Bernard, Lettres 88

LETTRE LXXXVIII. AU MÊME

Vers l'an 1127.

Saint Bernard, empêché par ses nombreuses occupations, n'a pas encore pu trouver le temps de répondre à ses désirs; il ne peut même lui écrire cette fois encore que quelques mots à peine, il lui recommande de ne pas publier un de ses opuscules avant de l'avoir revu et corrigé.



1. Je ne vous parlerai ni de mon inhabileté, ni de mon humble profession, ou plutôt de ma profession d'humilité; je ne me retrancherai pas derrière ce que j'appellerai l'obscurité, sinon la bassesse de mon nom et de ma demeure; car tout ce que je vous allègue de pareil, c'est pour vous plutôt une mauvaise défaite qu'une bonne et véritable excuse. Il me semble qu'à vus yeux ma réserve et ma discrétion, si motivées qu'elles soient, passent, selon que vous êtes disposé, pour de la fausse humilité ou même pour un franc orgueil. Puisque telles peuvent être vos pensées, je, m'abstiendrai de toutes protestations. Seulement je veux que votre amitié soit bien convaincue d'une chose: c'est que depuis le départ de votre premier messager, non pas de celui qui vous porte cette lettre, mais de l'autre, je n'ai pas eu un seul instant de loisir pour faire ce que vous m'avez demandé, tant mes nuits sont courtes et mes journées remplies. Je suis tellement occupé en ce moment où votre lettre m'arrive, que je trouverais trop long de vous écrire toutes les occupations qui seraient mon excuse auprès de vous. Il ne m'a été possible même de lire votre lettre que pendant mon dîner, quand on me l'a remise, et c'est avec toutes les peines du monde que je puis dérober quelques instants à mes occupations pour vous écrire ce petit, mot à la hâte et comme en courant; c'est à vous de dire si vous avez raison de vous plaindre de la brièveté de ma lettre.

2. Pour dire la vérité, mon cher Oger, je suis tenté de maudire mes occupations à cause de vous et pourtant Dieu m'est témoin qu'en y vaquant je n'ai en vue que la charité, dont les exigences, en me rendant tributaire des sages et des insensés, sont cause que je n'ai pas encore pu répondre à votre désir. Mais quoi! la charité sera-t-elle cause que vous ne recevrez pas ce que vous sollicitez en son nom? Oui, vous avez demandé et cherché; puis vous avez frappé à la porte, et c'est la charité qui a trompé vos espérances. Ne m'en veuillez donc point, mais prenez-vous-en à la charité elle-même si vous l'osez, car c'est elle qui n'a pas voulu que vous reçussiez ce que vous vous flattiez bien d'obtenir par elle. Elle se plaint de ma longueur et elle s'indigne en même temps contre vous qui en êtes la cause; ce n'est pas que l'ardeur qui vous presse l'offense, c'est elle qui vous l'inspire, mais elle veut que votre zèle soit réglé sur la science et ne vous expose pas à suspendre pour des choses de moindre intérêt la marche des affaires plus importantes. Vous voyez combien j'ai de mal à m'empêcher de vous écrire plus longuement, puisque le plaisir de causer avec vous et le désir de vous satisfaire m'exposent à mécontenter la charité, qui veut depuis longtemps que je mette fin à cet entretien et ne peut m'y déterminer. Comme il me serait facile de m'étendre s'il m'était permis de vous répondre selon mon désir! Peut-être serais-je venu à bout de vous satisfaire ainsi que moi; mais la charité réclame autre chose de moi; elle est la maîtresse, ou plutôt elle n'est autre que le Maître lui-même, selon ces paroles: «Le Seigneur est charité (1Jn 4,16).» Or son empire est tel que je dois lui obéir avant tout, sans tenir aucun compte de vos désirs ni des miens. En conséquence, puisqu'il faut absolument préférer la volonté de Dieu à celle des hommes, je me vois obligé, avec peine et bien malgré moi, sinon de vous refuser, du moins de différer ce que vous me demandez. Je craindrais, en essayant de répondre humblement à vos désirs, de paraître vouloir, sous prétexte d'une vaine humilité quine serait qu'un pur orgueil, me révolter ici-bas, moi qui ne suis qu'un misérable ver de terre, contre la toute-puissance de la charité qui voit là-haut les anges mêmes soumis à ses lois, comme vous le dites fort bien.

