Bernard, Lettres 206

LETTRE CCVI. A LA REINE (a) DE JÉRUSALEM.

Saint Bernard lui recommande un de ses parents, et termine sa lettre en l'engageant à vivre sur le trône qu'elle occupe en ce monde, de manière à en mériter un dans l'autre.

On sait que j'ai quelque crédit auprès de vous, de là vient que beaucoup de personnes qui entreprennent le voyage de Jérusalem me demandent des lettres de recommandation pour Votre Excellence. Le jeune homme qui vous remettra ce billet est de ce nombre, et de plus il est mon parent; il est, dit-on, d'une grande bravoure et de moeurs fort douces. Je suis heureux de voir qu'il aime mieux mettre son épée au service du Roi du ciel, du moins pour un temps, qu'à celui d'un prince de la terre. Je prie donc Votre Majesté de vouloir bien porter à ce jeune homme, en ma considération, le même intérêt que vous avez daigné témoigner à tous ceux de mes autres parents que j'ai pu vous recommander. Quant à vous, prenez garde que les plaisirs de la chair et les vanités du siècle ne vous fassent perdre la couronne du ciel. Que volis aurait-il servi, en effet, de régner quelques jours sur la terne si vous veniez à perdre le royaume des cieux? J'aime à croire que, par la grâce de Dieu, il n'en sera pas ainsi, j'en réponds même, d'après ce que mon très-véridique et très-cher oncle André (*) m'a rapporté de vous, car sort témoignage m'inspire la plus grande confiance; certainement vous ne cesserez de régner ici-bas que pour régner dans les cieux. Soyez charitable envers les pauvres et les voyageurs, ayez surtout les yeux ouverts sur le sort des prisonniers; c'est par là que vous vous rendrez Dieu propice. Ecrivez-moi souvent, il vous est facile de le faire, et ce sera pour moi un sensible plaisir d'être pleinement et sûrement renseigné par vous sur l'état de votre santé et sur les bonnes dispositions de votre âme.

a C'était Mélusine. Les lettres deux cent quatre-vingt-neuvième, deux cent cinquante-quatriéme et trois cent cinquante-cinquième lui sont également adressées.

(*) Le même que celui à qui est adressé la 288e lettre.

LETTRE CCVII. A ROGER, ROI DE SICILE.

L'an 1139
Saint Bernard l'engage à se montrer bienveillant et libéral envers les religieux pauvres.

Il n'est bruit dans le monde que de votre magnificence, et la gloire de votre nom remplit l'univers. Permettez néanmoins qu'un ami vous fasse entendre un conseil, celui de rapporter toute la gloire dont vous jouissez à celui de qui vous la tenez, si vous ne voulez la perdre ou vous perdre avec elle. C'est ce que vous ferez si parmi cette foule d'étrangers que le renom de magnificence qui s'attache à votre personne royale, attire auprès de vous, vous savez discerner le pauvre de l'ambitieux et réserver vos libéralités pour le premier. Vous savez qu'il est dit: «Heureux celui qui sait démêler le vrai pauvre et le véritable indigent (Ps 40,1),» ce qui doit s'entendre de celui qui ne demande qu'à regret, ne reçoit qu'en rougissant, les secours qu'on lui donne, et ne les accepte qu'en bénissant notre Père qui est dans les cieux. Soyez sùr que, lorsque Dieu sera glorifié dans vos largesses par la bouche du pauvre, vous verrez vous-même votre gloire grandir encore, car le Seigneur aime ceux qui l'aiment, il comble de gloire ceux qui le glorifient, et fait recueillir une ample moisson à ceux qui sèment avec largesse (2Co 9,6). Voilà pourquoi je vous prie de jeter un regard. bienveillant sur le porteur de cette lettre; ce n'est pas l'amour des biens de ce monde qui le conduit auprès de Votre Majesté, il n'y va que poussé par la nécessité. Encore n'est-ce pas pour lui, mais pour une multitude de fidèles serviteurs de Dieu, dont il est le délégué, qu'il se rend à votre cour. Veuillez prêter au récit de leurs souffrances une oreille attentive et compatir à leurs peines; si vous souffrez avec eux vous régnerez également avec eux. Ne dédaignez point l'appât de leur couronne, tout roi que vous soyez, car c'est de la couronne du ciel qu'il s'agit, et elle n'est le partage que de ceux qui méprisent les biens de ce monde. Voilà les amis que je vous engage à vous assurer au prix de richesses qui ne servent qu'à l'iniquité, afin que le jour où vous cesserez de régner sur la terre, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels (Lc 16,9).


