Bernard sur Cant. 62

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SERMON LXII.

Qu'est-ce pour une âme fidèle que demeurer dans les trous de la pierre et de se trouver dans les fentes des murailles. Il vaut mieux chercher la volonté de Dieu, que sonder sa gloire et sa majesté. Pureté du coeur qu'il faut avoir pour prêcher la vérité.

1. «Ma Colombe est dans les trous de la pierre, et dans les creux de la muraille (Ct 2).» Ce n'est pas seulement dans les trous de la pierre que la colombe trouve un refuge assuré, c'est aussi dans les ouvertures de la muraille: Si nous prenons cette muraille, non pour des monceaux de pierre, mais pour l'assemblée des saints, voyons s'il n'entend point par ses ouvertures, les places qu'ont laissées vides les anges qui sont tombés du ciel par leur orgueil, et qui seront remplies par les hommes comme des ruines qui doivent être rebâties de pierres vivantes. Ce qui faisait dire à l'apôtre saint Pierre: «Vous approchant de la pierre vivante, soyez vous-mêmes des pierres vivantes, employées à des édifices spirituels (1P 2).» Je crois aussi qu'on peut dire avec quelque raison, que les anges qui vous gardent sont comme des murailles dans la vigne du Seigneur, je veux dire dans l'assemblée des prédestinés, puisque saint Paul dit: «Tous ces esprits bienheureux ne sont-ils pas les ministres de Dieu, envoyés pour servir ceux qui sont destinés à l'héritage des élus (He 1,14)?» Et le Prophète: «L'ange du Seigneur veillera à l'entour de ceux qui le craignent (Ps 34,8).» Si cette explication vous agrée, le sens sera, que deux choses consolent l'Église dans le temps et, dans le lieu de son pèlerinage. Pour le passé, la mémoire de la passion de Jésus-Christ, et pour l'avenir, la pensée et l'espérance qu'elle sera reçue dans la société des saints. Elle regarde ces deux choses avec un plaisir qui ne la rassasie jamais, l'un et l'autre objet lui semblent infiniment doux, l'un et l'autre lui serviront de refuge et de consolation contre les afflictions et les douleurs, parce qu'elle ne tonnait pas seulement ce qu'elle doit espérer, mais encore de qui elle le doit espérer. Son attente est pleine de joie et de certitude, parce qu'elle est fondée sur la mort de Jésus-Christ. Pourquoi s'étonnerait-elle de la grandeur de la récompense, quand elle sait quel est le prix de sa rançon? Qu'elle a de bonheur à considérer en esprit ces ouvertures saintes par lesquelles a coulé le sang sacré de son Sauveur! Qu'elle a de satisfaction à repasser sans cesse en elle-même ces creux de la muraille, ces retraites et ces demeures, qui sont si différentes, et si nombreuses dans la maison du Père, et dans lesquelles il doit placer ses enfants selon la diversité de leurs mérites! Et parce que maintenant elle ne peut pas encore y entrer en effet, elle y entre de la manière qu'il est possible, en esprit et par un continuel souvenir. Le temps arrivera un jour où elle relèvera ces ruines, habitera de corps et d'esprit dans ces ouvertures, et remplira par la multitude de ses enfants les places que les anciens habitants du ciel ont laissées vides, et alors on ne verra plus de trous dans ce mur céleste, il sera entier et parfait.

