Chrysostome 2 Discours (t4) 109

109 9. Ce qu'il y aurait de mieux pour toi, ce serait de ne. pas vouloir tout connaître, ni dès le début, ni plus tard ; mais si ta curiosité est si grande et si active, attends au moins la fin, regarde où tendent les choses, et ne te trouble pas, ne t'effraye pas dès le commencement. Si un ignorant voit un orfèvre commencer par fondre l'or et le mêler à la cendre et à la poussière, et qu'il n'attende pas la fin, il croira que l'or a péri. De même, supposez un homme né et élevé sur la mer, qui serait porté tout à coup au milieu des terres, sans avoir jamais entendu parler de la manière dont on cultive les campagnes: s'il voyait du blé entassé dans un grenier, défendu par des portes et des verrous, protégé contre l'humidité, et que tout aussitôt le laboureur l'enlevât à ses yeux, le répandit et le jetât dans la plaine, le laissât à la merci de tous ceux qui pourraient passer dans son champ, et non-seulement ne le garantît pas contre l'humidité, mais même l'abandonnât à la boue et au fumier, sans y mettre de gardiens; ne croirait-il pasque c'en est fait du blé, et ne blâmerait-il pas le laboureur d'avoir agi ainsi? Pourtant rien dans la nature n'autorise ce blâme : il vient de l'ignorance de cet homme et de sa folle prétention de vouloir porter son jugement sans attendre. Qu'il attende donc (368) l'été : alors la moisson est luxuriante, la faux est aiguisée et le blé qui a été répandu çà et là, laissé sans gardien, livré à la pourriture et à la corruption, abandonné dans la boue, a germé, s'est multiplié, a reparu brillant, a repris son ancienne splendeur, s'est dressé dans la plaine avec une grande vigueur, et déjà il est comme entouré de satellites, comme recouvert d'un vêtement brillant; il porte la tête dans les airs, et réjouit l'oeil du cultivateur qui va en retirer une nourriture abondante et un grand gain. A ce spectacle, quel ne sera, pas l'étonnement de notre ignorant, lorsqu'il verra que le grain de blé a passé par de telles vicissitudes pour arriver à tant de fécondité et de beauté! Averti par cet exemple, garde-toi, ô homme, de soumettre à ton examen le Maître qui nous gouverne tous. C'est là ce qu'il y a de plus sage. Mais si tu es assez opiniâtre, assez téméraire pour vouloir satisfaire un désir si déraisonnable, attends du moins la fin des choses. Le laboureur attend tout l'hiver en arrêtant sa pensée non pas sur les souffrances de blé pendant la saison du froid, mais sur la douce influence qui le ranimera au beau temps.: à plus forte raison devrais-tu attendre la fin, lorsqu'il s'agit de Celui qui cultive toute la terre; qui prend soin de toutes les âmes. Quand je dis : la fin, je ne parle pas seulement de cette vie mortelle (bien que souvent dès cette vie les oeuvres de Dieu aient leur fin), mais aussi de la vie future. Car ces deux vies sont ordonnées en vue d'une seule fin qui est notre salut et notre gloire. Bien qu'elles soient divisées par les temps, elles sont réunies par le but, et de même qu'il y a dans l'année un hiver et un été, mais que ces deux saisons concourent à une même fin, qui est la maturité des fruits, de même notre vie aussi a deux saisons et une seule fin. Lors donc que tu vois l’Eglise dispersée et endurant les maux les plus cruels, les chrétiens qui font sa gloire, persécutés et frappés de verges, son chef relégué au loin, n'arrête pas seulement ton esprit sur ces malheurs; considère aussi les biens qui en résulteront, les couronnes, les récompenses, les prix réservés aux vainqueurs. Car celui qui aura persévéré jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé (Mt 10,22), dit Jésus. Dans l'Ancien Testament, comme le dogme de la résurrection n'était pas encore connu, tout avait sa fin dans cette vie? Dans le Nouveau, il n'en est pas toujours ainsi, et quelquefois le malheur afflige cette vie, le bonheur est réservé à l'autre. Mais bien que chez les Juifs le bonheur se trouvât toujours sur cette terre et pour cette vie, voici en quoi auraient été le plus digne d'admiration ceux qui n'auraient pas voulu en jouir: ne connaissant pas encore le dogme de la résurrection, et voyant que les faits allaient à l'encontre des promesses de Dieu, ils auraient surtout mérité tout éloge, s'ils ne s'étaient ni scandalisés, ni troublés, ni effrayés de ce qu'ils avaient sous les yeux; s'ils avaient humilié leur esprit devant l'incompréhensible providence du Seigneur, si, sans permettre que ce spectacle des faits leur fût une occasion de scandale, restant assurés malgré tout de la grandeur de la sagesse divine et de ses ressources inépuisables, ils avaient attendu la fin, ou mieux, avant de voir arriver la fin, avaient supporté avec reconnaissance tous les malheurs qui pouvaient les affliger, et n'avaient pas cessé de glorifier Celui qui leur envoyait ces souffrances. Peut-être ces paroles sont-elles obscures pour votre esprit. Je vais donc m'efforcer de les rendre plus claires.