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCVII.

162. Il n'est bruit dans le monde que de votre magnificence. Ce langage est bien différent de celui que saint Bernard lui tenait, auparavant. S'il n'épargnait pas ce prince quand il faisait le mal, il lui parle bien différemment maintenant qu'il est revenu au bien; il sait changer de ton selon que ceux à qui il écrit changent de moeurs, comme on la voit à la fin de la lettre deux cent vingt-quatrième. On comprend à la lettre de saint Bernard que Roger n'était plus ce qu'il avait été autrefois, l'ennemi déclaré de l'Eglise, le perturbateur de la paix publique, le fauteur du schisme, le persécuteur du pape Innocent et le compétiteur de l'empereur. Il s'était montré autrefois d'une telle férocité qu'il n'avait dans un temps respecté ni les choses saintes, ni les personnes consacrées à Dieu, ni même le cadavre de ses ennemis, ainsi qu'on peut le voir dans Othon de Freisingen, livre VII, chapitre XXIII; et dans Baronius, tome XII, année 1136.

Aussi, en parlant de lui, saint Bernard l'appelait-il alors le tyran de Sicile (lettre CXXX et CXXXVI), «le tyran de Sicile qui s'est emparé de la couronne au mépris des droits de l'empereur (lettre CXXXIX).» «Le duc de la Pouille, ce prince qui s'est laissé gagner par l'espérance de se voir confirmer le titre de roi qu'il a usurpé (lettre CXXVII).»

Pierre de Cluny fait de ce prince un pompeux éloge, livre 4, lettre XXXVII; sans doute il ne s'exprimait ainsi que lorsque, après avoir obtenu du pape Innocent devenu son prisonnier la confirmation de son titre de roi, il eut fait venir dans ses Etats des religieux de Cluny et de Cîteaux.

On voit par la lettre suivante que ce prince avait un grand désir de voir saint Bernard (Note de Horstius).

LETTRE CCVIII. AU MÊME PRINCE.

L'an 1139

Le roi Roger avait manifesté à saint Bernard le désir de le voir; le Saint lui envoie à sa place des religieux qu'il le prie de recevoir comme ses propres enfants et de traiter comme d'autres lui-même.

Puisque vous avez manifesté le désir de me voir, je me présente à vous dans ces enfants que Dieu m'a donnés, car on me dit que Votre Majesté royale se montre pleine de bienveillance pour mon humble personne et manifeste le désir de me voir. Qui suis-je pour refuser un si grand honneur? Me voici donc, je suis en votre présence, sinon de corps et dans cette apparence d'infirmité qui rendit le Seigneur méprisable aux yeux d'Hérode, du moins dans la personne de ceux que je regarde comme d'autres moi-même, car eux et moi nous ne faisons absolument qu'un, et je suis avec eux partout où ils se trouvent, même au bout du monde et sur les plages les plus lointaines. Vous avez donc, Sire, en ce moment devant vous la lumière même de mes yeux, mon coeur et mon âme; que vous manque-t-il pour m'avoir tout entier? Mon corps, ce faible et vil esclave, que la nécessité retient ici quelque désir que j'aie de le conduire à vos pieds, car il est si faible qu'au lieu d'aller où l'esprit voudrait le conduire, il n'aspire plus qu'au repos de la tombe. Mais pourquoi m'en inquiéter? Je me trouverai au comble de mes voeux dès que je verrai mes enfants se multiplier dans le monde, et y perpétuer une sainte postérité; ils n'ont besoin que d'une contrée fertile pour y prospérer. Quand il en sera ainsi, je m'estimerai béni du ciel; car je recueillerai le fruit de mes travaux, c'est du moins l'espérance que je nourris dans mon coeur et qui me donne la force de me séparer de mes enfants; sans cela, croyez-le bien, Sire, cette séparation m'eût été plus pénible que la mort; mais il y va de la gloire de Dieu et je m'y résigne. Je vous prie donc de ne pas les recevoir seulement comme des étrangers et des hommes venus de loin, mais plutôt comme les concitoyens des saints, les membres de la famille de Dieu même. Je dis trop peu, recevez-les comme des rois, ils le sont en effet, le royaume du ciel leur appartient à raison de la pauvreté qu'ils ont embrassée. Après tout, il ne conviendrait pas à Votre Majesté de les avoir mandés de si loin pour leur laisser mener la vie errante des exiles. Si vous les abandonniez ainsi, comment pourraient-ils, sur la terre étrangère, chanter les cantiques du Seigneur? Mais pourquoi appeler étrangère la terre qui ouvre d'elle-même son sein à la bonne semence et déjà couve avec bonheur le germe qui lui a été confié? Le bon grain que je vous envoie est tombé dans une terre excellente et féconde, j'ai donc lieu d'espérer qu'il prendra racine, avec la grâce de Dieu, qu'il germera, qu'il se multipliera et portera des fruits en son temps (Lc 13,23 1Co 3,82); or un jour viendra où Votre Majesté les partagera avec moi, et chacun de nous recevra alors selon la mesure de ce qu'il aura fait.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCVIII.

