Bernard, Lettres 71

LETTRE LXXI. AUX RELIGIEUX DU MÊME MONASTÈRE.

L'an 1127.

Saint Bernard s'excuse d'avoir différé jusqu'alors de faire la visite de leur monastère; ce n'est pas négligence de sa part, mais il attendait un montent opportun pour le faire. Il les console de la mort de leur abbé Roger.

Si je ne suis pas encore allé vous voir, ne m'accusez pas d'indifférence. Je vous aime comme mes propres entrailles, et si vous croyez qu'une mère puisse abandonner son enfant, je veux bien que vous craigniez que je ne vous oublie. J'ai attendu et j'attends encore une ccasion favorable pour vous faire ma visite, afin qu'elle vous profite. Cependant que votre coeur ne se trouble pas à la pensée de la perte que vous venez de faire de votre vénérable abbé (Roger); Dieu, je l'espère, lui donnera un digne successeur. D'ailleurs il n'est pas entièrement perdu pour vous; le Seigneur l'a retiré du milieu de vous, mais ne vous l'a point ôté; l'unique différence que j'y vois, c'est que nous le possédons maintenant avec vous; au lieu que jusqu'à présent il n'avait été qu'à vous. Mais en attendant ma venue, conduisez-vous en hommes de coeur, que votre âme soit forte et que toutes vos actions soient inspirées par l'esprit de charité. Adieu.



LETTRE LXXII. A RAINAUD, ABBÉ DE FOIGNY (a).

a Foigny, diocèse de Laon, une des filles de Clairvaux, fondée en 1121, par l'évêque Barthélemy. Une charte, rapportée à la page 659 des notes de Guibert, fait remonter à un certain Elbert ou Eilbert, abbé du monastère bénédictin de Saint-Michel de Thiérache, la concession du terrain sur lequel Foigny fut bâti. Rainaud fut le premier abbé de cette maison; c'est à lui qu'est adressée cette lettre. Au sujet de Foigny, voir la lettre cinquième, et la Vie de saint Bernard, livre Ier, chapitre 52, ainsi que les notes de la fin du volume.


Saint Bernard lui montre combien peu il aime les louanges et combien le joug du Christ est léger. Il ne veut pas qu'on lui donne le nom de père et se contente de celui de frère.

A son très-cher Rainaud, le frère et non le père Bernard, son co-serviteur de Dieu et non son maître, salut et tout ce qu'on souhaite de bon à un frère bien-aimé et à un co-serviteur fidèle.

1. Avant tout ne soyez pas surpris si les titres d'honneur m'effraient quand je me trouve si peu digne des honneurs eux-mêmes; et si vous devez me les donner, pour moi, il n'est pas convenable que je les accepte. Vous vous croyez obligé à ce précepte de l'Apôtre: «Prévenez-vous les uns les autres par des témoignages d'honneur et de déférence (Rm 12,10), et à cet autre: «Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ (Ep 5,21).» Comme ces expressions «les uns les autres,» et «les uns aux autres,» n'ont point été employées au hasard, vous pensez qu'elles me regardent aussi bien que vous. Mais si vous vous rappelez ces paroles de notre règle: «Que les plus jeunes se montrent pleins de déférence pour leurs aînés,» je me souviens, moi, de la règle que la Vérité a tracée en ces termes: «Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers (Mt 20,16);» et j'entends toujours ces paroles: «Que le plus grand parmi vous se fasse le plus petit (Lc 22,26).» «Plus vous êtes élevé, plus vous devez vous abaisser en toute circonstance (Si 3,18).» «Ils vous ont élevé en dignité et placé à leur tête? Soyez au milieu d'eux comme l'un d'entre eux.» Car il est dit: «Nous ne sommes pas envoyés pour tyranniser votre foi, mais pour contribuer à votre joie (2Co 1,23).» Et ailleurs: «Ne vous faites pas appeler maîtres par les hommes (Mt 23,8);» et enfin: «N'appelez personne votre père sur la terre (Mt 23,9).» Ainsi toutes ces paroles sont un contre-poids qui m'abaisse à mesure que vous m'élevez par les titres pompeux que vous me prodiguez. Aussi ai-je raison, je ne dirai pas de chanter, mais de soupirer avec le Psalmiste en ces termes: «Quand je me suis vu exalté, je me suis senti humilié et rempli de trouble (Ps 87,16);» ou dans ces autres encore: «Vous ne m'avez élevé que pour me briser (Ps 101,11).» Mais je vous ferais peut-être mieux comprendre ce que je ressens si je vous disais que celui qui m'élève m'abaisse, et que celui qui m'abaisse m'élève. Ainsi vous m'humiliez quand vous me grandissez et quand vous me comblez de termes d'honneur. Mais en m'écrasant ainsi, vous ne pouvez pourtant me faire perdre courage. Un mot me console; c'est un de ceux par lesquels la vérité a le merveilleux secret de relever ceux mêmes qu'elle humilie, et de leur faire connaître ce qu'ils sont, en leur découvrant leur petitesse. Ainsi la même main qui m'abat me relève et me fait chanter avec joie: «Je suis heureux, Seigneur, que vous m'ayez humilié pour me faire connaître votre sainte loi; sortie de votre bouche, elle me semble bien préférable à des millions d'or et d'argent (Ps 118,71-72).» Voilà les merveilles que produit la parole pleine de vie et d'efficacité du Seigneur, et qu'accomplit avec une douceur et une puissance incomparables ce Verbe par lequel tout a été créé; voilà enfin ce qui accompagne le joug aimable et le fardeau léger du Christ.

