Bernard, Lettres 413

LETTRE CDXIII. A L'ABBÉ RENAUD (a).



Saint Bernard le prie de faire bon accueil à un novice qu'il lui renvoie dans de bonnes dispositions.



Au seigneur abbé Renaud, le frère Bernard, salut et toutes les grâces qu'il désire pour lui-même.



J'approuve la prudence avec laquelle vous avez su ménager le religieux dans l'intérêt du novice, et j'admire avec quelle patience et quelle humilité vous avez supporté le violent outrage qui vous a été fait; mais ce que je place infiniment au-dessus de tout cela, c'est la charité qui, ne vous permettant pas d'achever le roseau à moitié brisé, vous a suggéré la pensée de porter ce religieux à me consulter. C'est ainsi que vous réunissez l'humilité à la prudence et la charité à l'humilité; vous épargnez un religieux insolent pour ne point décourager un novice que vous voyez ébranlé. Je l'ai raffermi autant que j'ai pu et je vous le renvoie disposé, je crois, à vous faire toutes les réparations convenables pour les fautes dont on l'accuse; je vous conseille et vous supplie même, s'il est besoin, de le recevoir avec la bonté dont vous avez déjà donné une preuve si évidente, et d'amener, s'il est possible, le religieux en question à changer de sentiment. Je lui écris dans le même sens. Adieu.



a Abbé de Poigny, je pense, et le même que celui à qui sont adressées les lettres soixante. douzième et suivantes.




LETTRE CDXIV. AU MOINE ALARD, SUR LE MEME SUJET.



Saint Bernard le blâme de s'opposer opiniâtrement à la rentrée du novice dont il vient d'être parlé, quoiqu'il soit disposé à revenir et à se corriger.



A son cher fils Alard, le frère Bernard, salut et paternelle affection,



1. Le frère Adémare se plaint que vous vous montrez bien rigoureux pour lui, et qu'après l'avoir fait renvoyer du couvent vous vous opposez maintenant à ce qu'il y soit reçu de nouveau. Je veux bien croire que vous n'avez agi dans toute cette affaire que par le zèle le plus pur; mais comme d'un autre côté je n'ai pas perdu le souvenir de cette opiniâtreté que notre amitié mutuelle m'a donné le droit de vous reprocher bien souvent, je crains que votre zèle ne soit pas selon la science. En effet, pour me servir des propres paroles de la règle, n'est-ce point pousser la hardiesse un peu loin que de se permettre non-seulement de battre et d'excommunier ensuite, mais encore d'expulser un religieux. en l'absence et à l'insu de l'abbé (Reg. S. Ben., cap. 70)? L'humilité vous faisait un devoir de ne pas faire aux autres ce que vous ne voudriez point qu'on vous fît à vous-même, et le soin de votre perfection devait plutôt vous porter à imiter la conduite de l'Apôtre qui nous dit: «Je suis devenu faible avec les faibles afin de les gagner (1Co 9,22),» et qui ajoute dans un autre endroit: «Vous qui êtes spirituels, vous devez avoir soin de relever dans un esprit de douceur celui qui a failli, en faisant réflexion que vous pourriez bien être aussi tentés à votre tour (Ga 6,1).» Vous me répondrez peut-être que c'est le prieur et non vous qui l'avez expulsé: je le sais; mais il n'a agi que d'après vos conseils et pour céder à vos instances. J'apprends même,que présentement tandis que le prieur, touché de compassion, se montre disposé à le rappeler, vous êtes assez dur pour l'empêcher de réparer un excès de pouvoir dont vous êtes la cause. Je me demande comment vous pouvez sans trembler vous montrer seul inexorable, quand toute la communauté attendrie et votre abbé lui-même sont disposés à lui rouvrir les portes du monastère; avez-vous donc oublié ces paroles: «On jugera sans pitié ceux qui se seront montrés sans miséricorde (Jc 2,13)?» ou bien n'avez-vous conservé aucun souvenir de celles-ci: «On se servira pour vous de la même mesure que vous aurez employée pour les autres (Mt 7,2)? Puis-je croire que vous ne comptiez plus pour rien la promesse faite aux gens miséricordieux qu'il leur sera fait miséricorde un jour (Mt 5,7).»