163. D'avoir fait un serment illicite.... Voici en quels termes Guillaume de Nangis raconte le fait dans sa chronique à l'année 1142. «L'Eglise de France fut troublée par une dissension qui s'éleva entre le pape Innocent et le roi de France Louis. Aubry archevêque de Bourges, étant mort, le Pape envoya en France Pierre, qu'il consacra pasteur de ladite ville; mais, rejeté par le roi Louis, parce qu'il avait été ordonné sans son assentiment, il ne fut pas reçu dans sa ville. Le roi Louis avait accordé à l'église de Bourges la liberté d'élire l'évêque qu'elle voudrait, excepté ledit Pierre, et il avait publiquement juré que de son vivant il ne serait pas archevêque. Pierre cependant, ayant été élu, partit polir Rome et fut consacré par le pape Innocent, qui dit que le roi était lui enfant qu'il fallait former et empêcher de s'accoutumer à de telles actions, et il ajouta qu'il n'y avait pas liberté d'élection quand le prince exceptait quelqu'un, à moins qu'il ne soutînt devant le juge ecclésiastique que celui-ci n'était pas éligible, auquel cas le prince serait entendu comme un autre. Cependant ce roi, comme on vient de le dire, refusa l'archevêque à son retour; mais Thibaut, comte de Champagne, le reçut dans sa terre dont toutes les églises lui obéirent. Le roi, indigné di, cela, appela presque tous ses grands à faire la guerre avec lui au comte Thibaut.» Tel est le récit de Guillaume de Nangis, d'où il résulte que Matthieu Paris a commis une erreur de date en rapportant le même fait à l'aimé 1146. Non-seulement les choses en vinrent au point que le roi Louis déclara la guerre au comte Thibaut; mais il la fit avec une telle fureur qu'il mit le feu à Vitry, où il fit périr une foule de gens de tout âge et de tout sexe dans les flammes; en même temps il empêcha les églises qui se trouvaient dans les terres du comte de faire les élections et les ordinations nécessaires, et les fit même occuper par les troupes de son frère Robert, comme saint Bernard s'en plaint en particulier dans sa lettre deux cent vingt-quatrième à l'évêque de Palestrine Etienne. Cette malheureuse division entre le Pape et le roi cessa enfin, grâce aux soins de notre saint Docteur, à l'avènement du pape Eugène III.



LETTRE CCIX. AU MÊME PRINCE.

L'an 1139

Saint Bernard fait l'éloge de sa munificence envers les religieux qu'il lui a envoyés.

