Bernard sur Cant. 77

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SERMON LXXVII.

Mauvais pasteurs de l'Église. Comment les bienheureux dans le ciel et les anges viennent en aide aux élus sur la terre.

1. Or ça, nous sommes à notre poste; nous avons vu hier quels sont les conducteurs que nous souhaiterions avoir dans les chemins où nous marchons, mais non pas quels sont ceux que nous avons. Ils sont bien différents des premiers. Tous ceux que vous voyez aujourd'hui autour de l'Épouse et comme à ses côtés, ne sont pas amis de l'Époux. Il y en a très-peuparmi eux qui ne cherchent point leurs propres intérêts. Ils aiment les présents, et ils ne peuvent pas aimer également Jésus-Christ, parce qu'ils ont donné les mains aux richesses. Voyez comment ils sont. brillants et parés, vêtus comme une épouse qui sort de la chambre nuptiale. Si vous en voyez un de cette sorte venir de loin, ne le prendriez-vous pas plutôt pour l'Épouse que pour un gardien de l'Epoux. Mais d'où croyez-vous que leur vie eût cette abondance de toutes choses, cette magnificence dans les habits, ce luxe de table, ces monceaux de vaisselle d'or et d'argent, sinon des biens de l'Épouse. Voilà pourquoi elle est pauvre, indigente, et pourquoi elle a un extérieur si misérable, si négligé, si pâle et si défait. Certes, ce n'est pas là aimer l'Épouse, mais la d'épouiller; ce n'est pas la garder, mais la détruire; ce n'est pas la défendre, mais l'exposer; ce n'est pas l'instituer, mais la prostituer; ce n'est pas paître le troupeau, mais c'est le maltraiter, le dévorer. Selon cette parole du Seigneur: «Ils dévorent mon peuple comme ils feraient d'un morceau de pain (Ps 13,4). Et: Ils ont dévoré Jacob et désolé sa demeure (Ps 78,7).» Et dans une autre prophétie: «Ils mangeront les péchés de mon peuple (Is 5,8),» c'est-à-dire, ils exigent le prix des péchés, et ils n'ont pas soin des pécheurs. Qui trouverez-vous, parmi ceux qui sont préposés au gouvernement de l'Église, qui ne songe pas plutôt à vider la bourse, qu'à extirper les vices de ceux qui lui sont soumis. Où sont ceux qui fléchissent la colère de Dieu par leurs prières, qui apprennent aux âmes à ménager les miséricordes du Seigneur. Encore, ne parlons-nous que des moindres maux, ils ne font de beaucoup plus grands, dont ils seront bien sévèrement punis.

2. Mais c'est en vain, que nous nous arrêtons à leur parler, puisqu'ils ne nous entendent pas. Et quand même ce que nous disons serait mis par écrit, ils dédaigneront de le lire; ou s'ils le lisent, ils se fâcheront contre moi, quoiqu'ils devraient bien plutôt se fâcher contre eux-mêmes. Laissons donc ces hommes, qui ne trouvent pas l'Épouse, mais qui la vendent, et considérons plutôt ceux par qui l'Épouse dit qu'elle a été trouvée. Ceux d'à présent ont bien hérité de leur ministère, mais non pas de leur zèle. Tous désirent leur succéder, mais peules imiter. O qu'il serait à souhaiter qu'ils fussent aussi vigilants à s'acquitter des foutions de leurs charges, qu'ils sont ardents à briguer leurs chaires. Si cela était, ils veilleraient avec bien plus de soin qu'ils ne le font à garder celle qu'ils ont trouvée, et qui leur a été commise. Ou plutôt ils veilleraient sur eux-mêmes, et ne donneraient pas sujet tic dire d'eux.: «Mes amis et mes proches se sont approchés de moi pour me combattre (Ps 37,12).» Cette plainte est sans doute très-juste, et elle ne peut plus justement convenir qu'à notre siècle. Nos sentinelles ne se contentent pas de ne nous point garder, elles nous perdent. Car ensevelies dans un profond sommeil, elles ne s'éveillent point au tonnerre des menaces du Seigneur, pour redouter au moins leur propre péril. De là vient qu'étant impitoyables pour elles-mêmes, elles n'ont garde d'avoir de la pitié pour ceux qui leur appartiennent, elles les font périr, et périssent avec eux.

3. Mais qui sont les sentinelles par qui l'Épouse dit qu'elle a été trouvée? Ce sont les apôtres et les hommes apostoliques. Ce sont vraiment eux qui gardent la ville, c'est-à-dire l'Église qu'ils ont trouvée, et qui la gardent avec d'autant plus de soin et de vigilance, qu'ils la voient, en ce temps, exposée à de plus grands périls, aux maux domestiques et intimes, ainsi qu'il est écrit: «Et les ennemis de l'homme sont ses domestiques (Mi 7,6).» Car ils ne délaissent pas celle pour qui ils ont combattit jusqu'à l'effusion de leur sang, mais ils la protègent et la gardent jour et nuit, c'est-à-dire dans leur vie et dans leur mort même. Car si la mort des saints du Seigneur est précieuse à ses yeux, je ne fais point de doute qu'ils ne la protègent maintenant d'autant plus puissamment que leur autorité et leur puissance se sont accrues davantage.

