Bernard, Lettres 290

LETTRE CCXC (a). A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'OSTIE, AU SUJET DU CARDINAL SORDAN.

a Dans plusieurs manuscrits, cette lettre est placée après celle que saint Bernard a écrite aux religieux de Prémontré, laquelle, dans les mêmes manuscrits, est la deux cent quatre-vingt-dix-septième. Le légat dont il est ici question est Jordan des Ursins, qui fut député eu 1151 auprès de l'empereur d'Allemagne, Conrad.


L'an 1152

Saint Bernard fait la peinture de ce légat du saint Siège qui Avait laissé partout de tristes souvenirs de son passage.


Le légat du saint Siège n'a laissé que d'horribles traces de son passage chez tous les peuples et dans toutes les contrées qu'il a parcourues. Du pied des Alpes au pays des Teutons, il a visité à peu près toutes les Églises de France et de Normandie, et sur son passage, Cea envoyé du Siège apostolique a répandu partout jusqu'à Rouen non pas les richesses de l'évangile, mais le scandale de ses sacrilèges. On raconte de lui en tous lieux des choses infâmes; il s'est enrichi, dit-on, des dépouilles des églises, toutes les fois qu'il l'a pu; il a élevé aux dignités ecclésiastiques de tout jeunes gens sans autre recommandation que leur figure, et s'il ne l'a pas fait partout, c'est qu'il n'a pas pu, car il l'a essayé. Plusieurs se sont rachetés de sa visite, et il a extorqué par ses émissaires des sommes d'argent aux Églises qu'il lui était impossible de visiter. Il était la fable des écoles, des cures, de la place publique même; il n'est séculier ou religieux qui ne dise du mal de lui; les pauvres, les moines et les ecclésiastiques n'ont qu'une voix sur son compte: il n'est pas jusqu'aux de sa suite qui ne se fassent pas faute d'attaquer ses moeurs et sa vie.; de sorte que son nom ne soulève qu'un concert d'horreur chez ceux qui l'approchent de près aussi bien que chez ceux qui ne le voient que de loin. Ah! tel n'était pas monseigneur Jean Paperons (a): c'était là un homme qui rendait son ministère honorable dans l'Eglise entière! Veuillez donner connaissance de ma lettre au saint Père, afin qu'il avise à la conduite qu'il doit tenir envers un tel homme; quant à moi, comme je veux n'avoir rien à me reprocher, je lui déclare avec ma franchise ordinaire qu'il doit purger sa cour d'un pareil homme, s'il veut mettre sa conscience à l'abri de tout blâme. J'avais eu d'abord la pensée de garder le silence sur toutes ces choses; mais le vénérable prieur de Mont Dieu (b) m'a fortement pressé de vous en donner avis. Or je vous proteste que dans ma lettre je suis resté bien au-dessous du mal qu'on dit partout de lui.




LETTRE CCXCI. QU PAPE EUGÈNE POUR L'ABBAYE DE SAINT EUGENDE (c) DANS LE JURA.



S'il faut en croire la renommée, le beau monastère de Saint-Eugende, cette abbaye si opulente et si sainte, est à deux doigts de sa ruine; or je crois qu'il y a peu à rabattre sur ce que rapporte le bruit publie. Les maisons de notre voisinage qui dépendent de cette communauté et que sous connaissez très-bien, sont aussi, ît notre grand chagrin, en partie détruites ou sur le point de fètre. Or ce que nous voyons de nos propres yeux dans les dépendances de cette abbaye se trouve, dit-on, avec une tout autre gravité dans la maison mère. Mais à quoi bon essayer de vous dépeindre des maux indescriptibles? j'en laisse le soin au religieux qui vous remettra cette lettre et qui est de cette abbaye; le prieur Archegaud, que je considère beaucoup depuis longtemps pour ses vertus, vous en fera aussi connaître en détail tout ce qu'il sait, bien qu'il lui soit impossible de vous dire tout exactement. Mais les maux de cette maison sont si grands et si nombreux que vous ne pourrez faire autrement, après en avoir entendu le récit, que de prendre en main la



a Jean Paperons ou Papyrion fut envoyé en 1152, d'après Jean d'Hagustald, «en Irlande, où il remit quatre Pallium à différents évêques et réforma plusieurs abus concernant le partage.» Jusqu'à cette époque, au dire de Giraud dans sa Topographie de l'Irlande, chap. XVII, les évêques de ce pays se consacraient mutuellement.



b C'était Gervais, et le prieuré de Mont-Dieu était une chartreuse du diocèse de Reims, fondée en 1186 par Eudes, abbé de Saint-Remi. On voit, par la manière dont saint Bernard s'exprime, que ce prieur et sa maison jouissaient de son estime. Il ne faut pas croire que ce fut ce prieur qui motiva la lettre aux frères du Mont-Dieu, dont il est parlé au tome V.



