps 8,10). Qu'y aura-t-il de sûr dans Babylone, si Jérusalem même doit subir l'épreuve d'un si rude examen? Car je pense qu'en cet endroit le Prophète a voulu désigner par cette ville, ceux qui mènent nue vie religieuse ici-bas, qui imitent autant qu'ils peuvent, par leur conduite honnête et réglée, les moeurs de cette Jérusalem céleste, et ne ressemblent pas à ceux qui sont de Babylone, et dont la vie est toute pleine de désordres et de crimes. Car leurs péchés manifestes sont déjà, jugés, et ils n'ont point besoin d'examen, mais de supplice. Mais pour moi, qui parais religieux et habitant de, Jérusalem, mes péchés sont cachés et comme couverts sous le nom et sous l'habit religieux. Voilà pourquoi il sera nécessaire d'en faire une recherche et une discussion exacte, et de les tirer des ténèbres, peur les produire au jour, en y approchant la lumière et le flambeau.

3. Nous pouvons encore citer quelques paroles du Psalmiste pour confirmer ce qui est dit de cet examen de Jérusalem. Il dit en effet, parlant au nom du Seigneur: «Lorsque le temps sera veau, je jugerai les justices même (Ps 75,3).» Par, où, si je ne me trompe, il veut dire qu'il discutera et examinera la conduite et les actions des justes. Nous avons grand sujet de craindre que, devant un examen si rigoureux, plusieurs de nos actions que nous croyons vertueuses, ne paraissent vicieuses. Il y a pourtant un remède à cela, c'est que si nous nous jugeons, nous-mêmes, nous ne serons point jugés (2Co 11,31). Certes ce jugement-là m'est bien avantageux, puisqu'il me dérobe et rue cache à cet autre jugement de Dieu, qui doit être si sévère. Je tremble de frayeur de tomber entre les mains du Dieu vivant. Je veux être présenté devant sa face irritée, déjà jugé, non point pour être jugé. L'homme spirituel juge toutes choses, et n'est jugé de personne (1Co 2,15). Je jugerai donc le mal qui est en moi, je jugerai même le bien. Je tâcherai de corriger le mal par de meilleures actions, de l'effacer par des larmes, de le punir par des jeûnes, et par les autres travaux d'une sainte discipline. Dans le bien, j'aurai un humble, sentiment de moi-même, et selon le précepte du Seigneur, je m'estimerai un serviteur inutile qui n'a fait que ce qu'il devait faire. Je prendrai garde de ne lui pas offrir de l'ivraie pour du froment, ou des pailles pour des grains. Je sonderai mes voies et ma conduite, afin que celui qui doit examiner Jérusalem à la lumière des flambeaux (So 1,12) ne trouve rien en moi qui ne soit examiné et discuté. Car il ne jugera pas deux fois une même chose.

4. Qui me fera la grâce de si bien examiner et corriger mes péchés, que rien ne me fasse appréhender les yeux si clairvoyants de la chèvre, ni rougir à la lumière des lampes? Maintenant, je suis vu, mais je ne vois pas. Cet oeil auquel toutes choses paraissent à découvert, est présent, bien que lui-même ne paraisse pas. Il viendra un temps où je connaîtrai comme je suis connu. Mais, à cette heure, je ne connais encore qu'en partie, bien que je ne sois pas connu seulement en partie, mais en entier. Je redoute la vue de ce divin examinateur qui se tient derrière la muraille. Car c'est ce que l'Écriture ajoute touchant celui qu'elle a comparé à un chevreuil, à cause de la pénétration de sa vue. Le voilà, dit-elle, «qui est debout derrière la muraille, et qui regarde par les fenêtres et par les treillis (Ct 2,9).» Mais nous expliquerons cela en son lieu. Je redoute donc ce juge caché, qui examine les choses cachées. L'Épouse ne craint rien. En effet, que pourrait craindre cette bien-aimée, cette colombe, cette belle? Aussi lisez-vous ensuite: «Voici mon bien-aimé qui me parle.» Il parle, et c'est pourquoi je redoute sa vue, parce qu'il ne me rend pas témoignage comme à l'Épouse. Mais Vous, ô Épouse, qu'entendez-vous? Que vous dit votre bien-aimée? Levez-vous, dit-il, hâtez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, ma belle. Mais il faut aussi remettre cela à une autre fois, afin de ne pas trop restreindre ce qu'il faut traiter avec plus d'étendue, de peur que je ne sois encore trouvé coupable en ce point, si je manquais à vous donner des instructions nécessaires pour la connaissance et l'amour de l'époux de l'Eglise, Jésus-Christ, Notre-Seigneur, qui étant Dieu est élevé au dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON LVI.

Nos péchés et nos vices sont comme une muraille élevée entre Dieu et nous.