3. Quant à l'opuscule que vous voulez que. je vous envoie, je n'ai pas attendu l'arrivée de votre messager pour le redemander à celui à qui je l'ai prêté, mais il ne me l'a pas encore fait parvenir. Je vais faire en sorte que vous le trouviez ici quand vous viendrez, si jamais vous venez; vous pourrez le voir et le lire, mais non pas le copier, ce que vous n'auriez pas dit faire non plus pour le livre que vous avez transcrit, à ce que vous me dites. Je ne vous l'avais pas envoyé dans ce but, mais seulement pour que vous en prissiez connaissance, et je ne sais pas de quelle utilité peut être ce que vous avez fait. Mon intention n'était pas non plus que vous le fissiez parvenir à l'abbé de Saint-Thierri, je ne vous avais pas dit de le lui envoyer (a); pourtant je ne suis pas fâché que vous l'ayez fait, car pourquoi redouterais-je que mon modeste opuscule lui passât sous les yeux, quand j'y ferais passer volontiers mon âme tout entière, si je le pouvais? Mais, hélas! pourquoi faut-il que le souvenir d'un pareil homme se présente à mon esprit dans un moment oit je ne puis m'arrêter à m'entretenir avec vous de cet excellent ami, aussi longuement qu'il le mérite. Faites, je vous prie, tout votre possible pour aller le voir, et ne donnez mon livre à lire ou à copier qu'après que vous l'aurez revu tout entier avec lui; relisez-le donc et faites ensemble toutes les corrections que vous jugerez nécessaires, afin qu'il ait l'appui et l'autorité de deux témoins. Après quoi je vous laisse maître de le publier si bon vous semble, ou de ne le communiquer qu'à quelques lecteurs seulement, ou même de ne le montrer à personne. Je vous fais juge également de cette petite préface (b) que vous avez composée pour cet ouvrage à l'aide de quelques fragments de mes lettres, vous verrez si elle peut convenir telle qu'elle est, ou s'il ne serait pas préférable d'en faire une autre.

a Il s'agit certainement ici de l'apologie de saint Bernard adressée à l'abbé Guillaume. Oger se trouvait à Clairvaux pendant que notre saint l'écrivait, comme on le voit par les derniers mots de ce travail, et il en avait pressé et attendu la fin, mais il n'avait pu l'emporter en s'en allant, parce que saint Bernard n'avait pas eu le temps d'y mettre la dernière main. Notre saint Docteur la lui envoya pour qu'il en prit connaissance. Oger la communiqua sans le consulter à l'abbé Guillaume à qui elle était dédiée, et auquel saint Bernard se proposait dé l'envoyer.b Cette petite préface n'est autre qu'une lettre adressée au même Guillaume et comptée la quatre-vingt-cinquième parmi les lettres de saint Bernard; elle se lit en tête de son apologie.


4. J'allais oublier le reproche que vous me faites au début de votre lettre de vous avoir accusé de mensonge: je ne me rappelle pas du tout l'avoir fait; mais si j'ai dit quelque chose de semblable, car j'aime mieux croire à un oubli de ma part qu'à un mensonge de votre messager, c'est en plaisantant que je l'aurai dit, je puis vous l'assurer, et non pas sérieusement. Il ne m'est jamais venu à la pensée de croire que vous êtes un homme léger et capable de dire le pour et le contre; comment aurais-je pu concevoir de vous cette opinion, quand je sais que depuis votre enfance vous portez avec bonheur le joug de la vérité, et quand je trouve en vous une maturité qui fait oublier combien vous êtes jeune encore? Je ne suis pas assez simple pour voir un mensonge dans un mot que les lèvres prononcent tout uniment sans que l'esprit y mette de malice et de duplicité, ni assez indifférent pour avoir oublié le projet que vous avez eu la bonté de former, ainsi que les obstacles qui vous ont empêché de le mettre à exécution.




LETTRE LXXXIX. AU MÊME.


a Ce Guerri fut abbé d'Igny en 1135; ses sermons se trouvent dans notre tome VI. Il est encore parlé de lui dans la lettre suivante.


Vers l'an 1127.



Saint Bernard s'excuse de la brièveté de sa lettre, en donnant pour raison que le carême est un temps de silence: d'ailleurs il ne convient ni à sa profession ni à son ignorance de se poser en maître.