2. Qui n'admettrait pas en effet combien est léger le fardeau de la vérité? En est-il un qui le soit davantage? Il soulage celui qui le porte, au lieu de le charger. Non-seulement il ne pèse point sur les épaules où il repose, mais encore il porte lui-même ceux qui doivent le porter. S'il remplissait le sein virginal qui le portait, il ne le rendait ni lourd, ni pesant; il donnait aux bras du vieillard Siméon qui le reçurent, des forces pour le porter; enfin il a ravi jusqu'au troisième ciel le corps pesant et corruptible de saint Paul. Je cherche sur la terre quelque chose de comparable à ce fardeau qui a la propriété d'alléger ceux qui le portent, et je ne trouve que les ailes des oiseaux qui agissent à peu près de même; car, par une singulière disposition, elles rendent en même temps le corps des oiseaux plus gros et moins pesant. C'est un miracle de la nature, qui sait employer plus de matière et faire une oeuvre plus légère, ajouter au volume et retrancher au poids, comme elle l'a fait pour les oiseaux, dont les ailes ressemblent au fardeau du Christ, car elles soutiennent ceux qui les portent. Il en est de même du chariot il augmente la charge du cheval qui le traîne, mais il lui rend facile à porter le fardeau qu'il ne pouvait mouvoir sans lui. Le fardeau s'ajoute au fardeau, et ils deviennent l'un et l'autre moins pesants: voilà comment au joug lourd et pesant de la loi ancienne le char de l'Evangile est venu s'ajouter pour porter la perfection plus loin en diminuant les difficultés du transport. «Sa parole, est-il dit, court avec rapidité (Ps 147,15).» Cette parole qui d'abord ne fut connue que dans la Judée, et qui ne put, à cause de sa pesanteur, dépasser les frontières de ce pays; tel en était le poids, qu'elle s'échappa mime des mains fatiguées de Moïse; mais, rendue plus légère par la grâce et posée sur le char de l'Evangile, elle ne tarda pas à se répandre sur toute la terre et atteignit bientôt d'un vol rapide jusqu'aux confins du monde. Mais je me laisse entraîner trop loin.

3. Pour vous donc, mon bien cher ami, cessez, je ne dirai pas de m'élever, mais plutôt de m'écraser par des titres que je ne mérite pas; autrement, avec la meilleure volonté du monde à mon égard, vous vous rangerez au nombre des ennemis qui en veulent à mon âme. Ecoutez en quels termes je me plains d'eux au Seigneur dans ma prière: «Ceux qui me comblaient de louanges me chargeaient d'imprécations (Ps 101,9).» Je ne tarde pas, après avoir poussé ce gémissement, à entendre le Seigneur me répondre et confirmer la vérité de mes paroles, en disant: «Oui, ceux qui vantent ton bonheur, t'induisent en erreur (Is 9,16).» Alors je m'écrie avec le Prophète: «Loin de moi tous ceux qui nourrissent ma vanité par leurs louanges et leurs applaudissements (Ps 69,4).» Ne craignez pas cependant que je lance sans distinction contre tous mes adversaires ces imprécations et ces anathèmes. Je m'explique. Voici comment je comprends les choses: je demande d'abord à Dieu que tous ceux qui m'estiment au delà de ce qu'ils voient en moi ou de ce qu'ils entendent dire de ma personne, retournent sur leurs pas, c'est-à-dire, reviennent des louanges exagérées qu'ils me donnent sans me connaître, et qu'ils en rabattent beaucoup. Comment cela? en connaissant mieux celui qu'ils louent outre mesure, et par conséquent en rougissant de leur erreur et du mauvais service qu'ils rendent à leur ami. Voilà dans quel sens je crie: Arrière! tant à ceux qui me veulent du mal et me louent pour me flatter, qu'à ceux qui, sans le vouloir, me font du mal, lorsque par amitié pour moi ils me donnent des louanges excessives. C'est à ces deux espèces d'ennemis que je dis: Arrière! et soyez couverts de confusion. Comprenez bien ma pensée. Je voudrais qu'ils me vissent si vil et si méprisable, qu'ils eussent honte d'avoir prodigué leurs louanges à un pareil homme et qu'ils cessassent enfin de les adresser si mal. Je me sers ordinairement de deux versets pour repousser les traits de ces deux sortes d'ennemis: à ceux qui me louent avec malice, je crie: Arrière! «et qu'ils soient couverts de honte ceux qui veulent me nuire!» Mais à ceux dont l'intention est bonne, je dis: «Qu'ils en rabattent bien vite et qu'ils rougissent ceux qui me disent: C'est bien! c'est bien!»