2. Ou, si vous l'aimez mieux, nous dirons que les âmes pieuses et zélées ne trouvent pas ces trous, mais les font. Comment cela, me direz-vous? Par la force de leur pensée et de leurs désirs. Car cette muraille céleste cède aux désirs ardents de l'âme, comme des pierres molles cèdent au ciseau qui les taille; elle cède à une contemplation pure, elle cède à une oraison fréquente. Car la prière du juste pénètre les cieux (Si 35,21). Ce n'est pas quelle fende les plaines de cet air matériel comme fait un oiseau avec ses ailes, ou qu'elle traverse, comme avec une épée, le haut du firmament. Il y a des cieux qui sont saints vivants et raisonnables, qui racontent la gloire de Dieu, qui daignent favorablement s'abaisser jusqu'à nous, lorsque nous les en prions, et qui, se laissant toucher par nos voeux, veulent, bien nous réunir comme dans leur sein, toutes les fois que nous y frappons à leur porte avec une intention droite et pure. Car on ouvre à celui qui frappe. Il est donc permis à chacun de nous, même durant le temps de cette vie mortelle, de se creuser des trous en telle partie qu'il lui plaira de cette muraille céleste, de visiter les patriarches et de saluer les prophètes, de se mêler aux collège des apôtres, de s'introduire dans le choeur des martyrs .On peut même, si on en. a dévotion, parcourir avec allégresse les demeures des bienheureuses vertus, depuis le moindre des anges jusqu'au plus grand des Chérubins et des Séraphins. Et si quelqu'un frappe avec persévérance jusqu'à la porte de ceux dans la compagnie desquels il se plaira davantage, comme l'esprit de Dieu souffle où il veut, ils lui ouvriront aussitôt, et, se faisant comme une ouverture dans ces montagnes, ou plutôt dans ces esprits célestes, qui se laisseront fléchir à ses prières, il reposera un peu parmi eux. La voix et le visage de quiconque agit de la sorte, sont toujours agréables à Dieu; le visage à cause de sa pureté, la voix à cause des louanges qu'il lui donne. Car il voit d'au oeil favorable ceux qui confessent son nom et qui ont l'âme belle (Ps 96,6). C'est pourquoi il dit à celui qui se montre tel: «Montrez-moi votre. visage, que votre voix retentisse à mes oreilles (Ct 2,14).» La voix est l'admiration de l'âme en contemplation; c'est l'action de grâces. Dieu se plaît extrêmement dans les creux de cette muraille, d'où sort une voix d'action de grâces, une voix d'admiration et de louanges.

3. Heureuse l'âme qui a soin de se creuser souvent des retraites dans cette muraille; mais plus encore celle qui s'en creuse dans la pierre. On peut aussi s'en creuser dans la pierre, mais il faut pour cela une pureté bien plus grande, une application bien plus forte, et une sainteté bien plus éminente. (a) Mais qui possède tant de sublimes qualités!

a Dans plusieurs manuscrits, le mot «sainteté» manque: Toutefois il se trouve dans toutes les éditions même dans les plus anciennes.

C'est celui qui a dit: «Le Verbe était dès le commencement, et le Verbe était en Dieu. Ainsi des le commencement le Verbe était en Dieu (Jn 1,1).» Ne vous semble-t-il pas qu'il s'est comme abîmé dans le sein du Verbe, et qu'il a puisé dans le plus profond de son coeur comme la moëllesacrée de la sagesse? Que dirai-je de celui qui tenait parmi les saints des discours si élevés et si pleins de sagesse, mais d'une sagesse si mystérieuse que nul des princes du monde n'a connue (1Co 2,6)? Aussi l'était-il allé chercher jusque dans le troisième ciel, après avoir percé les deux premiers par une pieuse et sainte curiosité. Et il ne nous l'a pas cachée, au contraire il a tâché de nous la découvrir le plus fidèlement et le plus clairement qu'il a pû. Il a ouï des paroles ineffables qu'il ne lui a pas été permis de divulguer aux hommes (2Co 12,4), et dont il s'entretenait. seulement avec Dieu. Représentez-vous donc Dieu consolant ainsi la charité de saint Paul de la peine qu'elle ressent de ne pouvoir leur en faire part, et lui dire: Pourquoi vous tourmentez-vous de ce que les hommes ne sont pas capables d'entendre les choses que vous. avez comprises? «Que votre voix résonne à mes oreilles.» C'est-à-dire, s'il ne vous est pas permis de révéler aux mortels ce que vous pensez, consolez-vous au moins que votre voix soit admise à charmer les oreilles d'un Dieu. Voyez-vous comme cette âme sainte s'abaisse quelquefois à cause de la charité qu'elle a pour nous, et s'élève d'autres fois extraordinairement lorsqu'elle parle avec Dieu? Voyez aussi si David n'est point lui-même cet homme sûr au sujet duquel il dit à Dieu comme s'il parlait d'un autre: «La pensée de l'homme vous louera, et les restes de sa pensée s'occuperont à célébrer des fêtes en votre honneur (Ps 74,11).» Tout ce que le Prophète pouvait faire paraître de ses pensées par ses paroles ou par son exemple, il l'employait donc à rendre à Dieu des louanges publiques parmi les hommes, et ce qui en restait il le gardait pour lui et pour Dieu, et ils en faisaient ensemble des fêtes et des réjouissances particulières. C'est donc ce qu'il veut nous faire entendre par ce verset que je viens de citer, que de tout ce qu'il pouvait tirer du secret de la sagesse divine, par une recherche très-exacte et très-ardente, il en faisait part aux hommes du mieux qu'il lui était possible, par les instructions et les enseignements qu'il leur donnait; et que pour le reste, qui était au dessus de leur portée, il l'employait en particulier à chanter des hymnes de louanges à Dieu. Vous voyez par là qu'il ne se perd rien de la sainte contemplation, puisque ce qui ne peut servir à l'édification des peuples, sert à composer en l'honneur de Dieu des cantiques de louanges qui lui sont très agréables.

