Bernard sur Cant. 60

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SERMON LX.

Incrédulité des Juifs qui mirent le comble à la mesure de leurs pères en tuant le Christ.

1. «Le figuier a porté ses boutons à figues (Ct 2,13).» Ces mots se rapportent à ce qui précède. L'Epoux avait dit que le temps de tailler la vigne était venu, et le montrait par les fleurs qui commençaient déjà à paraître, et par la voix de la tourterelle qu'on avait entendue. Il le prouve encore par la. production des boutons à figues; parce que l'arrivée du, printemps ne, ose reconnaît pas seulement aux fleurs, ou à la voix de la tourterelle, mais encore parles fruits du figuier. Car la saison n'est jamais plus belle, que lorsque le figuier produit ses boutons à figues. Le figuier n'a point de fleurs, au lieu de fleurs il pousse des boutons à figues, lorsque les autres arbres fleurissent. Et comme les fleurs paraissent et passent aussitôt, n'étant propres à rien, sinon à marquer les fruits qui doivent les suivre, ainsi les boutons à figues se montrent pendant quelque temps, tombent avant d'être mûrs, et font place aux bonnes figues, mais ne sont pas bons à manger eux-mêmes. C'est donc par là, comme j'ai dit, que l'époux connaît quelle est la saison, et qu'il le fait connaître à l'Epouse, afin qu'elle ne soit point paresseuse à aller aux vignes parce que ce qui se fait en son temps n'est jamais perdu. Voilà pour ce qui concerne le sens littéral.

2. Mais quel est le sens spirituel. Il ne faut pas voir ici le figuier, mais le peuple qu'il représente. Car Dieu prend soin des hommes, non pas des arbres. Le peuple est un vrai figuier, fragile à cause de la chair, petit de sens et d'intelligence, bas d'esprit, et ses premiers fruits sont grossiers et terrestres. Car ce n'est pas l'étude du peuple, de chercher premièrement, le royaume de Dieu et sa justice (Mt 6,33), mais plutôt, comme dit l'Apôtre, de penser aux choses du monde, de chercher pour les hommes, comment plaire à leurs femmes, ou pour les femmes, comment se rendre agréables à leurs maris (1Co 7,33). Les personnes de cette sorte souffriront des afflictions en la chair, mais nous ne nions pas, qu'à la fin, elles acquièrent les fruits de la foi, si elles se confessent et se repentent sincèrement de leurs fautes, et surtout si elles rachètent les oeuvres de la chair, par les aumônes? Les premiers fruits que produisent ces personnes ne sont donc pas proprement des fruits, non plus que les boutons à figues que portent les figuiers. Mais si ensuite elles font de dignes fruits de pénitence , car ce qui est animal doit précéder ce qui est spirituel (1Co 15,46), on leur dira: «Quel est ce fruit que vous avez porté autrefois et dont vous rougissez maintenant (Rm 6,21)?»

3. Néanmoins, je ne crois pas qu'on doive entendre ce passage, de toutes sortes de peuples, mais de celui qui y est exprimé. Car l'Écriture ne dit pas les figuiers au pluriel, mais au singulier. «Le figuier a produit ses boutons à figues;» et selon ma pensée, ce peuple est le peuple juif. En effet, combien le Sauveur, dans l'Évangile, propose-t-il de paraboles semblables à celle-ci, à son sujet? Par exemple: «Un homme avait un figuier planté dans sa vigne (Lc 13,6).» Et: «Voyez le figuier, et tous les autres arbres (Lc 21,19),» en parlant à Nathanaël, il dit encore: «je vous ai vu lorsque vous étiez sous le figuier (Jn 1,48).» Il maudit encore le figuier, parce qu'il n'avait point trouvé de fruits dessus (Mc 11,12). Ainsi ce peuple est vraiment un figuier, puisque bien qu'il soit sorti de la racine des patriarches, qui était bonne, il ne s'est pourtant jamais élevé en haut, a toujours voulu ramper à terre, et n'a point répondu à l'excellence de sa racine, ni par la grandeur de ses rameaux, ni par la beauté de ses fleurs, ni par la fécondité de ses fruits. Arbre manqué, arbre tortueux, et noueux, tu n'as guère de rapport avec ta racine, car tu viens d'une racine sainte. Que parait-il dans tes branches qui soit digne d'elle? «Le figuier, dit l'Époux, a poussé ses boutons à figues.» Ce n'est pas de ta noble racine que tu les tires maudite engeance. Ce qui se trouve en elle, vient du Saint-Esprit, et, partant est délicat et agréable. Où as-tu pris ces figues grossières? Et en effet, qu'y a-t-il qui ne soit pas grossier dans ce peuple, soit que l'on considère ses actions ou ses inclinations, son intelligence, ou les cérémonies du culte qu'il rendait à Dieu? Car ses actions étaient toutes pour la guerre, son inclination ne se portait qu'à amasser du bien, son intelligence était dans l'écorce de la lettre, et son culte dans le sang des bêtes et des animaux.