1. Vous êtes peut-être bien mécontent, ou plutôt, pour me servir d'un mot plus doux, vous êtes fort étonné de ne recevoir qu'un simple billet bien court, au lieu d'une longue lettre que vous attendiez de moi; mais vous savez ce que dit le Sage: «Il y a sous le ciel temps pour tout; temps pour parler, temps pour se taire (Qo 3,1 Qo 3,7).» Quand donc garderons-nous le silence si nous ne nous taisons pas pendant la sainte quarantaine? La correspondance est un entretien qui cous tient d'autant plus occupés qu'il nous demande plus de travail; quand on se Trouve en présence l'un de l'autre, on dit au vol de la parole ce qu'on a à se dire, mais quand on s'entretient à distance on est obligé, de part et d'autre, d'écrire avec beaucoup de soin et de précision les demandes et les réponses. Or, si dans mon cabinet je médite, je dicte et j'écris les pages que vous devez lire dans le vôtre, que deviennent, je vous prie, la retraite et le silence? Il n'est pas troublé, me répondrez-vous, par tout ce que je viens de citer: je serais bien surpris que telle fût an fond votre. pensée; vous savez, en effet, quel mouvement se donne l'esprit quand nous voulons écrire, il est assailli par une foule d'expressions différentes, de tournures variées et de sens divers. Tantôt il rejette le mot qui se présente à lui, tantôt il en cherche un autre qui le fuit; on se préoccupe beaucoup, en écrivant, de l'élégance du style et de l'enchaînement de la pensée. On recherche ce qui convient le mieux aux besoins de ceux pour qui on écrit, et l'on apporte la plus grande attention, non-seulement à ce qu'on dit, mais à qui on le dit, en même temps qu'on se demande ce qu'il faut placer en premier lieu et ce dont il ne faut parler que plus tard, et mille autres choses encore dont les personnes qui soignent leur style se préoccupent beaucoup. Et vous trouvez que ce n'est pas là troubler le calme et le silence, parce que ce n'est pas le rompre par le bruit des conversations?

2. D'ailleurs non-seulement le temps, mais encore ma profession et mon insuffisance m'empêchent d'entreprendre ce que vous attendez de moi, car ce n'est pas le rôle d'un moine comme je fais profession de l'être, ni d'un pécheur comme je ne le suis que trop, de se poser en docteur, il est mieux pour lui de pleurer. Est-il rien de plus ignare qu'un ignorant comme moi qui ne craint pas de se poser en docteur et d'enseigner ce qu'il ignore? Non, ce n'est l'affaire ni d'un ignorant ni d'un pauvre pécheur de se poser en maître. Voilà pourquoi je me suis retiré dans la solitude décidé avec le Prophète «à m'observer si bien que je ne pèche point dans mes discours (Ps 38,2), attendu que selon lui «l'homme que pousse le besoin de parler est incapable de se conduire (Ps 139,12), et que d'après le Sage «la vie et la mort tiennent à un coup de langue (Pr 18,21).» Au contraire, le silence, comme dit Isaïe, «est le gardien de la vertu (Is 32,17),» et c'est dans le silence, s'il faut en croire Jérémie, qu'on doit attendre la grâce de Dieu (Lm 3,26). Aussi pour travailler à être juste, puisque la justice est la mère, la nourrice et la gardienne de toutes les vertus, je ne veux pas paraître vous refuser tout à fait ce que vous me demandez. Je vous prie, vous et tous ceux qui, comme vous, désirent faire quelques progrès dans la perfection, et je vous supplie vivement, sinon par l'autorité de mes paroles, du moins par l'exemple que je vous donne, de garder le silence, vous qui me pressez de paroles pour que je vous enseigne les choses que je ne sais pas.

3. Mais que dis-je et que fais-je? Je suis sûr que vous souriez eu voyant avec quel flot de paroles je prêche contre ceux qui parlent trop et en lisant mon verbeux plaidoyer en faveur du silence. Notre cher Guerri (a) dont la conversion et la pénitence vous intéressent et vous consolent, continue, si j'en juge par les apparences, à profiter de la grâce de Dieu et à faire de dignes fruits de pénitence. Quant au livre que vous me demandez, je ne l'ai pas en ce moment; il y a longtemps qu'un de mes amis, qui avait le même désir que vous de le lire, me l'a pris; mais pour ne point frustrer tout à fait les désirs de votre piété, je vous en renvoie un autre que je viens de terminer sur les Gloires de la sainte Vierge. le n'en ai pas de copie, aussi je vous prie de me le renvoyer le plus tôt possible, ou mieux encore de me le rapporter vous-même, si vous devez bientôt venir nous voir.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE LXXXIX. Au MÊME.