4. Vous assurez ces choses, dira-t-on, comme si vous les voyiez de vos yeux. Cependant nul homme ne les a jamais vues. A quoi je réponds: Si vous croyez que le témoignage de vos yeux est fidèle, le témoignage de Dieu l'est bien davantage. Car il dit: «Jérusalem, j'ai établi des sentinelles sur vos murs pour vous garder jour et nuit, et elles ne se tairont jamais (Is 62,6).» Mais cela concerne les anges, direz-vous. Je ne le nie pas. Ces esprits bienheureux sont tons les ministres de Dieu pour exécuter ses ordres. Mais qui m'empêchera de croire la même chose de ceux qui ne sont pas inégaux aux anges en puissance, et qui, par leur affection et leur bonté, nous sont peut-être d'autant plus favorables, qu'ils nous sont plus unis par la participation d'une même nature? Ajoutez à cela qu'ils ont souffert les mêmes afflictions, et les mentes misères auxquelles nous sommes encore exposés en cette vie. Ces aunes bienheureuses rie sont-elles point touchées d'une plus grande compassion pour nous, lorsqu'elles se souviennent qu'elles ont passé par le feu et par l'eau, et vous nous avez fuit entrer dans un lieu de rafraîchissement (Ps 66,12)?» Quoi! ils nous laisseront au milieu des feux et des flots, qu'ils ont traversés eux-mêmes, et ils ne daigneront pas seulement tendre la main à leurs enfants en danger? Non sans doute ils ne le feront pas. Vous êtes bien heureuse, sainte Église notre mère, vous êtes bien heureuse dans le lieu de votre exil, puisque volis recevez des secours du ciel et de la terre. Ceux qui vois gardent ne dorment ni rie sommeillent point. Vos gardes sont les saints anges, vos sentinelles sont les âmes des justes. Ceux-là ne se trompent point qui croient que vous avez été également trouvée des uns et des autres, et que les uns et les autres vous gardent également. Ils ont tous une raison particulière pour prendre soin de vous. Ceux-ci parce qu'ils ne recevront point leur perfection sans vous, et ceux-là, parce que leur nombre rie sera rempli que par vous. Car qui rie sait que Satan, en tombant du ciel avec ses complices, a beaucoup diminué le nombre des anges? Ils attendent donc tous leur consommation de vous, les une celle de leur nombre, et les autres celle de leurs désirs. Reconnaissez par conséquent que cette parole du psaume vous concerne: «Les justes attendent que vous me récompensiez (Ps 141,8).»

5. Et remarquez qu'il n'est pas dit qu'elle les a trouvés, mais que ce sont eux qui l'ont trouvée. parce que, comme je le pense, ils étaient destinés à cet emploi. Car comment prêcheront-ils s'ils ne sont envoyés? Aussi lisons-nous dans l'Évangile que le Seigneur dit aux apôtres: «Allez, c'est moi qui vous envoie (Lc 10,3).» Et: Allez,» prêchez l'Évangile à toute créature (Mc 16,15).» Il en est ainsi, elle cherchait l'Époux, et l'Époux le savait bien, parce qu'il l'avait excitée lui-même à le chercher, et lui avait donné le désir d'accomplir ses préceptes et la loi de vie, pourvu que quelqu'un l'instruisît, et lui enseignât la voie de la sagesse. C'est pourquoi il envoie au devant d'elle des personnes pour planter et pour arroser, c'est-à-dire pour l'entretenir et la continuer dans la certitude de la vérité, en lui apprenant des nouvelles certaines de son Bien-aimé, car ce que son âme cherche, et ce qu'elle aime passionnément, c'est la vérité. Et, en effet, qu'est-ce que l'amour fidèle et véritable de l'âme, sinon celui qui lui fait aimer la vérité? Je suis doué de la raison, je suis capable de la vérité, vrais à quoi cela me sert-il, si je n'ai de l'autour pour ce qui est vrai? C'est là le fruit de ces branches, et moi j'en suis la racine. Je ne suis pas eu sûreté contre la cognée si on me trouve sans cet amour. C'est proprement en cela que je suis formé à l'image de Dieu, et que je suis plus excellent que tous les autres animaux; c'est ce qui donne la hardiesse à mon âme d'aspirer aux doux et chastes embrassements de la vérité, et de me reposer en son amour avec toute sorte de plaisir et de confiance, si néanmoins elle trouve grâce devant les yeux d'un si grand Époux, et s'il la juge digne d'arriver à un si haut comble de gloire, ou plutôt s'il la rend exemple de taches et de rides, et de toute sorte d'impureté. A quel danger et à quel supplice croyez-vous que s'expose celui qui laisse oisif un si précieux don de Dieu? Mais nous vous parlerons de cela une autrefois.

