Bernard, Lettres 127

LETTRE CXXVII. A GUILLAUME, COMTE DE POITOU ET DUC D'AQUITAINE, DE LA PART D'HUGUES, DUC DE BOURGOGNE.



Vers l'an 1132.



Guillaume (a) tenait pour le parti de l'antipape Anaclet; saint Bernard l'engage à l'abandonner pour se ranger du côté d'Innocent.


a Il est longuement parlé de lui dans la Vie de saint Bernard, chapitre 6, livre 2, où l'on raconte comment notre Saint le convertit. On rapporte beaucoup de tables sur son compte. «Il est certain, dit Orderic qui vivait de son temps, d'accord en ce point avec tous les historiens de cette époque, que Guillaume se convertit à la voix de saint Bernard, et entreprit le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, a où il mourut le 9 avril 1137, le vendredi saint, au pied de l'autel de saint Jacques, après avoir reçu la sainte communion.» Tel est le récit d'Orderic, à l'année 1137. Voir les notes de Mabillon et de Horstius.


A Guillaume, par la grâce de Dieu comte de Poitou et duc d'Aquitaine, Hugues, également par la grâce de Dieu duc de Bourgogne, salut et conseil de craindre un Dieu terrible qui se joue de la vie des princes eux-mêmes.


1. Je me crois tenu, en qualité de parent et d'ami, de vous signaler franchement votre erreur. L'égarement d'un homme ordinaire est sans conséquence pour les autres; mais celui d'un prince entraîne bien des gens après lui; il fait autant de mal qu'il aurait pu faire de bien cri suivant une autre voie.. Nous n'avons pas des sujets pour les perdre, mais pour les sauver. Celui qui fait régner les rois nous a établis sur son peuple pour le protéger, non point pour le pervertir, car nous ne sommes pas, vous le savez bien, les maîtres de. l'Église, nous n'en sommes que les serviteurs. En maintes circonstances, vous lui avez rendu des services dignes de la puissance dont vous êtes investi, personne ne l'ignore; comment se fait-il donc que vous vous:soyez laissé surprendre par certaines gens, au point d'abandonner votre reine et votre mère au milieu de la tourmente? Vos conseillers ont-ils réussi à vous persuader que l'Église universelle se réduit à l'entourage et aux familiers de Pierre de Léon? Mais l'esprit de vérité confond d'un mot leur imposture et porte un coup mortel à l'antechrist leur chef, quand il proclame, par la bouche de David, que l'Église s'étend d'un bout du monde à l'autre et renferme toutes les nations dans son sein.

2. Il est vrai que les partisans de Pierre de Léon comptent dans leurs rangs un prince, le duc de la Pouille, Roger, qui s'est laissé gagner par l'espérance de se voir confirmer le titre de roi qu'il a usurpé; mais pour le reste, quel bien peuvent-ils dire de leur pape; de quelles vertus nous le montreront-ils orné, pour nous gagner à sa cause; quelle réputation est la sienne? S'il faut en croire la rumeur publique, il ne serait pas même digne d'être placé à la tête de la plus humble bourgade. Je veux bien qu'il vaille mieux que sa réputation et que tout ce qu'on dit de lui soit faux; il est toujours regrettable qu'un pape riait pas une réputation aussi bonne que ses moeurs. Ainsi, mon cher cousin, le parti le plus sûr pour vous, quand il s'agit de reconnaître l'un des deux compétiteurs pour pape légitime, c'est de vous ranger du côté de l'Église entière et de tenir pour celui que les ordres religieux et les princes s'accordent à regarder comme le véritable souverain pontife; il y va de votre honneur, non moins que du salut de votre âme. Le pape Innocent est généralement estimé; ses moeurs sont irréprochables, sa réputation est sans tache, ses propres ennemis en conviennent avec nous; enfin son élection est canonique. Je n'ignore pas que c'est là le point contesté, mais l'empereur Lothaire a convaincu, depuis peu, de mensonge et de calomnie tous ceux qui disent le contraire.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CXXVII.