4. Mais pour en revenir à vous, puisque je dois, à l'exemple de l'Apôtre, vivre avec vous en frère et non pas dans un esprit de domination sur votre piété, et que j'apprends de la bouche du Seigneur que nous n'avons qu'un même père dans les cieux, que tous nous sommes frères ici-bas, je trouve que je dois repousser avec le bouclier de la vérité les noms de père et de maître, qui sont faits pour le ciel; vous me les donnez, je le sais bien, plutôt pour me faire honneur que pour m'accabler; mais il vaut mieux que vous m'appeliez du nom de frère ou de co-serviteur de Dieu, car nous avons le même héritage en espérance et nous servons le même maître. Si j'accepte un titre qui ne convient qu'à Dieu, j'ai peur qu'il ne me dise: «Puisque c'est moi qui suis le Seigneur, où donc est la crainte respectueuse que vous me devez; et puisque je suis votre père, où est l'honneur que vous me rendez (Ml 1,6)?» Il est bien vrai pourtant que si je ne veux pas m'attribuer à votre égard l'autorité d'un père, j'en ai tous les sentiments, car mon amour pour vous est tout à fait celui d'un père pour son enfant, à ce qu'il me semble. Mais en voilà assez au sujet des titres que vous me donnez.

5. Je veux répondre maintenant au reste de votre lettre: vous vous plaignez de ce que je ne vais pas vous voir, je pourrais me plaindre également de vous pour le même motif. Je ne veux pas le faire, attendu que vous pensez, comme moi, que la volonté de Dieu doit passer avant tous les désirs de notre coeur, et tous ces besoins de nous visiter; s'il en était autrement, si Jésus-Christ n'était pas en cause, comment pourrais-je me priver de la vue d'un confrère qui m'est particulièrement précieux et cher; où pourrais-je trouver un ami plus dévoué, d'un travail aussi persévérant, d'un entretien aussi utile, d'une mémoire aussi riche et aussi présente? Mais il faut mettre notre bonheur à suivre jusqu'à la fin la volonté de Dieu et à ne chercher en toutes choses et dans toutes circonstances, que les intérêts de Jésus-Christ, sans nous occuper des nôtres.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE. LXXII. A RAINAUD DE FOIGNY.

50. Avant tout, ne soyez pas surpris si les titres d'honneur m'effraient. Saint Bernard veut parler des titres de Dom et de Père. Il nous donne un rare exemple de modestie en se montrant effrayé des titres d'honneur que tant d'autres ambitionnent quelquefois, plus que les honneurs et les dignités mêmes. Nous en trouvons un pareil, sans compter ceux que nous avons rapportés dans nos notes à la deuxième lettre, dans la vie de la bienheureuse Mechtilde: «La Soeur Mechtilde, dit l'auteur de sa Vie, voulait qu'on s'abstînt de lui donner le nom de Dame; et refusait toute dénomination qui sentait la grandeur. Mais la règle de la maison exigeait qu'on l'appelât Dame et Abbesse.» Ainsi voyons-nous Auguste, dans Suétone (ch. 53, de la Vie d'Auguste), repousser constamment avec horreur, comme un opprobre et une sorte de malédiction, le titre de Seigneur. Tibère lui-même le regardait comme une sorte d'outrage. De là vient que, dans la suite, les auteurs voulant employer une expression moins ambitieuse, retranchèrent une syllabe au mot latin qui signifie seigneur, et donnèrent le titre de dom aux saints personnages, aux évêques et à d'autres encore, jusqu'au temps de saint Bernard. Ainsi Sulpice Sévère, lettre deuxième, dit: «On rapporte que dom Martin mourut.» Saint Grégoire le Grand, livre Ier, lettre 6, et livre VII, lettre 127, se sert de la même expression. On la retrouve plusieurs fais dans les lettres de Didier de Cahors et dans Grégoire de Tours, liv. 11, Hist., c. 42; les Italiens et les Espagnols leur ont emprunté ce mot. Nous voyons de même, chez les Grecs modernes, le mot kurios changé en kuros, comme le fait remarquer notre très-docte Hugues Bernard, dans ses Notes à la concordance des Règles, c. 70. Notre Père saint Benoît, fait mention de l'expression Dom dans la Règle, ch. 63, où nous lisons «Que l'abbè, qui semble tenir la place de Jésus-Christ, soit appelé Dom et Abbé, non pas par flatterie, mais par respect et par amour pour Notre-Seigneur.» Ce titre, que la règle n'accordait d'abord qu'à l'abbé, s'est donné avec le temps, ainsi que le nom de Père, aux simples religieux, pourvu qu'ils fussent prêtres. Voyez sur ce sujet Menard, à l'endroit cité Haeften, liv. 3, traité 4, et dissertations 4 et 5; Jules Nigron, dans la Règle de la Société de Jésus, règle 22 ( Note de Mabillon),