2. Vous ignorez sans doute, me direz-vous, les raisons qui?ont motivé son expulsion. A cela je réponds que je ne demande pas si elles sont bonnes ou mauvaises, ce n'est pas ce qui m'occupe; ce dont je me plains, ce que je vous reproche et trouve on ne peut plus étrange, c'est que vous refusiez de pardonner à un religieux qui reconnaît humblement sa faute, qui demande avec persévérance à rentrer dans son monastère, qui souffre toute sorte d'épreuves avec patience et promet de se corriger quand l'Apôtre veut qu'on redouble de charité pour lui (2Co 2,8), et saint Benoit, notre législateur, qu'on l'éprouve de nouveau avec une grande patience (S. Ben., in Reg., cap. 58). Après tout, si c'est à tort qu'on l'a chassé il n'est que trop juste qu'on le rappelle; et si c'est avec raison, la charité veut encore qu'on le reçoive. Voilà pourquoi, sans même vouloir aller au fond de toute cette affaire, je suis sûr que mon conseil est bon et que vous pouvez le suivre sans inconvénient; car, soit que vous le receviez par un sentiment de justice ou par un mouvement de miséricorde, vous êtes toujours certain d'agir en union avec le Dieu souverainement miséricordieux et juste. Veuillez donc, mon cher fils, ne pas refuser à mes prières que ce religieux est venu solliciter si loin, une grâce que vous n'avez pas jugé à propos d'accorder aux siennes.




LETTRE CDXV. A UN HOMME QUI AVAIT MANQITÉ A SA PAROLE DONNÉE.



Saint Bernard engage cet homme à secouer le joug des voluptés charnelles et à tenir sa promesse d'entrer en religion.



Si vous vous oubliez, moi je ne vous oublie pas, je vous aime trop pour cela, mais aussi plus mon affection pour vous est grande, plus la peine que vous me faites est profonde. Ainsi je vous aune trop pour ne point être affligé, et ma douleur est trop vive pour me permettre de vous oublier. Hélas! combien votre souvenir est triste et amer à mon coeur! Je me demandais ce qui pouvait vous empêcher de venir suivant votre promesse, et me disais que vous ne pouviez manquer à votre parole, Dieu sait quelle parole! sans de très-sérieuses et très-puissantes raisons; car je n'ai pas oublié combien vous vous montriez véridique en vos discours et fidèle à vos engagements quand vous étiez plus jeune. Je ne m'étais pas trompé; la raison qui vous arrête est en effet des plus graves et des plus sérieuses, puisque ce n'est rien moins que ce qui a vaincu David malgré sa force et séduit Salomon en dépit de sa sagesse. Mais quoi! celui qui a fait une chute ne se relèvera-t-il pas enfin? Que de choses importantes j'aurais à vous dire! mais le peu d'étendue d'une lettre ne me permet pas de vous les écrire. Pour abréger, je vous dirai en deux mots: Si vous avez conservé quelque étincelle de votre ancienne affection et si vous nourrissez encore une ombre d'espérance de finir par vous soustraire à l'affreuse captivité ou vous gémissez maintenant, enfin si vous ne voulez point rendre inutile la confiance que jusque dans vos désordres vous avez, dit-on, conservée en mes prières et dans celles de nos religieux qui vous portent tous dans leur coeur, ne différez pas davantage de revenir à Clairvaux, si toutefois vous êtes encore assez libre et assez maître de vous-même pour oser vous éloigner pendant quelque temps de la bête, cruelle qui en veut à vos vrais biens et ne songe tous les jours qu'à dévorer votre âme. Autrement il n'y aura plus désormais d'amitié fraternelle entre nous, et c'est en vain que vous vous flatterez de votre liaison avec les gens de bien; il est évident que vous vous rendez indigne de leur amitié en refusant de suivre leurs conseils. Si vous venez sans retard, j'espère que, par un effet de la miséricorde de Dieu, vous ne nous quitterez pas sans avoir brisé vos chaînes.




LETTRE CDXVI. A UN INCONNU.



Saint Bernard lui assure qu'il n'a point été chargé de distribuer les aumônes du comte Thibaut.