4. D'où il paraît clairement qu'il y a deux sortes de contemplations, l'une de l'état, du bonheur, de la gloire de la cité céleste, à laquelle est occupé ce grand nombre de citoyens du ciel, soit qu'ils agissent ou qu'ils se reposent. L'autre, de la majesté, de l'éternité et de la divinité du Roi de cette ville sainte. La première se fait dans la muraille, et la seconde dans la pierre. Mais plus il est difficile de creuser la pierre, plus ce qu'on en tire est agréable et savoureux. N'appréhendez point en ce cas la menace que l'Écriture fait à ceux qui veulent sonder la majesté du Très-Haut (Pr 25,27); apportez seulement un oeil pur et simple, et vous ne serez point accablé sous le poids de la gloire, au contraire vous serez admis à la pénétrer, à moins que vous ne cherchiez la vôtre plutôt que celle de Dieu. Car alors ce serait plutôt votre gloire qui vous accablerait , que celle de Dieu, car, penché vers la vôtre, vous ne pouvez pas lever vers la sienne votre tête appesantie par la cupidité. Mais si nous nous en dépouillons; nous pourrons avec assurance sonder la pierre, dans laquelle sont cachés des trésors de sagesse et de science. Si vous en doutez encore, écoutez la pierre même vous dire: «Ceux qui travaillent sur moi, ne pécheront point (Si 24,30). Qui me donnera des ailes de colombe pour m'envoler et me reposer (Ps 55,7)?» L'homme simple et pacifique trouve du repos, où le fourbe, le vain, et l'ambitieux, ne trouvent que de l'accablement. L'Église est une colombe, c'est pourquoi elle se repose. Elle est une colombe, parce qu'elle est innocente, et qu'elle gémit. Elle est, dis-je, une colombe parce qu'elle reçoit avec douceur le Verbe qui vient en elle. Et elle se repose dans le Verbe, c'est-à-dire, dans la pierre, car la pierre c'est le Verbe. L'Église donc demeure dans les trous de la pierre, d'où elle voit la gloire de son Époux, et néanmoins elle n'en est pas accablée, parce qu'elle ne l'usurpe pas. Elle n'est pas accablée, parce qu'elle ne sonde pas la majesté de Dieu, mais sa volonté. Il est vrai qu'elle ose bien quelquefois contempler sa majesté, mais c'est pour l'admirer, non pour la sonder, si quelquefois il lui arrive d'être ravie cri elle par extase, c'est que le doigt de Dieu est là qui daigne élever l'homme par sa bonté, ce n'est pas l'effet de la témérité de l'homme qui s'élève avec insolence jusque dans le sein de Dieu. Et quand l'Apôtre dit qu'il a été ravi, comme pour excuser sa hardiesse; quel est le téméraire qui oserait entreprendre par ses seules forces de monter jusqu'au sanctuaire terrible de cette haute majesté, et pénétrer dans ses mystères si redoutables,? Je crois donc que ceux qui sondent la majesté de Dieu, sont proprement ceux qui se précipitent sans aucune retenue dans le secret de sa grandeur, non pas ceux qu'il daigne lui-même y faire entrer par un ravissement d'extase. Aussi n'y a-t-il que les premiers qui soient accablés de sa gloire.