Vous avez reçu ce que vous avez demandé et vous avez fait ce que vous avez promis; car si à votre sollicitation j'ai consenti à vous envoyer des religieux et à les exposer à tous les hasards d'un long voyage; Votre Majesté les a revus avec une munificence toute royale; non contente de subvenir avec empressement à leur premiers besoins, elle a pourvu à leur bien-être et les a établis dans un pays délicieux où coulent. le lait et le miel et où toutes sortes de fruits naissent en abondance; les vaches et les brebis y donnent du lait en quantité et du beurre excellent, la figue et le blé y sont délicieux, et les vignes y produisent un vin exquis. Ce sont dés biens terrestres, j'en conviens; mais on achète le ciel à ce prix, et par là on se rapproche de Dieu qu'on se rend propice. Ceux que vous gratifiez de ces biens sont maîtres du ciel, et ils pourront un jour donner au prince de la terre qui les comble de ses dons la vie et la gloire éternelles en échange des biens de ce monde. Je vous envoie le religieux Bruno, qui a été longtemps mon fidèle et inséparable compagnon, et qui devient aujourd'hui le père de plusieurs saints religieux pauvres selon le monde et riches en Jésus-Christ. Veuillez étendre sur lui les effets de votre libéralité royale, afin d'augmenter le nombre des amis qui vous recevront dans les tabernacles éternels. D'ailleurs je regarde comme étant fait à moi-même tout ce que vous ferez pour lui, attendu que je suis chargé de pourvoir à tout ce qui lui manque; je me trouve d'autant mieux fondé à vous adresser ce pauvre de Jésus-Christ, que votre bourse est un peu mieux garnie que la mienne.

LETTRE CCX. AU PAPE INNOCENT.

Vers l'an 1139

Saint Bernard lui recommande l'archevêque de Reims.

Je recommande à Votre Sainteté monseigneur de Reims (Samson), et je le lui recommande d'une manière toute particulière, d'autant plus que je sais qu'il a pour elle un dévouement parfait, un attachement sincère, une soumission entière et le plus profond respect. Je vous prie de le traiter comme un vase d'honneur et de lui faire sentir, autant qu'il se peut, l'estime que vous faites d'un prélat qui honore son ministère et qui contribue par toutes ses vertus sacerdotales à la gloire de Dieu et de son Eglise.


LETTRE CCXI. AU MÊME PONTIFE.

Vers l'an 1139

Saint Bernard lui recommande la cause de l'archevêque de Cantorbéry et celle de l'évêque de Londres.

Monseigneur de Cantorbéry (a), un homme de bien dans la force du mot, que tous les honnêtes gens ont en vénération, est injustement cité à votre tribunal, où des événements plus forts que sa volonté l'empêchent de se rendre. Il allait se mettre en route pour aller terminer son procès devant vous, quand il s'est vu arrêté par la guerre, qui a tout à coup éclaté. Son excuse est d'autant plus acceptable qu'il est fâché de ce contre-temps, parce qu'il a la plus grande confiance en votre justice et qu'il éprouve le plus ardent désir de vous présenter ses respects en personne. Permettez à votre serviteur de prier encore Votre Sainteté de vouloir bien, dans le cas où ce vénérable prêtre e aurait quelque autre supplique à lui adresser, avoir pour lui tous les égards dont il est digne. Je prendrai encore la liberté pendant que je suis en train de solliciter, de vous adresser une seconde prière, c'est en faveur d'un de vos plus anciens amis et de vos fils les plus dévoués, Robert, évêque de Londres. Il se plaint de ce que l'intrus qui occupait avant lui le siège où Dieu l'a appelé, a distrait des biens hypothéqués et des terres appartenant à son église, qu'il refuse de lui rendre. Je n'ai pas la pensée d'apprendre à un pontife d'un tel savoir que vous quel tort est fait ainsi à cette église et les moyens qu'il faut prendre pour le réparer.

a En homme qui connaît et qui aime l'antiquité, saint Bernard se sert encore en plusieurs endroits du mot prêtres pour désigner comme on le faisait jadis, les évêques eux-mêmes,

LETTRE CCXII. AU MÊME PONTIFE.

Saint Bernard plaide avec éloquence la cause de l'évêque de Salamanque auprès du souverain Pontife, et relève à ses yeux son extrême humilité.