Les mots piquants dont vos lettres sont pleines depuis quelque temps me font croire que vous êtes indisposé contre moi. J'ai cru d'abord que c'était en forme de plaisanterie, comme vous le faisiez bien souvent, et non pas sérieusement que vous m'écriviez ainsi; mais un religieux de vos contrées qui vint ici par hasard m'a fait voir mon erreur. Il n'avait aucune connaissance de ce que vous m'écriviez jusqu'à ce que je lui en eusse dit quelques mots, il me fit alors remarquer le véritable mens de vos lettres, et ce qu'il m'a dit ne me permet plus de douter qu'en effet vous me soupçonnez d'avoir été pour quelque chose dans la distribution des aumônes du comte de Champagne et d'avoir dans cette circonstance fait tort à mes amis absents. Cela vient de ce que vous croyez que les largesses du comte passent par mes mains. Il faut ne connaître ni le comte ni moi pour penser qu'il se gouverne ou dispense ses aumônes d'après mes conseils; car personne n'ignore qu'il n'en est absolument rien. Bien plus, m'étant permis de le solliciter presque jusqu'à en devenir importun, non-seulement pour quelques monastères, mais particulièrement encore pour l'évêque même au sujet duquel vous m'écrivez en termes si piquants, car je ne veux pas croire que vous me parliez ainsi pour vous-même, j'ai complètement échoué. Le comte veut faire ses aumônes lui-même à qui, et comme il l'entend. Il les fait quelquefois en ma présence, mais ce n'est point par mes mains, ce dont je suis d'ailleurs loin de me plaindre. Peut-être aurais-je pu tirer de lui quelque chose pour moi, si je l'avais voulu; mais, grâce à Dieu, non-seulement je ne l'ai pas tenté, mais j'ai même refusé ce qu'il m'a offert. A présent si vous voulez, vous vous en rapporterez à moi plutôt qu'à la rumeur publique; je ne vois plus quels motifs vous auriez de nous croire indignes, l'évêque et moi, des bontés que vous avez toujours eues pour nous jusqu'à présent. Au reste, soyez bien persuadé que je me verrai privé sans peine de tout ce dont vous ne me jugeriez pas digne.




LETTRE CDXVII. A L'ABBÉ DE SAINT-TRON.



Saint Bernard le prie de recevoir avec charité un religieux nommé Dodon.



A son très-cher frère et co-abbé G..., de Saint-Tron, le frère Bernard de Clairvaux, salut en Notre-Seigneur.



Voici quelle est mon opinion ou plutôt ma réponse sur le cas de conscience que le frère Dodon est venu soumettre à mon humble jugement. Comme il n'a pu m'alléguer de bons motifs pour quitter son monastère et passer dans un autre ordre, il ne me semble pas qu'il y ait lieu de l'autoriser à le faire. Son scrupule ne repose que sur un premier veau fait un peu à la légère et qui n'a jamais pu être qu'un mot sans conséquence; un tel voeu ne saurait l'emporter sur celui qu'il a fait depuis, non plus en l'air, mais avec réflexion, comme le prouvent l'habit qu'il a reçu et la profession religieuse qu'il a faite. D'ailleurs le premier voeu: ne me paraît ni plus austère ni plus parfait que le second. Je pense donc qu'ayant à rendre compte un jour de son âme à Dieu, vous ne sauriez en sûreté de conscience lui accorder la permission qu'il vous demande, car vous savez qu'il est écrit: «Le Seigneur met au nombre des pécheurs ceux qui consentent à leur iniquité (Ps 126,5).» Je vous engage donc à recevoir ce religieux avec bonté, puisqu'il est votre enfant, et à veiller sur le dépôt de son âme qui vous a été confié; je le crois d'ailleurs disposé maintenant à suivre vos conseils et à se soumettre avec docilité à tout ce que vous lui prescrirez de faire.


CHARTE DE SAINT BERNARD POUR L'ABBAYE DE SAINT-TRON.



A tous ceux qui liront cette charte, Bernard, abbé de Clairvaux, salut.



L'abbé (a) de Saint-Tron et Baudouin de Wass se rendaient à Rome pour y faire juger leur différend, quand ils se sont arrêtés à Clairvaux. Après avoir entendu l'exposé de leur affaire, j'ai voulu leur épargner les fatigues et les dépenses de ce voyage, et, avec la grâce de Dieu, je les ai réconciliés et leur ai fait accepter l'arrangement que voici: L'abbaye de Saint-Trop gardera à perpétuité, en vertu de ses privilèges, les paroisses de Werrebroëcket de Saleghem avec tous les droits qui s'ensuivent, et, paiera à Baudouin le jour de la Saint-Remi, une rente annuelle de vingt sous d'or; de son côté Baudouin renonce sur ma demande, aux droits d'offrandes qu'il possède dans l'abbaye de Saint-Tron. Cet arrangement a été sanctionné par l'évêque de Tournai.



a C'était Gosvin qui à cette époque était abbé de Saint-Trop, près de Gand. C'est dans un manuscrit de cette abbaye que nous avons trouvé cette charte de saint Bernard.