c On appelait Augende le saint abbé qui fut mis le premier à la tète du fameux monastère de Condé, fondé par saint Romain dans les montagnes du Jura; de là son nom de Saint Augende, qui fut plus tard remplacé par celui de Saint-Claude, diocèse de Lyon.



hache apostolique, car il faut qu'elle se lève et qu'elle agisse. Pour moi, je mets ma conscience à l'abri en vous écrivant, mais mon coeur n'aura de repos que lorsque vous aurez sauvé cette maison, dont la vie et la mort sont entre vos mains.




LETTRE CCXCII. A UN SÉCULIER (a).



Vers l'an 1150



Saint Bernard le reprend d'avoir voulu détourner un de ses parents nominé Pierre d'encrer en religion.



1. Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais j'entends parler de vous comme d'un homme sage et honorable selon le monde; toutefois mon très-cher fils Pierre, que vous croyez mieux connaître et vous appartenir de plus près à titre de parent, veut que je vous écrive, ou plutôt que je réponde à la lettre que vous lui avez adressée. Que n'est-elle plus digne de vous et remplie de meilleurs conseils pour lui! Il rien est rien, hélas! et vous ne reculez pas à la pensée de détourner un jeune soldat du Christ du service qu'il doit à son nouveau maître! Sachez bien que vous aurez à rendre compte de cela au juste Juge. N'était-ce point assez du fardeau de vos propres iniquités, et fallait-il encore l'aggraver des iniquités des autres en replongeant, autant que cela dépend de vous, dans ses anciens péchés un jeune homme qui commence à en faire pénitence? Voilà comment votre âme endurcie et votre coeur impénitent amassent des trésors de colère pour le jour des vengeances célestes. N'est-ce point assez du démon pour le tenter, faut-il encore qu'il soit conduit au mal par un chrétien son parent et son guide? Vous vous êtes donné auprès de lui le rôle du serpent tentateur; mais, bien différent de la première femme, il n'a point prêté l'oreille à vos discours; vous avez fait un effort pour l'abattre, et vous n'avez pu y réussir, car il s'est maintenant solidement établi sur le roc.

2. Mais je ne veux pas vous rendre la pareille, je saurai vaincre le mal par le bien en priant pour vous et en demandant à Dieu de vous inspirer de meilleures pensées et de meilleures lettres. Et d'abord, puisque vous passez pour sage, je veux que vous le soyez en effet et je vous renvoie à l'auteur de la Sagesse, qui dit quelque part: «Bien loin de vous opposer au bien, faites-le vous-même si vous le pouvez (Pr 5,27).» Vous avez encore le temps de suivre ce conseil, mais jusqu'à



a On voit parla fin de la lettre qu'il était marié. Le manuscrit du Vatican, portant le n. 663, est fautif en donnant pour titre à cette lettre: «A Pierre, abbé de Moustier-la-Celle,» à qui est adressée la lettre suivante.



quand l'aurez-vous! Ce qui vous reste à vivre est bien peu de chose, puisque déjà vous touchez à la vieillesse; la vie n'est qu'une vapeur qui se dissipe en peu de temps. Soyez donc sage en effet, et qu'on ne puisse pas dire de vous un jour: «J'ai vu l'insensé qui paraissait bien affermi dans sa fortune; mais je n'ai pas tardé à déplorer son bonheur (Jb 5,3).» Voilà comment le vrai sage traite d'insensé le faux sage du siècle, dont la sagesse n'est que folie à ses yeux (1Co 3,19 Dt 31,29). Ah! que n'êtes-vous doué de cette vraie sagesse qui vous fasse prévoir et comprendre le sort qui vous attend! Elle vous donnerait du goût pour les choses de Dieu, vous éclairerait sur le néant du monde et vous mettrait en garde contre les maux à venir, vous ferait trembler à la pensée de l'enfer, soupirer après les biens du ciel et regarder comme un néant tous ceux de la terre. Que de pensées me viennent en ce moment à l'esprit! ou plutôt que de choses l'esprit de Dieu même me suggère à vous dire! mais pour le faire, j'attendrai un mot de votre main qui m'apprenne l'accueil que vous ferez à ces lignes; je finis donc là ma lettre de peur de vous importuner au lieu de contribuer au salut de votre âme. Je vous prie de saluer de ma part votre,femme que j'aime bien dans le Seigneur, quoiqu'elle n'ait rien fait pour mériter mon affection.