LETTRE LXXIII. AU MÊME.


Rainaud exprimait une défiance et des regrets excessifs à l'occasion du titre d'abbé qui venait de lui être donné; saint Bernard l'éclaire à ce sujet et l'engage en même temps à prodiguer lui-même à ses religieux aide et consolation plutôt que de leur demander leur assistance.

A son très-cher fils Rainaud, abbé de Foigny, Bernard, que Dieu vous donne l'esprit de force.

1. Vous vous plaignez, mon bien cher fils Rainaud, de toutes vos tribulations, et par vos pieux gémissements, vous excitez les miens; car je ne puis vous savoir dans la peine sans m'y sentir moi-même, ni entendre vos plaintes et vos inquiétudes saris les partager. Mais, puisque j'avais prévu les maux dont vous vous plaignez, et que je vous les avais fait prévoir, s'il votas en souvient bien, vous deviez, ce me semble, être mieux préparé à les souffrir et m'épargner un surcroît de chagrin; n'est-ce donc pas assez pour moi, n'est-ce pas même beaucoup trop, de vous avoir perdu et de ne pouvoir plus ni vous voir ni recevoir vos douces consolations? J'en suis tellement affligé que j'en éprouve comme du regret de vous avoir éloigné de moi, vous qui étiez rua plus douce consolation. Il est vrai que j'ai cédé alors à la voix de la charité; mais, comme je ne puis être avec vous là où j'ai dû vous envoyer, je pleure sur vous comme si vous étiez perdu pour moi. Aussi, quand après cela, vous qui devez être mon soutien, vous venez au contraire m'accabler du poids de votre propre peine, et accumuler, pour moi, comme vous le faites, chagrins sur chagrins et tourments sur tourments, si je me sens heureux de cette confiance filiale qui ne me cache aucune de ses peines, je souffre en même temps beaucoup du poids qu'elle ajoute aux tourments dont je suis accablé de toutes parts. pourquoi venez-vous accroître les sollicitudes d'une âme qui n'est déjà que trop inquiète et déchirer par d'horribles souffrances le coeur et les entrailles d'un père que votre départ n'a que trop affligé? Je me suis déchargé sur vous d'une partie du fardeau qui m'accable, parce que je vous ai considéré comme un fils, un ami, un fidèle soutien; mais comment supportez-vous votre part du fardeau paternel, si vous le faites de manière à m'en laisser encore tout le poids? Il en résultera que vous aurez partagé mon fardeau sans que pour cela j'en éprouve moi-même le moindre soulagement.