1. «Le voici debout derrière la muraille et regardant par les fenêtres et par les treillis (Ct 2,9).» Selon la lettre, il semble que l'Épouse veuille dire que celui qu'on voyait venir sautant, s'est approché jusqu'à son logis, et, se tenant derrière la muraille, regarde par les fenêtres et par les fentes, n'osant pas entrer dedans. Mais selon l'esprit on peut entendre qu'il s'est vraiment approché, mais d'une autre façon digne de cet époux céleste, et dignement exprimé par le Saint-Esprit, car l'intelligence véritable et spirituelle n'admettra jamais rien qui ne soit bienséant à celui qui agit, et à celui qui rapporte l'action qu'il a faite. Il s'est donc approché de la muraille, lorsqu'il s'est uni à la chair. La muraille c'est la chair; et l'approche de l'Époux est l'incarnation du Verbe. Les treillis et les fenêtres par où l'Épouse dit qu'il regarde, ce sont, comme je le crois, les sens de la chair, et les passions humaines, par où il a éprouvé les infirmités des hommes. Car il a porté lui-même nos langueurs, et il a pris nos douleurs sur lui (Is 54,4). Il s'est donc servi des passions et des sens du corps, comme de fentes et de fenêtres, afin qu'étant homme, il connût par sa propre expérience les misères des hommes, et qu'il en eût compassion. Il les connaissait sans doute auparavant, mais d'une autre façon. Il connaissait la vertu d'obéissance, parce qu'il est le Seigneur des vertus; et néanmoins, selon le témoignage de l'Apôtre: «Il a appris l'obéissance par les choses qu'il a souffertes (He 10,8).» Voilà aussi comment il a appris la miséricorde, bien que la miséricorde du Seigneur soit de toute éternité. C'est ce que nous enseigne ce même Docteur des nations, lorsqu'il assure, qu'il a souffert toutes sortes de maux à cause de la ressemblance du péché qu'il portait, afin qu'il devint miséricordieux (He 4,45). Voyez-vous comment il est devenu ce qu'il était déjà, et il a appris ce qu'il serait auparavant, et comme quoi il a cherché parmi nous des fentes et des fenêtres, par où ilpût connaître nos faiblesses, avec encore plus de soin? Or il a trouvé autant d'ouvertures dans notre muraille ruinée et pleine de fentes, qu'il a fait dans son corps d'expériences, de notre infirmité et de notre corruption.

2. Voilà donc comment l'Époux se tenait debout derrière la muraille et regardait par les fenêtres et par les treillis. Et c'est avec raison qu'elle le représente debout, parce que seul il s'est tenu véritablement debout et ferme dans la chair, puisqu'il n'a point senti le péché. On peut entendre encore, qu'étant tombé par la faiblesse de la chair, il est demeuré debout par la puissance de la divinité, selon cette parole qui est de lui: «L'esprit est prompt, mais la chair est faible (Mt 26,41).» Je pense aussi que ce que David dit touchant ce mystère, favorise cette interprétation. Car, bien que ce prophète du Seigneur parle de Moïse, il avait sans doute le Seigneur en vue, puisqu'il est le véritable Moïse vraiment venu par l'eau, non-seulementpar l'eau, mais par l'eau et par le sang tout ensemble. Voici ce que dit ce prophète en parlant de Dieu le Père: «Dieu avait résolu de les perdre, si Moïse son bien-aimé ne se fût tenu debout en sa présence, quoiqu'il fût tout abattu, et n'eût arrêté sa colère, et obtenu de lui qu'il rue les exterminerait pas (Ps 105,23).» Comment se peut-il faire qu'il se tint debout, s'il était abattu; où s'il était debout comment était-il abattu? Je vais vous montrer, si vous voulez, qui est celui qui s'est vraiment tenu debout quoiqu'il fût abattu. Je n'en connais point qui l'ait pu faire que mon Seigneur Jésus, qui certainement vivait dans sa mort même, qui était en même temps abattu sur la croix, et debout avec le Père par sa Divinité. D'un côté il priait le Père avec nous, de l'autre, il nous faisait cordé avec le Père. Il était debout derrière la muraille, tandis que ce qui était abattu en lui paraissait manifestement dans la chair, et ce qui était debout se cachait comme derrière la chair; c'était tout à la fois un somme à tous les regards, et un Dieu caché aux yeux des hommes.

3. Je crois qu'il est encore debout derrière la muraille pour chacun de nous qui désirons son avènement, tant que notre corps, qui est sujet au péché, nous cache sa face ici bas, et nous empêche de jouir de sa présence. «Car, tandis que nous vivons dans ce corps, dit l'Apôtre, nous sommes éloignés du Seigneur (2Co 5,6).» Ce n'est pas simplement parce que nous sommes dans un corps, mais parce que nous sommes dans ce corps-ci qui vient du péché, et qui n'est point sans péché. Et afin que vous sachiez que ce n'est pas notre corps mais nos péchés qui nous séparent de Dieu, écoutez l'Écriture sainte: «Nos péchés, dit-elle, mettent une séparation entre Dieu et nous (Is 59,2).» Et plût à Dieu qu'il n'y eût d'autre obstacle pour moi que la muraille du corps, et que le péché qui est dans le chair, et que je ne- fusse point empêché par une infinité de vices, comme par autant de murs. Car j'appréhende fort que, sans compter ce qu'il y a de corrompu dans ma nature, je n'aie entame ajouté beaucoup de péchés de ma propre malice, qui aient infiniment éloigné l'Époux de moi, et que, si je voulais avouer la vérité, je ne fusse obligé de confesser, qu'à mon égard, il est plutôt debout derrière plusieurs murailles, que derrière une seule.