LETTRE CCXCIII. A PIERRE, ABBÉ DE MOUSTIER-LA-CELLE (a), POUR UN MOINE DE CHÉZY, QUI ÉTAIT PASSÉ A LA MAISON DE CLAIRVAUX.



Vers l'an 1150



Pour répondre à ce que vous me dites, je vous assurerai que probablement personne au monde n'a été plus sensible que moi au chagrin de l'abbé de Chézy. Mais pourtant vous n'ignorez pas sans doute que c'est 'par son consentement et par son ordre que depuis longtemps ce religieux est des nôtres, m'a promis obéissance et s'est mis sous ma direction. Il serait impossible de dire combien de fois je l'ai empêché de donner suite au projet qu'il nourrissait de venir chez nous, et déterminé à



a Pierre de Celle est beaucoup plus connu pour avoir été abbé du monastère de ce nom, situé dans les faubourgs de Troyes, que pour avoir été abbé de Saint-Rémi et même évêque de Chartres. On a de lui deux lettres aux religieux de Chézy, ce sont les quatorzième et quinzième du livre II; mais on n'en a pas du religieux dont il est ici question; il se nommait Adam, comme on le voit dans les deux lettres que Nicolas de Clairvaux écrivit en son nom à Pierre de Celle, et dans l'une desquelles, la vingt-cinquième, il loue ce dernier de la réforme qu'il a introduite dans sa maison. Ce fut ce même Pierre de Celle qui prit la défense de saint Bernard et vengea sa mémoire des attaques dirigées contre elle par un autre Nicolas au sujet de la conception de la sainte Vierge. Voir les .notes de la lettre cent soixante-quatorzième. Il se donne le titre de disciple de saint Bernard dans la huitième lettre du livre IX adressée au chapitre général de Cîteaux. Voir, pour ce qui concerne Chézy, les notes de la lettre deux cent soixante-troisième.



repartir quand il nous arrivait; mais enfin un jour il vint ici et y demeura malgré moi sans que je pusse jamais gagner sur lui qu'il retournât à son monastère. Il me protestait que si je ne voulais pas le recevoir, il s'en irait chercher quelque endroit plus éloigné d'où il ne reviendrait plus jamais; il me trouva toujours insensible à ses raisons, ce qui ne l'a pas empêché d'entrer ici malgré tout ce que je pus lui dire; mais après tout je ne pouvais en conscience lui fermer la porte de notre maison, et je puis encore moins l'en faire sortir aujourd'hui que je me suis chargé de la conduite de son âme, comme je l'ai dit, et que par conséquent c'est moi désormais qui dois en répondre à Dieu. Je vous avouerai que pour épargner ce chagrin à ce bon abbé, j'ai longtemps dissimulé le péril où j'engageais ma conscience, et j'aurais continué à fermer encore les yeux si j'avais pu espérer de l'amener à suivre mes conseils; mais puisqu'il est si vivement contrarié de ce qui s'est fait, employez-vous à consoler cet excellent homme et à adoucir sa peine en lui faisant goûter mes raisons. D'ailleurs vous savez qu'il cet lui-même en suspens, et que depuis longtemps il songe à se démettre de sa charge a. S'il est toujours dans les mêmes pensées, je ne mettrai aucun obstacle à ce qu'il y donne suite, puisqu'il ne peut conserver sa place sans se sentir en proie aux plus grandes inquiétudes.




LETTRE CCXCIV. AU PAPE EUGÈNE, POUR L'ÉVÊQUE DU MANS.



Saint Bernard recommande l'évêque du Mans et plusieurs autres prélats au souverain Pontife.



Vous avez devant vous l'évêque du Mans, un prélat dont tout le monde connaît les sentiments de candeur et de probité: ces deux vertus et plusieurs autres encore m'ont lié de connaissance et d'amitié avec lui dès sa plus tendre jeunesse. Si je ne me trompe, ceux qui ont fait à Votre Paternité quelques rapports contre lui ne sont rien moins que de vrais imposteurs. Je vous supplie donc de lui accorder une audience favorable et de ne le congédier qu'assuré de vos bonnes grâces, car je suis



a C'est à ces dispositions que Pierre de Celle tait allusion dans sa lettre aux religieuses de Chézy, lettre quinzième, livre 2, quand il leur dit: «Tant que voua pourrez retenir parmi vous votre père, ou plutôt notre père, ne désirez rien de plus.» Il s'agissait de Simon qui se retira à Clairvaux après la mort de saint Bernard. Voir la lettre deux cent soixante-troisième.



b C'était Guillaume de Passavant: il avait été archidiacre de Reims avant d'être évêque du Mans. Ce tort un prélat d'une vie très-pieuse, ainsi qu'on peut le voir dans l'histoire de ses actes, tome III des anciens Analectes, pages 357 et suivantes.