4. Mais on me dira peut-être, si ce peuple n'a jamais cessé de produire des boutons à figues, le temps de tailler la vigne, est donc venu quelquefois pour lui, puisque nous avons dit qu'on la talle lorsque les figuiers poussent leurs -boutons à figues: nullement; car nous disons que les femmes sont mères, non lorsqu'elles sont en travail d'enfant, mais lorsqu'elles sont accouchées. Nous disons de même que les arbres ont produit leurs fleurs, non lorsqu'ils commencent à fleurir, mais au contraire lorsqu'ils se défleurissent. Il en est de même ici, on dit que le figuier a produit ses fausses figues, non lorsqu'il en a produit quelques-unes, mais lorsqu'il les a toutes produites, c'est-à-dire lorsqu'il n'en produit plus. Si vous me demandez quand cela est arrivé à ce peuple? C'est, vous dirai-je, lorsqu'il a tué Jésus-Christ. Car c'est alors que sa malice a été consommée, selon que lui-même le lui avait prédit, en disant: «Comblez la mesure de vos pères (Mt 23,31).» D'où vient qu'étant prés de rendre l'esprit sur la croix, il s'écria: «Tout est consommé (Jn 19,30).» O quelle consommation a donné à ses boutons à figues, ce figuier maudit et condamné à une stérilité perpétuelle! O que ses derniers fruits sont bien plus mauvais que les premiers! D'abord, ils étaient seulement inutiles, mais maintenant ils sont pernicieux et empoisonnés. O naturel barbare et grossier, naturel de vipère, de haïr un homme qui guérit les corps des hommes, et leurs âmes! O intelligence grossière, intelligence de boeuf, que de n'avoir pas reconnu Dieu dans les ouvrages mêmes de Dieu!

5. Peut-être le Juif se plaindra-t-il comme d'une injure atroce, de ce que je compare son intelligence à celle d'un boeuf. Mais qu'il lise Isaïe, et il trouvera qu'il en a encore moins qu'un boeuf. «Un boeuf, dit ce prophète, connaît celui à qui il appartient, et un âne connaît l'étable de son maître, mais Israël ne m'a point connu, mon peuple n'a point eu d'intelligence (Is 1,3).» Vois-tu, ô juif, que je suis plus doux pour toi que ton Prophète même? je t'ai comparé aux bêtes brutes, et lui te met au dessous d'elles, ou plutôt ce n'est pas en son nom, mais au nom de Dieu, que le Prophète dit cela, car Dieu même crie par ses oeuvres, qu'il est Dieu. «Si vous ne me croyez, dit-il, croyez à mes oeuvres, et si je ne fais les oeuvres de mon Père, ne me croyez point (Jn 10,33).» Cependant cela ne le réveille point encore, et ne lui ouvre pas les yeux; ni la fuite des démons, ni l'obéissance des éléments, ni la vie rendue aux morts, n'a pu le délivrer de cette stupidité plus que bestiale, qui a été cause que, par un aveuglement également merveilleux et déplorable, il est tombé dans un crime si horrible, et si énorme, que de porter des mains sacrilèges sur le Seigneur de majesté. On a donc pu dire que «le figuier a produit ses boutons à figues,» depuis que les cérémonies légales de ce peuple ont commencé à prendre fin, et que les vieilles choses selon une ancienne prophétie, ont été remplacées par de nouvelles (Lv 24,1),» de la même manière que les fausses figues tombent et font place aux bonnes qui viennent après. Tant que le figuier, dit l'Époux, n'a point cessé de produire ses figues, je ne vous ai point appelée, ô mon Epouse, parce que je savais qu'il n'en pouvait pas produire de bonnes eu même temps. Mais maintenant que celles qui devaient venir auparavant sont venues, je ne vous invite point hors de saison, puisque les fruits qui sont bons et salutaires s'approchent, et vont succéder à ceux qui sont inutiles.