92. A Guillaume, comte de Poitou, le neuvième, et selon quelques-uns le dixième de ce nom. Sur les conseils de Gérard d'Angoulême, il avait embrassé le parti de l'antipape Anaclet et se montrait fort hostile aux partisans du pape Innocent. Voir la Vie de saint Bernard, livre 2, chapitre 6. Quant à ce que rapporte Guillaume de Malmesbury dans son Histoire des rotin d'Angleterre, de .l'inceste et de beaucoup d'autres crimes dont le comté de Poitou, Guillaume, se serait souillé, il faut l'entendre de Guillaume 8, père de celui à qui est adressée cette lettre, comme Jean de Besle le fait remarquer avec raison. En effet, Pierre, évêque de Poitiers, que le comte Guillaume envoya en exil, comme le rapporte Guillaume de Malmesbury, y mourut en 1117; car Guillaume IX ne succéda à son père qu'en 1126, ainsi que le dit le même auteur dans son Histoire française des comtes de Poitou. Si on veut avoir plus de détails sur les faits et gestes du comte Guillaume et surtout sur sa mort, on peut consulter l'ouvrage de Guillaume de Malmesbury que nous venons de citer, ainsi que Baronius, à l'année 1135 (Note de Mabillon).

93.... Comptent dans leurs rangs un prince, le comte de la Pouille. L'antipape Anaclet, pour s'attacher plus étroitement Roger, principal soutien de son parti, lui donna le titre de roi de Sicile, comme on peut le voir dans Baronius, à l'année 1136, n. 6. Plus tard, le pape, Innocent ayant été vaincu et fait prisonnier par lui, se vit contraint, pour obtenir sa liberté, de lui confirmer le titre de roi. Combien eût-il été préférable, comme je l'ai déjà dit, si le souverain Pontife devait recourir aux armes pour défendre son droit, qu'il confiât à un autre le commandement de ses troupes, au lieu de marcher lui-même à leur tête, au risque de tomber entre les mains de ses ennemis et d'être forcé d'accepter des conditions injustes. Voir Baronius, tome XII, à l'année 1139 (Note de Horstius).




LETTRE CXXVIII. AU MÊME.


L'an 1132

Saint Bernard l'exhorte à rétablir dans leurs églises les chanoines qu'il en avait chassés.

Très-illustre prince, en prenant congé de vous, il y a quelque temps, je me sentais animé des meilleures intentions pour votre personne et pour celle de vos sujets, j'étais disposé à tout entreprendre pour votre service et pour le salut de votre âme, tant j'étais heureux de ne vous avoir quitté qu'après avoir rendu, contre l'attente de bien des gens, la paix à l'Église et la joie au monde entier. Mais aujourd'hui j'apprends avec étonnement qu'un pernicieux conseil, venu de je ne sais où, a détruit dans votre âme les bonnes dispositions que la main de Dieu y avait fait naître à la place de celles qui s'y trouvaient auparavant, et vous a poussé à chasser de la ville les chanoines de Saint-Hilaire, au grand scandale de l'Église et au péril de votre âme, que sa rechute dans le péché expose aux effets d'autant plus redoutables de la colère de Dieu, qu'elle s'allumerait de nouveau contre vous. Qui donc a pu vous aveugler à ce point et vous jeter sitôt hors de vous, de la vérité et du salut? Quel qu'il soit, celui-là n'échappera certainement pas à sa condamnation, et tous ceux qui vous portent à des actes de violence courent eux-mêmes à leur perte; revenez donc, je vous en prie, revenez à de meilleures dispositions, si vous ne voulez périr avec eux; rendez, je vous en conjure, la paix à vos amis, et son clergé à votre église, si vous ne voulez vous préparer un juge inexorable dans celui qui dispose à son gré de la vie des princes, et peut faire trembler les plus puissants rois du monde.



LETTRE CXXIX. AUX GÊNOIS.

Vers l'an 1133

Saint Bernard les engage à conserver avec tous les soins possibles la paix qu'il a rétablie parmi eux, quand il était allé dans leur ville.

Aux consuls, aux magistrats et aux habitants de Gènes, salut, paix et vie éternelle.