5. II est donc très-dangereuxde sonder la majesté de Dieu, mais sonder sa volonté, c'est une chose aussi sùre que louable. En effet, pourquoi n'emploierais-je pas tout mon soin, à découvrir la volonté de celui à qui je dois obéir en tout? C'est une gloire bien agréable, que celle qui ne procède que de la contemplation de sa douceur, de la vue des richesses de sa bonté et de sa miséricorde. C'est cette gloire que nous avons vue, cette gloire du Fils unique du Père (Jn 1,14), car toute la gloire qui a paru de cette façon, est l'effet d'une bienveillance toute paternelle. Cette gloire ne m'accablera point, quand je m'appliquerais de toutes mes forces à la contempler, au contraire, elle s'imprimera plutôt en moi. Car, lorsque nous voyons Dieu à découvert, nous sommes transformés, comme dit l'Apôtre, en une même image avec lui, et passons de clarté en clarté, comme conduits par l'esprit du Seigneur (2Co 3,18). Nous sommes transformés en lui, lorsque nous lui devenons conformes. Or, à Dieu ne plaise que l'homme présume lui être conforme par la gloire de la majesté, plutôt que par un assujettissement parfait à sa volonté. Ma gloire, c'est de pouvoir entendre de moi cette parole: J'ai trouvé un homme selon mon coeur. Le coeur de l'Époux est le coeur de son Père. Or, quel est le coeur de ce dernier: «Soyez, dit-il, miséricordieux comme l'est votre Père (Lc 6,36).» C'est cette forme-là, qu'il désire voir, lorqu'il dit à l'Église: «Montrez-moi votre visage (Ct 21,14).» C'est une forme de piété et de mansuétude. Elle la lève avec toute confiance, vers la pierre à qui elle est semblable. «Approchez-vous de lui, dit le Prophète, et vous serez éclairés, et votre visage ne recevra point de confusion. (Ps 34,5).» Comment une âme humble serait-elle confondue par. celui qui est si humble, une âme sainte par le Dieu de sainteté; une âme modeste par la douceur même? La face si pure de l'Épouse, sera-t-elle contraire à la pureté de la prière? Elle le sera si la vertu est contraire à la vertu, et la lumière, à la lumière.

6. Mais comme l'Église ne se peut pas approcher encore tout entière pour percer la pierre, car il n'appartient pas à tous ses enfants de pénétrer les secrets de la volonté de Dieu, ou de comprendre par eux-mêmes, la profondeur de ses conseils, l'Époux ne dit pas seulement qu'elle habite «dans les trous de la pierre, mais encore dans les ouvertures de la muraille.» Considérée dans ceux qui sont parfaits, et qui, par la pureté de leur conscience, et par la subtilité de leur intelligence, osent et peuvent sonder les secrets de la sagesse, elle habite dans les trous de la pierre. Considérée dans les autres, elle demeure dans les ouvertures de la muraille, c'est-à-dire ceux qui ne peuvent ou qui n'osent pas creuser par eux-mêmes dans la pierre, creusent dans la muraille, et se contentent de contempler en esprit la gloire des saints. S'il y en a qui ne puissent pas même arriver jusque là, elle leur propose Jésus-Christ, mais Jésus crucifié, afin que sans aucun travail de leur part, ils demeurent aussi dans les trous de la pierre qu'ils n'ont point creusée. Le Juif les a creusés, mais eux jouiront des travaux des infidèles, pour devenir fidèles. Ils n'ont point à craindre d'être rebutés puisqu'ils sont appelés à y entrer. «Entrez dans la pierre, dit Dieu à un de ses prophètes, cachez-vous dans une fosse creusée dans la terre, pour éviter la présence terrible du Seigneur et la gloire de sa majesté (Is 2,10).» L'âme qui est faible et paresseuse, et qui; selon le mot de l'Évangile, ne peut fouiller la terre, et a honte de mendier son pain (Lc 16,3), voit devant elle une fosse dans la terre pour se cacher, jusqu'à ce qu'elle devienne plus forte et plus avancée, et qu'elle puisse elle-même se creuser des trous dans la pierre, pour entrer dans ce qu'il y a de plus intérieur dans le Verbe, grâce à la vigueur et à la pureté de son esprit.

7. Si par cette fosse nous entendons celui qui dit: «Ils ont creusé mes mains et mes pieds (Ps 22,18);» il ne faut point douter, que l'âme blessée qui y demeure, ne recouvre promptement la santé. Car qu'y a-t-il de plus efficace pour guérir les plaies de la conscience, et pour purifier l'entendement, que la méditation assidue des plaies de Jésus-Christ? Mais jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement purifiée et guérie, je ne vois pas comment on lui peut attribuer ces paroles: «Montrez-moi votre visage, que votre voix résonne à mes oreilles (Ct 2,14).» Car, comment celle à qui on ordonne de se cacher, oserait-elle montrer son visage, ou élever la voix? «Cachez-vous, dit-il, dans une fosse (Is 2,10).» Pourquoi? parce qu'elle n'est plus belle, ni digne d'être vue. Et elle ne sera point digne d'être vue, tant qu'elle ne sera point capable de voir. Mais lorsque, par le séjour qu'elle fera dans cette fosse, elle aura tellement travaillé à la guérison de son oeil intérieur, qu'elle puisse aussi contempler la gloire de Dieu à découvert, pour lors elle dira avec confiance ce qu'elle a vu, elle sera agréable à son Époux, par sa voix et par son visage. Le visage qui peut supporter les clartés du visage de Dieu, ne peut manquer de lui plaire. Car elle ne le pourrait pas, si elle n'était aussi toute claire et toute pure, et transformée dans l'image de la splendeur qu'elle contemple. Autrement, elle demeurerait tout éblouie, comme frappée par une lumière trop vive et trop éclatante. Aussi, lorsque pure, elle pourra regarder fixement la vérité dans toute sa pureté, l'Époux désirera voir son visage, et par conséquent entendre sa voix.