APPENDICE DES LETTRES DE SAINT BERNARD.



On trouvera dans cet appendice quelques lettres douteuses ou apocryphes de saint Bernard; plusieurs de celles que Nicolas de Clairvaux écrivit sous le nom de notre Saint; des chartes ou lettres de saint Bernard sur des choses purement civiles; des lettres que différentes personnes lui écrivirent, et plusieurs autres pièces qui ont paru de nature à rendre plus facile l'intelligence des lettres de notre saint Docteur. Tout ce que contient cet appendice est pris dans les éditions précédentes et dans les manuscrits des Oeuvres de saint Bernard.




LETTRE CDXVIII. A DES PERSONNES NOUVELLEMENT CONVERTIES (b).



L'auteur. de celle lettre les exhorte à persévérer dans leur intention d'embrasser la vie religieuse et à ne pas renoncer à ce pieux dessein à cause des péchés de leur vie passée.



1. Mon coeur a tressailli d'aise dans le Seigneur et mon âme s'est sentie inondée de joie quand j'ai appris la bonne nouvelle qui vous


b Quoique cette lettre soit pleine de piété, elle est d'un style trop tourmenté et trop recherché pour être de saint Bernard; d'ailleurs elle renferme plusieurs pensées qui ne semblent pas convenir à notre saint Docteur. Nous avons trouvé cette lettre dans un manuscrit du Vatican portant le n. 663, où elle n'est pas placée avec tes autres lettres, mais après une homélie de saint Bernard sur le mépris du monde, avec ce titre: Lettre de consolations par le même auteur. Nous nous sommes servi de ce manuscrit pour corriger, quelques endroits fautifs de cette lettre. Peut-être est-elle une de celles que les secrétaires de saint Bernard ont écrites par son ordre, mais non point sous sa dictée.



concerne et su que le Seigneur, qui vous a distingués du reste des hommes dans sa prescience éternelle, vous a prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils et vous a enfin appelés pour vous justifier en ce monde afin de vous couronner en l'autre. Béni soit Dieu, le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour avoir fait luire sa lumière dans vos coeurs. Pleins de mépris désormais pour les vanités et les folies du monde, vous n'aspirez plus du fond de vos âmes qu'à vous glorifier dans l'espérance de la gloire promise aux enfants de Dieu, et vous préférez être les derniers dans la maison du Seigneur plutôt que de demeurer dans la tente des pécheurs. Que Dieu même, qui vous a suggéré cette excellente pensée, la fortifie dans vos coeurs et ne permette pas . à l'antique ennemi du genre humain de confondre vos pieux desseins ou de vous confondre avec eux. Or il les confondrait s'il parvenait main-. tenant à rallumer dans vos âmes le vain et fol amour du siècle et à vous plonger de nouveau dans les désirs de la chair; il vous confondrait avec eux, au contraire, si, au moment même d'entrer en religion, le monde avec ses attraits enchanteurs vous ramenait sur vos pas pour vivre encore selon les maximes de la chair au lieu de suivre celles de l'esprit. On voit bien des gens qui, sur le point de dire adieu au monde, sentent redoubler leur attachement pour lui, et, permettez-moi de le dire sans vouloir blesser personne, préfèrent la vie de ceux qui s'inquiètent beaucoup plus de la santé de leur corps que de celle de leur âme. Sans doute ils ne s'abandonnent plus à de honteux excès, mais ils aiment encore le vin, la bonne chair, et ne se refusent aucune superfluité dans le boire et le manger. Ils oublient, les malheureux, qu'il y a bien des choses qu'on doit s'interdire, quoiqu'elles ne soient point défendues, parce qu'elles sont contraires à l'esprit de pénitence.