1. La visite que nous vous avons faite l'année dernière a produit de bons résultats pour l'Eglise, de qui nous tenions notre mission auprès de vous. Vous nous avez fait une réception magnifique, et pendant le peu de temps que nous avons eu à passer parmi vous, vous nous avez traité avec beaucoup plus d'honneur que nous ne le méritions, mais d'une manière tout à fait cligne de vous. Nous ne l'avons pas oublié et nous vous en conservons toute la reconnaissance possible. Mais, comme nous nous sentons complètement hors d'état de vous le témoigner dignement nous-même, nous laissons à Dieu, que cela intéresse également, le soin de vous récompenser, comme vous le méritez, des témoignages d'honneur et de, respect que nous avons reçus chez vous, et de l'affectueux empressement avec lequel vous nous avez accueilli. Ce n'est pas que nous soyons sensible polir nous-même à ces démonstrations, mais nous le sommes extrêmement aux preuves de votre zèle et de votre bienveillance. Ces jours trop vite passés ont été pour nous de véritables jours de fête! Je n'oublierai jamais a le dévouement de cette population tout entière, les sentiments élevés de ce peuple, la grandeur de cette cité! Trois fois par jour, le matin, à midi et le soir, comme le Prophète, j'annonçais la parole de Dieu; avec quelle ardeur et quelle sympathie vous veniez m'entendre! Nous vous apportions des paroles de paix, et cette. paix que nous vous annoncions et dont vous vous montriez les enfants, se reposait sur vous. J'étais venu répandre parmi vous la semence divine, elle est tombée dans une terre bien préparée, et elle a produit, en son temps, des fruits au centuple. Le tout alla vite, car le temps pressait; il n'y avait ni difficulté qui tint ni retard à souffrir; je n'avais pour ainsi dire. qu'un jour pour semer, moissonner et enlever les heureux fruits de la paix. Or la moisson que j'ai faite, c'était pour les exilés, les esclaves et les captifs, la douce espérance de revoir la patrie et de sortir d'esclavage ou de prison; pour les ennemis la crainte; la honte et la confusion pour les schismatiques; pour l'Eglise la gloire, et le bonheur pour le monde entier.

a C'est ce qu'éprouvèrent les Génois en 1635, quand ils eurent invoqué le secours de saint Bernard dans la guerre qu'ils soutenaient contre Charles-Emmanuel, duc de Savoie. Voir ta pote de Mabillon,


2. Que me restet-il maintenant à faire, ô mes bien-aimés, sinon à vous exhorter à la persévérance? C'est la vertu qui couronne toutes les autres et qui est comme la marque des héros. Sans elle, point de victoire pour celui qui combat, point de triomphe pour celui qui remporte la victoire. la persévérance est le nerf et le complément de la vertu, elle consommé le mérite et le mûrit pour la récompense. Soeur de la patience et fille de la constance, elle est l'amie de la paix, le ciment de l'amitié, le lien de la concorde, le rempart de la sainteté. Sans la persévérance, les services rendus n'ont plus droit à la récompense, ni les bienfaits à la reconnaissance, ni la valeur à la considération des hommes. Aussi lisons-nous «qu'il n'y aura de salut que pour ceux qui auront persévéré jusqu'à la fin (Mt 10,22),» non pas pour ceux qui n'auront fait que commencer. Saül, jeune encore, fut jugé digne du trône d'Israël, à cause de sa modestie; mais, ayant manqué de persévérance dans son humilité première, il perdit en même temps et le trône et la vie. Samson perd ses forces et Salomon sa sagesse, parce que l'un a cessé d'être sur ses gardes et l'autre d'avoir la crainte de Dieu; aussi ne cesserai-je de vous exhorter à la persévérance, c'est la vertu qui met le sceau à toutes les autres, en même temps qu'elle en est la gardienne unique et fidèle. Oui, conservez avec soin ce que vous avez en du plaisir à m'entendre vous dire. Vous vous rappelez qu'il est écrit d'Hérode, «qu'il avait pour Jean-Baptiste une crainte mêlée de respect et qu'il écoutait volontiers ses paroles (Mc 6,20).» Malheureusement pour lui, il ne conserva pas dans son coeur ce qu'il avait eu du plaisir à entendre. En un mot, heureux, est-il dit, non pas ceux qui se contentent de prêter l'oreille à la parole de Dieu, mais «ceux qui l'entendent et la gardent soigneusement (Lc 11,28).»