6. L'Epouse ne trouve donc point celui qu'elle cherchait, et elle est trouvée de. ceux qu'elle ne cherchait point. Que ceux qui sont assez hardis pour marcher dans les voies de la vie, sans guide et sans conducteur, écoutent ceci. Ils sont eux-mêmes leurs maîtres et leurs disciples dans cet art spirituel. Ils ne se contentent pas de cela, ils assemblent des disciples, et ces aveugles conduisent d'autres aveugles. Com bien en a-t-on vus qui, par là, se sont. dangereusement égarés du droit chemin, car, ignorant les artifices de Satan et ses ruses, il est arrivé que ceux qui avaient commencé par l'esprit ont achevé par la chair, sont tombés dans des désordres houleux et abominables. Qu'ils prennent donc garde de marcher avec précaution, et qu'ils prennent exemple sur l'Epouse, qui n'a pu attendre en aucune sorte celui qu'elle désirait, qu'elle n'ait été d'abord rencontrée de ceux du ministère de qui elle s'est servie pour avoir quelque connaissance de son bien-aimé, c'est-à-dire pour apprendre la crainte du Seigneur. Celui qui ne veut pas donner la main à un maître la donne à un séducteur. Et celui qui laisse aller le brebis aux pâturages sans gardien, fait paître, non les brebis, mais les loups.

7. Maintenant, voyons en quel sens l'Épouse dit qu'elle a été trouvée, car il me semble qu'elle se sert de cette expression d'une façon assez extraordinaire, et comme si l'Église n'était venue que d'un lieu, quoiqu'elle soit venue de l'Orient et de l'Occident et des extrémités de la terre, selon la parole du Seigneur (Mt 8,11). Elle n'a pas même été d'abord assemblée en un même lieu pour pouvoir être trouvée par les apôtres ou par les anges, et conduite à celui qu'aime son âme. Est-ce qu'elle a été trouvée avant qu'elle ait été assemblée? Non certainement, puisqu'elle n'était pas encore? C'est pourquoi, si elle avait dit qu'elle a été assemblée ou ramassée, ou, pour parler en termes plus convenables pour l'Église, convoquée par les prédicateurs, j'aurais passé cela simplement sans y faire aucune réflexion, car ce sont les coadjuteurs du Dieu qui dit lui-même, «que celui qui ne recueille point avec lui, dissipe (Mt 12,30).» On peut dire même avec raison qu'elle a été fondée et édifiée par eux, avec celui qui dit dans l'Évangile: «J'édifierai mon Église sur cette pierre (Mt 16,18) Et: elle est fondée sur cette pierre ferme (Mt 7,15).» Au lieu que maintenant elle ne dit rien de tout cela, mais, usant d'une manière de parler peu commune, elle dit qu'elle a été trouvée. Ce qui nous donne lieu de nous arrêter un peu, et de croire qu'il y a en cet endroit quelque chose de caché que nous devons examiner avec plus de soin.

8. J'avais dessein, je vous l'avouerai, de passer outre, pour ne point m'engager à une recherche dont je suis absolument incapable. Mais quand je me souviens en combien d'endroits obscurs et difficiles j'ai été aidé, contre mon espérance., par le secours de vos prières, j'ai honte de mon peu de foi, et, blâmant ma crainte, j'entreprends, non pas avec témérité, mais sans crainte, ce que je voulais éviter. .l'espère que l'assistance accoutumée du Seigneur ne me manquera pas; mais si je n'en fuis pas digne au moins ce que vous dirai ne sera pas tout-à-faitinutile, puisque vous l'écoutez avec bienveillance et attention. Mais ce sera pour le discours suivant, car il est temps de finir. Je prie l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, de vous faire la grâce, non-seulement de retenir les choses que vous entendez, mais encore de les aimer et de les accomplir efficacement, lui qui étant. Dieu, et élevé par dessus tout, est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


SERMON LXXVIII. L'Epouse, c'est-à-dire l'Église des élus, a été prédestinée de Dieu avant tous les siècles, et prévenue de sa grâce pour le chercher et se convertir.

78 1. Nous nous sommes arrêté, si je m'en souviens bien, à l'endroit où l'Épouse dit qu'elle a été trouvée par ses prédicateurs, et nous avons hésité à passer outre par une sorte de scrupule. Nous avons dit quelle était la cause de notre hésitation et de notre répugnance à passer outre, c'est qu'il nous semblait qu'il y a quelque chose de caché dans ces paroles, mais nous ne l'avons pas pu expliquer, parce que nous étions pressé de finir. Que nous reste-t-il donc à faire, sinon à tenir notre promesse? Dans le grand mystère que le Docteur des nations a interprété du mariage chaste et saint de Jésus-Christ avec l'Eglise (Ep 5,32), et qui est l'ouvrage de notre salut, trois choses concourent ensemble, Dieu, l'ange et l'homme. Et, en vérité, comment Dieu ne prendrait-il pas soin des noces sacrées de son Fils bien-aimé: il le fait et de tout son coeur? Pour lui, il serait suffisant de l'accomplir par sa seule volonté, et par lui-même, sans le secours de ceux-ci; mais eux ne peuvent rien faire sans lui. Si donc il s'est servi d'eux dans cet ouvrage, ce n'a pas été pour en tirer du secours, mais pour leur propre bien. Car il a placé pour les hommes le mérite dans les oeuvres, selon cette parole: «L'ouvrier est digne de sa récompense (Lc 10,7): Et chacun recevra selon son travail (1Co 3,8),» tant celui qui plante dans la foi, que celui qui arrose ce qui est planté. De même lorsqu'il se sert du ministère des anges pour le salut du genre humain, n'est-ce pas afin que les hommes les aiment? Car, que les anges aiment les hommes, c'est ce dont on ne peut douter, puisqu'ils n'ignorent pas que ce sont les hommes qui doivent réparer les anciennes ruines de leur cité. Et certes il était, bien digne que le royaume de l'Amour ne fut point gouverné par d'autres lois que par l'amour mutuel de ceux qui y doivent régner ensemble, et par les pures affections des uns et des autres envers Dieu.