6. «Car les vignes, en fleurs, continue-t-il, répandent une odeur agréable,» ce qui est aussi une marque que le fruit va venir bientôt. Cette odeur classe les serpents. On dit que lorsque les vignes sont en fleurs, toutes les bêtes venimeuses s'éloignent, elles ne peuvent souffrir l'odeur de ces fleurs nouvelles. Je désire que nos novices écoutent particulièrement ceci, et qu'ils en tirent un sujet de confiance, en se demandant quel esprit ils ont reçu, puisque les démons n'en sauraient même, souffrir les premières approches. Si la ferveur des novices a cette force dans son commencement, que sera-t-elle dans sa perfection? Que l'on juge du fruit parla fleur, et de la vertu de sa saveur par colle de son odeur. «Les vignes en fleurs ont répandu une odeur agréable.» Il en a été ainsi dans le commencement. A la prédication de la grâce nouvelle de Jésus-Christ, il se faisait un renouvellement de vie en ceux qui croyaient, et qui, en vivant bien parmi les Gentils, étaient en tout lieu la bonne odeur de Jésus-Christ (2Co 2,15). Cette bonne odeur, c'était le témoignage qui leur était rendu, et qui naît des bonnes oeuvres, comme l'odeur naît des fleurs, comme les âmes fidèles dans le commencement de la foi naissante, telles que des vignes spirituelles remplies de fleurs et exhalant une odeur agréable, recevant bien le témoignage de ceux mêmes qui n'étaient pas de leur religion; je crois qu'il est assez vraisemblable que c'est d'elles que l'Époux parlait, quand il disait que les vignes en fleurs répandaient une douce odeur. Pourquoi? parce que ceux qui ne croyaient. pas encore, se sentant attirés par là à la foi, glorifiaient Dieu en voyant leurs bonnes oeuvres, et que cette odeur commençait à leur être une odeur de vie pour la vie. Ce n'est donc pas sans raison qu'il est dit de ceux qui n'ont point cherché leur propre gloire, mais le salut de leur prochain par la bonne opinion qu'ils lui donnaient de leur vertu, ont répandu une douce odeur. Car ils pouvaient, à l'exemple de plusieurs, se servir de la piété d'une manière profane, pour satisfaire leur vanité ou leur avarice. Mais ce n'eût pas été répandre l'odeur, mais la vendre, ce qu'ils n'avaient garde de faire, puisque toutes leurs actions n'avaient pour but que la charité.

7. Mais si les vignes sont les âmes, la fleur, les bonnes oeuvres, et l'odeur, l'opinion avantageuse qu'on donne de soi, qu'est-ce que le fruit de la vigne? C'est le martyre, oui, le sang du martyre est vraiment le fruit de la vigne: «Lorsque Dieu, dit le Prophète (Ps 126,4), aura fait reposer en paix ceux qu'il aime, l'héritage du Seigneur s'augmentera par le nombre de ceux qui se convertiront, et qui seront comme leurs enfants, et le fruit de leurs entrailles:» J'allais dire le fruit de la vigne. Pourquoi n'appellerons-nous pas sang de la vigne, le sang de l'innocent et de l'homme juste, ce divin jus rouge et précieux de la vigne de Sorech, sorti comme du pressoir des souffrances? Car la mort des saints du Seigneur est précieuse à ses yeux; mais en voilà assez pour l'explication de ces paroles: «Les vignes en fleurs ont répandu une bonne odeur.»