3. Entretenez la paix avec les Pisans, vos frères, demeurez soumis au Pape, fidèles à l'empereur et soigneux de la gloire de votre cité. Nous avons entendu dire que le duc Roger vous a envoyé des ambassadeurs; j'ignore de quelles propositions ils étaient porteurs et quelles promesses ils ont obtenues de vous; mais, pour emprunter le langage du poète, je me suis toujours défié des Grecs, même quand ils se présentent les mains pleines de présents. Si, par hasard, il se trouve parmi vous, ce qu'à Dieu ne plaise! un homme assez bassement avide pour se laisser tenter par l'appât d'un gain coupable, notez-le bien et regardez-le comme un ennemi publie, un traître qui sacrifie ses concitoyens à son avarice et fait argent de l'honneur de son pays. S'il y a parmi vous quelque esprit mécontent et séditieux qui sème la discorde dans le peuple, remplissant ainsi le rôle du diable dont l'office est de répandre la dissension, sévissez contre lui avec la plus grande promptitude et arrêtez la contagion d'un mal d'autant plus à craindre qu'il est domestique, Une troupe ennemie peut ravager vos champs et piller vos maisons, mais les mauvais discours corrompent les bonnes moeurs, et il ne faut qu'un peu de levain pour mettre toute la masse en fermentation. Semez, plantez, trafiquez, non-seulement pour éviter de retomber dans les misères d'où vous êtes sortis, mais encore pour trouver dans les ressources d'un travail légitime les moyens d'en effacer les derniers vestiges. Il est écrit quelque part: «Les biens justement acquis sont un moyen de racheter notre âme (Pr 13,8);» et ailleurs: «Faites l'aumône, et vous effacerez vos péchés (Lc 11,41).» Si vous vous décidez à tenter le sort des armes, à signaler de nouveau votre habileté et votre valeur dans les combats, et à courir les chances de la guerre, que ce ne soit ni contre vos voisins, ni contre vos amis; attaquez les ennemis de l'Eglise, ou réclamez, par la force des armes, le royaume que les Siciliens vous ont enlevé; vos conquêtes de ce côté seront plus glorieuses et plus justes. Que le Dieu de paix et d'amour demeure toujours avec vous. Ainsi soit-il.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CXXIX.

94. Je n'oublierai jamais le dévouement de cette population. Nous ne devons point passer ici sous silence ce que Manrique rapporte dans ses Annales à l'année 1132, chapitre 8. Les Génois ont toujours regardé cette promesse de saint Bernard comme une chose si sûre et si constante, que cinq siècles plus tard, en 1625, quand l'excellent prince Charles-Emmanuel, duc de Savoie, avec lequel ils étaient en guerre, ravageait les pays qui leur étaient soumis et n'était plus éloigné que de cinq milles de leur ville, dont il menaçait de se rendre maître, désespérant de tout secours humain, ils en appelèrent à la parole donnée de saint Bernard, par un voeu que je me plais à rapporter ici tout au long.

«Ensuite, au rang des saints protecteurs de notre république, nous promettons de placer et de compter saint Bernard qui, pendant sa vie, nous a donné l'assurance, dans une de ses lettres, qu'il ne nous oublierait jamais; nous faisons voeu de célébrer le jour de sa fête et de le faire observer religieusement par les peuples qui nous sont soumis, ainsi que par le clergé, avec le consentement de notre très-illustre archevêque et de nos très-révérends évêques; de construire dans cette église cathédrale ou dans toute autre à notre choix, une chapelle en l'honneur de saint Bernard. Tous les ans à perpétuité, le jour de sa fête, on fera une procession solennelle en son honneur et on célébrera, en grande pompe, à son autel, les saints mystères auxquels nous assisterons avec piété; les frais de cette solennité seront, à perpétuité, payés par les mains de notre duc, ainsi que pour cette année seulement la dot de douze jeunes filles qui recevront cent livres chacune. En foi de quoi..., donné dans l'église cathédrale, le dimanche 25 avril 1625.» Voilà ce que firent les Génois en se voyant à deux doigts de leur perte: ils ne tardèrent pas à être exaucés, comme l'événement le prouva bientôt, car saint Bernard, la veille même de sa fête, mit les ennemis en fuite en faisant apparaître la flotte d'Espagne. Tel est a peu près le récit de Manrique (Note de Mabillon).


LETTRE CXXX. AUX HABITANTS DE PISE.


Saint Bernard les loue de leur zèle et de leur dévouement pour le pape Innocent que l'antipape Anaclet avait forcé à quitter Rome, et à se réfugier chez eux.

A tous ses bien-aimés habitants de Pise, à leurs consuls et à leurs conseillers, Bernard abbé de Clairvaux, paix et salut avec la vie éternelle.