4. Mais je veux m'expliquer davantage, l'Époux est également et indifféremment partout par la présence de sa majesté, et par la grandeur de sa puissance, néanmoins on peut dire que par la communication de sa grâce, il est proche de quelques-uns et éloigné des autres, ce qui ne s'entend qu'à l'égard des hommes et des anges, c'est-à-dire des créatures raisonnables. C'est pourquoi le roi Prophète dit que le salut est éloigné des pécheurs (Ps 119,55); et, en parlant de lui-même tout saint qu'il était: «Pourquoi, Seigneur, vous êtes-vous éloigné de moi (Ps 9,1)?» Et quant aux saints, il s'éloigne quelquefois d'eux par une juste dispensation, mais ce n'est que pour un temps, et encore n'est-ce pas tout-à-fait, mais seulement en partie. Mais pour ce qui est des pécheurs dont il est dit dans le psaume: «Leur orgueil moule toujours (Ps 7,23); et leur conduite est corrompue en tout temps (Ps 9,5);» il en est toujours extrêmement éloigné, et cet éloignement est un effet de sa colère, non de sa miséricorde. C'est pourquoi David, s'adressant à Dieu, lui dit: «Ne vous détournez pas de votre serviteur dans votre colère;» il savait qu'il pouvait s'en détourner par miséricorde. Le Seigneur est donc proche des saints et de ses élus, lors même qu'il semble en être éloigné, et il ne s'approche pas également de tous, mais des uns plus, des autres moins, selon la diversité de leurs mérites. Car, bien qu'il soit proche de tous ceux qui l'invoquent avec foi, et de ceux qui ont le coeur brisé par l'affliction, peut-être néanmoins n'est-il pas si proche d'eux, qu'ils puissent dire, qu'il est debout derrière la muraille. Mais comme il est près de l'Épouse, puisqu'elle n'est séparée de lui que par une muraille! C'est pourquoi elle voudrait être dégagée des liens du corps, afin que ce mur étant renversé; elle pûtêtre avec celui qu'elle espère trouver derrière.

5. Mais, pour moi qui suis pécheur, bien loin de désirer d'être hors de ces liens, je crains au contraire beaucoup que cela n'arrive, parce que je sais que la mort des pécheurs est très-funeste(Ps 34,22). Et comment ne le serait-elle pas, puisqu'elle n'est point assistée de la vie? Je redoute de sortir, et je tremble d'entrer dans le port même, parce que je ne vois pas lieu de m'assurer que l'Epoux s'approche de moi pour me recevoir. En effet, comment puis-je sortir avec confiance, si le Seigneur lui-même ne me regarde pas lorsque je sortirai? Hélas! ne serai-je pas le jouet des démons qui m'emporteront avant que je trouve personne pour me racheter et me sauver? Saint Paul n'avait rien à craindre de pareil, lui qui n'était empêché de voir et d'embrasser son bien-aimé, que par une seule muraille, la loi du péché qu'il trouvait dans ses membres, c'est-à-dire, la concupiscence de la chair, dont il ne pouvait être entièrement exempt, tant qu'il vivait dans la chair. H n'était pas sans doute bien éloigné de Dieu, puisqu'il n'y avait que cette muraille entre deux. C'est ce qui le portait à s'écrier dans l'ardeur de ses désirs: «Qui me délivrera de ce corps de mort (Rm 7,24)?» Sachant qu'aussitôt qu'il serait mort, il arriverait à la vie. Il n'y avait donc qu'à cette loi, c'est-à-dire à la concupiscence, que saint Paul fût sujet, et il n'y avait qu'elle qui était obligée de souffrir, parce qu'elle était attachée inséparablement à sa chair. «Du reste, disait-il, je ne me sens coupable de rien (1Co 4,4).»