L'illustre prélat (a) qui fut évêque de Salamanque n'a point hésité à se détourner de son chemin, en revenant de Rome, pour rendre visite à votre serviteur, et pour implorer son humble assistance. En l'entendant parler, je me rappelai ces mots du Prophète: «Les montagnes et les collines seront abaissées, les chemins tortueux seront rendus droits et les raboteux seront aplanis (Is 40,4).» Voilà ce que vous faites comme en vous jouant: vous abaissez ce qui s'élève, vous réduisez à de justes mesures ce qui s'enfle et se gonfle. Toutefois, pendant que ce prélat me faisait en détail l'exposé de sa tragique histoire, si je ne pouvais me défendre de louer le juge et d'approuver la sentence, je ne laissai pas de me sentir touché de compassion pour cet évêque que votre jugement a frappé; il me semblait, en effet, l'entendre conclure son lamentable récit par ces mots du Prophète: «Après avoir été élevé, je me vois humilié et confondu (Ps 87,16). Vous n'avez même permis mon élévation que pour me briser (Ps 101,110).» Tout en me rappelant l'inflexible rigueur de votre justice, je ne pouvais oublier les richesses de miséricorde dont votre coeur est rempli et dont j'ai eu maintes fois la preuve, aussi me disais-je que peut-être vous vous laisseriez toucher et lui feriez grâce. Je n'ignore pas que si vous pouvez, quand il le faut, vous armer de zèle et terrasser l'orgueil, vous savez aussi pardonner au repentir et ménager celui qui s'humilie; car, à l'exemple de votre maître, vous placez la miséricorde au-dessus du jugement. Ces réflexions m'ont enhardi à vous écrire, Très-Saint Père, quoique je ne sois que cendre et poussière. Et ce qui me donnait bon espoir, excitait ma confiance et redoublait ma compassion, c'est de voir que cet homme au lieu de céder à un mouvement d'indignation et de colère, comme cela

a Il se nommait Pierre; il avait occupé le siège de Salamanque pendant un long schisme «avaient occasionné les prétentions opposées de trois candidats au titre d'évêque de cette ville. Fort de l'avantage que lui donnait une possession de longue date, Pierre s'était rendu à Rome, à la demande du pape Innocent; mais il se vit écarté de même que les trois autres; toutefois la visite qu'il fit à son retour à saint Bernard et aux religieux de Cluny aurait peut-être en pour conséquence de le faire remonter sur son siége, si le roi Alphonse n'avait envoyé à Rome les évêques de Tolède, de Zamosa et de Ségovie pour engager le pape à confirmer l'élection de son chancelier Béranger à l'évêché de Salamanque,

n'arrive que trop souvent, et de retourner dans sa patrie avec la pensée de faire du scandale et de s'insurger contre l'autorité, fait taire son ressentiment, s'inspire de pensées de douceur et vient à votre cher Cluny se jeter aux pieds de vos humbles enfants et implorer le secours de leurs prières auprès de Dieu. Voilà les armes puissantes auxquelles il recourt contre vous, et les machines de guerre avec lesquelles il veut faire le siège de votre invincible fermeté; car il se flatte que vous vous laisserez toucher par la prière de vos humbles enfants, que vous céderez à leurs voeux, et que, tout inflexible que vous soyez devant la force, vous ne résisterez point à la pitié. C'est dans la même confiance que je me joins à eux, qu'avec eux je tends vers vous des mains suppliantes, je fléchis le genou et confonds mes prières avec les leurs, et que je me permets de vous remontrer hardiment que de même que vous l'avez frappé quand il s'enorgueillissait, de même vous devez lui pardonner maintenant qu'il s'humilie, car il n'est pas juste qu'on ne sache que punir le mal et qu'on n'ait point de récompense pour le bien.


LETTRE CCXIII. AU MÊME, PAPE.

L'an 1139

Saint Bernard se plaint au Pape de ce qu'il n'a tenu aucun compte des conditions par lui agréées de la réconciliation de Pierre de Pise, à laquelle il avait travaillé.