Que Dieu vous récompense lui-même de tous les services que vous avez rendus et que vous ne cessez encore de rendre à l'Épouse de son Fils pendant les jours de ses épreuves et de son affliction, et qu'il conserve un fidèle souvenir des témoignages de pieuse compassion et de profonds respects ainsi que des consolations de toutes sortes que vous lui avez prodigués. A vrai dire, déjà les voeux que je forme sont en partie exaucés, et vous commencez dès à présent à recueillir les fruits de votre conduite. Oui, Dieu se hâte de s'acquitter à votre égard, puisque pour reconnaître votre zèle, peuple fidèle et dévoué, il vous choisit pour son héritage, il fait de vous un peuple riche en bénédictions et en bonnes oeuvres. Il fait de Aise une autre Rome, et la choisit, entre toutes les villes du monde, pour être le siège du chef de son Eglise. Ce choix n'est pas l'effet du hasard ou de la politique, mais une grâce du ciel, une faveur toute particulière de Dieu. Comme il aime ceux qui lui ont témoigné leur amour, il a dit à son prêtre Innocent: Va fixer ton séjour à Pise, et mes bénédictions les plus abondantes t'y accompagneront; j'y serai avec toi, car j'ai fait choix de cette cité pour y établir ma demeure; c'est moi qui la soutiens contre les attaques du tyran de Sicile, je la fortifie contre ses menaces, je la prémunis contre ses présents séducteurs et je la protège contre ses ruses. O peuple de Pise, peuple heureux, le Seigneur a fait éclater ses merveilles dans ta cité, nous en sommes au comble du bonheur! Quelle ville n'est pas jalouse de ta félicité? Conserve donc le précieux dépôt qui t'est confié, cité fidèle; reconnais la grâce que tu as reçue et montre-toi reconnaissante de la préférence dont tu as été l'objet. Traite avec une distinction particulière le Pontife, ton père et le père commun des chrétiens, et avec toutes sortes d'honneurs les princes de la terre et les magistrats qui se trouvent dans ton sein; la présence de tant de personnages te fait honneur, ajoute à ton importance et à ta gloire. Si par malheur tu méconnaissais toutes ces faveurs, tu serais la dernière des villes du monde, toi qui maintenant en es la première. J'en ai dit assez pour une ville sage et éclairée. Je vous recommande d'une façon particulière le marquis (a) Engelbert, qui est venu chez vous pour se mettre au service du Pape et de ses partisans; c'est un jeune homme plein de noblesse et de courage, et sur lequel on peut compter, si je ne me trompe. J'espère que vous lui ferez un accueil d'autant meilleur que j'ai tout fait pour le mettre dans vos intérêts et lui ai bien recommandé de déférer entièrement à vos conseils.

a Quel est ce marquis Engelbert? Nous pensons que c'est le même que le frère de l'évêque de Ratisbonne dont il est parlé au chapitre XXXII de la Vie de saint Norbert. Une de ses filles épousa le fils du comte Thibaut. Voici le passage de ce chapitre: «Norbert ayant pris avec lui les députés du comte Thibaut, les mena jusqu'à Ratisbonne, car l'évêque de cette ville était d'une très-grande famille, il avait pour frère le très-puissant marquis Engelbert, dont plusieurs filles se trouvaient en âge d'être mariées. L'une d'elles fut envoyée au comte Thibaut, qui l'épousa. Les députés revinrent:ci et racontèrent que..., etc.» Cette jeune fille s'appelait Mathilde, selon OrdericVital; vers la fin de son treizième livre: «Il épousa, dit-il, Mathilde, fille du duc Engelbert.» Cet Engelbert ou Ingelbert était doc ile Carinthie et marquis de Frioul. Voir la note de la lettre deux cent quatre-vingt-dix neuvième.


LETTRE CXXXI. AUX HABITANTS DE MILAN.



Saint Bernard, voyant les habitants de Milan, qui avaient depuis peu embrassé le parti d'Innocent, de nouveau ébranlés, les exhorte à lui demeurer fidèles, et leur rappelle tout ce que le saint Siège a fait pour eux depuis qu'ils sont rentrés dans le devoir.

Au peuple et au clergé de Milan, Bernard, abbé de Clairvaux, salut en Notre-Seigneur.