2. Or ce fardeau, c'est celui des âmes malades et infirmes, car celles qui se portent bien n'ont pas besoin qu'on les aide; elles ne sont donc pas un fardeau. Rappelez-vous bien que si vous êtes père et abbé, c'est surtout pour les religieux affligés, faibles et mécontents. C'est en consolant les uns, en soutenant les autres et en reprenant les troisièmes que vous remplissez votre charge et portez votre fardeau; c'est en chargeant ces âmes sur vos épaules que vous les guérissez, et c'est en les guérissant que vous vous en chargez. Mais si vous avez des religieux allant tellement bien qu'ils vous donnent des consolations au lieu de vous en demander, ne vous regardez pas comme leur père et leur supérieur, colis voyez en eux des égaux et des amis. Gardez-vous de vous plaindre si vous trouvez plus d'épreuves que de consolations dans la société de ceux au milieu desquels je vous ai placé. Vous leur avez été envoyé pour les soutenir et les consoler, parce que vous êtes plus fort et mieux portant qu'eux, et qu'avec la grâce de Dieu vous pouvez leur aider à tous sans avoir besoin qu'eux-mêmes vous aident et vous soutiennent. D'ailleurs, plus le fardeau est grand, plus grande aussi doit être la récompense; mais, au contraire, si les consolations abondent, vos mérites ne Peuvent que décroître dans la même proportion. Choisissez donc; si vous préférez ceux qui sont pour vous un fardeau, vous y gagnerez en mérite; mais; au contraire, si vous optez pour ceux qui vous consolent, vous perdez tous vos mérites du même coup. Les premiers sont comme la source doit ils naissent, et les seconds comme le gouffre oit ils s'engloutissent; car ceux qui partagent vos peines prélèvent aussi leur part sur votre récompense. Sachez donc qu'on ne vous a envoyé là où vous êtes que pour soulager les autres et non pour en être soulagé vous-même. Vous n'ignorez pas sans doute que vous êtes le vicaire de celui qui n'est venu que pour servir les autres, non pas pour en être servi lui-même. Je voulais d'abord vous écrire plus longuement encore, afin de vous donner un peu de consolation; mais je n'ai pas trouvé qu'il fitt bien nécessaire de charger une feuille morte de ce que notre prieur peut vous dire de vive voix. J'espère que sa présence vous donnera toutes ces consolations, ranimera votre courage et que vous trouverez dans ses discours ce que vous chercheriez en vain dans ma lettre. Vous me priez de lui faire part de mon esprit pour vous le communiquer, si cela est possible; c'est ce que j'ai fait, soyez-en bien certain. Car vous savez que nous n'avons l'un et l'autre qu'un seul et même esprit, qu'une seule et même volonté.




LETTRE LXXIV. AU MÊME.

Saint Bernard avait témoigne à Rainaud le désir qu'il cessât de lui faire entendre ses plaintes; maintenant il le presse de le mettre au courant de toutes ses tribulations.

J'avais espéré, mon bien cher ami, avoir trouvé le moyen de mettre un terme à mes inquiétudes à votre sujet, en vous suggérant la pensée de ne pas m'informer de tous vos ennuis. Je me rappelle que je vous disais, entre autres choses, dans ma dernière lettre, que si, d'un côté, je suis heureux de cette confiance filiale qui ne me cache aucune de vos peines, d'un autre, je souffre beaucoup du poids qu'elle ajoute à mes douleurs. Mais le remède que j'avais cru trouver à mes tourments les augmente au lieu de les diminuer, car autrefois je n'éprouvais de crainte et de chagrin qu'au sujet des peines dont vous me parliez; à présent, je crains tout, et, comme dit Ovide, votre auteur favori, «je me fais toujours les périls que je redoute plus grands qu'ils ne sont en effet.» J'appréhende tout parce que je ne sais plus rien, et je me fais souvent un, chagrin très-réel peut des maux imaginaires: cela vient de ce que, dominé par l'amour, le coeur n'est plus maître de lui; il craint ce qu'il ignore, il se tourmente sans motif; son inquiétude va plus vite et plus loin qu'il ne veut; c'est en vain qu'il s'efforce de régler sa sensibilité, il n'en peut prévenir les excès, il s'émeut malgré lui. Vous voyez, mon fils, que la précaution que j'avais prise et la discrétion filiale dont vous avez fait preuve en cette occasion m'ont bien mal réussi. Je vous prie donc de ne plus me laisser ignorer désormais tout ce qui vous concerne, si vous ne voulez redoubler mes inquiétudes au lieu de les diminuer. Saisissez l'occasion favorable pour me renvoyer les opuscules que vous avez à moi.


LETTRE LXXV. A ARTAUD (a), ABBÉ DE PRULLY.

Saint Bernard le dissuade d'aller fonder un monastère en Espagne.


A son très-cher ami et confrère l'abbé Artaud, le frère Bernard, salut.