2. Mais il y a bien de la différence dans la manière dont ces trois causes opèrent, selon la noblesse et la dignité de chacune d'elles. Dieu fait ce qu'il veut par sa seule volonté, sans empressement, sans mouvement, sans changement de lieu ou de temps, de causes ou de personnes. Car il est le Seigneur les armées qui juge toutes choses avec tranquillité (Sg 12,3). Il est la souveraine sagesse qui dispose tout avec douceur. L'ange n'agit point sans changer de lieu et de temps, et toutefois il agit sans aucun empressement. Mais l'homme ne peut agir ni sans empressement et chaleur d'esprit, ni sans un mouvement local et corporel. Aussi lui ordonne-t-on d'opérer son salut avec crainte et tremblement (Ph 2,12), et de manger son pain à la sueur de son visage (Gn 3,19).

3. Cela supposé, considérez maintenant avec moi que dans l'ouvrage magnifique de notre salut, il y a trois choses que Dieu, qui en est l'auteur, s'approprie, et en quoi il prévient tous ceux qui l'aident et qui coopèrent avec lui. Ce sont la prédestination, la création, l'inspiration. La prédestination n'a point commencé avec l'Eglise ni même avec le monde,mais elle est de toute éternité et avant tous les temps. La création a commencé avec le temps. Et l'inspiration se fait dans le temps où Dieu veut, et quand il veut. Selon la prédestination, l'assemblée des élus a toujours été en Dieu. Si l'infidèle s'en étonne, qu'il apprenne une chose qui est bien plus étonnante encore, c'est qu'elle lui a toujours été agréable, et qu'il l'a toujours aimée. Pourquoi ne publierais-je pas hardiment un secret que m'a découvert, dans le sein de Dieu, celui qui nous a fait part de tant d'autres secrets? Je veux parler de saint Paul, qui n'a pas craint de divulguer ce secret qu'il a tiré des trésors de la bonté de Dieu. «Il nous a bénis, dit-il, en Jésus-Christ, de toutes les bénédictions célestes, ainsi qu'il nous a choisis en lui avant la création du monde, afin que l'aimant, nous soyons saints et sans taches en sa présence (Ep 1,3). Et il ajoute: il nous a prédestinés pour être ses enfants adoptifs par Jésus-Christ en lui, selon les desseins de sa volonté, à la louange et à la gloire de la, grâce dont il nous a gratifiés en son fils bien-aimé (Ep 1,5).» Et il n'y a point de doute que cela ne soit dit au nom de tous les élus, qui sont l'Église. Qui donc, même entre les esprits bienheureux, a jamais pu trouver cette Église dans l'abîme si profond de l'éternité, avant que l'ouvrage de la création fût produit an jour, sinon celui à qui l'éternité même, qui est Dieu, l'a voulu révéler.

4. Et lorsque, au commandement du créateur, elle a parti sous les espèces et les formes visibles des corps, néanmoins elle n'a pas été aussitôt trouvée par les hommes ou par les anges, car elle n'était pas connue, et se trouvait environnée des ombres de l'homme terrestre et couverte de la nuit épaisse de la mort. Or nul enfant des hommes n'est venu au monde sans le voile de cette confusion générale, excepté un seul, celui qui y est entré exempt de toute tache. C'est Emmanuel, qui néanmoins s'est revêtu de nous et pour nous de la ressemblance, non de la réalité de la malédiction et, du péché. Car nous lisons dans l'Apôtre, «qu'il est apparu dans la ressemblance de la chair de péché, afin de détruire par le péché même, le péché qui était dans la chair (Rm 8,3).» Tout. le reste, élu ou réprouvé est entré dans cette vie de la même manière, car il n'y a point de distinction, tous ont péché, et tous portent les marques de leur honte. C'est donc pour cela que, quoique l'Église fût déjà créée, elle ne pouvait pourtant pas être trouvée ou reconnue par aucune créature, attendu qu'elle était cachée d'une merveilleuse manière, dans le sein de la prédestination et dans la masse d'une malheureuse damnation.

