Bernard, Lettres 190

LETTRE CXC. AU PAPE INNOCENT, SUR QUELQUES ERREURS DE PIERRE ABÉLARD.

L'an 1140

Cette lettre, à cause de son étendue, est rangée au nombre des traités.




LETTRE CXCI. AU PAPE INNOCENT, AU NOM DE L'ARCHEVÊQUE DE REIMS ET D'AUTRES ÉVÊQUES.



L'an 1140

Abélard a le coeur enflé d'une vaine science et se vante de son crédit en cour de Rome; saint Bernard engage le souverain Pontife à faire usage de son autorité pour réprimer ces sentiments.


A leur très-révérend seigneur et très-aimable père Innocent, souverain Pontife parla grâce de Dieu, Samson, archevêque de Reims, Josselin, évêque de Soissons, Geoffroy, évêque de Châlons-sur-Marne, et Alvise, évêque d'Arras, hommage volontaire de la soumission qui lui est due.



1. Les nombreuses affaires auxquelles vous devez prêter l'oreille nous forcent à vous exposer en peu de mots une affaire très-longue par elle-même dont l'archevêque de Sens vous a déjà pleinement entretenu par lettre. Pierre Abélard travaille à détruire la vérité de la foi en soutenant que la raison humaine est capable de comprendre Dieu dans toute son étendue. Il plonge ses regards jusque dans les profondeurs des cieux et des abîmes, car il n'est rien qu'il ne scrute au ciel ou dans les enfers. Il est grand à ses propres yeux et dispute de la foi contre la foi; c'est un homme prétentieux et bouffi d'orgueil à. qui la majesté de Dieu même n'impose aucune réserve, un véritable artisan d'hérésies. Il a fait autrefois un livre sur la Trinité, qu'un légat (b) du saint Siège a trouvé

a On lit la même chose à la fin de la lettre trois cent trente-huitième à Haimeric, mais on ne sait quel est ce Jacincte ou Jacynthe. Peut-être est-ce le même personnage que celui qui tut plus tard tait cardinal du titre de Sainte-Marie en Cosmédin, par le pape Luce 2, et qui fut connu sous le nom de Bobon. On croit que c'est de lui qu'il est question lettre cinq cent huitième de Duchesne, tome IV. Quant à Nicolas, c'était un moine de Clair. vaux qui fut plus tard secrétaire de saint Bernard. II en est encore parlé dans la lettre deux cent quatre-vingt dix-huitième.b Conon, qui présida le concile de Soissons en l'année 1122. Voir les notes de la lettre cent quatre-vingt-septième et la préface du présent volume, à l'endroit où il est parlé du schisme d'Anaclet.


rempli d'erreurs et qu'il a condamné au feu. Il est dit: Malheur à celui qui relève les murs de Jéricho! Or, ce livre renaît de ses cendres, et avec lui ressuscitent de nombreuses hérésies qu'on avait crues mortes et que beaucoup voient reparaître. La doctrine qu'il renferme, telle qu'un cep aux vigoureux sarments, s'étend jusqu'à la mer et déjà même a poussé ses bourgeons jusqu'à Rome où Abélard se vante que son livre a trouvé bon accueil et compte des partisans même parmi les membres de la cour romaine. Voilà ce qui encourage et redouble sa fureur.

2. Aussi quand l'abbé de Clairvaux, dans son zèle pour la foi et la justice, le pressait de ses arguments en présence des évêques assemblés, au lieu de s'expliquer, il récusa le tribunal et le. juge qu'il avait choisis lui-même et en appela à Rome, bien qu'il ne pût se plaindre qu'on lui eût fait le moindre tort ou causé le moindre ennui; mais c'était pour lui le moyen de prolonger le mal. De leur côté, les évêques qui s'étaient assemblés pour cette affaire s'abstinrent, par déférence pour votre autorité, de rien faire contre sa personne et se contentèrent de censurer les passages de ses livres qui étaient condamnés d'avance par les Pères de l'Église. La crainte de voir le mal s'étendre davantage les contraignit d'en user ainsi; mais, comme le nombre de ses adhérents grossit de jour en jour et que tout un monde de partisans embrasse ses erreurs, il est urgent que vous apportiez vous-même un prompt remède au mal, si vous ne voulez pas ne songer à le guérir qu'après que de trop longs retards l'auront rendu incurable (Ovid., liv. I, des Remèdes de l'amour). Nous avons conduit cette affaire aussi loin que nous avons osé le faire; c'est à vous maintenant, Très-Saint Père, d'empêcher que la beauté de l'Église ne soit flétrie sous votre pontificat, par le souffle de l'hérésie. Le Christ vous a confié son Epouse comme à son ami, c'est à vous de la remettre pure et sans tache entre les mains de Celui de qui vous l'avez reçue.