6. Mais qui est semblable à saint Paul? Qui ne consent pas quelquefois à cette concupiscence, et n'obéit pas au péché? Que celui donc qui consent au péché, sache qu'il met devant soi une autre muraille, qui est ce consentement illicite et criminel. Et celui qui est en cet état ne peut pas se glorifier que l'Époux est pour lui derrière la muraille, puisqu'il y a déjà deux murailles entre eux, mais il le peut beaucoup moins encore si le consentement va jusqu'à l'acte. En effet, une troisième muraille empêche l'Époux d'approcher de lui, cette muraille, c'est l'acte du péché. Mais si à cela on ajoute la fréquence de l'acte, qui change le péché en habitude, et que l'habitude ensuite porte au mépris, suivant ce qui est écrit, que «lorsque l'impie est arrivé jusque dans l'abîme du mal, il méprise tout (Pr 18,3);» n'est-il pas vrai que si vous sortez de la vie dans cet état, vous pourrez être dévoré mille fois par les lions rugissants qui attendent leur proie, avant que vous arriviez à l'Époux que vous avez séparé de vous par une infinité de murailles, dont la première est la concupiscence; la seconde, le consentement; la troisième, l'acte; la quatrième, l'habitude; la cinquième, le mépris? Ayez donc soin de résister de toutes vos forces avant tout à la concupiscence, afin qu'elle n'attire point le consentement, et vous verrez que toute la machine du péché tombera par terre; et n'y ayant plus que la muraille du corps qui empêche l'Époux d'approcher de vous, vous pourrez vous glorifier aussi avec l'Épouse, en disant comme elle: «Le voici qui est debout derrière notre muraille.»

7. Mais il faut encore que vous ayez soin qu'il trouve ouvertes vos fenêtres, et vos treillis, ce qui signifie vos confessions, afin que par là il puisse regarder favorablement au dedans de vous; car ses regards sont votre avancement. On dit que les treillis, sont de petites fenêtres, tels que ceux qui composent les livres s'en font pour recevoir la lumière sur le papier. D'où vient qu'on appelle chanceliers, ceux dont la charge est de dresser les actes publics. Il y a donc deux sortes de componctions, l'une de tristesse, à cause des fautes que nous commettons, l'autre de joie, à cause des grâces que nous recevons; toutes les fois que je ressens celle qui ne va jamais sans une vive douleur, c'est-à-dire toutes les fois que je fais la confession de mes péchés, il me semble que j'ouvre des treillis, c'est-à-dire des petites fenêtres. Et il n'y a point de doute que celui qui se tient debout derrière la muraille, ne regarde volontiers par là. Car Dieu ne rejettera point un coeur contrit et humilié. Et il nous exhorte lui-même à cela en disant par le Prophète: «Confessez vos iniquités, afin que vous soyez justifié.» plais si l'amour, me dilatant le coeur, je suis bien aise, à la vue de la bonté et de la miséricorde de Dieu, d'exhaler de mon coeur des louanges et des actions de grâces, alors je crois ouvrir 'une grande fenêtre à l'Époux qui est derrière la muraille, par laquelle, si je ne me trompe, il regarde avec d'autant plus de joie que ce sacrifice de louanges l'honore extrêmement. Je pourrais aisément prouver l'une et l'autre confession, par l'autorité de l'Ecriture sainte, mais je parle à des personnes qui savent cela aussi bien que moi, et il ne faut point vous charger de choses superflues, puisqu'à peine suffisez-vous pour la recherche des nécessaires, tant sont grands les mystères de cet épithalame, et les louanges qui y sont célébrées en l'honneur de l'Église, et de son époux, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu par dessus toute chose est béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON LVII.

Il faut observer les visites du Seigneur: à quels signes et à quelles marques on peut les reconnaître.

1. «Voici que mon bien-aimé me parle.» Voyez le progrès de la grâce, et reconnaissez les degrés de la bonté divine. Considérez le zèle et l'industrie de l'Epouse, avec quelle vigilance elle observe l'arrivée de L'Époux, et remarque jusqu'aux moindres choses qu'il fait. Il vient, il se hâte, il s'approche, il arrive, il regarde, il parle, et rien de tout cela n'échappe à l'exactitude de l'Epouse. Il vient dans les anges, il se hâte dans les patriarches, il s'approche dans les prophètes, il est présent dans la chair, il regarde dans les miracles, il parle dans les apôtres. Ou autrement encore, il vient par le désir qu'il a de faire grâce, il se hâte par le zèle qui l'anime pour le salut des hommes, il s'approche en s'abaissant, il est présent à ceux qui sont présents, il regarde ceux qui doivent venir, il parle en enseignant et en inspirant les choses qui concernent le royaume de Dieu. Telle est donc la vertu de l'Époux. Les bénédictions et les richesses du salut l'accompagnent. Tout ce qui le concerne est plein de délices et abonde en mystères agréables et salutaires. Celle qui l'aime, veille et observe. Or, bienheureuse est celle que l'Époux trouvera veillant. Il ne la passera pas, il ne la laissera pas, mais il s'arrêtera pour lui parler, et lui dire des choses amoureuses, parce qu'il est son bien-aimé. Car il y a: «Voici que mon bien-aimé me parle.» C'est avec raison qu'elle l'appelle son bien-aimé, puisqu'il vient pour lui déclarer son amour, non pour lui adresser des reproches.