8. C'est là le sens de ce passage, si on veut le rapporter au temps de la grâce. Mais, si on aime mieux l'entendre de celui des patriarches, car la vigne du Seigneur des armées est la maison d'Israël, voici comment on peut l'expliquer. Les prophètes et les patriarches ont senti, comme une excellente odeur, que Jésus-Christ devait naître et mourir, mais ils n'ont point répandu alors cette odeur, parce qu'ils n'ont pas montré dans la chair celui qu'ils pressentaient en esprit devoir en être revêtu un jour. Ils n'ont pas répandu leur odeur, ni divulgué leur secret, ils ont attendu qu'il se révélât dans son temps. En effet, qui aurait pu comprendre la sagesse cachée alors dans ce mystère, avant qu'elle eût pris un corps? Voilà comment il se fait que les vignes n'ont point alors répandu leur odeur. Elles en ont répandu plus tard, lorsque, dans la suite des générations, elles ont donné au monde Jésus-Christ, né d'elles selon la chair, par le moyen d'une Vierge mère. Ce fut alors, dis-je. que ces vignes spirituelles répandaient leur odeur, ce fut alors que la bonté et la clémence de notre Sauveur se montrèrent aux hommes (Tt 3,4), et que le monde commença à jouir de la présence de celui que peu de personnes avaient pressenti lorsqu'il était, absent. Ce saint homme, par exemple, qui, en touchant Jacob, sentait Jésus-Christ et s'écriait: «Voici l'odeur de mon fils, semblable à celle d'un champ plein de fleurs que le Seigneur a béni (Gn 27,27);» en s'exprimant ainsi, gardait ses délices pour lui, et ne les communiquait à personne. «Mais lorsque la plénitude du temps est arrivée, auquel Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, né sous la loi, afin qu'il rachetât ceux qui étaient sous la loi (Ga 4,4);» c'est alors que cette odeur qui était en lui, se répandit de toutes parts, en sorte que l'Église, la sentant des extrémités de la terre, s'écriait: «Votre nom est une huile répandue (Ct 1,2),» et les jeunes filles courront dans l'odeur de cette huile parfumée. Voilà comment cette huile a répandu une odeur agréable, ainsi que toutes les autres vignes de ce temps-là, qui étaient pleines de la même odeur de vie: et pourquoi ne l'auraient-elles pas répandue, puisque Jésus-Christ est sorti d'elles, selon la chair 2 Les vignes ont donc répandu une bonne odeur, soit que les âmes fidèles répandent d'elles partout une opinion avantageuse, ou que les oracles et les révélations des patriarches aient été rendus publics au monde, et que leur odeur se soit répandue par toute la terre, suivant cette parole de l'Apôtre: «Sans doute ce mystère de la bonté de Dieu est grand puisqu'il a été manifesté par la chair, justifié par l'esprit, découvert aux anges, prêché aux nations, cru dans le monde et reçu avec applaudissement (1Tm 3,16).»

9. Mais ce figuier et ces vignes n'ont-ils rien qui puisse servir à notre édification? Je crois que ce passage se peut aussi expliquer moralement, puisque, par la grâce de Jésus-Christ qui est en nous, nous avons aussi des figuiers et des vignes. Les figuiers sont ceux dont les moeurs sont douces et paisibles, et les vignes, ceux qui ont l'esprit plus fervent. Quiconque parmi nous, conserve l'union et la paix de la société, qui nous lie ensemble, et non-seulement vit parmi les frères,, sans donner aucun sujet de plainte à personne, mais de plus se prodigue avec douceur à tout le monde, dans les devoirs de la charité, pourquoi ne serait-il point représenté par le figuier? Il faut néanmoins qu'il ait poussé auparavant ses boutons à figues, je veux dire la crainte du jugement de Dieu que l'amour parfait chasse dehors, et l'amertume de ses péchés, qui aide nécessairement à la véritable confession, à l'infusion de la grâce, et à la fréquente effusion des larmes; et qu'il soit délivré de toutes les autres choses pareilles qui, comme des figues en boutons, précèdent, la douceur des vrais fruits, et que vous pouvez fort bien connaître par vous-mêmes.

10. Mais, pour ajouter encore une autre pensée qui me vient sur ce sujet, considérez si on ne pourrait point aussi mettre au nombre de ces fausses figues, la science, la prophétie, le don des langues, et autres dons pareils. Car ces choses doivent passer, et céder la place à d'autres meilleures, selon ce mot de l'Apôtre: «La science sera détruite, les prophéties n'auront plus de lieu, et le don des langues cessera (1Co 13,8).» L'intelligence exclura mémé la foi, et la claire vision ne peut manquer de succéder à l'espérance. Car on n'espère pas voir ce qu'on voit déjà: il n'y a que la charité qui demeure toujours, mais celle seulement par laquelle nous aimons Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme et de toutes nos forces. C'est pourquoi je ne la mettrai point au nombre des fausses figues, et je ne veux pas même la comparer au figuier, mais aux vignes. Ceux qui sont des vignes sont plus sévères qu'indulgents; parce qu'ils agissent avec un esprit plein d'ardeur, ils sont zélés pour la discipline, ils reprennent fortement les vices, et peuvent dire avec le Prophète: «N'êtes-vous pas témoin, Seigneur, que je hais ceux qui vous haïssent, et que je suis animé de zèle contre vos ennemis (Ps 139,31)?» Et: «Le zèle de votre maison me dévore (Ps 69,10).» Les premiers me semblent se distinguer par l'amour du prochain, et les seconds par l'amour de Dieu. Mais arrêtons-nous sous cette vigne, et sous ce figuier où l'amour de Dieu et celui du prochain répandent une ombre favorable, je possède ces deux amours lorsque je vous aime, mon doua Jésus, vous qui êtes mon prochain par excellence parce que vous êtes homme, et que vous avez usé de miséricorde envers moi, mais vous ne laissez pas d'être un souverain, élevé au dessus de toutes choses et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON LXI.