7l. Or si dans mon cabinet je médite....... Dans cette lettre, notre Saint exprime en termes pleins de force combien il se sentait peu porté à écrire même à ses amis, des lettres sans but et sans utilité, et combien il lui en eût coté de prendre pour cette correspondance sur un temps et des loisirs qu'on ne doit consacrer qu'à des choses importantes et saintes. Puis il fait ressortir tout ce que le travail de la composition littéraire a de contraire au silence que doit garder un religieux, au calme de l'âme et à la tranquillité de l'esprit. Ecoutez, ô vous qui ne comptez le temps pour rien, écoutez et rougissez si vous êtes encore capable de quelque sentiment, surtout en voyant que Pline l'Ancien sentait et pensait comme notre Saint; voici ce que Pline le Jeune rapporte de son oncle dans sa lettre (livre III) à Marc: «Je me rappelle qu'un jour un de ses amis ayant entendu le lecteur mal prononcer quelques mots, l'interrompit et le força à recommencer le même passage. Mon oncle lui dit: Aviez-vous compris? et sur sa réponse affirmative, il ajouta: Pourquoi donc l'avez-vous forcé à recommencer? vous nous avez fait perdre ainsi plus de dix vers! tant il poussait loin l'économie du temps! Il en réglait l'emploi avec le même ordre dans tous ses travaux, et au milieu même de l'agitation de la ville, il ne ravissait à l'étude que l'instant même du bain, et encore pendant les frictions destinées à produire la transpiration et pendant qu'on lui essuyait le corps, ii avait l'oreille attentive soit à quelques vers qu'on lui récitait, soit à quelque lecture qui lui était faite; ou bien encore il dictait quelque chose à son secrétaire; c'était surtout ce qu'il se plaisait à faire en voyage, comme s'il se fût trouvé libre de tout autre soin. Il avait toujours avec lui un secrétaire portant un registre et des tablettes, et pendant l'hiver des gants aux mains pour que la rigueur de la saison ne pût frustrer ses études du moindre moment. Je me souviens qu'un jour où je faisais une promenade, il me reprit en me disant que j'aurais pu ne pas perdre le temps que j'y avais consacré, car il regardait comme perdu tous les moments qui n'étaient pas consacrés à l'étude.» On ne saurait trop admirer ni trop imiter une pareille économie du temps, surtout dans un païen: c'est la seule avarice qui soit louable.

Saint Bernard était aussi dans les pensées et les sentiments de saint Augustin, qui tremblait extrêmement qu'on ne dût lui appliquer cette parole de la Sagesse: «Celui qui perle beaucoup ne sera oint exempt de péché (Pr 10,19),» à cause de tout ce qu'il avait écrit d'oiseux ou d'inutile. Qu'on lise le livre dont il a fait précéder ses Rétractations et l'on verra ce qui l'a déterminé à les écrire. «Je tremble, dit-il, quand je lis ces paroles: Celui qui parle beaucoup ne sera point exempt de tout péché, non pas que j'aie beaucoup écrit ou que j'aie écrit beaucoup de choses comme les ayant dites quoique je ne les aie pas dites; car on ne saurait compter au nombre de ceux qui parlent;beaucoup l'homme qui ne dit que des choses utiles et nécessaires, quelque longs et abondants que soient ses discours; mais je crains cette sentence de l'Ecriture, parce que dans tout ce que j'ai dit il serait certainement très-facile de trouver bien des choses qu'on pourrait sinon appeler fausses, du moins juger et montrer comme étant bien peu nécessaires. Or quel chrétien n'a pas tremblé en entendant Jésus-Christ nous dire: On rendra compte au jugement dernier même d'un mot inutile (Mt 7)? Ainsi parlait saint Augustin. On peut voir encore Jules Nigron, traité XII, chap. 3; et la lettre XC de saint Bernard adressée au même Oger; et dans laquelle il l'engage à régler leur correspondance (Notes de Horstius).