2. Car e:le n'est pas de ceux que le Seigneur reprend avec raison, de ce que connaissant fort bien les divers changements des temps, ils n'avaient point connu le temps de sa venue (Mt 16,4). Celle-ci est si prudente et si pleine de prévoyance, qu'elle l'a découvert de loin lorsqu'il venait, l'a vu sautant en hâte et passant les superbes pour s'approcher d'elle qui est humble, en s'humiliant lui-même; et enfin, lorsqu'il était déjà debout, et se cachait derrière la muraille, elle n'a pas laissé de connaître qu'il était présent, et de s'apercevoir qu'il regardait par les fenêtres et par les treillis. Et maintenant en récompense d'un si grand zèle, et d'un soin si religieux, elle a le bonheur de l'entendre parler. Car s'il ne faisait que la regarder sans lui parler, ce regard aurait pu lui être suspect dans la crainte qu'il ne fût plutôt un regard d'indignation que d'amour. C'est ainsi qu'il regarda saint pierre, et ne lui parla point (Lc 22,61). Et ce fut peut-être là la cause de ses larmes. Mais l'Épouse qui mérite qu'il lui parle après qu'il l'a regardée, non-seulementne pleure point, mais se glorifie et s'écrie de joie: «Voici que mon bien-aimé me parle.» Voyez-vous comme le regard du Seigneur, tout en demeurant toujours le même en soi, n'a pas néanmoins toujours le même effet, il se conforme aux mérites de ceux qu'il regarde, s'il frappe les uns de crainte, il apporte aux autres de la consolation et de la confiance? en effet, s'il regarde la terre il la fait trembler; au contraire s'il regarde Marie c'est pour verser sa grâce en elle: «Il a regardé, dit-elle, la bassesse de sa servante, et cette insigne faveur me fera nommer bienheureuse dans la suite de tous les siècles (Lc 1,48).» Ce ne sont pas là les paroles d'une personne qui pleure, ou qui tremble, mais qui se réjouit. il regarde pareillement ici l'Épouse et elle ne tremble, ni ne pleure pas comme saint pierre, parce qu'elle n'est point attachée à la terre comme il l'était alors. Mais il remplit son coeur de joie, et lui témoigne par ses paroles dans quels sentiments d'amour il la regarde.

3. Écoutez, en effet, si ce qu'il lui dit n'est pas plutôt dicté par l'amour que par la colère: «Levez-vous, hâtez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, ma belle, et venez (Ct 2,10).» Heureuse l'âme qui mérite d'entendre de semblables paroles. Croyez-vous qu'il y ait quelqu'un parmi nous qui veille et observe assez le temps où il doit être visité et examine avec assez d'exactitude les démarches et les mouvements de l'Époux, pour lui ouvrir dès qu'il vient et qu'il frappe? Car ces choses ne sont pas tellement propres à l'Église, que chacun de nous, qui tous ensemble composons cette mètre Église, ne doive participer aussi à ces bénédictions. 'Tous tant que nous sommes, soit en général, soit en particulier, nous ne sommes appelés que pour recevoir les bénédictions de Dieu, comme l'héritage qui nous est propre. D'où vient que le Prophète a osé dire au Seigneur: «J'ai acquis vos témoignages comme la portion héréditaire que je veux posséder jusqu'à la fin de ma vie, parce qu'ils sont la joie de mon coeur (Ps 119,111).» 11 parlait sans doute de cette portion d'héritage par laquelle il s'estimait fils de son Père qui est dans les cieux. Or s'il était fils, il s'ensuit qu'il était héritier, héritier de Dieu et cohéritier de Jésus-Christ. Mais il se glorifie d'avoir acquis une chose bien précieuse par cet héritage, les témoignages de Dieu. Plût à Dieu que j'en pusse avoir seulement un seul, tandis qu'il se réjouit d'en avoir plusieurs. Car il dit encore: «J'ai trouvé autant de d'élites dans vos témoignages, que les autres, dans la possession de toutes lès richesses du monde (Ps 119,14).» Et, en effet, qu'est-ce que les richesses du salut, les délices du coeur, la vraie sécurité de l'âme, sinon le témoignage que lui rend le Seigneur? Car, comme dit l'Apôtre: «Ce n'est pas celui qui se rend témoignage à soi-même qui est vraiment estimable, mais c'est celui à qui Dieu rend témoignage (2Co 10,17).»