Tout ce que des amis séparés peuvent nourrir l'un pour l'autre d'affection et de bienveillance au fond de leur coeur, je le ressens pour vous et je compte bien que vous l'éprouvez également à mon égard, non-seulement parce que nous partageons le même genre de vie et la, même profession, mais encore parce que vous n'avez pu oublier notre ancienne amitié. Or il est une manière de nous montrer mutuellement combien cette affection qui nous est si chère est présente au fond de nos coeurs, c'est de ne nous pas cacher l'un à l'autre ce que nous pouvons apprendre de fâcheux sur le compte de l'un de nous. Or j'ai entendu dire que vous avez l'intention d'aller fonder, en Espagne, un couvent dépendant de votre saint monastère; j'en suis on ne peut plus surpris et je me demande pourquoi, dans quel but et dans quelle espérance vous voulez envoyer quelques-uns de vos enfants en exil, dans une maison si éloignée de vous et qui vous coûtera tant de peines et d'argent à trouver et à construire, tandis que vous avez dans les environs de votre couvent une maison convenable et prête à recevoir les religieux que vous voudrez y envoyer. Vous ne me direz pas sans doute, pour vous excuser, que ce domaine ne vous appartient pas, car je sais que vous pourrez en disposer quand vous le voudrez. Il appartient à l'abbé de Pontigny (b) qui, bien loin de vous le refuser, si vous le lui demandez, se fera même un plaisir de vous l'offrir en pur don si vous voulez l'accepter; non pas que cette maison ne soit bien située, mais elle lui est inutile. Comme vous le savez, nous devons tous les deux tenir compte, dans notre conduite, du conseil de l'Apôtre nous disant: «Prenez garde qu'on ne vous méprise à cause de votre jeunesse (1Tm 4,12).» Car, comme nous sommes jeunes l'un et l'autre, je crains qu'on ne nous taxe de légèreté. J'espère bien que vous reviendrez sur votre premier dessein et que vous préférerez une maison qui se trouve dans votre voisinage et prête à habiter; car, en même temps qu'elle fait parfaitement votre affaire vous savez qu'elle est plutôt une charge qu'un avantage pour l'abbé de nos amis à qui elle appartient. Adieu.

a Nous avons rétabli cette suscription, de même que plusieurs autres, d'après le manuscrit de Corbie. Cet Artaud fut abbé de Prully (notre ancienne édition, dit Pottières) mais à tort, de l'ordre de Cîteaux, dans le diocèse de Sens. Voir aux notes.b Telle est la leçon du manuscrit de Corbie; dans plusieurs autres, l'endroit n'est indiqué que par l'initiale P. C'est Vauluisant, où Artaud, par le conseil de saint Bernard, fonda un monastère en 1127. date de cette lettre, avec douze religieux qui y furent envoyés, sous la conduite de l'abbé Norpaut.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE LXXV,

51. Artaud, abbé de Prully, et non pas de Pottières. Voir les notes de la lettre quatre-vingtième. Prully était un monastère de Cisterciens, fondé dans le diocèse de Sens, en l'année 1118, par Thibaut, comte de Champagne, et Adèle, sa mère, comme le rapporte, dans sa Chronique, Guillaume de Nangis, cité par Manrique à cette année, bien qu'alors Thibaut ne fût pas encore comte de Champagne, ainsi qu'il est dit aux notes de la trente et unième lettre. On voit, par le contexte de la lettre, qu'elle n'a point été adressée à l'abbé de Pottières, mais à celui de Prully, car saint Bernard lui dit qu'il ressent pour lui la plus vive affection, «non-seulement parce que nous partageons le même genre de vie et la «même profession, mais encore parce que vous n'avez pu oublier notre ancienne amitié (Note de Mabillon).»



LETTRE LXXVI. A L'ABBÉ (a) DES CHANOINES RÉGULIERS DE SAINT-PIERRE-MONT.


Saint Bernard lui trace la ligne de conduite qu'il doit tenir à l'égard d'un homme qui, après avoir renoncé à la vie du couvent et quitté l'habit religieux qu'il portait depuis longtemps, était rentré dans le monde, et avait convolé à de secondes noces.

Au très-révérend père des chanoines réguliers de Saint-Pierre-Mont, le frère Bernard, salut et l'affection qui lui est due.

Puisque vous avez voulu que cet homme me consultât, je lui ai fait connaître mon sentiment, sans prétendre toutefois qu'il dût le suivre, s'il en trouvait un meilleur que le mien; le voici en deux mots, pour ne pas vous fatiguer par le récit de ce que vous savez. Ce n'est pas sans se mettre en péril, peut-être même n'est-ce pas sans violer les canons, qu'un homme qui a longtemps vécu dans un couvent et porté l'habit religieux, retourne dans le monde et se remarie d'une manière aussi indécente que ridicule, après avoir, du vivant même de sa première femme et de son consentement, observé pendant longtemps une continence absolue. Mais, comme ce mariage s'est fait publiquement et de la même manière que tous les autres, sans qu'il se produisit ni protestation ni opposition, il ne me semble pas que cet homme puisse en sûreté de conscience forcer sa femme à le quitter, tant qu'il n'aura pas, pour lui, le conseil ou la décision de l'évêque, ou même un jugement canonique en règle. Mais comme à notre avis, vous êtes cause, en grande partie, du péril imminent que court cette âme, attendu qu'en différant peut-être trop longtemps de lui permettre de faire profession, comme il le désirait et le demandait, vous avez pu fournir au démon l'occasion de le précipiter dans la malheureuse situation on il se trouve, je vous conseille au nom de la charité, d'employer toutes les ressources de votre esprit à tirer ce malheureux de ce mauvais pas par tous les moyens possibles, et au prix de n'importe quelles peines et quelles dépenses. Adressez-vous, par exemple, à sa femme elle-même et tâchez de la déterminer à quitter son mari, en 'engageant à garder la continence; ou bien allez trouver l'évêque et priez-le de faire venir ces deux époux devant lui et de les séparer, comme, à mon avis, il a certainement le droit de le faire,