8. En effet, il montre assez combien la prédication de la vérité lui est agréable, quand elle est jointe à la pureté du coeur, lorsqu'il ajoute «Car votre voix est douce (Ct 2,14),» et que la voix ne lui plait point lorsque le visage lui déplait, il le témoigne assez par ce qu'il dit aussitôt: «Et votre visage est beau:» Qu'est-ce que la beauté du visage intérieur, si non sa pureté? Elle lui a plu toute seule en plusieurs, sans la voix de la prédication: mais la voix de la prédication ne lui a jamais plu dans personne sans la pureté. La vérité ne se montre point aux impurs, la sagesse ne se confie point à eux. Comment donc pouvaient-ils parler de celle qu'ils n'ont point vue? «Nous parlons, dit saint Jean, de ce que nous savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu (Jn 3).» Allez donc rendre témoignage de ce que vous n'avez point vu, et parler de ce que vous ne savez pas. Me demandez-vous qui est celui que j'appelle impur? C'est celui qui recherche les louanges des hommes, qui trafique. de l'Évangile, qui prêche pour acquérir des richesses, qui regarde la piété comme un moyen de faire des profits, qui se met peu en peine de produire du fruit pourvu qu'on lui donne quelque chose. Ces personnes sont impures et ne peuvent voir la vérité, à cause de leur impureté, elles osent néanmoins en parler comme si elles l'avaient vue. Pourquoi tant vous hâter? Pourquoi ne point attendre la lumière? Pourquoi entreprenez-vous des oeuvres de lumière avant que la lumière paraisse? C'est en vain que vous vous levez avant le jour. Le jour, c'est la pureté, le jour, c'est la charité qui ne cherche point ses propres intérêts. Il faut qu'il commence par luire, si vous voulez marcher sans le toucher. La vérité ne peut être vue par un oeil superbe, il faut un oeil pur pour la contempler. La vérité ne refuse pas de se montrer à un coeur pur, elle veut donc bien qu'il parte d'elle. «Mais Dieu dit au pécheur, pourquoi prêchez-vous mes ordonnances, pourquoi votre bouche ose-t-elle annoncer ma loi (Ps 50,16)?» Plusieurs négligeant la pureté, ont parlé avant d'avoir vu, mais ils sont tombés dans des erreurs grossières, parce qu'ils ne connaissaient pas les choses dont-ils parlaient, et qu'ils avançaient témérairement, ou ils se sont ménagé la honte et le mépris parce qu'ils se sont ingérés à instruire les autres, sans s'être instruits eux-mêmes. Prions l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, de nous préserver toujours de ce double mal, lui qui étant Dieu est élevé au dessus de toutes choses et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON LXIII.

L'homme pieux et sage doit cultiver sa vigne, c'est-à-dire sa vie, son âme, sa conscience. Il y a deux sortes de renards, les flatteurs et les détracteurs; tentations des jeunes religieux.