1. Dieu vous a traités en père, l'Eglise romaine vous a comblés de faveurs, et vous a montré toute la tendresse d'une mère; qu'a-t-elle dû faire pour vous qu'elle n'ait pas fait? Vous avez désiré qu'elle vous députât des personnes de distinction, afin de vous faire honneur en même temps qu'à Dieu (a), elle l'a fait; vous avez souhaité qu'elle confirmât l'élection unanime de votre archevêque (b), elle l'a confirmée; qu'elle érigeât votre évêché en archevêché (c), ce que les canons ne permettent de faire que dans le cas d'une extrême nécessité, elle a fait cette érection; qu'elle fit relâcher ceux de vos concitoyens qui étaient retenus prisonniers à Plaisance (d), je ne puis et ne dois le dissimuler, elle l'a l'ait encore. Dans quelle occasion enfin cette mère pleine de tendresse et de bonté a-t-elle, je ne dis pas refusé, mais retardé seulement d'accéder à une prière raisonnable de sa fille? et pour comble de bienfaits et d'honneurs, elle vous envoie le pallium. Après cela, peuple illustré et généreux, noble et glorieuse cité, souffrez que je vous parle en ami sincère, car je le suis, veuillez bien le croire, et en homme soucieux du salut de vos âmes. Pour s'être montrée pleine de condescendance, Rome n'a rien perdu de son pouvoir; croyez-moi donc et suivez le conseil que je vous donne, n'abusez pas de ses bontés si vous ne voulez ressentir bientôt le poids de sa puissance.

a On avait envoyé avec saint Bernard les évêques Guy de Pise, Matthieu d'Albano et Geoffroy de Chartres, comme on le voit dans le deuxième livre de sa vie, n. 9, pour traiter de la réconciliation des Milanais avec l'Eglise de Rome; ils avaient embrassé le parti du schisme à la suite de la déposition d'Anselme qu'ils avaient élu pour archevêque.b Ribault: ils l'avaient choisi pour évêque après la déposition d'Anselme;c Il s'agit ici du rétablissement du titre de métropole qui avait été enlevé à l'Eglise de Milan par le souverain Pontife, parce qu'elle avait embrassé le schisme. Voir la note de Horstius.d Dans une guerre qui s'était élevée entre les Milanais et les Plaisantins, ceux-ci avaient fait un grand nombre de Milanais prisonniers.


2. Je lui rendrai, me dites-vous, l'obéissance que je lui dois, mais je n'irai pas au delà; soit, à la bonne heure, car si vous le faites comme pour le saint vous le dites, vous lui rendrez une soumission sans bornes. En effet, par une prérogative singulière, le saint Siège de Rome a reçu de pleins pouvoirs sur toutes les autres Eglises du monde, de sorte qu'on ne saurait lui résister sans se révolter contre Dieu même; il peut, quand il le juge à propos, créer des évêques là où il n'y en a pas encore eu jusqu'alors; donner à ceux qui existent la prééminence sur les autres, ou la leur ôter, les élever même au rang d'archevêques, s'il le juge convenable, ou leur retirer ce titre, puis les faire redescendre au rang de simples évêques. Vous savez encore que le saint Siège peut autant de fois qu'il le veut citer à son tribunal d'un bout du monde à l'autre, toute personne ecclésiastique, quels que soient sols rang et sa dignité, et qu'il dispose des moyens nécessaires pour contraindre à l'obéissance quiconque lui résiste. Vous en avez fait vous-même l'expérience. A quoi ont abouti votre ancienne révolte et la résistance que vous lui avez opposée à l'instigation malheureuse de vos faux prophètes? Quel fruit avez-vous recueilli de votre conduite, sinon la honte et l'humiliation? Reconnaissez donc la puissance qui a si longtemps privé votre Eglise des suffragants qui faisaient sa gloire et sa grandeur. S'est-il trouvé quelqu'un pour vous protéger contre les justes coups de l'autorité apostolique, lorsque vos excès l'obligèrent enfin à vous dépouiller de vos anciens privilèges, à vous retrancher tous vos suffragants? Vous formeriez encore aujourd'hui une Eglise mutilée et découronnée, si Rome n'avait usé à votre égard de plus de clémence encore que d'autorité; mais si vous l'irritez de nouveau, Dieu vous préserve d'un tel malheur! qui pourra l'empêcher de redoubler ses coups? Gardez-vous bien, croyez-moi, de retomber dans sa disgrâce, de peur qu'il ne vous soit plus aussi facile de l'apaiser. Si dons on vous dit que votre soumission ne doit pas être sans bornes, ceux qui vous tiennent ce langage sont eux-mêmes dans l'erreur ou veulent vous y entraîner; mais vous connaissez, par expérience, la plénitude et l'étendue de l'autorité du saint Siège. Suivez plutôt mes conseils, je ne veux point vous induire en erreur; prenez le parti de l'humilité et de la douceur, car Dieu se communique aux humbles et la terre est le partage des coeurs doux et pacifiques. Puisque vous avez recouvré les bonnes grâces de votre mère et maîtresse, conservez-les avec soin, et méritez désormais, par votre zèle et votre attachement, non-seulement qu'elle vous confirme les privilèges qu'elle vous a rendus, mais encore qu'elle vous en accorde de nouveaux.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CXXXI. AUX MILANAIS.