Comment l'Église trouve les richesses de la miséricorde divine dans les trous des plaies de Jésus-Christ. Force que les martyrs ont puisée dans Jésus-Christ.

1. «Levez-vous (a) ma bien-aimée, mon Épouse, et venez (Ct 2,14).» L'Époux témoigne l'excès de son amour, par cette répétition de paroles, invitant de nouveau sa bien-aimée à travailler aux vignes: Car je vous ai déjà dit que les vignes sont les âmes, et il est inutile de m'arrêter davantage sur cette pensée. Passons donc à ce qui suit. S'il m'en souvient bien, il ne l'a point encore nommée clairement Épouse dans cet ouvrage, si ce n'est à cette heure qu'il la mène aux vignes, et qu'elle approche du vin de la charité. Et lorsqu'elle y sera arrivée, et devenue parfaite, il fera un mariage spirituel avec elle, et ils seront deux, non en une même chair, mais en un même esprit, suivant cette parole de l'Apôtre: «Celui qui est étroitement uni à Dieu, ne fait qu'un même esprit avec lui (1Co 6,17).»

2, Voyons ce qui suit: «Ma colombe est dans les trous de la pierre, elle est dans les creux de la muraille; montrez-moi votre visage, que votre voix résonne à mes oreilles (Ct 2,14).» Il aime et il continue à dire des choses amoureuses. Il l'appelle de nouveau sa colombe, il dit qu'elle est à lui, et qu'elle lui appartient en propre. Ce n'est plus elle qui lui demande instamment de se montrer à elle, et de lui parler, c'est lui qui au contraire, à présent, la prie de lui accorder cette grâce. Il agit comme un Époux, mais comme un Époux plein de pudeur, il rougit d'être vu de tout le monde, il veut jouir de ses délices dans un lieu écarté, dans des trous de la pierre, dans les creux de la muraille. Imaginez-vous donc, que l'Epoux parle ainsi à l'Epouse: Ne craignez point, ma bien-aimée, que le travail des vignes, auquel je vous exhorte, empêche ou interrompe nos amours. Ce travail pourra servir à ce que nous souhaitons également tous deux. Les vignes ne vont pas sans quelques vieilles murailles qui offrent une retraite agréable aux âmes pudiques. Voilà le sens, ou plutôt le jeu de la lettre. Et pourquoi ne l'appellerais-je pas un jeu, puisqu'il n'y a rien de sérieux dans cette explication littérale? Ce qui en parait au dehors ne mérite pas seulement d'être entendu, si le Saint-Esprit aide au dedans la faiblesse de notre intelligence. Ne nous arrêtons donc pas au dehors, de peur, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'il ne semble que nous voulions parler d'amours impurs et déshonnêtes. Apportez des oreilles chastes à ce discours d'amour; et lorsque vous pensez à ces deux amants, ne vous représentez pas un homme et une femme, mais le Verbe et l'âme, ou bien Jésus-Christ et l'Église, qui est la même chose, si ce n'est que ce

a Dans la Vulgate il y a ici: «Hâtez vous;» Mais ces mots manquent dans les manuscrits et dans les premières éditions des oeuvres de saint Bernard.

nom d'Église ne marque pas une âme seule, mais l'unité ou plutôt l'union de plusieurs âmes. Et ne croyez pas non plus que les trous de la pierre ou les creux de la muraille soient des cachettes pour les gens qui font du mal ensemble, rejetez de votre esprit tout soupçon de choses si ténébreuses.