5. Mais celle que la sagesse prédestinante avait cachée de toute éternité, et que la puissance créatrice n'avait point produite au commencement du monde, la grâce visitante l'a relevée dans son temps, par l'opération que j'ai nommée inspiration, parce qu'il s'est fait une infusion de l'esprit de l'Époux dans les hommes, pour les préparer à l'Évangile de la paix, c'est-à-dire pour préparer une voie au Seigneur, et à la connaissance de sa gloire, dans les coeurs de tous ceux qui étaient prédestinés à la vie. C'est en vain que les sentinelles auraient travaillé à la prédication de l'Évangile, si cette grâce n'eût précédé. Mais en voyant maintenant que la parole de Dieu court avec vitesse, comme dit le Prophète, que les peuples se convertissent aisément au Seigneur, que les tribus et les langues, comme parle l'Ecriture, concourent dans l'unité de la foi, et que, des extrémités de la terre ils se rassemblent dans le sein d'une même mère catholique, ils reconnaissent les richesses de la grâce, qui depuis tant de siècles étaient demeurées cachées dans le secret de la prédestination éternelle, et ils se réjouissent d'avoir trouvé celle que le Seigneur s'est choisie pour Epouse avant tous les temps.

6. On voit par là, je crois, que ce n'est pas sans raison que l'Épouse témoigne qu'elle a été trouvée; mais en ce sens qu'ils l'ont assemblée non pas choisie, qu'ils l'ont rencontrée non pas convertie. Car, la conversion de chacun des fidèles doit être attribuée à celui à qui tout le monde doit dire avec le Psalmiste: «Convertissez-nous, ô Dieu, qui êtes notre salut (Ps 85,5).» Mais on ne peut pas dire qu'il l'ait trouvée, comme on dit qu'il l'a convertie. Car , voilà comment les choses se passent: Le Seigneur ne trouve pas; il prévient, or, le prévenir exclut de trouver. En effet, que trouverait celui qui n'a jamais rien ignoré «Or, le Seigneur, dit l'Apôtre, connaît ceux qui sont à lui (2Tm 2,19).» Et que dit-il lui-même «Je connais ceux que j'ai choisis dès le commencement.» Évidemment, on ne peut pas dire, que celle que Dieu a connue, choisie, aimée et formée de toute éternité, ait été trouvée par lui; néanmoins, je dirai hardiment qu'il l'a préparée, afin qu'on la trouvât. «Car, celui qui l'a vu, en a rendu témoignage, et nous savons que son témoignage est véritable (Jn 19,35).» «J'ai vu, dit Saint-Jean, la sainte cité, la nouvelle Jérusalem, descendre du ciel, Dieu l'avait préparée comme une Épouse ornée pour un époux (Ap 21,2).» Et cet apôtre était une des sentinelles qui gardent la cité. Mais écoutez celui-là même, qui l'a préparée ainsi, il la montre du doigt, aux sentinelles, si je puis parler ainsi, quoique sous une autre figure: «Levez les yeux, dit-il, et voyez les régions qui sont déjà toutes jaunes, c'est-à-dire, toutes préparées pour la moisson (Jn 4,35).» Voilà comment le père de famille invite les ouvriers à travailler quand il voit que toutes choses sont ainsi préparées, afin que sans beaucoup de travail de leur part, ils puissent se glorifier d'être les coadjuteurs de Dieu. Car, qu'ont-ils à faire? Ils ont à chercher l'Épouse, et, quand ils l'ont trouvée, à lui apprendre des nouvelles de son bien-aimé. Car, ils ne cherchent pas leur propre gloire, mais celle de l'Épouse, parce qu'ils sont ses amis. Et ils n'auront pas beaucoup à travailler pour cela, puisque l'Épouse est déjà présente, et qu'elle le cherche avec toute l'ardeur imaginable, tant sa volonté est bien préparée par le Seigneur.

7. Car, bien que ces sentinelles ne lui disent encore rien, elle les interroge au sujet de son bien-aimé, et elle prévient ses prédicateurs, prévenue elle-même par lui: «N'avez-vous point vu, leur dit-elle, celui qu'aime mon âme (Ct 3,3)?» C'est donc avec raison qu'elle dit qu'elle a été trouvée par ceux qui gardent la ville, car elle sait qu'elle est déjà connue et prévenue par le maître même de la ville, aussi les sentinelles la trouvent-elles et ne la font-elles pas ce qu'elle est. Voilà comment Corneille fut trouvé par saint Pierre, et saint Paul, par Ananie. Car, tous deux étaient prévenus et préparés par le Seigneur. Qu'y avait-il de plus préparé que Saul, qui avait déjà crié d'une voix et d'un esprit soumis: «Seigneur, que voulez-vous que je fasse (Ac 9,6).» Et Corneille ne l'était pas moins, puisque par les aumônes et les oraisons que le Seigneur lui inspirait de faire, il mérita de parvenir à la foi (Ac 10,5). Saint Philippe trouva aussi Nathanaël. Mais le Seigneur l'avait déjà vu auparavant, lorsqu'il était sous le figuier (Jn 1,44). Ce regard du Seigneur n'était-il pas une préparation? De même, il est rapporté que saint André trouva Simon son frère (Jn 1,41), mais il avait aussi été connu et prévenu par le Seigneur, en sorte qu'il fut appelé Céphas (Jn 1,42), c'est-à-dire ferme dans la foi.