persuadé que vous ne sauriez trouver personne qui en fût plus digne. L'abbé de Vendôme, qui relève tout spécialement du saint Siège a, mérite aussi que vous ayez pour lui une considération toute particulière et que vous ne fassiez pas trop de difficulté d'accéder à sa juste demande. Monseigneur l'évêque d'Angers envoie un exprès à Votre Sainteté, afin de Vous supplier avec moi de lui rendre justice et de ne point prêter l'oreille aux calomnies d'un imposteur. Étant redevable à tout le monde, vous êtes obligé de rendre à chacun ce qui lui est dû.




LETTRE CCXCV. A MONSEIGNEUR LE CARDINAL (b) HENRY (Hélie), POUR LE MÊME ÉVÊQUE.



Je ne vous écris jamais sans m'imaginer que c'est à moi que j'écris, et je vous aime tant, car je ne vous aime pas moins que moi-même, que je me figure sans cesse être partout à vos côtés. Si vous me payez de retour, ou plutôt, puisque vous me rendez avec usure l'affection que je vous porte, veuillez faire tout ce qui dépend de vous pour que l'évêque du Mans s'en retourne complètement satisfait. S'il en était autrement, j'en serais, je crois, plus peiné que lui; car il a su se concilier mon affection et mérite d'obtenir aussi la vôtre par son honnêteté.




LETTRE CCXCVI. A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'OSTIE (Hugues), POUR LE MÊME ÉVÊQUE.



On dit qu'un ecclésiastique du diocèse du Mans a circonvenu le saint Père et a essayé de faire un mauvais parti à son évêque qui est de Mes amis. Si vous désirez faire quelque chose qui me soit agréable, ou plutôt si vous voulez servir Dieu et la justice, employez tout votre crédit à rendre inutile la calomnie de ce méchant homme et à mettre hors de la portée de ses coups l'innocence de son évêque, que je compte parmi mes amis les plus dévoués (c).



a Saint Bernard a dit de même un peu plus haut au sujet d'Eudes, abbé de Saint-Denis: Cet abbé et son abbaye relèvent directement de vous. On voit par là que les dédit abbayes de Saint-Denis et de Vendôme, (cette dernière avait Robert pour abbé), relevaient directement et immédiatement du saint Siège.



b Ernald parle de ce cardinal Henri dans son premier livre de la Vie de saint Bernard. Il avait vécu à Clairvaux en qualité de simple moine sous la conduite de saint Bernard, et il était devenu cardinal du titre des saints Nérée et Achillée. On a de lui une lettre qui se trouve dans le tome III de la Bibliothèque de Cîteaux, page 239, sur la légitimité de l'élection du pape Alexandre III.



c Dans un assez grand nombre de manuscrits, on fait suivre cette lettre de la deux cent cinquante-neuvième aux religieux de Prémontré, de la deux cent quatre-vingt-dixième à l'évêque d'Ostie, et de la trois cent onzième aux moines Irlandais, qui est pour nous la trois cent soixante quatorzième, et qui fut pendant longtemps la dernière de la collection de saint Bernard.


CCXXXVII-CCXLILET. CCXLII-CCXLIVLET. CCXLIV-CCXLVIIILET. CCL-CCLIIILET. CCLIV-CCLVLET. CCLXXIV-CCLXXVIIILET. CCLXXIX-CCLXXXIILET. CCLXXXIII-CCLXXXVIIILET. CCLXXXIX-CCXCVILET. CCXCVII-CCCI

LET. CCCXXX-CCCXXXVIIILET. CCCXXXIX-CCCXLVLET. CCCXCII-CCCXCVIIILET. CDXXI-CDXXXILET. CDXXXII- CDXXXVIIILET. CDXXXIX-CDXLILET. LETTRE CCXCVII. A L'ABBÉ (Guy) DE MONTIER-RAMEY.

LETTRE CCXCVIII. AU PAPE EUGÈNE.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCXCIX. AU COMTE D'ANGOULÊME (a), POUR LES RELIGIEUX DE SAINT-AMAND DE BOISSE.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCC. A LA COMTESSE DE BLOIS.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCCI. A SANCHE, SOEUR DE L'EMPEREUR D'ESPAGNE (a).

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON








LETTRE CCXCVII. A L'ABBÉ (Guy) DE MONTIER-RAMEY.



Saint Bernard le prie de recevoir un moine apostat qui témoignait du repentir de sa faute.