A quel juge en appellerai-je contre Vous? Si j'avais un tribunal auquel je pusse vous déférer, je le dis avec douleur, j'y aurais recours pour vous faire condamner comme vous le méritez. Il y a bien le tribunal de Jésus-Christ, mais que Dieu me préserve de vous y accuser; je voudrais vous y défendre si je le pouvais et que vous eussiez besoin de moi alors. Je suis donc réduit à vous prendre vous-même pour être votre propre juge, puisque vous l'êtes de toute la chrétienté. Eh bien, j'en appelle à votre justice, prononcez entre vous et moi. En quoi, je vous le demande, votre. serviteur a-t-il démérité de votre fraternité au point que vous ayez le droit de le traiter comme un fourbe? Ne m'aviez-vous pas fait l'Honneur de me déléguer en votre nom pour travailler a la réconciliation de Pierre de Pise, si Dieu daignait se servir de moi pour le tirer de l'abîme du schisme? Si vous le niiez, je trouverais à la cour de Rome autant de témoins de ce que j'avance, qu'il y avait de personnes présentes alors. N'est-ce pas en exécution de vos ordres qu'il a été rétabli dans son rang et dans sa dignité? Je me demande en conséquence aujourd'hui par quel conseil, ou plutôt par quelle séduction vous en êtes venu à révoquer ce que vous aviez accordé et à manquer ainsi à votre parole donnée? Si je parle ainsi, ce n'est pas que je blâme en vous la fermeté apostolique qui vous distingue, non plus que le zèle ardent qui vous anime contre le schisme, et qui d'un souffle brise sur les rochers les vaisseaux de Tharsis ou extermine, comme le bras de Phinées, tous les fornicateurs; je sais qu'il est écrit: «Je me sentais l'ennemi de vos ennemis, ô mon Dieu, et j'éprouvais contre eux une haine implacable (Ps 138,21).» Mais faut-il sévir également là où les fautes sont inégales, et frapper de la même peine ceux qui ont quitté leur péché et ceux que leur péché a quittés le premier? Je vous en conjure donc, au nom de celui qui s'est livré pour sauver les pécheurs, épargnez ma réputation et ménagez la vôtre, qui jusqu'à présent a été pure et sans tache, en rétablissant cet homme dans son poste comme vous avez pris l'engagement de le faire. Je vous ai déjà écrit une fois à ce sujet; comme je n'ai pas reçu de réponse de Vous, je pense que ma première lettre ne vous est pas parvenue.

Voir la vie de Saint Bernard, liv. 2 ch.7

LETTRE CCXIV. AU MÊME PAPE.

Vers l'an 1140

Saint Bernard lui recommande l'évêque de Cambray et l'abbé Godescale.

S'il me reste encore une place dans votre esprit, un petit souvenir d'amitié dans votre coeur et une ombre de cette bienveillance dont vous m'honoriez autrefois, je vous prie d'en donner une preuve à l'illustre et vertueux Nicolas (a), évêque de Cambray. Je lui ai de grandes obligations, et je confesse qu'il n'est rien que je ne doive faire pour lui, non-seulement pour reconnaître les services qu'il ne manque jamais de nous rendre, à mes religieux et à moi, toutes les fois que l'occasion s'en présente, mais encore parce qu'il le mérite, à cause de sa droiture, de sa douceur et de sa justice, qualités qui d'ailleurs vous le rendent recommandable par elles-mêmes. Si je ne me trompe, ceux qui le persécutent sont des gens de mauvaise foi qui ne méritent aucune créance. Mais, il est inutile que j'entreprenne de vous prouver ce dont vous pourrez vous convaincre par vous-même. Il est accompagné d'un saint religieux, l'abbé (b) Godescale, que je vous recommanderais tout particulièrement si mes paroles pouvaient ajouter à son mérite; je vous pria instamment d'écouter favorablement sa requête, d'autant plus que je le crois tout à fait incapable de rien demander qui ne soit parfaitement juste.

a Le nom de Nicolas fait défaut dans plusieurs manuscrits oit il n'est pas même indiqué par la lettre initiale, comme cela se tait ordinairement. Des quatre manuscrits de la Colbertine, il n'y en a qu'un qui ait le nom de Nicolas, encore ne se trouve-t-il écrit qu'en marge; mais d'ailleurs c'est bien de lui qu'il s'agit dans cette lettre; il fut évêque de 1140 1107.b Dans quelques éditions, il est appelé abbé de Mont-Saint-Martin; mais ce titre manque dans tous les manuscrits, dont plusieurs même ne le désignent que par la lettre initiale de son nom. Il s'agit, en effet, ici de l'abbé de Mont-Saint-Martin, près d'Arras, de l'ordre de Prémontré; il est parlé de lui dans la lettre deux cent soixante-troisième, n. 4; il devint dans la suite évêque d'Arras. Voir la lettre deux cent quatre-vingt-quatrième.

LETTRE CCXV. AU MÊME PAPE.

Vers l'an 1140

Saint Bernard lui écrit pour l'évêque et le doyen d'Auxerre.