8. Nous lisons de la Vierge, qu'elle fut trouvée grosse par l'opération du Saint-Esprit. Je crois que l'Épouse du Seigneur a quelque chose de semblable à sa mère en ce point. Car, si elle ne s'était trouvée aussi remplie du Saint-Esprit, elle n'eût pas interrogé si familièrement ceux qui la cherchaient, au sujet de celui dont il est l'Esprit. Elle n'attend pas qu'ils lui disent pourquoi ils étaient venus à elle, elle leur parle elle-même, et de l'abondance du coeur. «N'avez-vous point vu celui qu'aime mon âme?» Elle ne savait pas que les yeux qui l'avaient vu étaient bienheureux, et, dans son admiration pour ceux qui avaient eu ce bonheur, elle disait: N'êtes-vous point de ceux qui ont reçu la grâce de voir celui que tant de rois et de prophètes ont souhaité voir, et n'ont point vu? N'est-ce pas vous qui avez mérité de voir la sagesse dans la chair, la vérité dans un corps, Dieu en l'homme? Plusieurs disent, il est ici, il est là. Mais je pense qu'il est plus sûr pour moi, de vous croire, vous qui avez bu et mangé avec lui, depuis qu'il est ressuscité. Je crois que cela suffit sur la demande que l'Épouse fait aux sentinelles, sinon nous suppléerons le reste, dans un autre discours. Mais, toujours est-il évident qu'elle a été prévenue par le Saint-Esprit, et trouvée par ceux qui gardent la ville , puisque c'est maintenant elle que Dieu a connue, prédestinée de toute éternité, et préparée pour être dans tous les siècles les délices immortelles de son fils bien-aimé, germant comme un lis, et fleurissant éternellement devant le Seigneur et le père de mon Seigneur Jésus-Christ, l'Époux de l'église qui, étant Dieu, est élevé par dessus tout, et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


SERMON LXXIX. De quel amour fort et indissoluble l'âme tient l'Époux embrasé. Retour de l'Époux, à la fin des siècles, vers la Synagogue des Juifs, pour la sauver.

79 1. «N'avez-vous point vu celui qu'aime mon âme (Ct 3,3)?» O amour violent, amour brûlant, amour impétueux, qui ne laisse point penser à autre chose qu'à toi, qui méprises tout le reste, et es content de toi-même! Tu confonds l'ordre, tu ne tiens pas compte de l'usage, tu ignores toute mesure, tu triomphes en toi-même, de toutes les règles de l'opportunité, de la raison, de la pudeur, de la prudence et du jugement, tu foules aux pieds tout cela. Toutes les pensées et les paroles de l'Épouse, sont pleines de toi, à l'exception de tout le reste, tant tu t'es emparé de son coeur et de sa langue. «N'avez-vous point vu celui qu'aime mon âme?» Comme s'ils connaissaient ses pensées; vous demandez des nouvelles de celui qu'aime votre âme mais quel est son nom. Qui êtes-vous, et qui est-il? Si je fais cette remarque, c'est à cause de cette façon singulière de parler, et de cette négligence si remarquable de paroles, en quoi cette partie de l'Écriture parait bien différente des autres. Aussi, dans cet épithalame, il ne faut point considérer les paroles, mais les affections et les mouvements, parce que l'amour saint, qui en fait tout le sujet, ne doit pas être pesé par les paroles ou par la langue, mais par les rouvres et par la vérité. L'amour y parle partout. Et, si quelqu'un veut en acquérir quelque intelligence, il faut qu'il aime. En vain, celui qui n'aime pas écoutera ou lira ce cantique d'amour, les discours enflammés ne peuvent être compris par une âme froide. Car, comme la langue grecque ou latine ne peut être entendue de ceux qui ne savent ni le grec ni le latin, ainsi en est-il de ce langage d'amour; il est étrange et barbare à ceux qui n'aiment pas, et ne frappe leurs oreilles que de sons vains et stériles, comme celui de l'airain et des cymbales. Mais parce que ces sentinelles ont appris du Saint-Esprit à aimer, elles entendent le langage du Saint,-Esprit, et peuvent répondre sur le champ aux paroles d'amour qui leur sont dites, et y répondre en la même langue, c'est-à-dire par des sentiments d'amour et par des devoirs de piété.

2. Car ils l'instruisent si bien en peu de temps de ce qu'elle cherche, qu'elle dit: «A peine les eus-je un peu dépassés, que j'ai trouvé celui qu'aime mon âme (Ct 3,4).» Un peu, dit-elle, parce qu'ils lui ont donné une parole abrégée, en lui donnant le symbole de la foi et ce qui suit dans les mêmes termes. Il fallait que l'Épouse passât par eux, afin de connaître la vérité, mais il fallait aussi qu'elle les dépassât. Car si elle ne les avait point dépassés, elle n'aurait point trouvé celui qu'elle cherchait. Et ne doutez point qu'eux-mêmes ne le lui aient conseillé. Car ils ne s'annonçaient pas eux-mêmes, mais annonçaient le Seigneur Jésus, qui, sans doute, est au dessus d'eux et au delà. C'est pourquoi il dit:» Passez à moi, vous tous qui désirez me posséder (Si 24,26).» Et il ne lui suffisait pas de passer, mai s on lui enseigne à passer outre, parce que celui qu'elle cherchait était aussi allé plus loin. Car, non-seulement, il était passé de la mort à la vie, mais il était passé jusqu'à la gloire. Il fallait donc qu'elle passât outre. Autrement, elle n'aurait pu atteindre celui dont elle n'eût pas suivi les traces, partout où il était allé.