Celui qui doit vous remettre cette lettre a été assez fou et inconsidéré pour vous quitter et renoncer à porter l'habit que vous lui aviez donné, il y a longtemps, à ma prière; je crois qu'il regrette aujourd'hui ce qu'il a fait; il désire rentrer et vous prie humblement de vouloir bien lui ouvrir une seconde fois votre porte. Je joins mes prières aux siennes et vous demande, pour l'amour de Dieu et par considération pour moi, de le recevoir de nouveau et de lui rendre l'habit.




LETTRE CCXCVIII. AU PAPE EUGÈNE.



L'an 1151



Saint Bernard lui découvre les impostures et les fourberies de Nicolas, son secrétaire.

Le moine Nicolas (b) n'est plus chez nous, il ne s'y trouvait pas avec ses pareils; il a laissé en partant de tristes souvenirs parmi nous. Il y avait longtemps déjà que j'étais informé de sa conduite, mais je patientais toujours, dans l'espérance que Dieu toucherait son coeur ou que, nouveau Judas, il se découvrirait lui-même: c'est ce qui est arrivé. Je l'ai trouvé nanti à son départ, non-seulement de livres, d'or et d'argent, mais encore de trois sceaux, dont un à lui, le second au prieur et le troisième à moi: ce n'était pas l'ancien, mais le nouveau que j'avais été obligé de faire faire pour mettre un terme à l'usage frauduleux qu'il faisait du premier. Il me souvient que je fis allusion en termes couverts à cet abus de confiance en vous disant (lettre CCLXXXIV): Moi aussi j'ai été exposé aux coups des faux frères. Qui sait toutes les personnes à



a Nicolas, religieux de Moutier-Ramey, diocèse de Troyes, avait été admis à Clairvaux pendant une absence de saint Bernard, vers l'année 1146. Il devint secrétaire du Saint; tuais, Imitateur de son style bien plus que de ses vertus, il finit par s'enfuir de Clairvaux accusé de crimes capables de couvrir un homme de honte et de confusion. hélas: les anges même du ciel sont tombés. Voir, pour plus de détails, la préface placée en tète des Sermons de saint Bernard.



qui il a pu écrire tout ce qu'il a voulu en mon nom, sans que je le susse? Fasse le ciel qu'au moins la cour de Rome ne conserve aucun souvenir des impostures qu'il lui a écrites! Que ne puis-je réhabiliter complètement la réputation des religieux qui vivent avec moi, dans l'esprit de tous ceux qu'il a trompés et séduits par ses impudents mensonges? Au reste, il a été en partie convaincu de vous avoir envoyé à vous-même, comme étant de moi, des lettres supposées, et il a en partie reconnu qu'il l'a, fait à plusieurs reprises. Mais je ne veux ni fatiguer vos oreilles ni souiller mes lèvres du récit de toutes ses infamies, toute la contrée les connaît et en a horreur. Tout ce que je vous demande s'il se présente devant vos yeux, car il se vante de compter de nombreux amis à votre cour, c'est de vous souvenir d'Arnaud de Brescia; or il y a en cet homme l'étoffe de plusieurs Arnauds. Je ne sache personne qui puisse être condamné à plus juste titre à la prison et contraint à garder un silence perpétuel.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON





LETTRE CCXCVIII.



196. Le moine Nicolas n'est plus chez nous. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, en faisait un cas tout particulier, comme on peut le voir dans ses lettres (voir plus haut la lettre deux cent soixante-quatrième). Il était venu de Montier-Ramey, et il devint le secrétaire de saint Bernard. Il écrivait élégamment non-seulement sous l'inspiration de notre Saint, mais aussi sous l'action de sa propre pensée. On a de lui des lettres qui se trouvent dans l'édition de Cologne de la Bibliothèque des Pères, publiée par Jean Picard de Saint-Victor de Paris. Mais c'était un homme double déguisant à merveille la nature du loup sous la peau de la brebis; pourtant il finit par se trahir lui-même; car après plusieurs abus du sceau de saint Bernard, il fut reconnu pour faussaire et prit la fuite. C'est ce qui faisait dire à saint Bernard dans une précédente lettre au pape Eugène, la deux cent quatre-vingt-quatrième: Et moi aussi j'ai été exposé aux coups des faux frères.

On croit généralement qu'il s'en alla en Angleterre; ce qui donne à penser qu'il le lit, c'est qu'après la mort de saint Bernard, un certain Nicolas, moine de Saint-Alban, en Angleterre, attaqua notre Saint au sujet de la conception de la sainte Vierge. Mais Pierre de Celles, qui prit en main la défense de saint Bernard contre les attaques de Nicolas, fait de ce dernier un Anglais inconnu de lui jusqu'alors, et avec lequel il ne s'est trouvé en rapport que par ces sortes de discussions théologiques, comme on peut le voir par sa lettre vingt-troisième, livre 6, et sa neuvième, livre IX; tandis que l'autre Nicolas est Français, très-particulièrement connu et chéri de Pierre de Celles, comme on n'en peut douter en lisant les lettres qu'ils s'écrivaient, ce qui ne permet pas de n'en faire qu'un seul et même personnage.