95. A quoi ont abouti votre ancienne révolte....? Ils avaient à la suite d'Anselme de Pusterla, leur archevêque, embrassé le parti de Conrad, contre l'empereur légitime Lothaire; voici comment Sigoniusrapporte ce fait à l'année 1128, livre XI de l'Histoire du royaume d'Italie. «Conrad, fort de l'appui de quelques princes qui avaient voté contre Lothaire, se nomma lui-même empereur. Enflé par les faveurs de la fortune qui lui sourit d'abord, il se hâta de passer en Italie, à la tête d'une armée, et gagna a son parti les Milanais et leur archevêque Anselme; puis, s'étant fait couronner à Monza, il se mit à parcourir la Lombardie en tous sens et à s'attacher une foule de villes. C'est pourquoi les archevêques de Mayence, de Magdebourg et de Trèves l'excommunièrent pour obéir à l'empereur Lothaire, Quant au pape Honorius, non content de frapper Conrad des censures ecclésiastiques, il excommunia en même temps l'archevêque Anselme, qui l'avait couronné, et les Milanais, qui l'avaient accueilli parmi eux.» Othon de Frisingen rapporte la même chose, livre VII de ses Chroniques, chap.17 (Note de Horstius).

96. Qui a si longtemps privé votre Eglise des suffragants..., parce que les Milanais, à la suite de leur archevêque Anselme, avaient embrassé le parti d'Anaclet et de Conrad, ainsi que nous l'avons dit plus haut et somme nous l'exposerons plus longuement dans la suite: Mais lorsqu'ils se furent repentis de leur erreur, le pape Innocent rendit à leur Église le titre de métropole. C'est ce qui faisait dire un peu plus haut à saint Bernard, que l'évêché de Milan avait été changé en archevêché en faveur des Milanais. Mais d'ailleurs cette ville avait été, dès le principe la métropole. Nous ne saurions passer ici sous silence ce que Sigonnous rapporte au second livre de son Histoire du royaume d'Italie, à l'année 1133. «Le pape Innocent, dit-il, ayant reçu des Génois, à deux reprises différentes, un accueil plein de dévouement et de respect, leur en témoigna sa reconnaissance en détachant l'évêché de Gênes de la province métropolitaine de Milan pour en faire un archevêché avec la moitié des évêchés de la Corse pour suffragants:» (Note de Mabillon).




LETTRE CXXXII. AU CLERGÉ DE MILAN.

L'an 1134.

Saint Bernard le félicite d'avoir ramené par ses soins la ville de Milan à se séparer de l'antipape Anaclet pour rentrer dans le sein de l'Eglise.

Soyez bénis du Seigneur, vous qui avez réussi, à force de zèle et d'application,à faire sortir votre ville de la fausse voie où elle s'était engagée, en la faisant renoncer au schisme pour rentrer dans le sein de l'unité catholique. A cette nouvelle, l'Eglise entière s'est réjouie; le ciel et la terre ont applaudi au succès qui a couronné vos efforts. Avec quel bonheur l'Eglise reçoit dans ses bras maternels cette infinité d'enfants dont la perte faisait couler ses larmes! Quelle offrande agréable vous avez présentée là au coeur ravi de Dieu, notre père! La paix que vous avez à coeur de donner au monde prouve assez que vous êtes des enfants de paix: Quant à moi, heureux de votre joie et de votre bonheur, je m'étais mis en route avec ceux des religieux de notre ordre que vous nous avez députés, pour répondre à l'invitation que vous nous avez faite d'aller vous voir, et aussi pour satisfaire à tous vos désirs, autant que la raison et la volonté de Dieu m'auraient permis de le faire; usais je suis obligé de me rendre de suite au concile (De Pise). Vous pouvez compter sur moi à mon retour.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXXXVII. A L'EMPEREUR.