3. Et pour expliques ceci plus clairement: si mon Seigneur Jésus était ressuscité, mais ne fût point monté au ciel, on ne pourrait pas dire de lui qu'il a passé outre, mais seulement qu'il a passé, et pourtant il lie serait pas nécessaire que l'Épouse qui le cherche dépassât ceux qui l'ont trouvé, il lui eût suffi de passer devant eux. Mais comme, en montant an ciel, il a passé au-delà de la résurrection, c'est avec raison que l'Épouse dit qu'elle a passé outre, attendu que, par la foi et par son zèle, elle l'a suivi jusque dans les cieux. Ainsi donc, croire la résurrection, c'est passer, croire l'ascension, c'est passer outre. Et peut-être connaissait-elle la première et ne connaissait-elle pas la seconde, comme je me souviens d'avoir dit dans un discours que j'ai fait à l'une de ces fêtes. C'est pourquoi étant instruite par eux de ce qui lui manquait, et ayant appris que celui qui était ressuscité était aussi monté aux cieux, elle y est montée également, c'est-à-dire, elle a passé plus loin, et l'a trouvé. Et comment ne l'aurait-elle point trouvé, en s'élevant en esprit jusqu'au lieu où il est en corps? «Les ayant un peu passés.» C'est avec raison qu'elle parle de plusieurs, car notre Chef a passé et précédé en deux choses tant ses apôtres que tous ses autres membres qui sont sur la terre, à savoir par la résurrection et par l'ascension. Car Jésus-Christ est les prémices de l'un et de l'autre: s'il a précédé, notre foi a précédé aussi. Car où ne le suivrait-elle point? S'il monte au ciel; elle y est; s'il descend dans les enfers, elle y est encore. Quand il prendrait des ailes dès le matin, et s'envolerait à l'extrémité de la mec, votre main, dit-elle à Dieu, m'y conduirait, et vous m'y tiendriez de votre droite. N'est-ce pas enfin selon cette foi que le Père de l'Époux souverainement puissant et souverainement bon nous ressuscitera et nous fera asseoir à sa droite dans les cieux? Voilà pour expliquer ce que l'Église dit: «Je les ai dépassés,» parce qu'elle s'est passée elle-même en demeurant par la foi où elle n'est pas encore arrivée. En effet, je crois qu'il est clair maintenant, pourquoi elle a mieux aimé dire qu'elle a passé outre, que de dire qui elle a passé simplement. Passons donc aussi à ce qui suit.

4. «Je le tiens, et je ne le laisserai point aller, jusqu'à ce que je l'aie fait entrer dans la maison de ma mère, et dans la chambre de celle qui m'a enfantée (Ct 3,4).» Depuis ce temps là le peuple fidèle n'a point manqué, la foi n'a point failli sur la terre, ni la charité dans l'Église. Les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et l'ont battue avec violence, et elle n'est point tombée, parce qu'elle était fondée sur la pierre; et cette pierre c'est Jésus-Christ. Voilà pourquoi ni le verbiage des philosophes, ni les subtilités captieuses des hérétiques, ni l'épée des persécuteurs n'ont pu et ne pourront jamais la séparer de l'amour qu'elle a pour Dieu en Jésus-Christ, tant elle tient fortement celui qu'aime son âme, tant elle trouve qu'il lui est avantageux d'être attachée à Dieu.» C'est un grand biens dit Isaïe, d'y être attaché avec de la glu (Is 60,7)». Qu'y a-t-il de plus ferme que cette glu que les eaux ne peuvent dissoudre, que les vents ne peuvent arracher, que le fer ne peut couper? Car les eaux les plus abondantes ne sauraient éteindre la charité. «Je le tiens, et ne le laisserai point aller (Ct 3,4).» Un saint patriarche dit aussi. «Je ne vous laisserai point aller, si vous ne me donnez votre bénédiction (Gn 32,26).» Elle ne veut pas non plus le laisser aller, même quand il lui donnerait sa bénédiction. Le patriarche le laisse aller après avoir reçu sa bénédiction, mais n'en est pas de même de celle-ci. Je ne veux point, dit-elle, de votre bénédiction, je vous veux vous-même. Car sans vous que peut-il y avoir d'aimable pour moi sur la terre ou dans le ciel (Ps 80,25)? Je ne vous laisserai point aller, quand même vous me donneriez votre bénédiction.