1. «Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes, car notre vigne a fleuri (Ct 2,15).» On voit que ce n'est pas inutilement qu'ils sont allés aux vignes, puisqu'ils y trouvent des renards, qui les ravagent. C'est là la suite de la lettre. Mais quel en est l'esprit? Avant toutes choses rejetons le sens littéral de ces paroles comme ridicule, absurde, et tout-à-faitindigne d'une Ecriture si sainte, et si authentique. Pour l'admettre il faudrait être assez dépourvu de sens et être assez sot pour s'imaginer y avoir trouvé le conseil de nous occuper des biens de la terre, à l'exemple des enfants du siècle, de garder et de défendre nos vignes contre les bêtes qui y causent des dégâts, de peur de perdre avec la récolte du vin cause de l'impureté, nos peines et nos dépenses. Certes ce serait bien perdre son temps, que de lire ce livre saint avec tant de soin et de respect, pour n'y apprendre qu'à garantir les vignes des renards, de peur de faire une dépense inutile en les cultivant, si nous étions ensuite négligents à les conserver. Vous n'êtes pas assez grossiers ni assez dénués de grâces spirituelles, pour entendre ces choses d'une manière aussi charnelle. Cherchons-en donc l'intelligence dans l'esprit. Nous y trouverons aussi, mais dans un sens très-raisonnable et plus digne de l'Écriture, des vignes qui fleurissent, et des renards qui les gâtent; et la peine que nous nous donnerons à les prendre ou à les chasser sera tout ensemble, plus honnête et plus utile. Doutez-vous qu'il faille veiller avec bien plus de soin, pour conserver des âmes, que pour garder des récoltes, pour les garantir des piéges du démon, que pour prendre des renards qui endommagent une vigne?

2. Mais il est temps que je vous apprenne quelles sont ces vignes et ces renards spirituels. C'est à vous, mes enfants, à appliquer, chacun à votre vigne, les choses que je dirai en général devoir être évitées. Pour le sage, sa vigne c'est sa vie, c'est son âme, c'est sa conscience. Car le sage ne laissera rien en lui, d'inculte et de désert. Il n'en va pas de même de l'insensé, vous trouverez que chez lui tout est négligé, tout est en désordre, tout est en friche, tout est sale. L'insensé n'a point de vigne, comment y aurait-il une vigne, là où l'on ne voit rien de planté, rien de cultivé? La vie de l'insensé est toute pleine d'épines et de chardons; et il aurait une vigne? Quand il en aurait eu une, il n'en a plus maintenant, ce n'est plus qu'une solitude. Où est le cep de la vertu? Où sont les grappes des bonnes couvres? Où est le vin de la joie spirituelle? «J'ai passé, dit le Sage, par le champ d'un paresseux, et parla vigne d'un insensé, et je les ai vus tout rempli de ronces, les bruyères en couvraient toute la surface, et la clôture en était tonte démolie (Pr 14,30).» Voyez-vous comme le Sage se moque de l'insensé, il a laissé périr les biens de la nature, et les dons de la grâce qu'il avait peut-être reçus dans le bain salutaire de la régénération, et qui étaient comme une vigne plantée de la main de Dieu, non de celle de l'homme; après tout il ne peut y avoir de vigne, où il n'y a point de vie. Car j'estime que la vie du pécheur est plutôt une mort, qu'une véritable vie. En effet, comment la vie peut-elle s'accorder avec la stérilité? Lorsqu'on voit un arbre sec et stérile, ne juge-t-on pas aussitôt qu'il est mort? Les sarments sont morts aussi: «Il a fait mourir leurs vignes, par la grêle (Ps 78,47),» dit un prophète, montrant que les vignes condamnées à une perpétuelle stérilité, sont privées de vie. Ainsi, le fou par cela même que sa vie est inutile, est mort, quoiqu'il semble vivant.

3. Il n'y a donc que le sage qui ait, ou plutôt qui soit une vigne, parce qu'il a la vie. C'est un arbre qui porte du fruit dans la maison du Seigneur, et partant c'est un arbre vivant. Car la Sagesse même qui fait l'homme sage est un arbre de vie pour ceux qui la possèdent. Comment celui qui la possède ne vivrait-il pas? Il vit, et il vit de la foi. Car le sage est juste, et le juste, selon l'Apôtre, vit de la foi (He 10,38). Et si l'âme du juste est le siège de la sagesse; comme elle l'est, en effet, il s'ensuit que celui qui est juste est sage. Soit donc que vous le nommiez juste ou sage, il ne vivra jamais sans vigne parce qu'il ne cessera jamais de vivre. Car la vigne et la vie sont en lui une même chose. Et la vigne du juste est bonne, ou plutôt le juste est uns bonne vigne puisque la vertu lui tient lieu de cep, ses bonnes oeuvres, de pampres, le témoignage de sa conscience, de vin, et sa langue de pressoir qui tire ce vin de la grappe. Car, comme dit l'Apôtre «Toute notre gloire consiste dans le témoignage de notre conscience (2Co 1,12).» Voyez-vous comme rien n'est inutile chez le sage? Ses discours, ses pensées, ses actions, et le reste de sa conduite sont l'agriculture de Dieu, sont l'édifice de Dieu, sont la vigne du Seigneur des armées. Et que pourrait-il se perdre de cette vigne, puisque ses feuilles mêmes ne tomberont point.