72. Car ce n'est pas le rôle d'un moine. - Saint Jérôme exprime lot même pensée en ces termes: «Le devoir d'un religieux n'est pas d'instruire les autres, mais de gémir,» castre Vigilance (c. 6), ce que la glose sur le canon Nequaquam, VII, quest. 1. et Turrecremata, entendent du simple moine, n'ayant pas charge d'âmes; c'est pourquoi le synode de Constantinople, sous le patriarche Photius et le pontificat de Jean 8, définit que la vie du moine doit être celle d'un sujet soumis et d'un disciple, non pas d'un maître ou d'un prélat qui préside et dirige. Le pape Alexandre II interdit absolument aux religieux la prédication aux peuples (16., q. 1, et con. Adjicimus, même titre). Aussi saint Bernard dit-il, dans un autre endroit, qu'il ne convient pas à un moine de prêcher en public (Sermon 64 sur le cantique des cantiques), à raison de son genre de vie ou de son office, comme l'enseigne saint Thomas (2,2, quest. 487, art. 1) et Turrecremata (16, q. 1, can. Placuit, can. Doctos, même endroit), mais il le peut si ses supérieurs, c'est-à-dire son évêque et son abbé le délèguent pour cela. C'est la même raison qui dictait à saint Bernard sa trois cent vingt-troisième lettre, adressée à l'archevêque de Mayence, dans laquelle, en parlant d'un religieux nommé Raoul qui ne cessait, par ses prédications, de pousser les peuples à massacrer les Juifs, il s'exprime en ces termes: «S'il prétend qu'il à le droit de prêcher sous prétexte qu'il est moine et ermite, il faut qu'il sache que le devoir d'un moine est de pleurer et non pas d'enseigner (lettre 323, à Henri, évêque de Mayence).» Evidemment saint Bernard blâmait en cette circonstance, non-seulement la pratique de la prédication dans ce religieux, mais son audace, sa présomption et son orgueil, attendu qu'au lieu d'attendre qu'il fût envoyé par ses supérieurs et agréé par l'évêque du lieu, il s'était ingéré à prêcher en dépit de l'obéissance religieuse et de l'autorité épiscopale, ainsi que saint Bernard le fait assez comprendre en ces termes: «Cet homme n'a reçu sa mission ni de Dieu ni des hommes (lettre 323).» Aussi notre saint Docteur voulant, dans son 64e sermon sur le Cantique des cantiques, mettre les religieux en garde contre les renards qui vont ravager la vigne, c'est-à-dire contre les embûches du démon et ses suggestions mauvaises, les engage à ne pas s'ingérer témérairement dans les fonctions de prédicateurs, ni en général dans aucun office auquel ils ne seraient poussés que par un esprit d'orgueil et de légèreté, au lieu d'y être appelés par la volonté de leurs supérieurs. «Il arrive souvent qu'un religieux avançant dans la vertu et sentant que Dieu verse sur lui des grâces abondantes, conçoit le désir de prêcher...... etc. Or nous savons bien que l'office d'un moine n'est pas de prêcher, mais de pleurer..... Il est clair et indubitable par toutes ces autorités qu'il ne convient pas à un religieux de prêcher publiquement, que cela n'est pas non plus convenable à un novice, ni permis à celui qui n'a pas reçu mission pour cet effet.» Saint Bernard avait pris pour texte ces paroles de l'Apôtre: «Comment pourront-ils prêcher s'ils n'ont reçu mission de le faire?» Il n'y a donc qu'à ceux qui ne sont pas envoyés pour prêcher qu'il n'est pas permis de le faire; Mais il en est autrement pour ceux qui ont reçu mission de remplir ce devoir. Il est plus clair que le jour que telle est la peine de saint Bernard, autrement ses paroles seraient en contradiction évidente avec sa propre conduite et celle de ses religieux, qui sortaient de leurs cloître pour annoncer l'Evangile aux peuples et leur apprendre la crainte de Dieu et la pratique de la religion, toutes les fois que la nécessité et, la charité ou la voix des supérieurs les portaient à le faire: Saint Bernard ne veut donc parler que des moines qui ne tiennent leur charge et leur mission que d'eux-mêmes; car les religieux, en tant qu'ils sont religieux, ne sont appelés ni à prêcher ni à instruire; mais à vaquer, dans la retraite, au culte de Dieu et au salut des leurs âmes, par la méditation et par la pratique de toutes les vertus. Aussi notre saint flotteur dit-il dans sa quarante-deuxième lettre qu'on peut lire parmi les traités dans le volume où nous l'avons reportée: «Le travail des mains, la retraite et la pauvreté volontaire sont les ornements d'un religieux et les insignes de l'état monastique.»

73. Mais si par hasard il se trouvait dans le fond des cloîtres des moines paresseux qui fussent assez imprudents et téméraires pour chercher dans les paroles et dans l'autorité de notre Saint une excuse à leur indolence et à leur paresse, qu'ils l'entendent leur dire en propres termes: «On dira peut-être que je parle trop mal de la science et des savants et que je parais vouloir détourner de l'étude des lettres humaines. Dieu m'en garde! je n'ignore pas combien les personnes instruites ont servi et servent encore à l'Église, soit en combattant ses ennemis, soit en instruisant les simples, etc.» Sermon 36 sur le Cantique des cantiques.