Je ne parle pas là d'une autre preuve tirée de la différence du style; le Français n'aurait pas écrit d'une façon aussi mordante, il était trop bien élevé pour s'attaquer sans ménagement à Pierre de Celles, comme celui-ci se plaint que son adversaire anglais s'est permis de le faire (lettre neuvième, livre IX» et comme on peut se convaincre qu'il le fit en effet en lisant sa lettre qu' on a imprimée avant celle de Pierre de Celles.

D'ailleurs Nicolas passa de Montier-Ramey à Clairvaux vers l'an 1146 certainement après l'élévation du pape Eugène au souverain pontificat comme on peut en juger par la lettre septième qu'il écrivit aux religieux de cette dernière abbaye peu de temps avant d'y être reçu. Il s'enfuit en 1151, très-probablement après l'élection de l'évêque de Grenoble dont il a été parlé plus haut dans les notes de la lettre deux cent soixante-dixième, puisque dans la lettre trois cent quatre-vingt-neuvième de saint Bernard, qui fait mention de la deux cent soixante-dixième, il est dit qu'elle a été écrite par Nicolas. Pour plus de détails sur son compte, voir la préface du tome III (Note de Mabillon).




LETTRE CCXCIX. AU COMTE D'ANGOULÊME (a), POUR LES RELIGIEUX DE SAINT-AMAND DE BOISSE.



Saint Bernard parle d'une redevance excessive que ce comte exigeait de ses religieux.

Ne trouvez pas mauvais que je regarde comme excessive la redevance que vous réclamez de nos religieux. pour le domaine de Boisse; je n'en vois nulle part exiger d'aussi forte. Nous avons fondé bien des abbayes, et il n'y en a pas une qui ait d'aussi grosses redevances à acquitter. Mais puisque vous en exigez le payement, et que Dieu aime mieux une offrande volontaire que contrainte et forcée, je souscris à la convention que nos frères ont passée avec vous, en attendant que Dieu vous inspire la pensée de les traiter avec moins d'exigence, ce qu'il fera un jour par sa grâce comme j'en ai l'espérance. En attendant, témoignez-leur que vous les aimez, et honorez-les non-seulement de votre faveur, mais encore de votre protection et de votre appui; il n'est pas, pour vous, de meilleur moyen de paraître un jour avec confiance au tribunal de Dieu que d'y avoir les pauvres pour amis et pour intercesseurs.



a La première édition lyonnaise des lettres de saint Bernard en 1194 porte: Au contre Engelbert, peut-être le même que celui dont il est parlé dans la lettre cent vingt-troisième pour les religieux de Brixia. Dans une autre édition de 1330 on lit: Au comte Engelbert pour les religieux de Brixia. Une autre édition, également de Lyon, de 1520, et toutes les suivantes, excepté une, portent pour suscription: Au comte d'Angoulême pour les religieux de Boisse. Les modernes préfèrent cette suscription, par la raison que Guillaume, surnommé Taillefer, comte d'Angoulême, céda aux Cisterciens, en 1143, un endroit situé dans le territoire de Boisse, où se trouvait l'abbaye de Bénédictins de Saint-Amand de Boisse, fondée au dixième siècle par le comte Arnaud. Mais ces derniers ayant protesté contre la concession faite aux Cisterciens, saint Bernard renonça, par esprit de paix, aux droits de ces religieux sur le terrain concédé. Voir aux notes de la fin du volume.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON



LETTRE CCXCIX.



197. Pour les religieux de Boisse, non pas de Brixia. Boisse est une forêt située à trois milles d'Angoulême. Saint Amand de Bordeaux s'étant retiré dans cette forêt, y vécut en solitaire; mais sa solitude ne tarda pas à se peupler et à se changer en un monastère d'hommes qui furent appelés les religieux de Boisse, du nom de l'endroit où ils s'étaient établis. Telle est la remarque de Picard sur plusieurs titres de ce monastère, par lesquels on voit que ce furent les religieux de Clairvaux qui commencèrent à construire en cet endroit un monastère qu'ils cédèrent ensuite aux religieux de Saint-Armand, en 1153. Comme ces derniers demeurèrent environ dix ans en cet endroit, ainsi qu'on le voit dans les titres mentionnés plus haut, on pense que la lettre, deux cent quatre-vingt-dix-neuvième est de l'année 1143 époque où ils entrèrent en jouissance de la maison de Boisse (Note de Horstius).