4. Pourquoi nous privons-nous de ces témoignages divins, et de cet héritage paternel? Car nous ne nous souvenons pas plus qu'il nous ait rendu témoignage en quoi que ce soit, que s'il ne nous avait pas également engendrés par la parole de la vérité. Où est, en effet, ce que dit saint Paul: «Que l'esprit de Dieu lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes les enfants de Dieu (Rm 8,16)?» Comment sommes-nous ses enfants, si nous n'avons point de part à son héritage? Notre pauvreté nous convainc de négligence et d'incurie. Car si quelqu'un de vous a le coeur pur, s'applique à chercher le Seigneur qui l'a créé, se tient en la présence du Très-Haut pour lui offrir ses prières, et tend de tous ses voeux à préparer les voies du Seigneur, selon le prophète Isaïe, et à rendre droits les sentiers de son Dieu (Is 3,11), en sorte qu'il puisse dire avec un autre prophète: «Mes yeux sont toujours tournés vers le Seigneur (Ps 25,15), et, je considérais le Seigneur comme étant toujours présent devant moi (Ps 16,8);» celui-là ne recevra-t-il pas la bénédiction du Seigneur, et la miséricorde du Sauveur son Dieu? Il en sera sans doute visité souvent, il n'ignorera jamais le temps où il doit l'être, si secrètement, si furtivement qu'il puisse venir, comme un amant plein de pudeur et de. retenue. L'âme donc qui est vigilante le verra venir de loin avec un esprit dégagé de tout autre soin, et ensuite elle remarquera toutes les choses que nous avons fait voir que l'Épouse a remarquées avec tant d'industrie et d'exactitude à l'arrivée de sa bien-aimé; car il dit lui-même, que ceux qui se lèveront de grand matin pour le chercher le trouveront (Pr 8,17). Elle reconnaîtra le désir ardent de l'Époux, qui a hâte d'arriver lorsqu'il sera proche ou présent, elle l'apercevra aussitôt, quand il la regardera, elle verra d'un oeil heureux cet oeil divin, comme un rayon de soleil qui entre par les fenêtres et par les fentes de la muraille; et enfin elle entendra des paroles de joie et d'amour, lorsqu'il l'appellera sa bien-aimée, sa colombe et sa belle.

5. Où est le sage qui aura l'intelligence de ces choses, qui les distinguera, les désignera chacune en particulier, les expliquera, et les fera entendre aux autres? Je vois bien que vous attendez cela de moi. J'aimerais bien mieux l'apprendre moi-même d'hommes qui en auraient a l'expérience et qui seraient accoutumés et exercés en ces choses. Mais, parce que ceux-là aiment mieux ordinairement cacher, par un silence modeste, ce qu'ils ont appris dans le silence, et estiment plus sûr de garder leur secret pour eux; moi, que le devoir de ma charge oblige à parler, et à qui il n'est pas permis de me taire, je vous dirai tout ce que je sais sur ce sujet, ou par ma propre expérience, ou par celle des autres, et des choses seulement que plusieurs pourront facilement éprouver eux-mêmes, laissant celles qui sont plus sublimes à ceux qui les peuvent comprendre. Si donc je suis averti, soit au dehors par un homme, soit au dedans par le Saint-Esprit, de défendre la justice et de garder l'équité, je considèrerai ce conseil salutaire comme un messager de la venue de l'Époux et comme une espèce de préparation pour, recevoir dignement un si grand hôte. C'est le Prophète qui m'apprend cela, quand il dit: «La justice marchera devant lui (Ps 85,14),» et, en parlant à Dieu: «La justice et l'équité préparent votre trône (Ps 89,15).» Je concevrai encore la même espérance, si j'entends parler de l'humilité, de la patience, de la charité fraternelle, de l'obéissance due aux supérieurs, et surtout de la nécessité de. cultiver la sainteté, de rechercher la paix et la pureté du coeur. Car l'Écriture dit: «La sainteté sied bien dans la maison du Seigneur (Ps 93,5);» et ailleurs: «Il a établi sa demeure dans un lieu de paix (Ps 76,3) et enfin: «Les coeurs purs aiment Dieu (Mt 5,8).» Ainsi, tout ce qui me sera suggéré de ces vertus ou d'autres, me sera une marque que le Seigneur des vertus s'approche pour visiter mon âme.

6. Si le juste me reprend avec bonté, et me corrige pour le bien, j'aurai encore le même sentiment, sachant que le zèle du juste et sa bienveillance préparent le chemin à celui qui monte sur l'Occident, comme parle le Prophète. C'est un favorable occident, que celui où l'homme demeure debout par la correction que le juste lui fait, et le vice tombe par terre, tandis que le Seigneur, le foule aux pieds et le brise pour qu'il ne se relève plus. Il ne faut donc pas rejeter les réprimandes du juste, puisque c'est la ruine du péché, la santé du coeur, et même la voie de Dieu vers l'âme. En général, il ne faut négliger aucun discours édifiant sur la piété, sur les vertus et sur les bonnes moeurs; car ce sont autant de chemins par où la grâce salutaire de Dieu vient en nous. Si les discours que nous entendons nous sont doux et agréables, et que nous les écoutions sans dégoût et même avec ardeur, nous devons croire que, non-seulement l'Époux vient, mais qu'il se hâte, c'est-à-dire qu'il vient avec désir d'arriver bientôt. Car c'est son désir qui produit le vôtre, et quand vous avez hâte de recevoir ses paroles, cela vient de ce qu'il se hâte d'entrer en vous. «Ce n'est pas nous, dit saint Jean, qui l'avons aimé les premiers, mais c'est lui qui nous a prévenus (1Jn 4,10).» Si vous sentez que sa parole soit enflammée, et qu'elle vous brûle au dedans par le souvenir de vos péchés, pensez alors à celui dont l'Écriture dit: «Le feu marchera devant lui (Ps 97,3),» et ne doutez point qu'il ne soit proche. «Car le Seigneur est proche de ceux qui out le coeur contrit (Ps 34,19).»