C'est la pensée qui dictait à la Congrégation de la réforme en Espagne le. conseil qu'elle a consigné en ces termes au chapitre 31 du livre des Constitutions. «L'expérience, qui est la mère de toutes choses, nous apprend combien on recueille peu de fruits de la science qui ne se trouve point renfermée dans un vase, c'est-à-dire dans un esprit vraiment religieux. Aussi faut-il que les religieux s'appliquent avec plus de soin et d'ardeur à purifier leur conscience et à orner leur âme de charité et de toutes sortes de vertus, qu'à acquérir de la science et à enrichir leur esprit de connaissances littéraires et variées..., ce qui ferait dire avec saint Bernard qu'il y en a beaucoup parmi eux qui connaissent tout et s'ignorent eux-mêmes. Mais quand le savoir se rencontre dans .une âme avec la piété et la crainte de Dieu, c'est un trésor incomparable, attendu que non-seulement ceux qui ont le bonheur qu'il en soit ainsi pour eux, travaillent sûrement à leur salut éternel, mais encore savent mettre et conduire les autres dans les voies qui les y mènent par le service de Dieu; c'est là le but dernier de notre institut et le terme final oit tendent toutes les règles de la vie religieuse. Aussi le chapitre arrête et ordonne-t-il que tous les religieux qui se destinent à l'étude de la théologie devront être tels qu'ils puissent, non moins par leurs vertus que par leur savoir, contribuer à l'extension de notre sainte congrégation..., etc.» Albert de Mire recommande ce statut dans son livre cinquième des Origines Monastiques, chapitre quatrième, et il souhaite que tous les abbés de France et d'Allemagne veillent à le faire observer. Oit le suivit en effet d'abord dans plusieurs endroits, mais ce beau zèle languit bien de nos jours. peut-être faut-il l'attribuer aux difficultés de ce temps et aux calamités infinies de la guerre, de même que l'oubli de plusieurs autres conseils non moins salutaires que celui-là. Mais il est hors de cloute que si les ordres religieux recouvrent leur ancienne estime et leur antique amour pour les sciences et pour les lettres sacrées, on ne voie bientôt la religion reprendre de la vie et refleurir comme d'une seconde jeunesse. Et d'ailleurs, n'est-ce pas en effet au réveil de l'amour des lettres et de l'étude qu'il faut attribuer ce que nous voyons se produire en ce genre dans certains endroits.

Il ne manque pas de monacophobes tels que Erasme et autres semblables qui reprochent aux moines leur fainéantise et leur grossière ignorance, qui les appellent des ventres paresseux, et qui aient à la bouche ce proverbe mordant: Plus ignorant qu'un moine; mais le présent non moins que le passé, proteste contre leurs calomnies par de nombreux exemples qui montrent la fausseté de leurs reproches. On peut lire, pour s'en convaincre, la Chronique d'Hirsauge, de Trithémius, et d'autres ouvrages du même auteur sur les hommes fameux de l'ordre de Saint-Benoît, et l'on verra ce qu'un seul ordre a produit d'hommes illustres. D'ailleurs comment se sont conservés et sont parvenus jusqu'à nous tant de précieux monuments de la science des temps passés, si ce n'est par les soins de tous ces monastères où vivaient autrefois des hommes versés dans la culture de toutes les connaissances humaines; ils en furent les gardiens fidèles, ils conservèrent avec un soin pieux le dépôt qui leur avait été confié, et le remirent à la postérité après avoir eux-mêmes travaillé à le proroger avec une infatigable ardeur. Nous sommes vraiment bien ingrats si nous n'éprouvons qu'un faible respect pour ces canaux de la science antique. Toutefois il faut bien avouer que ce n'est pas tout à fait sans raisons que les ordres religieux se sont vus en butte à ces reproches; car, comme le dit Adam de Conzen dans sa Politique, livre 6, chapitre 46, il faut les attribuer à la fainéantise et au dégoût pour l'étude d'un certain nombre de religieux qui, non contents de négliger le travail, pour le. malheur de ceux qu'ils dirigent, à la honte de l'ordre auquel ils appartiennent et au détriment, de l'Eglise entière, empêchent même les autres de s'y livrer avec succès.»

Il ajoute ensuite, pour empêcher qu'une appréhension sans fondement ne détourne quelques religieux de l'étude: «Il ne faut pas craindre que la science enfle le coeur des savants, car personne n'obéit plus religieusement et n'a plus d'estime pour la règle et la discipline que celui qui possède une solide instruction.»




LETTRE XC. AU MÊME.

Vers l'an 1127.

Le véritable amour n'a pas besoin de longues lettres. Saint Bernard s'est trouvé dans un état à peu près désespéré, mais il va mieux à présent.