2. Voilà pourquoi, mes frères bien-aimés, je vous engage à recourir à Celui qui accomplit ce que la loi ancienne avec toute ses observances était incapable de faire, parce qu'elle était affaiblie par la chair; il se servit du péché même dont il fut la victime pour condamner le péché dans notre corps et pour accomplir la justice de la loi dans ceux qui ne vivent pas d'une manière charnelle (Rm 8,3-4), car nous devons croire si, ou plutôt, parce que l'Apôtre ne nous trompe pas, que et ceux qui, dans le siècle ou sous l'habit religieux, vivent selon la chair ne sauraient plaire à Dieu (Rm 8,8).» On ne peut nier, en effet, que celui qui se fait un Dieu de son ventre, non-seulement ne fait point de progrès vers la perfection, mais s'en éloigne en effet beaucoup. Oui, vous redirai-je encore, recourez à Jésus-Christ Notre-Seigneur qui, voulant guérir nos âmes de leurs erreurs non moins que de la langueur qui les paralyse, a quitté le sanctuaire de son éternité pour venir habiter parmi nous, et, pendant qu'il était sur la terre, nous a tirés de notre engourdissement en mourant pour nous sur la croix, et nous a délivrés de nos erreurs par les leçons de sa morale en vivant de notre vie mortelle. Ainsi nous l'avons vu, ce Dieu qui ne saurait pécher et qui est le maître de toutes choses, préférer, aux vaines délices de la vie dont il pouvait jouir, s'il l'avait voulu, le dénuement volontaire d'une pauvreté telle qu'il n'avait pas eu même où reposer sa tête. Il poussa si loin le mépris de toutes choses et la soumission à son Père que, non content de renoncer aux vaines délices de la vie, il se renonça lui-même, ne demandant en toute occasion qu'à faire la volonté de sort Père et non la sienne; ainsi, celui qui était venu sur la terre pour ramener l'homme, du désert aride et brûlant où il errait à l'aventure, dans le droit chemin qui conduit au séjour de la patrie, ne crut pouvoir nous mieux indiquer cette voie, qu'en la frayant lui-même, sous nos yeux, par la pauvreté volontaire et l'obéissance jusqu'à la mort, à la volonté de son Père. Nous devons, à son exemple, fuir les délices de la vie et embrasser, de toutes les forces de notre être, les saintes pratiques de l'obéissance; c'est la désobéissance qui nous a éloignés de Dieu; nous ne nous rapprocherons de lui que par la pratique de la vertu contraire.

3. Mais on dit quelquefois: A quoi bon mortifier la chair? ne sait-on pas que Dieu ne se complaît point dans les souffrances de ses créatures et qu'on peut se sauver dans le monde si on use des biens de la terre comme on doit le faire? Enfants des hommes, vous dirai je avec l'Apôtre, tu soyez dans les mêmes dispositions et dans les mêmes sentiments où se trouvait Jésus-Christ; ayant la forme et la nature de Dieu, il ne croyait pas que ce fût de sa part une usurpation de se faire égal à Dieu; néanmoins il s'est anéanti lui-même en prenant la forme et la nature de l'esclave (Ph 3,2-3).» Si vous comprenez bien que tout Dieu qu'il fût et pouvant, s'il le voulait, prendre et montrer à tous les regards la forme divine qui lui appartient aussi bien qu'à son Père, il a mieux aimé s'en dépouiller et prendre celle de l'esclave dans le but non de déposer quelque chose d'usurpé, mais de confondre notre orgueil; si vous pensez de la sorte, vous vous sentirez à votre tour portés à lui sacrifier les jouissances passagères de la vie et à embrasser la pauvreté par reconnaissance envers celui qui, pour nous, s'est fait pauvre de riche qu'il était; en l'imitant, vous ne cesserez pas d'être ce que vous êtes, pour devenir ce que vous n'étiez pas auparavant, vous vous replacerez seulement dans l'état qui vous est propre; seulement, de pauvres que vous étiez par nature, vous le deviendrez par un acte de votre volonté.