7. Mais, si sa parole ne vous touche pas seulement de componction, mais vous convertit entièrement au Seigneur, et vous fait prendre une forte résolution de garder les arrêts de sa justice, sachez qu'il est lui-même présent, surtout si vous vous sentez embrasé de son amour. Car opus lisez en même temps dans l'Écriture, et que le feu marche devant lui, et que lui-même est un feu, puisque Moïse dit de lui qu'il est un feu dévorant (Dt 4,24). Or, il y a cette différence entre ces deux feux, que celui qu'il envoie devant lui a de l'ardeur, mais n'a point d'amour; il brûle, mais il n'embrase pas; il meut, mais il n'emporte pas. Dieu ne l'envoie que pour vous exciter et vous préparer, et aussi pour vous faire connaître ce que vous êtes de vous-même, afin que vous goûtiez avec plus de plaisir ce que vous serez bientôt par la grâce de Dieu. Mais le feu qui est Dieu même consume, il est vrai, mais ne cause point de douleur; il brûle doucement, il détruit heureusement. Car il est vraiment le charbon destructeur dont parle le roi Prophète; mais un charbon qui en même temps qu'il agit sur les vices, tient lieu d'onction à l'âme. Reconnaissez donc la présence du Seigneur dans la vertu qui vous change le coeur, et dans l'amour qui vous enflamme. Car c'est la droite du Seigneur qui opère les vertus (Ps 118,16). D'ailleurs, ce changement qui est un coup de la droite du Très-Haut, ne se faitque par la ferveur de l'Esprit et par une charité exempte de fiction, en sorte que celui qui en ressent la vertu peut dire: «Mon coeur s'est échauffé au dedans de moi, et le feu qui me dévore s'augmente dans mes méditations (Ps 39,4).»

8. Or, quand ce feu a consumé toute l'impureté du péché et toutes les souillures du vice, purifié et calmé votre conscience, vous sentez une soudaine et extraordinaire dilatation du coeur, et l'infusion d'une lumière qui éclaire votre esprit, soit pour l'intelligence de l'Écriture, soit pour la pénétration des mystères, ce qui nous est donné, je pense, tout à la fois pour notre propre satisfaction et pour l'édification du prochain; or, c'est là un effet de l'oeil de l'Époux qui vous regarde, et qui fait briller votre justice comme une lumière éclatante, et votre équité comme le soleil du midi, selon cette parole du prophète Isaïe «Votre lumière sera aussi étincelante que celle du soleil (Is 58,30).» Mais le rayon d'une si grande clarté, au lieu d'entrer par la porte, pénètre par de petites ouvertures, du moins tant que la muraille ruineuse de votre corps sera encore debout. Vous vous abusez si vous espérez que cela se fasse autrement, à quelque pureté de coeur que vous puissiez arriver, puisque le grand contemplatif a dit: «Nous ne le voyons maintenant que comme dans un miroir et sous des voiles, mais alors nous le verrons face à face (1Co 13,12).».

9. Après ce regard de l'Époux, si plein. de bonté et de miséricorde, vient la voix qui insinue d'une manière douce ou agréable la volonté de Dieu, laquelle se confond avec l'amour même, qui ne peut être oisif, mais sollicite sans cesse le coeur à faire ce que Dieu désire. Aussi dit-il à l'Épouse de se lever et de se hâter (Ct 2,10), sans doute pour gagner des âmes à son service. Car la véritable et pure contemplation a cela de propre que celui qu'elle embrase du feu divin est rempli quelquefois d'un zèle et d'un désir si grands d'acquérir à Dieu des personnes qui l'aiment autant qu'il abandonne volontiers la contemplation pour la prédication. Et après qu'il a ainsi en partie contenté ses désirs, il retourne à la contemplation avec d'autant plus d'ardeur qu'il se souvient de l'avoir quittée avec plus de fruit, et de même après avoir goûté les délices de la contemplation, il se remet avec son allégresse habituelle, à faire de nouveaux gains spirituels. Cependant l'âme flotte souvent au milieu de ces vicissitudes, continuelles, et appréhende, tandis qu'elle est entraînée ça et là par la diversité de ces mouvements, de s'attacher à un ou à l'autre plus qu'il ne faudrait, et de se détourner tant soit peu de ce que Dieu demande d'elle. C'est peut-être ce qui faisait dire au saint homme Job: «Lorsque je dors, je dis en moi-même, quand me lèverai-je? et lorsque je suis levé, j'attends le soir avec impatience (Jb 7,4).» C'est-à-dire, lorsque je suis en repos, je m'accuse d'avoir négligé le travail, et lorsque je suis occupé, je m'accuse d'avoir troublé mon repos. Voyez-vous quelle peine ce saint homme souffre dans l'incertitude où il est de savoir combien de temps il doit employer soit à l'action, soit à la contemplation? Et quoique il soit toujours dans l'exercice des bonnes oeuvres, il ne laisse pas de se repentir toujours de ce qu'il a fait comme s'il avait mal fait, et de chercher à chaque moment la volonté de Dieu avec gémissements et avec larmes. Or, dans ces rencontres, l'unique remède est l'oraison et les fréquents soupirs qu'on adresse à Dieu, afin qu'il daigne nous faire connaître ce qu'il désire que nous fassions, quand et combien de temps il veut que nous le fassions. Il y a trois choses à savoir: la prédication, l'oraison, et la contemplation, marquées, comme je crois, dans les trois paroles de l'Époux. Car c'est à bon droit qu'il appelle l'Épouse sa bien-aimée, elle travaille en effet bien fidèlement pour ses intérêts, en prêchant, en donnant des conseils au prochain, ou en le servant. C'est encore très-justement qu'il l'appelle sa colombe, car elle gémit dans l'oraison, prie pour ses fautes et ne cesse d'attirer sur elle sa miséricorde divine. Enfin, c'est avec raison encore qu'il la nomme belle, puisque, brûlant des durs célestes, elle se revêt de la beauté d'une contemplation sublime.