1. Votre lettre est courte, la mienne le sera aussi. Vous m'avez donné l'exemple, je le suivrai volontiers: d'ailleurs à quoi bon, comme vous le dites fort bien, tant de vaines et fugitives paroles quand il s'agit d'amitiés sincères et éternelles comme la nôtre? Vous aurez beau multiplier les citations et les vers, varier vos paroles et vos écrits pour me convaincre de votre amour, je sens que vous demeurerez toujours au-dessous de la réalité; car vous êtes dans le vrai si vous pensez de même à mon égard. Au moment où votre lettre m'a été remise, vous étiez présent pour mon coeur, et je suis bien convaincu qu'il en sera de même pour moi quand vous recevrez ma lettre, et que je vous serai présent aussi quand vous la lirez. Ce nous est un travail de nous écrire l'un à l'antre et pour nos messagers une fatigue de nous porter nos lettres, mais le coeur n'éprouve ni peine ni fatigue à aimer. Trêve donc de tout ce qui ne peut exister sans fatigue et ne faisons plus que ce dont la répétition est d'autant moins pénible qu'on s'y livre avec plus d'ardeur. Assez pensé pour notre esprit, assez parlé pour nos lèvres, assez écrit pour nos doigts, assez voyagé pour nos messagers; mais que nos coeurs ne trouvent jamais que c'est assez (a) avoir médité, jour et nuit, la loi du Seigneur qui n'est que charité; car plus nous cessons de le faire, moins nous goûtons de repos; et moins nous nous arrêtons dans cet exercice, plus nous trouvons de calme et de tranquillité: Aimons-nous mutuellement, c'est le moyen de nous être utiles l'un à l'autre, car nous nous reposons dans le coeur de ceux que nous aimons, comme ceux qui nous aiment se reposent dans le nôtre. Or quiconque aime en Dieu a la vraie charité, par conséquent c'est travailler pour la charité que de tâcher de se faire aimer de Dieu.

a Toutes ces correspondances nuisent beaucoup à la piété et à l'esprit d'oraison, comme Il le dit dans la lettre placée en tête de son apologie adressée à l'abbé Guillaume, ainsi que dans la lettre précédentes


2. Mais qu'est-ce que je fais`! je me promets d'être court, et je ne puis me borner. Le frère Guerri, dont vous désirez savoir des nouvelles, ne court pas au hasard dans les voies du salut, et ne donne pas des coups en l'air dans la lutte contre le démon; mais, convaincu que le salut dépend, non de celui qui court et combat, mais de la miséricorde de Dieu, il sollicite le secours de vos prières; demandez, pour lui, que celui qui lui donne la force de courir et de combattre lui fasse aussi la grâce d'arriver au but et de remporter la victoire. Veuillez saluer affectueusement de ma part, votre abbé, que j'aime beaucoup, non-seulement à cause de vous mais encore pour son propre mérite. Je me fais un très-grand plaisir de le voir à l'époque et à l'endroit que vous me dites. Je ne veux pas non plus vous laisser ignorer que la main de Dieu vient encore de s'appesantir un peu sur moi. Il s'en est fallu de peu que je ne fusse renversé du choc qu'il m'a donné; la cognée était à la racine de l'arbre stérile de mon corps, et j'ai bien cru qu'elle allait le couper; mais, grâce à vos prières et à celles de mes autres amis, le Seigneur a eu la bonté de m'épargner encore cette fois-ci, dans l'espérance chie je porterai de bons fruits à l'avenir.



LETTRE XCI. AUX ABBÉS RÉUNIS EN CHAPITRE A SOISSONS (a).


a C'est un des premiers chapitres généraux que tinrent les Moines noirs, comme on les appelle, de la province de Reims. Il semble que l'apologie de saint Bernard adressée à l'abbé Guillaume, y donna occasion, et qu'elle lui fit, à l'exemple des religieux de Cluny et de Citeaux, convoquer cette assemblé?, pour aviser au rétablissement do la régularité religieuse qui allait s'affaiblissant. Ce chapitre se tint à Saint-Médard, sous l'abbé Geoffroy, auquel est adressée la soixante-sixième lettre de saint Bernard. Il était évêque de Châlons-sur-Marne quand pierre lé Vénérable en parlait ainsi dans sa quarante-troisième lettre du livre III: «C'est lui qui le premier répandit l'ordre divin de Cluny pat toute la France entière, qui en fut l'auteur et le propagateur; bien plus, c'est lui qui expulsa l'antique dragon d'une foule de monastères, où il avait depuis longtemps établi sa demeure, et qui réveilla les moines de leur assoupissement,» Innocent II décida qu'il serait tenu, tous les ans, par les Moines noirs, des chapitres généraux pareils à celui-là, comme on peut le voir dans l'appendice qui fait suite au tome II.


Saint Bernard les excite à s'occuper avec zèle de l'objet de leur réunion: il leur recommande un grand amour des progrès spirituels, et les engage à ne pas se laisser ralentir dans leur couvre par les attaques ou les murmures des tièdes.

Aux révérends abbés réunis en chapitre à Soissons, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, serviteur de leurs Saintetés, salut et prière; que Dieu leur fasse connaître, régler et observer ce qui est propre à maintenir la piété.