LETTRE CXCII. A MAITRE GUY DU CHATEL (a).

L'an 1140

Saint Bernard l'engage à ne pas aimer ni favoriser Abélard au point de prendre parti même pour ses erreurs.

A son vénérable seigneur et très-cher père, maître Guy, par la grâce de Dieu cardinale prêtre de la sainte Eglise romaine, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et servi sincère qu'il n'incline trop ni à droite ni à gauche.

Je vous ferais injure si je pensais que votre amitié pour les gens pourrait s'étendre jusqu'à aimer leurs erreurs, car c'est ignorer les règles de

a Dans trois manuscrits de la Colbertine, le titre de cette lettre est ainsi conçu: A maître Guy du Châtel, ancien élève de Pierre, pour lequel il se sentait fortement prévenu, et plus tard pape sous le nom de Callixte. C'est le second souverain Pontife de ce nom; il monta dans la chaire de saint Pierre en 1143. C'est à lui qu'est adressée la lettre cent soixante-neuvième, que plusieurs manuscrits font suivre de cette lettre cent quatre-vingt-douzième et de la suivante.

l'amitié véritable que d'aimer ainsi; une telle affection n'a rien que de terrestre, de charnel, de diabolique et de funeste aussi bien à celui qui aime qu'à celui qui est aimé de la sorte. Que les hommes se jugent les uns les autres comme ils l'entendent; quant à moi, je ne puis porter de vous d'autre jugement que celui que la raison et la justice me dictent. Il y a des gens qui commencent par se prononcer et qui vont ensuite aux preuves; pour moi je n'affirme qu'un breuvage est doux ou amer qu'après y avoir goûté. Maître Pierre a introduit dans ses ouvrages des nouveautés profanes tant par les termes, dont il se sert que par le sens qu'elles expriment; il dispute de la foi contre la foi et se sert des paroles de la loi pour détruire la loi. Ce n'est plus l'homme qui n'aperçoit encore les choses que comme dans un miroir et en énigme (1Co 13,12), mais un homme plein de vanité et bouffi d'orgueil qui les voit déjà face à face. Il vaudrait bien mieux pour lui qu'il se connût lui-même selon le titre de son livre (Intitulé: Connais-toi toi-même), qu'il se contint dans de justes bornes et se contentât d'être sage avec mesure. Je ne l'accuse point au tribunal de Dieu le Père; il a un autre accusateur que moi, c'est son livre favori, celui qui fait ses malheureuses délices. Il parle de la Trinité comme Arius, de la grâce comme Pélage, de la personne du Christ comme Nestorius. Mais je manquerais à la bonne opinion que j'ai de votre justice si j'insistais plus longtemps sur la nécessité pour vous de n'envisager dans la cause du Christ que les intérêts de Notre-Seigneur; toutefois ne perdez pas, de vue qu'il y va de votre intérêt dans le rang où Dieu vous a placé, de celui de l'Eglise du Christ et même de l'intérêt de la personne dont il s'agit, qu'on lui impose silence, puisqu'il n'ouvre la bouche que pour blasphémer et pour faire entendre des paroles amères et dangereuses.




LETTRE CXCIII. A MAITRE YVES (a), CARDINAL, SUR LE MÊME SUJET.

L'an 1140

Il est honteux qu'Abélard puisse compter des partisans jusque dans la cour de Rome.

A son très-cher Yves, par la grâce de Dieu cardinal-prêtre de l'Eglise romaine, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et voeu sincère qu'il aime la justice et haïsse l'iniquité.