a Dans toutes les éditions il y a eu, jusqu'à présent, au même.; mais nous avons rétabli, d'après le manuscrit de Corbie, la vraie suscription et, par conséquent, le véritable titre de cette lettre. Pierre-Mont est une abbaye d'Augustins, dans le diocèse de Tout peu éloignée de la petite rivière de Mortagne, affluent de la Meurthe. Cette lettre explique le doute que saint Bernard se pose à lui-même dans le quatrième opuscule du Précepte et de la Dispense, chapitre XVI.



NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE LXXVI. AU MÊME (d'après Horstius).


52. Il ne me semble pas que cet homme puisse en sûreté de conscience,..... Un homme qui avait longtemps vécu dans un couvent où il portait l'habit religieux, était retourné dans le monde et y avait pris femme. Saint Bernard consulté à ce sujet, ne dit pas clairement ce qu'il pense de ce mariage. Voici comment il en parle: «Ce n'est pas sans se mettre en péril, et peut-être même n'est-ce pas sans violer les canons, qu'un homme..... etc.;» puis il ajoute: «Mais, comme ce mariage s'est fait publiquement et de la même manière que tous les autres,» il ne lui semble pas que cet homme puisse en sûreté de conscience, se séparer de sa femme malgré elle. De plus, on ne voit pas bien par quelle espèce de voeu cet homme s'était enchaîné, à moins qu'on ne regarde comme la preuve d'un voeu solennel, le port de l'habit religieux pendant de longues années.

La difficulté soulevée par cette question se trouve encore augmentée par la lettre soixante-dixième de saint Augustin à Boniface qui devint comte après avoir fait voeu de religion, et se maria. Le saint évêque l'engage à accomplir son voeu si sa femme le lui permet, et à vivre saintement dans sa charge, si elle ne consent point à lui rendre sa liberté. Le même Père, dans son traité Sur le bien de la viduité, chapitre 9, s'exprime en ces termes: «Mais parce qu'il n'est pas donné à tout le monde de goûter ces paroles... etc., que celle qui peut comprendre ceci le comprenne bien, et que celle qui ne peut garder la continence se marie; que celle qui ne s'est pas encore engagée dans le mariage réfléchisse avant de le faire, et que celle qui en a accepté les lois s'y soumette avec persévérance.» Un peu plus loin il continue ainsi: «Par la continence, les vierges et les veuves aspirent à un état plus excellent et meilleur, celles qui se sont une fois décidées à l'observer, qui l'ont embrassé par choix et s'y sont astreintes par un voeu, non-seulement ne peuvent plus se marier, mais ne sauraient même sans crime songer à le faire..... Ce n'est pas que le mariage ou leur mariage soit mauvais en lui-même, à nos yeux, mais le mal est dans le renoncement à leur projet, dans la violation de leur. veau; s'il n'est pas précisément en ce qu'elles font, une chose moins bonne, que celle qu'elles avaient promise, elle est datas la perte d'une chose meilleure que celle qu'elles font.., etc.» Dans le Mme traité, chapitre X, le saint Docteur se déclare contre ceux qui regardent le mariage contracté après un veau de chasteté, plutôt comme un adultère que comme un vrai mariage, et soutient que c'en est un véritable et indissoluble (Voir Tanner. tom. 3, disput. 5, quest. 4. doute 4).

Saint Augustin émet encore la même opinion sur ce sujet, dans un autre endroit. On peut voir la réponse de saint Bernard à l'autorité de ce Père, dans son traité du Précepte et de la dispense, chapitre XVII. On pourra en même temps admirer son respect, pour les saints Pères, qu'il ne se permet pas facilement d'accuser de faute ou d'erreur.