4. Mais elle ne manquera jamais de persécutions ni d'embûches. Car, comme dit l'Écriture, où il y a beaucoup de bien, il y a beaucoup de gens qui le, mangent (Qo 5,10). Le sage n'aura donc pas moins de soins pour conserver sa vigne, que pour la cultiver, et il ne la laissera point ravager par les renards. Celui qui médit en secret, est un renard bien dangereux , mais celui qui flatte n'est pas moins méchant. Le sage se donnera de garde de l'un et de l'autre. Il tâchera autant qu'il lui sera possible de les prendre, mais de les prendre par ses bienfaits, par ses services, par ses avertissements salutaires, et par les oraisons qu'il fera pour. eux à Dieu. Il ne cessera point d'amasser des charbons ardents sur la tête du médisant et du flatteur, qu'il n'ait ôté de leurs coeurs, si c'est possible, à l'un l'envie, et à l'autre la dissimulation, selon l'ordre de l'Époux qui dit: «Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes.» Croyez-vous qu'il n'est point pris celui qui, le visage couvert de confusion, parce qu'il rougit de son propre jugement, est lui-même témoin de la honte et du regret qu'il ressent d'avoir haï un homme aimable, ou de n'avoir aimé que de parole et de bouche, celui qui l'aimait véritablement et sincèrement, comme il l'a reconnu enfin, quoique tard? Il est pris sans doute et pris pour le Seigneur, selon qu'il l'a commandé expressément en disant: «Prenez-nous les petits renards.» Plùt à Dieu que je puisse prendre ainsi tous ceux qui me haïssent sans sujet afin de les rendre ou de les gagner à Jésus-Christ. Que ceux qui cherchent ma mort soient ainsi couverts de honte et de confusion, que ceux qui me veulent du mal se voient ainsi frustrés de leurs mauvais desseins, et qu'ils en rougissent, afin que j'obéisse aussi à l'Époux, non-seulement en prenant ces renards, mais en les prenant pour lui, non pour moi. Mais revenons à notre texte pour l'expliquer avec ordre et suite.

5. «Prenez-nous les petits renards qui ravagent nos vignes (Ct 2,15).» Ce passage regarde la morale, et c'est dans le sens moral que nous avons déjà fait voir que ces vignes spirituelles ne sont autre chose que les hommes spirituels, dont l'intérieur étant cultivé, germe, fructifie, et produit l'esprit de salut, ce qui me permet de dire de ces vignes du Seigneur des armées, ce qu'il dit lui même du royaume de Dieu, qu'elles sont au dedans de nous (Lc 17,21). Car nous lisons dans l'Évangile, que le royaume est donné aux nations qui le font porter des fruits (Mt 28,19). Or ces fruits sont ceux dont saint Paul fait le dénombrement lorsqu'il dit: «Les fruits du Saint-Esprit sont la charité, la joie, la paix, la patience, la modération, la bienveillance, la douceur, la foi, la modestie, la chasteté (Ga 5,22).» Ces fruits sont nos progrès dans la vertu. Ils sont agréables à l'Époux, parce qu'il prend soin de nous. Pensez-vous que Dieu ait soin des plantes? L'Homme Dieu n'aime pas les arbres, mais les hommes, et il regarde comme ses fruits notre avancement spirituel. Il en observe exactement la saison; il jette un regard favorable sur eux quand ils commencent à paraître, et il prend garde, lorsqu'ils paraissent tout-à-faitque nous ne les perdions pas, ou plutôt de les perdre lui-même, car il nous considère comme une même chose avec lui. Aussi ordonne t-il qu'on lui prenne les petits renards qui dressent des embûches, de peur qu'ils ne mangent ses fruits tendres encore. «Ramenez-nous, dit-il, les petits renards qui ravagent la vigne.» Et comme si quelqu'un lui disait: vous craignez trop tôt, la saison des fruits n'est pas encore venue; cela n'est pas exact, dit-il: «Car notre vigne a fleuri.» Or après les fleurs, les fruits ne tardent point à venir; elles ne sont pas plutôt tombées qu'ils sortent aussitôt, et commencent à paraître.