Maitre Pierre Abélard est un moine sans règle et un prélat n'ayant pas charge d'âmes, il n'est d'aucun ordre et aucun ordre ne le reconnaît;

a Il était chanoine de Saint-Victor de Paris quand il devint, en 1130, cardinal du titre de Saint-Laurent in Damaso. il est parlé de lui dans la lettre cent quarante-quatrième: Envoyé en France en qualité de légat du saint Siége, il excommunia le comte de Saint-Quentin. Voir la lettre deux cent seizième, et, pour son testament, la lettre deux cent dix-huitième.

c'est un composé d'éléments opposés; sous l'extérieur de saint Jean-Baptiste, ii a l'âme d'Hérode; c'est un être ambigu n'ayant de religieux que l'habit et le nom. Mais que m'importe? A chacun son fardeau. Ce que je ne puis taire, c'est un point qui intéresse tous ceux qui ont la gloire du Christ à cour. Il prêche hautement l'iniquité, il altère l'intégrité de la foi et corrompt la pureté de l'Église. Les bornes que nos Pères ont posées ne l'arrêtent point, et quand il entreprend de parler ou d'écrire sur la foi, les sacrements et la sainte Trinité, il change tout à sa guise, ajoute ou retranche selon qu'il lui plaît. Enfin partout dans ses livres et dans ses écrits il se montre artisan de dogmes impies. En nit mot, on reconnaît en lui l'hérétique non moins à son opiniâtreté à soutenir l'erreur qu'à l'erreur même qu'il embrasse; toujours à une hauteur qui dépasse les forces de son génie, il anéantit la vertu de la croix de Notre-Seigneur par ses raisonnements captieux; bref il n'est rien dans le ciel et sur la terre qui il ne connaisse, si ce n'est lui-même. Non content d'avoir été condamné (a) avec son livre à Soissons en présence du légat du saint Siège, il travaille à s'attirer de nouvelles censures, car ses dernières erreurs sont pires encore que les premières. Cependant il vit dans une assurance complète, parce qu'il compte de nombreux disciples parmi les cardinaux et les ecclésiastiques de la cour de Rome, et il se flatte que ceux dont il devrait craindre les censures et la condamnation seront les défenseurs de ses erreurs, tant nouvelles qu'anciennes. Tout homme animé de l'esprit de Dieu doit se rappeler ce verset du psaume «N'ai-je pas été, Seigneur, l'ennemi de vos ennemis et n'ai-je point ressenti contre eux les ardeurs d'un zèle dévorant (Ps 148,21)?» Dieu veuille se servir de vous et de ses autres enfants pour mettre son Eglise à l'abri des coups de langue des méchants et de leurs discours pleins d'artifices!


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON



LETTRE CXCIII.



157 ..... Condaniné avec son livre à Soissons ..... Voici ce qu'on lit sur ce concile dans les notes de Duchesne sur Abélard: «Il y eut deux conciles à Soissons à peu près vers le même temps; l'un en 1095, convoqué par l'archevêque de Reims contre Roscelin; Yves en fait mention dans sa lettre septième; Anselme, abbé du Bec, en parle dans sa lettre, à Foulques évêque de Beauvais, et Abélard lui-même dans celle qu'il écrivit à l'évêque de Paris Geoffroy; l'autre en 1120, sous la présidence de Conon, légat du saint Siège ......» etc. Mais, d'après Abélard, ce dernier synode ne s'assembla qu'après la mort de Guillaume de Champeaux; si on se range à l'opinion que nous avons émise plus haut, lettre troisième, sur la mort de Guillaume, on sera obligé de placer le second synode de Soissons en 1121 ou 1122, mais avant 1123, année de la mort d'Adam, abbé de Saint-Denys, comme le rapporte Abélard, au chapitre X de l'Histoire de ses Malheurs.

Othon de Freisingen parle ainsi de ce synode, livre I des Faits et gestes de Frédéric, chap. XLVII: «Dans le concile provincial de Soissons, assemblé contre lui, et présidé par un légat du saint Siège, Abélard fut jugé coupable de sabellianisme par des hommes remarquables et par des maîtres fameux, Albéric de Reims et Leutaud de Novare, et il fut condamné par les évêques à jeter de sa propre main dans les flammes, les livres qu'il avait publiés sur la Trinité, et qu'il avait intitulés: Introduction à la Théologie; on ne lui laissa pas la faculté de répondre, parce qu'on redoutait son habileté dans l'argumentation.» Tel est le récit d'Othon.

Abélard, au chapitre x de l'Histoire de ses Malheurs, ajoute «qu'il fut livré entre les mains de l'abbé de Saint-Médard, comme coupable et convaincu, et conduit à cette abbaye qui devait lui servir de prison. Mais, ajoute-t-il un peu plus loin, le légat du saint Siège, ne tardant pas à se repentir de ce qui avait été fait, me fit sortir du couvent et me remit en liberté.»