D'ailleurs, il est constant maintenant que tous les théologiens et l'Église entière regardent le voeu solennel de religion comme un empêchement non-seulement empêchant mais, dirimant. Le point controversé est de savoir s'il dirime ce mariage de droit naturel et divin ou de droit ecclésiastique, positif ou humain. Saint Thomas (a), saint Bonaventure, Durand, Soto, Sanchez et beaucoup d'autres encore pensent que le voeu solennel est dirimant, de droit naturel et divin; ils s'appuient sur ce que le voeu solennel n'est pas une simple promesse comme un voeu ordinaire, mais constitue, à proprement parler, une véritable mise en possession d'une chose présente, une véritable délivrance en propriété perpétuelle, à Dieu, de la personne qui fait ce voeu: c'est un transport de domaine et de jouissance en faveur de Dieu, accepté par l'Église en son nom. D'où il suit qu'après cette espèce d'envoi de Dieu en possession de l'homme qui a fait un voeu, celui-ci ne s'appartient plus et ne peut plus se donner à un autre; la première donation rend nulle toute donation postérieure, car il est de droit naturel et divin qu'on ne peut donner à autrui ce qu'on ne possède pas, par conséquent tout mariage contracté après un voeu solennel est nul, de droit naturel et divin.

a S. Thom,4 Sent. distinct. 38. quest. 1, a. 3.


D'autres théologiens n'admettent pas le principe que les premiers regardent comme certain et, pour eux, si le voeu solennel est, pour le mariage, un empêchement dirimant. ce n'est qu'en vertu du droit ecclésiastique. Voir Palud, dans sa 4e dist. 88; Cajétan. 2. 2, question 88, a. 7; Vasquez, disp. 165, chap. 6; Azor., liv. 12, chap. 6; Lessius, Traité de la justice, chap,41, doute 8, n. 1, et tous les canonistes, au rapport de Panormitain, sur le chap. Rursus qui clerici vel voventes. Voir encore sur ce point la doctrine de l'Eglise, dans les décrets du premier concile de Tolède, canon 16; de Chalcédoine, canons 14 et 15; de Tribur, canon 25, qui s'appuie sur l'autorité de celui de Chalcédoine, et prescrit ouvertement de séparer ceux qui ont contracté mariage après avoir fait voeu solennel de religion; du second concile de Tours, canon 16, et enfin de celui de Trente, session 24, canon 9, qui déclare anathème quiconque ne tient pas pour a invalides les mariages de ceux qui ont fait voeu solennel de chasteté.» Or ce n'est pas là dissoudre les liens d'un mariage effectivement contracté ou changer l'essence de. ce sacrement, mais c'est rendre les personnes inhabiles à contracter mariage, ou annuler l'espèce de contrat qui est requis dans ce sacrement.

D'ailleurs, ce n'est pas sans de bien graves motifs que l'Eglise agit de la sorte. En effet, puisque celui qui fait voeu solennel de religion se consacre publiquement, se donne tout entier à Dieu et fait en son honneur profession d'un nouvel état de vie, il était convenable que l'Eglise pourvût, par les meilleurs moyens possibles, à leur persévérance, et prévînt tous les scandales qui pouvaient naître de cet état de choses; c'est ce qu'elle a fait admirablement bien en déclarant que la profession religieuse entraînerait de pareilles conséquences. Voici donc comment il faut entendre les passages des Pères ou les canons qui semblent opposés sur ce point, car s'il est hors de doute que le mariage contracté après un voeu de chasteté est illicite, les uns ne le, regardent pas moins comme un mariage véritablement valide et indissoluble une fois contracté; les autres tiennent que c'est un pur adultère; le pire de tous, et qu'on doit séparer les époux de force et même recourir, en cas de besoin, à l'aide du bras séculier. Voici; dis-je, comment on peut concilier les deux opinions. Les deux premiers ne parlent que du voeu simple; qui n'est pour le, mariage qu'un empêchement empêchant, et non pas dirimant; les seconds ont en pensée le voeu solennel, qui est un empêchement dirimant. Cependant il y a des théologiens qui prétendent que les premiers parlaient des. deux sortes de voeux indistinctement, et que; dans leur pensée,, la profession religieuse ne devint un empêchement dirimant qu'en vertu d'une loi ecclésiastique; mais il est difficile de dire à quelle époque cette loi fut portée. Nous pensons en avoir dit assez sur ce sujet, mais on peut consulter encore saint Thomas à l'endroit cité; Bellarmin, tome 3, du Mariage, chapitre 21; Estius, dans la 4e sentence, distinction trente-huitième; Tanner, tome 3, disp. 5, question 4, doute 4 et tome IV; disp. 5, question 4, doute 3; Plat., du Bien de l'état religieux, livre 2, chapitre XX (Note de Horstius).



Bernard, Lettres 71