198. D'ailleurs rien ne s'oppose à ce que nous rapportions ici tout au long la note de Picard lui-même «Les moines de Saint-Amand, dit-i1, à qui cet endroit appartenait et à qui on en contesta la propriété, comme hoirs l'avons vit plus haut, se rendirent audit lieu, nommé Boisse. Là, en présence de Hugues, évêque d'Angoulême, qui avait convoqué tous les religieux en Let endroit pour ce jour-là, et qui avait l'intention de bénir le cimetière du monastère; les religieux de Saint-Amand refusèrent à tout autre le droit de célébrer l'office divin en cet endroit. Choqués de ces restrictions, les religieux de Clairvaux se plaignirent de ceux de Saint-Amand et se réunirent dans le petit bourg de Saint-Amand avec plusieurs autres religieux, tant simples moines qu'abbés et un certain nombre de barons du pays, et là, ceux de Clairvaux et ceux de saint-Amand, s'engagèrent à observer religieusement ce que l'abbé de Clairvaux déciderait comme étant juste.»

Les choses étant ainsi convenues, Pierre, abbé de Saint-Amand, et les religieux de la maison de Clairvaux se rendirent en cette dernière abbaye, où ils exposèrent l'affaire à saint Bernard. Celui-ci, après avoir entendu les deux parties, remit de lui-même le monastère de Saint-Amand entre les mains de Pierre, qui en était alors abbé, en présence de mon

seigneur Hugues, évêque d'Angoulême, de Junius, abbé de la Couronne, et de Gancelin, archiprêtre de Saint-Cyr, mais à condition que les religieux de Saint-Amand donneraient soixante marcs d'argent à ceux de Clairvaux pour les indemniser des bâtiments et autres constructions qu'ils avaient faites en cet endroit. Voici en quels termes il consigna cet arrangement: «Au nom du Seigneur, moi Bernard, abbé de Clairvaux, je veux qu'on sache que J'ai cédé à l'abbaye de Saint-Amand l'endroit nommé Boise, que nous tenons de la libéralité du comte d'Angoulême et de Pierre Austent, ainsi que tout ce qui nous appartient en ce lieu.

Ont été témoins Mgr Hugues, évêque d'Angoulême; Mgr Geoffroy, évêque de Langres; Junius, abbé de la Couronne; le frère Philippe, notre prieur, ainsi que les frères Gérard et Geoffroy, religieux de notre maison.

«Fait à Clairvaux, l'an de l'incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ 1153 (Note de Picard).




LETTRE CCC. A LA COMTESSE DE BLOIS.



Vers l'an 1152



Saint Bernard console la comtesse des emportements de son fils, qu'il impute à sa jeunesse, et lui fait espérer un meilleur avenir; il l'engage en conséquence à le traiter avec douceur et bonté plutôt qu'avec rigueur.



Si votre fils s'est laissé aller à quelque emportement à votre égard, j'en éprouve autant de peine pour lui que pour vous; mais après tout la jeunesse peut bien excuser sa faute, car les fautes des jeunes gens trouvent précisément leur cause et leur excuse dans leur âge, qui cède plus facilement à la pente qui les sollicite. Ignorez-vous que l'homme a, dès ses premières années, une inclination malheureuse qui le pousse au mal? Consolez-vous dans l'espérance que les aumônes et les vertus de son père a lui obtiendront la grâce de sa conversion, et, dans cette pensée, redoublez vos vaux et vos prières; peut-être un fils peut oublier quelquefois qu'il est fils, mais une mère ne saurait et ne doit oublier qu'elle est mère. Vint-elle, par impossible à ne plus songer au fruit de ses entrailles (Is 49,15), moi, dit le Seigneur je ne vous oublierai pas. Prions ensemble et gémissons devant Dieu; j'espère, quant à moi, qu'il permettra dans sa. miséricorde, qu'un jeune homme né avec de si belles qualités marche enfin sur les traces de son vertueux père. Vous devez le traiter avec beaucoup de prévenance, d'affection et de douceur, c'est le meilleur moyen de le porter au bien; les réprimandes et les reproches ne serviraient qu'à l'exaspérer davantage. En suivant cette méthode-là, nous ne tarderons certainement pas beaucoup à nous réjouir l'un et l'autre du changement qui se fera en lui. Vous ne doutez pas que je ne désire aussi vivement que vous de le voir revenir à des sentiments meilleurs; que n'est-il seulement avec vous ce qu'il a toujours été avec moi, car je ne pense pas qu'il se soit jamais refusé à se soumettre au moindre de nos désirs. Je prie Dieu de l'en récompenser.