5. «Je le tiens et ne le laisserai point aller.» Peut-être ne désire-t-il pas moins qu'elle d'être tenu par elle, car il dit: «Mes délices, c'est d'être avec les enfants des hommes (Pr 8,31).» Aussi est-ce la promesse qu'il leur fait dans l'Evangile: «Je serai toujours avec vous jusqu'à la consommation des siècles (Mt 28,20).» Qu'y a-t-il de plus fort que cette liaison, qui est scellée parla volonté, et par le désir réciproque de tous les deux: «Je le tiens» dit-elle. Mais il la tient aussi, puisqu'elle lui dit ailleurs: «Vous m'avez tenue par la main droite (Ps 73,24).» Celle que l'on tient et qui tient peut-elle tomber? Elle le tient par la fermeté de sa foi, elle le tient par la ferveur de son zèle. Mais elle ne le tiendrait pas longtemps, s'il ne la tenait aussi. Et il la tient par sa puissance et par sa miséricorde. «Je le tiens, et ne le laisserai point aller, jusqu'à ce que je l'aie fait entrer dans la maison de ma mère, et dans la chambre de celle qui m'a enfantée.» Certes, la charité de l'Eglise est bien grande, puisqu'elle n'envie pas ses délices à sa rivale même, qui est la Synagogue. Quel plus grand excès de bonté que d'être prête à faire part à son ennemie de celui qu'aime son âme. Néanmoins on ne doit pas s'en étonner, puisque le salut vient des Juifs (Jn 4,12). Que le Sauveur retourne d'où il est parti, afin dé sauver les restes d'Israël. Que les branches ne soient pas ingrates envers leur tronc, ni les enfants envers leur mère. Que les branches n'envient pas à la racine la sève qu'elles ont tirée d'elle, ni les enfants à leur mère le lait qu'ils ont sucé de ses mamelles. Que l'Église donc tienne fermement le salut que la Judée a perdu, jusqu'à ce que la plénitude des nations entre dans le ciel, et qu'ainsi tout Israël soit sauvé. Elle veut bien qu'elle participe au salut commun, parce que tous y peuvent avoir part, sans que cela fasse tort à chacun en particulier. Elle fait plus, elle lui souhaite le nom et la beauté d'Épouse.

6. Cette charité serait sans doute incroyable, si ce qu'elle dit n'en faisait foi. Car, si vous y avez pris garde, elle dit qu'elle veut faire entrer celui qu'elle tient, non-seulementdans la maison de sa mère, mais encore dans sa chambre, ce qui est la marque d'une prérogative singulière. Il suffisait pour son salut qu'il entrât dans la maison, mais qu'il entre dans le secret de la chambre, est un signe de la grâce. «Aujourd'hui, dit le Sauveur, le salut est arrivé à cette maison (Lc 19,9).» Comment le Sauveur, entrant dans une maison, ceux qui l'habitent ne seraient-ils pas sauvés? Mais celle qui mérite de le recevoir dans sa chambre a pour elle son secret à part. Le salut est pour la maison, mais les délices sont réservées pour la chambre. «Je le ferai, dit-elle, entrer dans la maison de ma mère.» De quelle maison parle-t-elle, sinon de celle dont le Seigneur avait dit aux Juifs: «Votre maison sera déserte et abandonnée (Lc 13,35)?» Il a fait ce qu'il avait dit, selon qu'il le témoigne dans la prophétie: «J'ai laissé ma maison, j'ai abandonné mon héritage ().» Et maintenant l'Epoux promet de l'y ramener, et de rendre à la maison de sa mère le salut qu'elle a perdu. Si cela vous semble peu de chose, écoutez ce qu'elle ajoute: «Et dans la chambre de celle gtti m'a enfantée.» Celui qui entre dans la chambre nuptiale, est l'époux: que la puissance de l'amour est grande! Le Sauveur était sorti de sa maison et de son héritage avec indignation et colère; et maintenant, adouci par les caresses de son épouse, il se laisse tellement fléchir, qu'il retourne, non-seulement comme Sauveur, mais comme époux. Soyez bénie du Sauveur, ô sainte fille, qui apaisez son indignation, et rétablissez son héritage. Que votre mère vous bénisse, puisque c'est par vous que la colère de son Seigneur est calmée, que le salut retourne vers elle, qu'il revient à elle, et lui dit: «Je suis votre salut (Ps 35,3).» Cela ne suffit pas encore: Il ajoute: «Je vous épouserai par la foi, je vous épouserai par un effet de justice et de miséricorde tout ensemble (Os 2,19).» Mais souvenez-vous que celle qui concilie cette amitié à sa mère, c'est l'Epouse. Comment donc cède-t-elle son époux, et un tel époux, à sa rivale, pour ne pas dire qu'elle est la première à le lui souhaiter? Il n'en va pas ainsi. Cette bonne fille le souhaite bien à sa mère, mais ce n'est pas pour le lui céder, c'est pour le partager avec elle. Un seul est suffisant pour deux, si ce n'est qu'elles ne seront plus deux, mais une en lui. Car il est notre paix qui de deux n'en fait qu'une, afin qu'il n'y ait qu'une épouse, et qu'un époux Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, et élevé par dessus tout est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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Bernard sur Cant. 77