3. Quelqu'un a entendu par les trous de la pierre, les plaies de Jésus-Christ, et avec grande raison. Car Jésus-Christ est la pierre mystique. Ces trous sont excellents puisqu'ils, établissent la foi de la résurrection et la divinité de Jésus-Christ. «Vous êtes mon Seigneur et mon Dieu (Jn 10,28),» disait un apôtre. D'où cet oracle est-il sorti, sinon des trous de la pierre? C'est là que le passereau a trouvé une retraite, et la tourterelle un nid pour mettre ses petits (Ps 84,3). C'est là que la colombe se met en sûreté, et regarde sans crainte l'oiseau de proie qui vole à l'entour. Et voilà pourquoi il dit, «ma colombe est dans les trous de la pierre (Ps 27,6), et la colombe reprend, il m'a fait monter dans la pierre (Ps 40,3). Et encore, il a établi mes pieds sur la pierre (Mt 7,24).» Un homme sage bâtit sa maison sur la pierre, parce que là il ne craint ni la violence des vents, ni les inondations. Quels avantages ne se trouvent point dans la pierre? C'est sur la pierre que je suis élevé, dans la pierre que je suis en sûreté, et dans la pierre que je demeure ferme. J'y suis à couvert contre l'ennemi, j'y suis en sûreté contre toute sorte d'accidents, et cela, parce que je, suis élevé au dessus de la terre. Car tout ce qui est terrestre est incertain et sujet à périr, que notre vie soit dans les cieux, et nous ne craindrons ni de tomber ni d'être ébranlés. C'est dans les cieux qu'est la pierre, et c'est en elle que se trouvent la fermeté et la sécurité. La pierre est le refuge des hérissons (Ps 104,48). Et, en effet, où notre faiblesse peut-elle trouver un repos ferme et assuré, sinon dans les plaies du Sauveur? Je demeure là avec d'autant plus de confiance, qu'il est plus puissant pour me sauver. Le monde frémit, le corps m'accable, le diable me tend des piéges, et cependant je ne tombe point, parce que je suis établi sur la pierre ferme. J'ai commis une grande faute, ma conscience en est troublée, mais je ne rue désespère point, parce que je me souviens des plaies de mon Seigneur. Car il a été percé de blessures pour nos péchés (Is 33,5). Qu'y a-t-il de si mortel, qui ne soit guéri par la mort de Jésus? Lors donc que je pense à un remède si efficace, nulle maladie quelque maligne qu'elle soit, ne me saurait épouvanter.

4. Par où l'on voit clairement que celui qui disait: «Mon péché est trop grand pour mériter que Dieu me le pardonne se trompait étrangement (Gn 4,13),» à moins qu'on ne dise qu'il n'était pas des membres de Jésus-Christ, que les mérites de Jésus-Christ ne lui appartenaient pas (a) qu'il ne pouvait les regarder comme son bien, ni s'attribuer

a Telle est la leçon constante des plus anciennes éditions. Horstius a donc eu tort de lire: «parce qu'il était un membre coupable de ce chef;» Picard avait lu: «parce qu'il était un membre de ce vrai chef.» La leçon que nous préférons est naturelle et facile, si on comprend bien le mot a membre, . et si on supplée ces mots: «Il regarde, comme sien ce qui appartient à sep chef.»

les mérites de son chef ainsi qu'un membre peut. réclamer comme sien ce qui est à son chef. Mais pour moi, ce que je ne trouve pas en moi, je le prends avec confiance dans les entrailles du Sauveur, parce qu'elles sont toutes pleines d'amour et qu'il y a assez d'ouvertures dans son corps sacré, par où elles peuvent se répandre. Ils ont percé de clous ses mains et ses pieds, et son côté d'une lance; et par ces ouvertures, je puis sucer le miel de la pierre, et goûter l'huile de ce dur caillou, c'est-à-dire goûter et voir combien le Seigneur est doux. Il formait en cet état des pensées de paix, et je n'en savais rien. Car qui connaît les desseins du Seigneur, ou qui a jamais eu part à ces conseils? Mais ces clous dont il a été percé, sont devenus pour moi comme des clefs, qui m'ont ouvert le trésor de ses secrets et fait voir la volonté du Seigneur. Et pourquoi ne la verrais-je pas au travers de ses plaies? Ses clous et ses blessures crient hautement que Dieu est vraiment en Jésus-Christ et qu'il y réconcilie le monde avec lui-même. Ce fer a traversé son âme et touché son coeur, afin qu'il sût compatir à mes infirmités. Le secret de son coeur se voit par les ouvertures de son corps, on voit le grand mystère de sa bonté infinie, les entrailles de la miséricorde de notre Dieu par laquelle ce soleil levant nous est venu visiter du ciel. Pourquoi ses entrailles ne se verraient-elles pas par ses plaies? Car, comment, Seigneur, pouviez-vous faire éclater davantage l'excès de votre bonté et de votre miséricorde, que par ces blessures cruelles que vous avez souffertes pour nous? Personne ne peut donner de plus grandes preuves de sa charité, que d'exposer sa vie pour ceux qui sont destinés et condamnés à la mort.