Il est question de cette réclusion d'Abélard dans la Vie de saint Gosvin, qui était alors prieur de Saint-Médard: «On envoyait dans ce couvent, dit l'auteur de cette Vie, les ignorants pour les instruire, les débauchés pour les corriger et les entêtés pour les mater; de là vint que, sur le bruit des changements merveilleux que la main de Dieu opérait dans les âmes dans cette maison-là, ce que le pape Innocent, - il voulait dire le pape Callixte, - n'ignorait pas, on y envoya aussi pour y être reclus, maître Pierre qu'on avait convaincu d'avoir enseigné l'erreur, et qu'on l'avait condamné au silence (Vie de saint Gosvin, livre I, chapitre XVIII). On peut consulter la Vie de saint Gosvin, si on veut en apprendre davantage sur ce sujet, ainsi que les notes de la lettre cent quarante-quatrième, pour ce qui concerne Yves.




LETTRE CXCIV. RESCRIT DU PAPE INNOCENT CONTRE LES ERREURS DE PIERRE ABÉLARD.

Innocent, évoque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères Henri, archevêque de Sens et Samson, archevêque de Reims, aux évêques leurs suffragants, et à son très-cher fils en Jésus-Christ, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et bénédiction apostolique.

1. L'Apôtre l'a dit (Ep 4,5), de même qu'il n'y a qu'un seul Dieu, ainsi il n'y a qu'une seule foi, sur laquelle repose, comme sur un inébranlable fondement que personne au monde ne saurait remplacer par un autre, l'inviolable Église catholique. C'est pour avoir confessé cette

A Ce fut en 1121, comme on peut le voir dans la note placée à la fin du volume.

foi avec éclat que le bienheureux Pierre, le chef des apôtres, mérita d'entendre ces paroles de la bouche de Notre-Seigneur et Sauveur «Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise (Mt 16,18);» pour nous figurer par le roc la fermeté de la foi et la solidité de l'unité catholique. C'est encore la foi que désigne la tunique sans couture du Sauveur, que les soldats ont tirée au sort, mais qui ne fut point divisée; les peuples dans le principe se sont révoltés contre elle, et ont conjuré sa perte; les princes et les rois se sont coalisés pour la détruire (Ps 2,1-2), mais ce fut en vain. Les apôtres, pasteurs du troupeau de Jésus-Christ, et les hommes apostoliques qui leur ont succédé, brûlant du feu de la charité et consumés du zèle de la justice, n'ont point hésité, à prendre sa défense et à verser leur sang pour la faire germer dans le coeur des hommes. Puis la rage des persécuteurs s'est assoupie et le calme a été rendu à l'Église.

2. C'est alors que l'ennemi du genre humain, qui rôde constamment à la recherche d'une proie qu'il dévore, inspira aux hérétiques, pour corrompre la pureté; de la foi, un langage plein de fourbe et d'artifice; mais l'énergie des pasteurs de l'Église tint tète à ces nouveaux ennemis et les frappa, cul et leurs dogmes impies, de la même condamnation. Le concile de litée anathématisa Arius, celui de Chalcédoine terrassa l'hérésie de Nestorius, et frappa d'une juste réprobation Eutychès et Dioscore avec tous leurs partisans. On vit aussi l'empereur Marcien, tout laïque qu'il était, dans son zèle pour la foi catholique, adresser au pape Jean (a), l'un de nos prédécesseurs, une lettre où il prenait la défense de nos sacrés mystères contre ceux qui veulent les profaner, et dans laquelle il tenait ce langage: «Que nul, dit-il, soit ecclésiastique, soit homme de guerre, ou de quelque condition qu'il puisse être, ne se mêle à l'avenir de disputer publiquement sur les vérités de la foi chrétienne, car c'est porter atteinte au respect dû aux décisions du saint concile que de remettre en question les points qu'il a une fois jugés et définis; quiconque osera enfreindre cette ordonnance encourra la peine des sacrilèges, et si c'est un ecclésiastique, il sera déposé.»