4. Si donc, mes très-chers Frères, dans cette vallée de larmes et de misères vous êtes toujours de vrais chrétiens, il vous faut marcher sur les traces de votre chef. «Malheur, est-il dit, à ceux qui suivent deux voies en même temps (Si 2,14)!» C'est qu'en effet la chair et le sang ne peuvent posséder le royaume de Dieu, il est impossible également de goûter en même temps les consolations de la chair et celles de l'esprit; aussi se rendre esclave de la chair, la choyer et la nourrir, tout inutile qu'elle soit, au lieu de la sauver en la sacrifiant, c'est vouloir trouver insupportable le joug de la vie religieuse quelque doux et léger qu'il puisse être. Que résulte-t-il de là? C'est qu'on ne peut trouver le repos et la paix ni en ce monde, qui ne connaît que gémissements et que larmes, ni en l'autre, où l'on sera condamné aux pleurs et aux grincements de dents. Or, vous le savez, là où il n'y a pas de paix on ne peut espérer de trouver Dieu, puisqu'il est écrit «qu'il a choisi le séjour de la paix pour le lieu de sa demeure (Ps 125,2).» Et cependant il est dit que le joug du Seigneur est doux et son fardeau léger (Mt 11,30);» mais quels sont ceux qui le trouvent ainsi? Ceux qui sont animés de son esprit et se conduisent par ses inspirations. Si vous me demandez encore quels sont ceux qui se conduisent ainsi? Ils ne se trouvent pas parmi les esclaves de la chair, mais parmi les enfants de Dieu. Voulez-vous que je vous fasse leur portrait? L'esprit de Dieu, dont leurs membres sont les temples, fait mourir en eux les oeuvres de la chair (Rm 8,13); ils ne sont plus leurs maîtres et ne vivent désormais que pour celui qui est mort et ressuscité pour eux, car ils ont été rachetés au prix énorme du précieux sang de Jésus-Christ. Aussi le portent-ils et le glorifient-ils dans leur corps; car, non contents de le confesser devant Dieu, ils aiment à le confesser devant les hommes, parce qu'il a dit: «Je confesserai devant mon Père, quiconque me confessera devant les hommes (Mt 10,32).»

5. Il faut donc confesser le Seigneur dans nos actions de grâces et par et nos oeuvres si nous voulons que Jésus-Christ nous confesse à son tour i,lie le jour où nous paraîtrons à son tribunal redoutable pour être jugés et pour recevoir la récompense que nous aurons méritée dans notre corps,,selon que nous en aurons fait l'instrument de la justice ou de l'iniquité. Si vous voulez n'être point exclus de cette double confession par laquelle l'homme et Dieu se confessent l'un l'autre, ne vous répandez plus dans les choses extérieures, dans les folies et les vanités du monde; rentrez en vous-mêmes et dans votre coeur, c'est là que vous êtes sûrs de trouver le royaume de Dieu; car il est écrit qu'il se trouve au-dedans de vous (Lc 17,2). Que faut-il entendre par là? Que le royaume de Dieu n'est autre que la volonté de l'homme qui se plie et se soumet librement à celle de Dieu, au point de ne vouloir rien qui lui déplaise, rien même qui ne lui soit agréable. Commencez donc par chercher le royaume de Dieu, si vous voulez avoir une volonté saine et libre, purgée du poison mortel qu'elle a eu le malheur de prendre dans le monde; après cela, toutes les choses nécessaires à la vie matérielle vous seront données comme par surcroît. Pourquoi vous mettre tant en peine de votre corps qui est destiné aux vers? Songez bien plutôt à votre âme, qui a été faite à l'image de Dieu; efforcez-vous de mériter qu'elle retrouve un jour les traits de sa première ressemblance, qu'elle contemple Dieu face à face dans sa gloire et qu'elle avance de clarté en clarté par l'illumination de l'esprit du Seigneur (2Co 3,18).

6. Je vous demande, mes frères, s'il y a rien au monde qui soit plus doux, plus agréable et plus saint que le corps de Jésus-Christ? et pourtant le Seigneur a dit à ses apôtres: «Si je ne m'en vais, le Paraclet ne viendra pas à vous (Jn 16,7).» Tant qu'ils eurent le bonheur de voir et d'entendre le Sauveur en personne, ils ne reçurent jamais le Saint-Esprit avec la plénitude de sa grâce, il ne leur était que promis: «Je ne vous l'enverrai, disait le Seigneur, que lorsque je serai remonté dans les cieux (Ibidem).» Aussi voyons-nous saint Pierre, qui avait renié le Sauveur à la voit d'une servante, quand son maître était vivant encore, plus tard, après l'ascension de Jésus-Christ, à la descente de l'Esprit-Saint, «s'en aller tout joyeux de la salle du conseil où les apôtres avaient été juges dignes de souffrir pour le nom de Jésus (Ac 5,41).