6. Cette parabole regarde les temps qui approchent. Voyez-vous ces novices? Ils ne font que d'arriver, ils viennent de se convertir. Nous ne pouvons pas dire d'eux que notre vigne a fleuri. Car elle est encore en fleur. Ce que vous voyez paraître en eux c'est la fleur; le temps des fruits n'est pas encore venu. La fleur c'est la forme nouvelle d'une vie plus réglée. Ils ont pris un visage mortifié, ils ont composé leur extérieur d'une manière louable. Ce qui paraît en eus plaît , je l'avoue, car leur forme et leur mise sont plus négligées, leurs discours plus rares, leur visage plus gai, leurs regards plus modestes, leur démarche plus grave. Mais comme il n'y a que fort peu de temps qu'ils sont dans la pratique de ces choses, cette nouveauté doit faire croire que ce ne sont encore que des fleurs et plutôt des espérances de fruits, que des fruits. Nous ne craignons pas les renards pour vous, mes petits enfants, parce que nous n'ignorons pas qu'ils portent plutôt envie aux fruits qu'aux fleurs. C'est autre chose que nous appréhendons. Je crains que vos fleurs ne soient brûlées, non pas qu'on vous les ravisse, je crains le froid qui les brûle. Le vent du nord m'est suspect, ainsi que les gelées du matin qui font périr les fleurs hâtives, et les fruits dans leur germe. C'est donc du côté de l'Aquilon que vous êtes menacés. Et qui pourra supporter la rigueur du froid qu'il cause (Ps 148,17)? Une fois que ce froid s'empare de l'âme, comme cela n'arrive que trop souvent quand elle s'endort et se relâche, car si alors personne ne l'empêche de pénétrer plus avant, il entre jusqu'au dedans de l'âme, il perce jusqu'au fond du coeur, il ébranle les bonnes résolutions, se saisit des avenues par où l'on pourrait recevoir quelque secours, trouble la lumière du jugement, ôte la liberté des fonctions de l'esprit, alors comme il arrive à ceux qui sont travaillés de la fièvre, l'âme contracte une certaine roideur, sa vigueur s'affaiblit, on se persuade qu'on manque de forces, l'horreur des austérités augmente , la crainte de la pauvreté inquiète, l'esprit se resserre, la grâce se retire, la vie devient ennuyeuse, la raison s'assoupit, le courage se relâche, la ferveur s'éteint, on tombe dans la tiédeur et le dégoût, la charité fraternelle se refroidit, la volupté flatte par ses charmes, on tombe dans une confiance téméraire et l'habitude du vice réveille les anciennes inclinations. Que dirai-je encore? On dissimule la loi, on rejette la justice, on bannit la honte, on abandonne la crainte du Seigneur. Enfin on passe jusqu'à la dernière imprudence, et on fait ce saut téméraire, cette chute honteuse, infâme, pleine d'ignorance et de confusion, d'un lieu extrêmement élevé dans l'abîme, d'un palais sur le fumier, du trône dans un cloaque, du ciel dans la fange, du cloître dans le siècle, du paradis dans l'enfer (a). Ce n'est pas le moment de faire voir quel est le principe et l'origine de cette perte, ni comment on peut l'éviter ou le surmonter. Nous le ferons une autre fois. Continuons maintenant ce que nous avons commencé.

7. Mais revenons à ceux qui sont plus avancés et plus affermis dans la vertu, à la vigne qui a déjà fleuri, si elle n'a plus à craindre le froid pour les fleurs, ses fruits ne sont pas en sûreté contre ses renards. Il faut que j'explique plus clairement quels sont ces renards spirituels, pourquoi ils sont appelés petits, pourquoi on commande de les prendre, non pas de les chasser, ou de les tuer. Il faut encore que nous distinguions diverses espèces parmi ces animaux, pour l'intelligence de ceux qui m'écoutent et pour leur mieux apprendre à se tenir sur leurs gardes. Mais nous ne commencerons pas cette matière aujourd'hui pour ne pas vous fatiguer et afin que l'allégresse de notre zèle continue toujours par la grâce et pour là gloire du grand époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur qui étant Dieu, est béni par dessus tout, dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

a Cette effrayante peinture de la chute des novices me semble faite pour notre temps. On retrouve une pareille dans les lettres CVII, CVIII, et CCCXCV. On pourrait se convaincre que les autres pères de l'Église ont pensé comme saint Bernard, s'il nous était permit de rapporter ici tant ce qu'ils on écrit sur ce sujet.


Bernard sur Cant. 62