3. D'ailleurs nous apprenons avec douleur, tant par votre lettre que par la liste des erreurs que Votre Fraternité nous a fait parvenir, que dans ces derniers temps si gros de menaces pour l'Église, la pernicieuse doctrine de Pierre Abélard tt fait revivre tentés les hérésies dont nous venons de parler, et d'autres dogmes impies que la foi condamne. Mais dans notre affliction nous ne sommes pas sans éprouver une très-grande consolation dont nous rendons grâces au Tout-Puissant, car nous voyons qu'il suscite dans vos contrées de dignes successeurs des Pères, des pasteurs zélés à combattre sous notre pontificat les erreurs de


a Aux habitants de Constantinople, sous le pontificat de Léon.


ce nouvel hérétique, et à maintenir l'Epouse du Christ dans sa pureté immaculée. Pour nous, qui, tout indigne que nous soyons, occupons la chaire de l'apôtre à qui s'adressaient ces paroles du Seigneur: «Et vous, quand un jour vous serez converti, confirmez vos frères (Lc 22,32);» après en avoir conféré avec nos frères les évêques et les cardinaux, nous avons, en nous appuyant sur les saints canons, condamné les propositions dont vous nous avez adressé la liste, et en général tous les dogmes impies de Pierre Abélard; nous avons déclaré cet auteur hérétique et lui avons imposé un éternel silence; de plus, nous entendons qu'on sépare du reste des fidèles et qu'on frappe d'excommunication quiconque embrassera et soutiendra ses erreurs.

Donné à Saint-Jean-de-Latran, le 16 juillet.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXCIV.

1 58. Au pape Jean..... Il s'est glissé là une double erreur, sur les destinataires de la lettre et sur le pape alors existant. Il se trouve bien une lettre ou décret de l'empereur Marcien parmi les actes du concile de Chalcédoine qui fut célébré en 451, sous le pontificat de Léon le Grand; mais elle est adressée aux habitants de Constantinople, et nullement au pape saint Léon, encore moins au pape Jean, qui n'occupa la chaire de Saint-Pierre que plus de quatre-vingts ans après la mort de Marcien. Il nous semble qu'on peut rétablir le passage de la lettre d'Innocent en exprimant le nom du Pape de cette manière: «..... Adresser sous le pontificat de Léon, un de nos prédécesseurs,....» etc.

Ce décret se trouve reproduit à la lin de l'action VI du même concile, dans les termes suivants: «Après cela, notre très-pieux et très-saint empereur dit au synode: - La vraie foi catholique ayant été formulée par le saint concile oecuménique, d'après la doctrine des saints Pères, notre Sérénité a trouvé expédient et juste de couper court désormais à toute occasion de discussions religieuses sur les choses de la foi. En conséquence, quiconque, simple particulier, homme de guerre ou d'église, rassemblera le peuple pour disputer publiquement des matières de foi, et, sous prétexte de discussions religieuses, occasionnera quelque trouble, sera banni de notre ville impériale, s'il n'est que simple particulier, et dégradé s'il est homme de guerre ou d'église, sans compter les autres peines qu'il pourra encourir.» Ce décret se trouve encore rappelé livre 3, chapitre de la suprême Trinité et de la foi catholique. Saint Léon en parle plusieurs fois, mais surtout dans ses lettres quarante-troisième et cinquantième, au même empereur Marcien, et particulièrement dans sa lettre soixante-dix-huitième à Léon Auguste.


LETTRE CXCV. A L'ÉVÊQUE DE CONSTANCE (a).

Saint Bernard lui conseille d'expulser de son diocèse Arnaud de Brescia qui s'est réfugié chez lui après avoir été chassé de France et d'Italie; ou mieux encore de se saisir de sa personne et de le charger de fers pour empêcher qu'il ne fasse plus de mal qu'il en a déjà

1. Vous savez qu'il est dit que si le père de famille savait à quelle heure le voleur doit venir, il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison (Mt 24,43); ignoreriez-vous, par hasard, qu'il en est entré un pendant la nuit chez vous; que dis-je, chez vous? dans la maison même de Notre-Seigneur dont vous êtes le gardien. Cela n'est pas possible, et vous ne sauriez être dans l'ignorance de ce qui se passe chez vous, quand nous en sommes informés, nous qui demeurons si loin de vous. Après tout, il n'est pas surprenant que vous n'ayez pas prévu ni remarqué l'heure de la nuit où le voleur est arrivé; mais ce dont je ne puis assez m'étonner, c'est que, le reconnaissant pour ce qu'il est, vous ne l'arrêtiez point et ne l'empêchiez point de vous piller, ou plutôt de piller Jésus-Christ même et d'emporter ce qu'il a de plus précieux, je



a On ne sait s'il s'agit ici de l'évêque de Coutance en France, ou de celui de Constance en Suisse. Il semble plus probable que c'est à l'évêque de cette dernière ville que saint Bernard s'adresse, attendu qu'il dit dans sa lettre: «C'est pour un motif pareil que ce perturbateur insigne s'est fait expulser de France, d'où il s'est réfugié dans le diocèse de celui à qui est adressée cette lettre. A cette époque le siége de Constance était occupé par Hermann d'Arbon, qui alla trouver saint Bernard à Francfort, comme on le voit dans le livre VI des miracles de saint Bernard, chap. I, et le ramena avec lui à Constance. C'est à lui que Geoffroy a dédié son Histoire des miracles de notre saint docteur, livre 6, chap. X.