1. Je suis bien fâché que mes occupations m'empêchent d'assister en personne à votre réunion, mais je suis avec vous en esprit, malgré la distance des lieux et les embarras des affaires; car je prie pour vous, je me réjouis avec vous et je me repose en vous; non, je le répète, je ne manque pas à votre assemblée de justes, quoique je ne sois pas dans le même endroit que vous et que ma personne ne compte pas dans ces réunions et dans ces conseils où, bien loin de vous obstiner à défendre avec une sorte de superstition une foule de traditions humaines, vous apportez tous vos soins à rechercher humblement quelle est la volonté de Dieu et ce qui est agréable et parfait à ses yeux. Tous mes désirs me portent là où vous êtes, je suis des vôtres par le coeur et par la conformité des sentiments; votre manière de voir est la mienne et je partage le zèle qui vous consume.

2. J'espère bien que ceux qui maintenant applaudissent à vos efforts, sur le ton de la raillerie, n'auront pas lieu de tourner un jour votre réunion en ridicule; et pour éviter qu'il en soit ainsi, efforcez-vous de ne leur donner prise en rien, par votre conduite qui ne saurait être trop sainte, ni par vos résolutions qui ne seront jamais trop bonnes, soyez-en bien convaincus. Il se peut qu'on soit trop juste ou trop sage, jamais on ne saurait être trop bon; aussi celui qui nous dit: «Ne portez pas la justice à l'excès (Qo 7,17),» et: «Ne soyez pas sage outre mesure (Rm 12,3),» n'ajoute-il point: Prenez garde d'être trop bon, ne le soyez pas plus qu'il lie le faut; personne ne peut être bon avec excès. Paul était bon, cependant il lie se montre jamais content de son état; les regards toujours en avant, il oublie les progrès qu'il a faits pour lie songer qu'aux moyens de devenir tous les jours meilleur: il n'y a que Dieu qui ne saurait aspirer à le devenir, mais c'est parce qu'il ne peut l'être.

3. Arrière donc, devons-nous crier ensemble, à ceux qui nous disent: Nous ne voulons pas être meilleurs que nos ancêtres. Sans cloute leurs pères étaient aussi tièdes et aussi relâchés qu'ils le sont eux-mêmes; ils ont laissé une mémoire, maudite parce qu'ils ont mangé, comme on dit, des raisins verts dont leurs descendants ont encore les dents agacées; ou bien, s'ils prétendent que leurs pères étaient de saints personnages dont la mémoire est bénie, qu'ils les imitent dans leur sainteté et ne défendent pas, comme autant. de lois instituées par eux, les usages qu'ils ont tolérés et les dispenses qu'ils ont accordées. Si le prophète Élie s'écrie «Je ne vaux pas mieux que mes pères (1R 19,4),» il ne dit pas qu'il ne veut pas être meilleur qu'eux. Parmi les anges de l'échelle mystérieuse de Jacob, les uns montaient et les autres descendaient; on ne dit pas que le saint patriarche en vit qui fussent arrêtés. Or il en est de la vie comme de l'échelle de Jacob. s'il n'est pas permis aux anges de s'arrêter sur les échelons de l'une, nous ne saurions, dans l'autre, demeurer immobiles au point où nous nous trouvons, car nous ne sommes pas encore arrivés dans la patrie où plus rien ne change; elle est toujours à venir et toujours à trouver. Monter ou descendre, telle est donc notre loi: on ne peut essayer de s'arrêter qu'on ne tombe aussitôt. On peut dire que celui qui ne veut pas devenir meilleur, ne vaut encore rien, car on cesse d'être bon dès qu'on renonce à devenir meilleur.

a Ce qu'on appelle ici traditions humaines n'est autre chose que les mitigations et les relâchements de la discipline régulière, dont il est parlé mi peu plus bas, ainsi que dans la cent cinquante-quatrième lettre, n. 1.

4. Loin de nous encore les hommes qui appellent bien ce qui est mal et mal ce qui est bien. Si l'amour de la justice est pour eux un mal, qu'est-ce qui sera bien à leurs yeux? Sur un mot, un seul mot du Seigneur, jadis les pharisiens se sont scandalisés, mais du moins c'était pour un mot; les pharisiens de nos jours n'attendent pas qu'il soit dit une parole, ils se scandalisent de votre silence même. Vous voyez donc bien qu'ils ne cherchent que l'occasion de vous attaquer. Mais laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent d'autres aveugles. Travaillez au salut des petits, sans vous mettre en peine des murmures des méchants. Pourquoi craindriez-vous tant de scandaliser des gens que vous ne pouvez guérir qu'en vous rendant malades? Il ne faut pas même vous attendre à voir que vos résolutions communes seront du goût de chacun de vous: s'il fallait qu'il en fût ainsi, on ne ferait presque jamais le moindre bien; vous devez consulter non les voeux, mais les besoins de tous et les porter à Dieu, malgré eux, s'il le faut, plutôt que de les abandonner aux désirs de leurs coeurs. Je me recommande à vos saintes prières.





Bernard, Lettres 88