Il est évident par là que la vertu du Saint-Esprit est plus puissante et plus douce que le bonheur même de voir le Sauveur en personne. Si la satisfaction charnelle de jouir de la présence de ce bienheureux et adorable corps a pu tenir éloigné des apôtres le Saint-Esprit, sans lequel on ne peut aimer comme il faut ce qui est aimable, ni souffrir quoi que ce soit d'une manière profitable au salut, je vous laisse à penser si ceux qui recherchent encore les délices de la chair quand ils ont résolu d'entrer en religion sont assez insensés et assez malheureux. Quand on veut embrasser la vie religieuse, il ne faut point songer à la faiblesse de la chair pour y condescendre outre mesure, mais aux obstacles que rencontre la ferveur pour les éviter avec soin.

7. Hâtez-vous donc, mes frères, de devenir pauvres d'esprit et dénués de ressources, pour que le Seigneur prenne soin de vous. Il n'est de voie droite et sûre que celle de la pauvreté, mais de la pauvreté de choix et volontaire; s'il en existait une autre, le Christ n'aurait pas préféré celle-là. Il peut y en avoir d'autres qui soient bonnes aussi, mais elles sont infestées par les voleurs. Quant au chemin de la pauvreté volontaire, comme il est rude et difficile à gravir; il y a peu de voyageurs qui s'y engagent, et les voleurs se gardent bien d'aller s'y placer en embuscade, car ils n'ont guère pour habitude de hanter les routes peu fréquentées. Eh bien, je vous dis en vérité, or la vérité c'est Dieu même, et je vous le dis par expérience, plus la voie de la pauvreté paraît ardue et difficile dans le commencement, plus elle est douce et facile à mesure qu'on y avance. Il faut du courage pour s'y engager, mais on est payé;t de sa peine dès qu'on y a fait quelques pas. Car sans compter la vie se, éternelle oïl elle conduit en droite ligne, elle procure dès maintenant au centuple; non-seulement des biens spirituels, mais même des biens temporels, pourvu que vous ne les recherchiez point. Car tels sont les biens de la terre, ils sont bons si on ne les aime pas, et mauvais dès qu'ils captivent le coeur. D'ailleurs, qu'on les aime ou non, ils ne valent toujours pas grand'chose, puisque leur fatale douceur finit souvent par captiver le coeur de ceux qui les possèdent. Qu'est-ce donc qui peut encore vous faire hésiter? Ce que vous laisserez dans le monde en le quittant est bien peu de chose; non-seulement vous vous débarrassez, par la pauvreté volontaire, du souci qui en accompagne la possession, mais vous acquérez à l'instant même le monde entier que vous possédez sans aucun des tourments de la propriété. En effet, tout vous appartient; le monde, la vie, la mort, le présent et l'avenir, tout est à vous. Oui, continue l'Apôtre, «tout est à vous,» et cela n'empêche pas qu'on ne puisse ajouter: «Mais vous êtes à Jésus-Christ, et Jésus-Christ est à Dieu (1Co 3,23).» C'est-à-dire que, de même que le Sauveur glorifie son Père dans tout ce qu'il fait, ainsi cherchez, en toutes vos oeuvres, à procurer sa gloire.

8. Je vous demande de quoi vous pouvez avoir peur si vous glorifiez le Seigneur Jésus dans vos oeuvres; n'est-il pas le seul de qui dépende notre salut ou notre perte éternelle? S'il nous condamne a, son nom mérite encore d'être béni, car il ne nous condamne (a) que parce que nous l'avons mérité; mais s'il nous sauve, que son nom toujours soit glorifié; c'est que sa miséricorde a prévalu sur sa justice, car le Père lui a remis tout jugement entre les mains. Mais quel est celui qui prononcera notre condamnation? Sera-ce Jésus-Christ? Sera-ce, dis-je, ce charitable et doux Jésus qui est mort pour nos péchés, qui est ressuscité pour notre justification et qui, maintenant, est assis à la droite de son Père où il intercède encore pour nous? Sur la terre, au milieu des fatigues



a Je ne pense pas que saint Bernard se fût exprimé ainsi, car il est certain que dans sa pensée, la damnation éternelle dans laquelle notre volonté, au lieu d'être d'accord avec celle de Dieu, se révoltera contre elle avec rage et opiniâtreté, n'est pas du nombre des choses que nous devions abandonner à la volonté de Dieu. La preuve que telle n'est pas sa manière de voir se trouve dans le n. 5 du vingt-cinquième sermon sur divers sujets, où il distingue très-clairement ce que nous pouvons demander à Dieu conditionnellement de ce que nous devons lui demander sans aucune condition. Or, dans cette dernière catégorie, il range la grâce que les théologiens appellent gratum faciens et la gloire éternelle. Il est vrai que dans sa lettre quarante-deuxième à Henri, archevêque de Sens, n. 13, il entend de la damnation mente éternelle, cet excès de charité qui fait souhaiter à Moïse d'être rayé du livre de vie, et à saint Paul, d'être anathème pour ses frères, tuais ni l'un ni l'autre n'entendaient pour cela perdre cette bonne conscience que ne possèdent plus les damnés dont il est question dans cette lettre.