veux dire les âmes qu'il a faites à son image et rachetées de son sang. Mon langage vous surprend-il et ne savez-vous de qui je veux parler? C'est d'Arnaud de Brescia, dont la doctrine est Malheureusement bien loin de ressembler à la pureté de ses moeurs. Voulez-vous que je vous le dépeigne en deux mots Y Ce n'est pas un homme qui boit et mange comme un autre, mais, pareil à Satan, il n'a faim et soif que du sang des âmes. C'est un de ceux dont l'Apôtre nous trace le portrait quand il dit: «Ils ont tous les dehors de la piété sans en avoir le fond (2Tm 3,5),» et que le Seigneur nous peint en ces termes: «Ils se présenteront à vous couverts d'une peau de brebis; mais au fond du coeur ce sont des loups ravissants (Mt 7,15).» Jusqu'à présent, partout où cet homme a passé il a laissé de si tristes et si affreuses marques de son séjour, qu'il n'oserait jamais y remettre les pieds. Sa patrie même, agitée par sa présence, s'est vue en proie à d'atroces dissensions; aussi l'a-t-elle dénoncé au souverain Pontife comme l'auteur d'un schisme affreux qui le fit éloigner du sol natal avec le serment solennel de n'y plus retourner sans la permission du Pape. C'est pour le même motif que ce perturbateur insigne s'est fait ensuite expulser de France; car après avoir été repoussé par l'apôtre saint Pierre, il s'était attaché au parti d'un Pierre Abélard, dont il embrassa et soutint les erreurs que l'Église avait signalées et condamnées, avec plus d'entêtement et d'ardeur que ne le faisait celui même qui en était l'auteur.

2. Tout cela n'a point ralenti sa rage, et son bras est encore levé (Is 5,25). Errant et vagabond sur la terre, il ne cesse de faire chez les étrangers ce qu'il ne peut plus faire dans sa patrie; il va partout tel qu'un lion rugissant qui cherche une proie à dévorer, et l'on m'apprend qu'il est maintenant chez vous, qu'il ravage votre diocèse et dévore votre peuple comme un morceau de pain (Ps 13,8). Sa bouche est pleine de blasphèmes et de paroles amères, ses pieds sont rapides dans les voies du meurtre, son passage n'est marqué que par des ruines et des malheurs, il ignore les sentiers de la paix (Ps 13,6-7). C'est un ennemi de la croix du Christ, un homme de discordes, un artisan de schismes, un perturbateur du repos public, un ennemi déclaré de l'union; ses dents sont plus acérées qu'un glaive et plus pénétrantes que des flèches, et sa langue non moins aiguë qu'un dard; ses paroles, plus douces que l'huile, n'en sont pas moins des traits envenimés. Ses discours insinuants et ses dehors de vertus lui gagnent le coeur des grands, il fait ce que dit le Psalmiste: «Il se tient assis en embuscade avec les riches en des endroits bien cachés afin de tuer l'innocent (Ps 9,29).» Mais après s'être assuré leur bienveillance et leur dévouement, on le verra, entouré de gens de guerre, se lever contre les ecclésiastiques, attaquer les évêques eux-mêmes et n'épargner aucun ordre de la cléricature: Après cela, le meilleur parti et le plus salutaire que vous ayez à prendre au milieu de tels dangers, ce serait, je crois, suivant le conseil de l'Apôtre (Ps 1), de chasser cet homme pervers; ou plutôt, puisque vous êtes l'ami de l'Époux, vous devriez vous saisir de sa personne et le charger de fers pour l'empêcher de courir (le tous côtés et de semer partout le désordre. C'est ce que le souverain Pontife avait prescrit quand il était dans nos contrées, en apprenant tout le mal qu'il y faisait, mais personne ne fut assez zélé pour faire cette bonne action. Hélas! si l'Écriture veut qu'on prenne les petits renards qui ravagent la vigne du Seigneur, à plus forte raison devrait-on enchaîner un loup aussi cruel et aussi redoutable, toujours prêt à fondre sur le bercail du Christ et à égorger ses brebis.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CXCV.