Pour un misérable ver de terre comme moi, c'est vous écrire bien souvent; je me trouve forcé de le faire par les prières de mes amis, mais si je vous parais indiscret, je ne veux pas du moins que vous révoquiez en doute ma véracité; car je puis bien assurer à Votre Sainteté que ce n'est pas moi qui consentirais jamais à prêter ma plume au mensonge dans les lettres que je Lui adresse; car si j'ai à cour d'être utile à mes amis, cela ne va pas jusqu'à compromettre mon salut pour eux. Or je sais que «le mensonge porte un coup mortel à l'âme (Sg 1,11).» Je ne prétends point n'être pas importun dans rires lettres, mais je proteste que je n'y place jamais un seul mot contre la vérité; si donc vous excusez mon importunité, je n'ai plus rien à craindre d'ailleurs. Monseigneur l'évêque d'Auxerre est un de mes meilleurs amis, tout le monde le sait; mais si l'amitié que je ressens pour lui va jusqu'à me faire partager ses peines, elle ne saurait me porter jusqu'à manquer à la vérité; il n'est donc rien de plus vrai que les raisons que nous vous donnons tous les deux pour justifier son doyen à vos yeux et vous prier de l'absoudre. Nous sommes tous cos enfants, si vous me permettez de vous parler avec ma liberté ordinaire, et nous espérons bien que non-seulement vous ne rejetterez pas notre prière, mais au contraire que vous exaucerez nos voeux et nous comblerez de joie en nous accordant la grâce que nous vous demandons.

LETTRE CCXVI. AU MÊME PAPE.

Vers l'an 1142

Saint Bernard se plaint au Pape de ce qu'il se trouve à la cour de Rome des hommes capables de soutenir le comte Raoul qui avait répudié sa femme pour en prendre une autre.

Il est écrit: «L'homme ne doit point séparer ce que Dieu a uni (Mt 19,7).» Or il s'est trouvé des gens audacieux (a) qui n'ont pas craint de désunir deux époux que Dieu avait unis. Que dis-je! qui ont ajouté un second crime au premier en unissant ensuite deux personnes qui ne pouvaient point être unies. Voilà comment on met en pièces les saintes lois de l'Église et comme on déchire, û douleur! la robe de Jésus-Christ! Pour comble de maux, ceux qui agissent ainsi, sont ceux-là même qui sont obligés par état de la conserver entière. O mon Dieu, voilà vos amis qui se déclarent contre vous; les contempteurs de vos lois sont les gens de votre maison! Car ceux qui transgressent vos commandements, ne sont pas des inconnus, des gens étrangers à votre sanctuaire, ce sont au contraire les successeurs de ceux à qui vous avez dit: «Si vous m'aimez, vous observerez mes commandements (Jn 4,15).» Le comte Raoul avait été uni avec sa femme par les ministres de l'Église au nom de Dieu qui a donné aux hommes le pouvoir de former de tels noeuds; je me demande de quel droit la chambre ecclésiastique a délié ceux que l'Église a liés. Il n'y a qu'une circonstance dans la conduite de ceux qui ont agi de la sorte qui me paraisse marquée au coin de la prudence, c'est le secret dont ils se sont environnés pour mener à bonne fin cette oeuvre de ténèbres. Je ne m'en étonne point, car ceux qui font mal redoutent la lumière et se gardent bien d'agir au grand jour de peur d'être surpris dans leur malice. Après tout, par quoi le comte Thibaut s'est-il attiré ce qui lui arrive? quel mal a-t-il fait pour qu'on le traite ainsi? Si c'est un péché

a Saint Bernard veut parler des évêques qui ont approuvé le divorce de Raoul, comte de Vermandois. Ce sont Simon, évêque de Tournay, frère de Raoul et Barthélemy, évêque de Laon, et Pierre, évêque die Senlis. Le moine de Tournay Herimann, ou son continuateur, raconte le fait tout au long, comme on peut le voir dans le Spicilége, tome XII, page 480, d'où nous n'extrayons pour abréger que peu de mots: Le comte Raoul, voulant épouser la seur d'Éléonore, reine de France, nommée Pétronille, répudia sa femme légitime, nièce de Thibaut, toute de Champagne, sous prétexte de parenté, ce qui se fit avec l'approbation des évêques cités plus haut. Le comte de Bourgogne, Thibaut, déféra le jugement de cette affaire au Pape, qui anathématisa Raoul, et suspendit, pour un temps, de leur office, les évêques qui t'avaient approuvé. On peut consulter encore sur ce point le supplément à Sigebert et les lettres suivantes.