D'ailleurs, vous pouvez croire que pour vous obéir je n'ai jamais perdu l'occasion de lui faire des remontrances quand elle s'est présentée; c'est ce que je ne cesserai de faire.



a C'était Thibaut le Grand, dont il a été parlé dans les notes de la lettre trente-septième. Ses aumônes et ses bienfaits remplissent l'histoire de la Vie de saint Bernard, de saint Norbert et d'autres saints personnages. II en est encore reparlé dans la quatre cent seizième lettre de saint Bernard. Horstius, dans ses notes, croit que cette lettre a rapport à lainé des enfants du comte, nommé Henri, à qui est adressée la lettre deux cent soixante-dix-neuvième.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON



LETTRE CCC.



199. A la comtesse de Mois, Mathilde de Flandre, épouse de Thibaut le Grand, comte de Champagne.

Consolez-vous dans l'espérance que les aumônes et les vertus de son père... On ne saurait nier l'influence du bon exemple des pis, pour donner aux jeunes gens l'amour du bien, de même qu'on ne peut disconvenir que les dérèglements des parents ne soient que trop souvent la cause des désordres dans lesquels tombent ensuite les enfants: de même qu'il faut que les parents soient forts et bien portants pour que les enfants le soient aussi, de même il faut qu'ils aiment la vertu pour que leurs fils s'y sentent portés. Il en est de cela dans l'homme comme de la vigueur et de la race dans les boeufs et les chevaux. Il est vrai qu'on trouve quelquefois des enfants de héros qui ne sont rien moins qu'héroïques.

Si on veut savoir au juste quel homme était le comté Thibaut de Champagne, et quel fut son amour pour les pauvres et pour les religieux, il suffit de parcourir la Vie de saint Bernard. On peut voir encore les notes de la lettre trente-septième et d'autres. Saint Bernard montré assez clairement dans cette lettre que le fils était loin de marcher sur les traces de son père, puisqu'il ne peut consoler cette mère qu'en faisant qu'en faisant luire à ses yeux l'espérance d'une conversion que son fils devra aux vertus et aux aumônes de son père.

Le Saint donne en passant aux parents un conseil excellent sur l'éducation de leurs enfants, et aux maître un avis digne d'être noté sur la manière de se conduire envers leurs élèves. «Vous devez leur dit-il, les traiter avec beaucoup de prévenances, d'affection et de douceur, c'est le meilleur moyen de les porter au bien; les réprimandes et les reproches ne serviraient qu'à les exaspérer davantage.» En effet, il y a dans l'homme un sentiment de noblesse qui fait qu'il aime mieux être conduit comme il convient à sa nature, que traîné comme le demande celle des animaux. C'est l'opinion qu'exprime le Comique dans le passage suivant: «Je tiens qu'il vaut mieux retenir les enfants de condition libre par la honte du mal et par le point d'honneur que par la crainte..., et celui - là se trompe fort, à mon avis, qui croit que le commandement a plus de poids et de fermeté quand il s'appuie sur la force; que lorsqu'il peut compter sur l'affection...,» etc. (Térence).

Saint Bernard ne semble pas avoir flatté le coeur de cette mère d'une vaine espérance ou plutôt d'une prédiction sans cause. Le comte de Champagne, Thibaut le Grand, eut quatre fils: Henri, comte de Blois, succéda à son père en 1154; Thibaut, successivement écuyer tranchant de Louis le Jeune et de Philippe Auguste; il avait remplacé dans sa charge Raoul, comte de Vermandois; Etienne Surcésar, puis Chartreux; et enfin Guillaume, dont il est question dans la lettre deux cent soixante et onzième, et que saint Bernard refusa de concourir par son crédit à élever aux honneurs et aux dignités ecclésiastiques pendant qu'il était encore en bas âge.

Il semble que dans cette lettre saint Bernard parle du fils aîné du comte, nommé Henri qui, se trouvant à son retour de Syrie investi de toute l'autorité qu'il héritait de son père, se laissa aller à quelques excès faciles à comprendre à cet âge. Or parmi les reproches qui lui sont faits dans une autre lettre de notre Saint se trouve celui «d'avoir annoncé, pour après les fêtes de Pâques, des foires maudites, de concert avec Robert, frère du roi de France.»

Grâce aux avis de saint Bernard et aux larmes de sa pieuse mère, il ne tarda pas à se convertir et mérita d'être compté, par tous les historiens de ce temps-là, au nombre des hommes illustres de son siècle (Note de Horstius).





Bernard, Lettres 290