10. Peut-être même pourrait-on trouver un rapport fort raisonnable avec ce triple bien que possède une même âme, et ces trois personnes de l'Évangile qui demeuraient dans une même maison, et qui étaient les amies intimes du Sauveur. Je veux parler de Marthe, de Marie et de Lazare. Car Marthe servait, Marie vaquait à la contemplation, et le Lazare gémissait sous la pierre de sa tombe, et demandait avec instance la grâce de la résurrection. Cela soit dit pour faire entendre pourquoi l'Écriture représente l'Épouse si glorieuse et si vigilante à observer tous les pas de l'Époux, qu'elle remarque ponctuellement quand il vient à elle, et avec quel empressement il marche, s'il est loin, s'il est proche, s'il est présent, en sorte que, quelque diligence qu'il fasse, il ne la saurait jamais surprendre, et pourquoi enfin, elle mérite non-seulement qu'il la regarde favorablement, mais même qu'il la réjouisse par`des paroles douces et amoureuses, et que la voix de son Epoux remplisse son âme d'allégresse. ,

11. Nous avons ajouté, peut-être avec une certaine hardiesse, que toute âme qui veillera comme l'Épouse, sera aussi saluée de l'Époux du nom de bien-aimée, sera consolée comme colombe, sera embrassée comme sa belle. Tout homme sera réputé parfait, quand son âme réunira ces trois choses, gémir sur soi, se réjouir en Dieu, servir son prochain, et se montrer ainsi lui-même agréable à Dieu, circonspect envers lui-même, utile aux autres. Mais qui est capable de ces trois choses ensemble? Plût à Dieu que, après bien des années, elles pussent se rencontrer, je ne dis pas toutes ensemble dans chacun de nous, mais chacune dans quelques-uns de nous. Nous avons parmi nous une Marthe, l'amie du Sauveur, dans ceux qui administrent fidèlement les choses extérieures. Nous avons aussi un Lazare, une colombe gémissante, en la personne des novices qui, morts à leurs péchés depuis peu de temps, travaillent avec gémissement et dans la crainte du jugement de Dieu à guérir leurs plaies encore récentes, et, comme des blessés qui reposent dans les tombeaux et dont on ne se souvient plus du tout, croient qu'on les a mis en oubli, jusqu'à ce que, par le commandement de Jésus-Christ, le poids de leur crainte étant levé, comme une pierre massive qui les accablait, ils puissent respirer dans l'espérance du pardon. Nous avons aussi une Marie contemplative, en ceux qui, avec le temps, par la coopération de la grâce, sont arrivés à un état plus parfait et plus agréable, présument déjà de leur pardon, et ne sont plus si en peine de repasser en leur esprit la triste image de leurs péchés, que de méditer nuit et jour la loi de Dieu, sans pouvoir jamais se rassasier d'un plaisir si doux. Quelquefois même, contemplant avec une joie ineffable la gloire que l'Epoux a découverte, ils sont transformés en son image, et passent de clarté en clarté, comme conduits par le Saint-Esprit. Pour ce qui est maintenant de savoir pourquoi l'Époux exhorte l'Épouse à se lever et à se hâter, lui, qui peu de temps auparavant avait défendu qu'on la réveillât, nous expliquerons cela une autrefois. Que l'Époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur daigne seulement nous honorer aussi de sa présence, et nous découvrir la raison de ce mystère, Lui qui étant Dieu par dessus toutes choses est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Bernard sur Cant. 55