159. On le verra entouré de gens de guerre.... Baronius, à l'année 1140, voit dans ces paroles une prophétie de notre Saint, au sujet d'Arnaud de Brescia, livre II des faits et gestes de Frédéric, chap. XX. «Arnaud était Italien de nation et originaire de Brescia, il fit partie du clergé de cette ville, mais ne fut pas élevé à un ordre supérieur à celui de lecteur. Il avait étudié sous Abélard. Son esprit était pénétrant, sa parole abondante et facile, mais il avait peu de solidité dans les pensées, il aimait les opinions nouvelles et singulières, et il était naturellement porté aux schismes, aux hérésies et aux révolutions.

«Quand, après avoir fini ses études, il revint de France en Italie, il se revêtit d'un habit religieux pour se faire mieux écouter, et se mit à mordre et à déchirer tout le monde, n'épargnant pas plus les simples ecclésiastiques et les évêques que les moines eux-mêmes; il ne ménageait que les laïques. Il disait qu'il n'y avait point de salut pour les clercs qui avaient des biens en propriété, non plus que pour les évêques qui avaient des seigneuries, ni pour les moines qui possédaient des immeubles, et que tous leurs biens appartenaient au prince, qui seul pouvait les donner, mais seulement à des laïques; on disait d'ailleurs qu'il ne pensait pas d'une manière orthodoxe sur le saint sacrement de l'autel, non plus que sur le baptême des enfants. D'après le même auteur, il fut condamné au silence par le concile de Rome de 1138 et chassé d'Italie; il se retira à Zurich, en Allemagne, où il répandit ses doctrines perverses. Mais à la nouvelle de la mort du pape innocent, il revint à Rome,oit il arriva dans les premiers jours du pontificat du pape Eugène III. Il y ralluma la révolte plus ardente que jamais, en proposant aux Romains les exemples de leurs ancêtres qui, par la sagesse du sénat.... avaient soumis l'univers entier à leur autorité. Il les engageait donc à rebâtir la capitale, à rendre au sénat son ancienne importance et à rétablir l'ordre des chevaliers; ce n'était pas, disait-il, l'affaire du Pape de gouverner Rome, il devait se contenter de sa juridiction ecclésiastique. Ces doctrines perverses eurent tellement de succès, que la populace soulevée, non contente d'abattre les palais des grands et des cardinaux mêmes, s'attaqua à leur personne et en blessa très-gravement plusieurs. - Othon rapporte dans un autre endroit que Jordan, fils de Pierre de Léon, fut créé patrice. - A la fin, il fut pris sur les frontières de Toscane et livré au juge séculier; il fut condamné par le préfet de Rome à périr sur un gibet; son corps fut ensuite brûlé et ses cendres jetées dans le Tibre, pour que la sotte populace ne se disputât pas ses restes comme de précieuses reliques.» Mais bornons-nous à ces détails, qui nous ont paru assez intéressants pour être rappelés ici (Note de Mabillon).




LETTRE CXCVI. A GUY, LÉGAT DU SAINT SIÈGE, SUR LE MÊME SUJET.



Saint Bernard l'engage à rompre avec Arnaud de Brescia, de peur que sa liaison avec cet hérétique ne t'aide à propager ses erreurs.