5. La miséricorde du Seigneur est donc la matière de mes mérites. J'en aurai toujours tant qu'il daignera avoir de la compassion pour moi. Et ils seront abondants si les miséricordes sont abondantes. Je me sens coupable de plusieurs péchés, il est vrai, mais la grâce a surabondé où le péché abondait auparavant (Rm 5,20). Si les miséricordes du Seigneur sont éternelles pour moi, je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur. (Ps 103,27 Ps 139,1). Sera-ce ma propre justice que je célébrerai? Non, Seigneur, je ms; souviendrai de votre seule justice. Car la vôtre est aussi la mienne, parce que vous êtes devenu vous-même ma propre justice. Dois-je craindre qu'une seule ne suffise pas pour deux? Ce n'est pas ce manteau dont parle le Prophète, qui est si court que deux ne s'en peuvent couvrir (Ps 16). Votre justice est la justice éternelle (Ps 29,20). Qu'y a-t-il de plus long que l'Éternité? Votre justice donc qui est éternelle et si étendue nous couvrira tous deux amplement. En moi elle couvrira la multitude de mes péchés, mais couvrira-t-elle en vous, Seigneur, des trésors de clémence, des richesses de bonté? Ce sont ces richesses qui sont cachées pour moi dans le trou de la pierre. Que la douceur qu'elles enferment est grande et excessive! Elles sont cachées à la vérité, mais c'est pour ceux qui périssent; car pourquoi donner le saint aux chiens, ou les perles aux pourceaux? Mais Dieu nous les a révélées par son Saint-Esprit. Il nous a fait entrer dans son sanctuaire parles portes de ses plaies. Quelle source de douceur n'y trouve-t-on point, qu'elle plénitude de grâces, quelle abondance de vertus.

6. J'entrerai dans ces celliers si riche et si abondants, et, selon le conseil du Prophète, je laisserai les villes et habiterai dans la pierre (Jr 28,25), je ferai comme la colombe qui fait son nid à l'entrée des trous de la pierre afin qu'étant mis avec Moïse dans les trous de la pierre (Ex 48,2), je mérite au moins de voir lé Seigneur par derrière, lorsqu'il viendra à passer. Car qui pourra voir sa face, lorsqu'il se tiendra debout, c'est-à-dire lorsqu'il paraîtra dans la splendeur de sa beauté immuable, sinon celui qui a déjà mérité d'être introduit dans le saint des saints? Néanmoins ce n'est point une chose vile et méprisable que de le voir par derrière. Qu'Hérode le méprise s'il veut, pour moi, je le méprise d'autant moins qu'il lui a paru plus méprisable. Il y a même quelque plaisir à le voir de cette sorte; qui sait s'il ne se retournera point vers nous, s'il ne nous pardonnera point nos péchés, et s'il ne laissera point sa bénédiction après lui? Un temps viendra où il nous montrera sa face, et nous serons sauvés. Mais en attendant, qu'il nous prévienne par la douceur de ses bénédictions, je dis de celle qu'il a coutume de laisser après lui, qu'il nous montre seulement maintenant sa bonté, comme par derrière, et qu'il réserve pour une autre fois de nous faire voir sa face dans tout l'éclat de sa gloire. Il est extrêmement élevé dans son royaume, mais il est doux sur la croix. Qu'il commence par cette dernière vision, il achèvera un jour par l'autre. «Vous me comblerez de joie, dit le Prophète, par la vue de votre visage (Ps 15,10).» L'une et l'autre de ces deux visions sont salutaires, l'une et l'autre sont très-douces, mais la première est sublime, et la seconde est humble; celle-là est accompagnée de splendeur, et celle-ci de pâleur.