d'aimer la justice et de détester l'iniquité, on ne peut nier qu'il en soit coupable; si c'est un mal de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu, je ne vois pas moyen de l'excuser; enfin si c'est un crime d'avoir reçu l'archevêque de Bourges (a) pour se conformer à vos ordres, il en est certainement coupable au premier chef, et c'est sans doute de cela qu'on le punit aujourd'hui. Il n'est donc en butte aux attaques des méchants que pour avoir été homme de bien jusqu'à l'excès. Voilà pourquoi il y a maintenant tant de voix qui s'élèvent en sa faveur et qui vous pressent de venger un de vos enfants que l'injustice accable, de délivrer l'Eglise de l'oppression qu'elle n'a pas méritée, de réprimer avec cette rigueur apostolique qu'on vous tonnait, l'audace de ceux qui ont machiné ce crime, et de faire retomber sur la tête de leur chef tout le poids de ce qu'il a pu et osé entreprendre contre la justice.

a Thibaut s'était, en cette circonstance, attiré bien des difficultés. Voici comment Hermann raconte cette affaire: «Le Pape avait nommé archevêque de Bourges un certain clerc appelé Pierre, parent de son chancelier. Le roi de France n'ayant pas voulu le reconnaître fut excommunié par le Pape.» Cela se passait en 1144, après la mort de l'archevêque Albéric. On trouvera de plus amples détails sur tout cela dans les notes de la lettre deux cent dix-neuvième, où l'on verra que le comte de Champagne fut maltraité par le roi de France pour avoir reçu cet archevêque. On peut encore sur ce point consulter la lettre deux cent dix-neuvième et le livre IV de la Vie de saint Bernard, au paragraphe 12.

LETTRE CCXVII. AU MÊME PAPE.

L'an 1142

Saint Bernard se plaint au saint Père de tout ce que le comte Thibaut a à souffrir tant pour la justice que pour son attachement au saint Siège et le prie de le relever du serment qu'on avait extorqué de lui.

Nous sommes plongés dans un océan d'angoisses et d'afflictions. Tout le royaume est dans le trouble; ce n'est de toutes parts que sang répandu, que pauvres bannis, que riches jetés dans les fers; la religion même est indignement foulée aux pieds, on serait honni si on faisait entendre des paroles de paix; la bonne foi et la probité ne sont même plus en assurance dans ces contrées. Ainsi il lue s'en est pas fallu de beaucoup que l'innocent et pieux comte Thibaut ne fût livré entre les mains de ses plus mortels ennemis et ne succombât sous leurs coups; mais Dieu l'a soutenu. Il se félicite des persécutions qu'il endure pour la justice de même que pour l'obéissance qu'il vous doit en entendant l'Apôtre proclamer: «Bienheureux tous ceux qui souffrent pour la justice ();» et l'Évangile dire: «Heureux ceux qui sont persécutés pour elle (Mt 5,14):» Hélas! malheureux que nous sommes, nous pressentions tous les maux qui fondent maintenant sur nous et nous n'avons pas pu nous y soustraire! Bref, pour prévenir de plus grands malheurs et les funestes conséquences des divisions qui déchirent le royaume, le champion et le défenseur de la liberté de l'Eglise, votre fils très-dévoué, le comte Thibaut, a fini par s'engager sous la foi du serment à faire lever l'excommunication fulminée par maître Yves, votre légat de bonne mémoire, contre le prince auteur de tous nos maux, contre ses sujets et la femme adultère que ce tyran a épousée; il n'a pris cet engagement qu'à la prière et sur les instances de personnes aussi sages que dévouées qui lui ont fait entendre que Votre Sainteté ne ferait aucune difficulté de tenir compte de son serment, puisqu'elle pouvait ensuite, sans blesser les intérêts de l'Eglise, remettre incontinent les choses dans leur premier état et confirmer de nouveau la sentence qu'on a portée contre Raoul. Ce serait le vrai moyen d'éluder les artifices des ennemis du comte Thibaut, de rétablir la paix et de priver les méchants des avantages qu'ils se promettaient de leur injuste puissance. J'aurais encore beaucoup d'autres choses à vous dire, mais je crois inutile de vous les transmettre par écrit; celui qui vous porte cette lettre en est pleinement instruit, et il pourra vous les dire toutes en détail de vive voix.


Bernard, Lettres 206