1. On dit que vous recevez chez vous Arnaud de Brescia; c'est un homme dont la conversation est aussi douce que le miel, mais dont la. doctrine est empoisonnée. Il a la tête de la colombe et la queue du scorpion; Brescia l'a vomi au monde, Rome l'a en horreur, la France l'a banni, l'Allemagne l'exècre, et l'Italie refuse de lui ouvrir ses portes. Prenez garde que la considération dont vous jouissez ne lui permette de nuire d'autant plus qu'elle est plus grande. A une habileté rare pour le mal, il unit une ferme volonté de le faire; s'il peut compter sur votre appui; il se formera un triple lien extrêmement difficile à rompre et capable, du moins je le crains, de produire les maux les plus fâcheux. Je pense, s'il est vrai que vous le receviez chez vous, ou que vous ne le connaissez pas bien, ou, ce qui est plus probable, que vous espérez le. convertir: Dieu veuille que vous réussissiez et que vous fassiez de cette pierre un enfant d'Abraham! Quel présent agréable vous feriez à l'Église notre mère ei vous changiez en vase d'honneur pour elle cet homme qui n'a jamais été jusgti'ir présent qu'un vase de honte et d'ignominie! Il est bien permis d'en faire la tentative, mais pourtant un homme sage et prudent doit s'en tenir dans ses essais au nombre de fois que l'Apôtre a lui-même fixé, en disant: «Évitez l'hérétique après que vous l'aurez averti une ou deux fois; et sachez que celui qui ne se corrige point en suite est perverti et condamné par son propre jugement (Tt 3,10).» Après tout, quand on le verra, je lie dis pas s'asseoir à votre table, mais converser familièrement avec vous, on croira que vous le protégez, et ce lui sera un puissant moyen de faire le mal. Cet ennemi de l'Église répandra sans crainte ses erreurs, et il lui sera d'autant plus aisé de les insinuer dans les esprits, qu'il paraîtra dans une liaison plus intime avec un légat du saint Siége. En effet, à qui viendra-t-il jamais à la pensée qu'un homme revêtu de votre dignité soit fauteur de l'hérésie? Et d'ailleurs, qui est-ce qui aurait le courage d'élever la voix contre un de vos amis, lors même qu'il en viendrait jusqu'à débiter publiquement ses erreurs?

2. Eh quoi! ne voyez-vous pas quels souvenirs il a laissés de sou passage partout où il a été? Ce n'est pas sans raison que le successeur de Pierre l'a contraint de quitter l'Italie où il est né, de passer les monts et de demeurer éloigné de sa patrie; d'ailleurs, il n'est pas un peuple où il se soit réfugié qui n'ait été ravi de le rendre à son pays natal. Un homme qui produit un pareil effet partout oit il va, et qui partout s'attire la haine de ses semblables, n'a évidemment été que trop justement condamné par le Pape qu'on ne saurait accuser d'avoir agi, en ce cas, sans connaissance de cause. Au reste, que peut-on reprocher au jugement du souverain Pontife, quand la vie tout entière de celui qu'il a condamné montre, malgré tous ses déguisements, la justice de la sentence qui l'a atteint? Aussi je trouve que protéger un pareil homme c'est se prononcer contre le Pape et contre Dieu même; car quelle que soit la bouche qui prononce une sentence juste, elle est certainement l'organe de celui qui dit par le Prophète: «C'est moi qui juge avec équité (Is 63,1).» Mais je compte trop sur voire prudence et sur vos sentiments de délicatesse pour douter que, étant informé de la vérité par ma lettre, vous agissiez selon ce que réclament de vous votre propre honneur et l'intérêt de l'Eglise dont vous êtes le légat. Au reste, soyez bien certain que je suis plein d'affection et de dévouement pour votre personne.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CXCVI.

160. L'abbé de Charlieu.... Cette abbaye est une fille de Clairvaux; elle était située dans le diocèse de Besançon, et fut fondée en 1131. Ce monastère eut pour premier abbé Guy, dont il est parlé dans cette lettre. Injustement attaqué et opprimé par lin certain moine, il s'adressa au pape Innocent, pour lequel saint Bernard lui remit une lettre de recommandation (c'est la lettre cent quatre-vingt-dix-huitième). Cet homme habile obtint que sa cause serait déférée à des juges de France; on fit choix de Jean, qui d'abbé de Bonnevaux était devenu évêque de Valence, et de l'évêque de Grenoble, qui mirent fin au litige. C'est de là qu'est venu l'usage pour les religieux de Charlieu de soumettre toutes les questions intéressant leur ordre au jugement des Cisterciens, à cause de ra pureté éprouvée de leur foi, et de l'honorable exception en droit consignée dans ces lignes: «Bien qu'il ne soit permis à personne d'être juge non pas seulement dans sa propre cause, mais même dans la cause des siens, toutefois, s'il arrive que le juge est tel qu'on ne puisse avec une apparence de vérité soupçonner son intégrité, comme si, par exemple, il s'agissait d'un religieux de Cîteaux, ce principe de droit ne serait plus applicable, et un tel juge ne pourrait être récusé,» selon Tiraqueau (des Peines temporelles, XV, n. 60), et plusieurs autres canonistes.

L'affaire fut décidée en faveur de l'abbé de Charlieu; Pierre ne s'en tint pas là et interjeta de nouveau appel à Rome; mais saint Bernard écrivit alors au pape Innocent sa lettre cent quatre-vingt-dix-neuvième, pour le prier de confirmer la sentence des évêques (Note de Mabillon).





Bernard, Lettres 190