7. Car, comme dit le Prophète, «son dos a la pâleur de l'or (Ps 68,14).» Comment ne pâlirait-il pas à la mort? Mais l'or, tout pâle qu'il est, vaut mieux que le clinquant qui brille, et ce qui semble folie en Dieu, est plus sage que toute la sagesse des hommes. L'or c'est le Verbe, l'or c'est la sagesse. Cet or s'est décoloré lui-même, en cachant la forme de Dieu, pour ne faire paraître que la forme d'esclave. Il a aussi décoloré l'Église, puisqu'elle dit: «Ne prenez pas garde si je suis noire, car c'est le soleil qui m'a décolorée (Ct 1,5).» Son dos a donc aussi la pâleur de l'or, parce qu'elle n'a point rougi de la noirceur de la croix, qu'elle n'a point eu d'horreur des brûlures de la passion, qu'elle n'a point fui les marques livides des blessures. Elle y prend même maintenant de la complaisance, et elle souhaite que la fin soit semblable à ses commencements. Enfin, c'est ce qui fait que l'Époux lui dit: «Ma colombe est dans les trous de la pierre,» parce qu'elle met toute sa dévotion à s'occuper sans cesse dans le souvenir des plaies de Jésus-Christ, à s'y arrêter et à y demeurer par une méditation continuelle. C'est ce qui lui fait souffrir le martyre avec tant de courage; c'est ce qui lui donne tant de confiance dans le Très-Haut. Le martyr n'a point à craindre de lever un visage défait et livide, avec celui dont les meurtrissures et les plaies l'ont guéri, et de représenter par la pâleur de l'or, la mort de son maître: Pourquoi le craindrait-il, puisque le Seigneur l'y invite même en lui disant . «Montrez-moi votre face (Ct 2,14)?» Pourquoi? Je pense que ce n'est pas tant parce qu'il veut la voir, que parce qu'il désire lui-même être vu d'elle. Car qu'est-ce qu'il ne voit pas? Il n'a point besoin qu'une personne se montre à lui pour la voir, puisqu'il voit toutes choses, même celles qui sont cachées. Il veut donc être vu. Ce chef plein de bonté veut que son brave soldat jette les yeux sur ses plaies, afin que cela serve à l'encourager, et que, par son exemple, il devienne plus fort pour supporter les tourments.

8. Car tandis qu'il regarde ses blessures, il ne sentira pas les siennes. Tout martyr demeure intrépide, ravi de joie et triomphant en lui-même, pendant que son corps est tout déchiré de coups; et quand le fer lui ouvre les flancs, il regarde couler son sang sacré, non-seulementavec confiance, mais même avec allégresse. Où est donc alors son âme? Elle est en lieu de sûreté, elle est dans la pierre, elle est dans les entrailles de Jésus, où elle entre par la porte de. ses plaies. Si elle était dans ses propres entrailles, certainement elle sentirait le fer qui les déchire, elle ne pourrait supporter la douleur, elle succomberait et renierait son Sauveur. Mais habitant dans la pierre, quelle merveille qu'elle en prenne la dureté?Quelle merveille qu'étant bannie du corps, elle n'éprouve aucune sensation corporelle? Ce n'est pas en effet de l'insensibilité, mais de l'amour. Elle ne perd pas le sentiment, elle se l'assujettit, elle n'est pas exempte de douleur, mais elle la surmonte, elle la méprise; c'est donc de la pierre que vient le courage des martyrs, c'est ce qui les rend puissants, pour boire le calice du Seigneur. Et que ce calice dont le vin enivre est beau (Ps 23,5)! Il est, dis-je, excellent et agréable, et ne l'est pas moins au général qui regarde, qu'au soldat qui triomphe; car notre courage fait la joie du Seigneur. Et comment ne se réjouirait-il point à la suite d'une confession généreuse, puisqu'il la désire avec tant d'empressement? «Que votre voix, dit-il, retentisse à mes oreilles (Ct 2,4).» Aussi ne tardera-t-il point à rendre la récompense qu'il a promise; car il s'empressera de reconnaître devant son Père, celui qui l'aura confessé devant les hommes (Mt 10,32). Coupons court à ce discours, car nous ne saurions le finir aujourd'hui, et il serait excessivement long, si nous voulions achever tout ce qui nous reste à dire sur le verset que nous avons commencé à vous expliquer. Réservons donc le reste pour une autre fois, afin que l'époux de l'Église Notre-Seigneur Jésus-Christ, ait sujet de se réjouir et de ce que nous disons, et de la manière dont nous le disons, lui qui étant Dieu et élevé par dessus tout, est béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.


Bernard sur Cant. 60