de sa vie mortelle, et dans le ciel, au sein de son royaume, il n'a été et n'est encore consumé que d'un seul désir, celui de nous sauver; comment pourrait-il accueillir par une sentence de réprobation ceux qui se réfugient vers lui? Quelque accablant que soit le souvenir de mes iniquités, quelque affreuse que soit la honte de ma vie, sans me mettre en peine de ce que tout autre pourrait faire à ma place, pour moi, je ne cesserai de songer à la bonté du doux Seigneur Jésus, toujours les yeux de mon coeur seront fixés sur sa miséricorde, parce que je sais, et souvent même je l'ai éprouvé par ma propre expérience, que sa charité est plus puissante pour me consoler que mes iniquités ne le sont pour le contrister. Il est, dans sa bonté, plus prompt à pardonner que, dans ma perversité, je ne le suis à l'offenser. Je sais bien qu'il n'est pas d'iniquité comparable à la mienne; mais par contre il n'est pas non plus de douleur pareille à sa douleur. Si mes péchés ont dépassé toute mesure, pourquoi me découragerai-je? Celui en qui je respire n'a-t-il pas souffert outre mesure aussi pour moi? Mes crimes, par leur énormité, peuvent bien exciter la colère de Dieu contre moi, mais la satisfaction de son Fils est plus que suffisante pour l'apaiser, car l'innocent et doux agneau sur la croix souffre, en silence, comme le fait la brebis entre les mains de celui qui lui enlève sa toison, n'a point un mot de reproche à faire entendre contre ceux qui l'entourent et le maudissent, tandis qu'il trouve encore quelques douces paroles à adresser à ceux qui passent et jettent sur lui un regard de compassion; car c'est lui qui s'exprime en ces termes dans la sainte Ecriture . «O vous, qui passez le long de la route, regardez et voyez s'il est une douleur pareille à ma douleur ().» voilà ce qu'il dit aux passants du haut; de sa croix; mais d'où viennent ceux qui passent ainsi sous ses yeux? Ils viennent du monde, non pas avec le monde. Où vont-ils et quelle route suivent-ils en passant ainsi? Celle de la pauvreté, qui les conduit en,un moment aux trésors de l'éternelle félicité, a car le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons en cette vie produit en nous le poids éternel d'une gloire incomparable et souveraine, si toutefois nous ne nous arrêtons pas à contempler les choses visibles et n'avons d'attention que pour les invisibles (2Co 4,17-18).»

9. Si je vous parle de la sorte, ce n'est pas pour vous tranquilliser dans les douceurs du péché; vous savez bien que le Très-Haut et Jésus-Christ lui-même, s'ils ont pitié du pécheur repentant, n'en ont pas moins d'horreur du pécheur qui reste dans son péché. Or, si la pénitence est nécessaire, ou plutôt, comme elle vous est absolument indispensable, le Seigneur vous donne le temps et le lieu dont vous avez besoin pour la faire. En effet, peut-on voir un moment plus favorable que le temps présent, où, à défaut du martyre, le travail supporté pour Jésus-Christ vient aisément à bout de l'antique et astucieux ennemi du salut et triomphe sans peine de lui. Quant à l'endroit que nous vous offrons de partager avec nous, il ne s'en peut voir de plus convenable, sinon pour s'y livrer à la joie comme dans le monde, car dans ce séjour, les vieillards nous donnent par leurs discours, d'utiles et précieuses leçons que leurs exemples rendent encore plus utiles et plus précieuses, pour nous tirer du mal et nous porter au bien. Je prie le Dieu de toute miséricorde et de toute consolation de vous faire embrasser la vie que nous menons, afin d'avoir part avec nous à ces consolations intérieures que vous pourrez bien sentir un jour, mais dont je ne saurais vous donner une juste idée par mes paroles. Adieu.





Bernard, Lettres 413