97. En nous occupant de la soumission des Milanais, etc. Voici ce que nous lisons sur ce sujet dans Sigonius, livré II de l'Histoire du royaume d'Italie, à l'année 1134: «Les Milanais s'étaient vus privés de la participation aux saints mystères et leur ville avait été dépouillée du titre de métropole, parce que, à la suite de l'archevêque Anselme, ils avaient embrassé le parti de Conrad et d'Anaclet. Regretta ce qu'ils avaient fait, ils s'efforcèrent sous l'inspiration de Ribaut, qu'ils avaient élu pour évêque, à la place d'Anselme de recouvrer les bonnes grâces de Lothaire et d'Innocent, et ils écrivirent à ce sujet à saint Bernard, car ils connaissaient toute l'étendue de son crédit. Mais notre Saint, appelé par le pape innocent au concile de Pise, ne fit que traverser la Lombardie en toute hâte; il répondit aux Milanais pour les féliciter de leur changement et leur promit d'aller les voir à son retour du concile. Il se rendit à Pise où se tint le concile, qui fut mené à bonne fin, grâce surtout à sa prudence et à sa sagesse. Entre autres choses importantes que ce concile fit, il fulmina un anathème contre Anaclet et ses partisans et fit plusieurs concessions honorifiques aux Milanais, en récompense de ce qu'ils étaient revenus au parti du pape Innocent sur les pas de Ribault, qu'ils avaient élu pour évêque. Il fut décidé que le siège de Milan redeviendrait métropolitain comme il l'était auparavant, que Ribault prendrait le pallium et qu'on enverrait aux Milanais; pour les réconcilier, une députation composée des hommes du rang le plus distingué: ce furent Guy de Pise, Matthieu, évêque d'Albano, ayant tous deux le titre de légats a latere. On leur adjoignit saint Bernard comme ils le désiraient; ils partirent avec mission de mettre fin au schisme dont Anselme avait été l'auteur, et d'absoudre les fidèles qui avaient été frappés des censures de l'Eglise.

Quand les habitants de Milan apprirent que saint Bernard avec les légats arrivait, ce ne furent que transports de joie dans la ville; on se porta au-devant de lui jusqu'à sept milles de distance; ce fut un concours si considérable de personnes de tous rangs, de tout âge et de tout sexe, qu'on aurait pu croire que la ville entière émigrait. On entourait saint Bernard en foule et l'on se disputait l'honneur de contempler son visage, de lui adresser la parole et même de lui baiser les pieds. Bien plus on arrachait des morceaux de ses vêtements que l'on, gardait soigneusement pour s'en servir en cas de maladies; on regardait comme saints tous les objets qu'il touchait et on leur croyait la vertu de sanctifier les hommes rien que par leur contact. Il fit son entrée dans la ville, et fut conduit à. sa demeure au milieu des plus grands transports de joie.

Au jour marqué, on fit une assemblée où l'on commença par anathématiser Anaclet, puis on proclama Innocent seul pape catholique et véritable; ensuite, après avoir renoncé au parti de Conrad, on reconnut publiquement Lothaire pour maître et souverain et pour empereur auguste des Romains et du monde entier. Enfin tout le peuple promit sur les saints Evangiles de faire pour expier sa révolte ce que le souverain pontife Innocent jugerait à propos de conseiller et d'ordonner, et il accepta en effet avec soumission la pénitence que Bernard lui imposa Pendant son séjour à Milan, Bernard guérit un grand nombre de malades qui lui étaient présentés. Tout le monde le vit avec admiration, par une vertu toute divine, faire marcher droit les boiteux, rendre la vue aux aveugles, redonner aux membres affaiblis leur ancienne vigueur, mais surtout délivrer une foule de personnes qui étaient devenues possédées du démon pendant le schisme.

Ensuite il entreprit, sur l'ordre du pape Innocent, de pacifier entre elles plusieurs villes de Lombardie qui étaient en guerre les unes avec les autres, et se rendit à cet effet à Pavie et à Crémone; mais, n'ayant pu triompher de l'opiniâtreté des Crémonais, il les dénonça en ces termes au pape Innocent: «Les habitants de Crémone se sont endurcis; et leur bonheur les a perdus; ceux de Milan sont présomptueux, et leur confiance les égare; mais les premiers, en mettant toute leur espérance dans les chars et chevaux de guerre, ont frustré la mienne et ont rendu vains tous les efforts que j'ai tentés.» C'est ainsi que s'exprimait saint Bernard (Note de Mabillon).





Bernard, Lettres 127