110 10. Comme Abraham était chargé d'années et que sa vieillesse l'avait rendu comme mort aux joies de la paternité: car il n'était pas plus en état d'être père que les morts eux-mêmes; comme donc ce juste était vieux et très-vieux, qu'il avait dépassé de beaucoup les limites naturelles de l'âge où l'on peut encore avoir des enfants, et qu'il avait dans Sara une épouse . plus stérile que la pierre, Dieu lui promit de lui donner une postérité si féconde, que le nombre de ses descendants égalerait le nombre des étoiles du ciel. (Gn 15,5) Les plus grands obstacles s'opposaient à l'accomplissement de cette promesse, puisque le patriarche avait atteint les dernières limites de l'âge, et que sou épouse était doublement stérile, par vieillesse et par nature. En effet, ce n'était pas seulement la vieillesse qui la rendait stérile, c'était aussi sa nature, puisque dans sa jeunesse, elle n'avait pas pu enfanter. Elle était donc inféconde, c'est ce que saint Paul faisait entendre, par ces paroles: Le ventre de Sara était comme mort. (Rm 4,19) Il ne dit pas seulement Sara, car tu pourrais croire qu'il fait allusion à son âge; il dit: le ventre de Sara, car sa Stérilité ne vient pas seulement de vieillesse, mais de nature. Malgré qu'il y eût, comme je l'ai dit, de si grands obstacles, comme Abraham savait ce que c'est que la promesse du Seigneur, combien elle a de ressources et (369) d'expédients, et comment ni les lois de la nature, ni la difficulté des choses, ni aucun autre empêchement ne peut l'entraver, comme il était assuré au contraire qu'elle aime à trouver ses voies et à atteindre ses fins à travers les obstacles mêmes, il accueillit avec foi. la parole divine, espéra en son accomplissement, et ne laissa pas entrer dans son âme le trouble qu'auraient voulu y jeter ses raisonnements; il jugea la puissance de Dieu assez grande, comme elle l'est en effet, pour tenir sa parole et ne recherche pas comment, ni de quelle. manière cette paternité pouvait lui être donnée, pourquoi elle avait été refusée à sa jeunesse, pourquoi elle était accordée si tardivement à sa vieillesse. Aussi Paul proclame-t-il ses louanges d'une voix éclatante par ces paroles: Espérant contre toute espérance, il crut qu'il deviendrait le père de beaucoup de nations. (Rm 4,18) Cela signifie: contre toute espérance humaine, il espéra en cette puissance de Pieu, qui triomphe de tout, qui peut tout, qui est supérieure à tout: Il crut non-seulement qu'il serait père, mais même qu'il serait père de beaucoup de nations, et cela, malgré son âge, malgré la stérilité. naturelle et la vieillesse de son épouse, selon ce qui lui avait été dit: Ta postérité sera sans nombre. Il ne s'affaiblit point dans sa foi et il né considéra point, qu'étant âgé de cent ans, son corps était comme mort, et que le ventre de Sara n'avait plus la vertu de concevoir. Il n'hésita point, et il n'eut pas la moindre défiance de la promesse de Dieu; mais il se fortifia par la foi, rendant gloire à Dieu pleinement persuadé qu'il est tout-puissant pour, faire tout ce qu'il a promis. (Rm 4,19-21)

Cela veut dire : Ayant rejeté aussitôt loin de lui la faiblesse humaine, s'en remettant à la toute-puissance du Dieu qui lui faisait ces promesses, et croyant que ses voies sont infinies, il crut avec une pleine conviction à l'entier accomplissement . de la parole divine ; il glorifia le Seigneur autant qu'il était possible par cela seul qu'il ne montra pas une vaine et inquiète curiosité, mais qu'il s'humilia devant la profondeur incompréhensible de la sagesse et de la puissance de Dieu et qu'il ne douta pas un seul instant que ce qui lui était promis ne s'accomplit. Ne vois-tu pas que c'est rendre gloire à Dieu, autant qu'il est en nous, que de s'humilier toujours devant les conseils impénétrables de la Providence, devant les mystères de sa puissance et de sa sagesse; de ne pas se laisser aller à une vaine et inutile recherche et de ne pas se demander : Pourquoi ceci? à quoi bon cela ? comment cela se peut-il faire? Mais ce qui est digne d'admiration dans Abraham, ce n’est pas seulement qu'il eût cette foi ardente, mais encore qu'ayant, après cette promesse, reçu l'ordre d'immoler son fils unique, sont-ils chéri, il n'ait pas même alors été scandalisé, et pourtant que de causes de scandale pour l'âme faible qui n'aurait pas été attentive et vigilante ! tout d'abord l'ordre même du Seigneur ne prêtait-il pas au scandale? Quoi donc, Dieu accepterait-il ale tels sacrifices ! ordonnerait-il aux pères d'immoler leurs enfants, de finir leur vie par une mort violente, d'être les meurtriers de ceux qu'ils ont engendrés ! voudrait-il souiller ses autels d'un tel sang ! armerait-il la main d'un père contre son fils unique ? souffrirait-il que le juste fût plus cruel que les assassins? Ajoutez qu'Abraham était éprouvé dans une affection que nous impose impérieusement la nature, et cela, non-seulement parce qu'il était père, mais encore parce qu'il était bon père, et qu'il s'agissait d'un tel fils, d'un fils chéri, d'un fils unique, d'un fils dont la beauté, si grande au premier aspect, ne paraissait pas moins grande après examen. il était en effet dans la fleur de l'âge, dans la force de la vertu, éclatant d'une double splendeur, de la splendeur de l'âme comme de celle du corps. De plus son père avait pour l'aimer un autre motif d'un bien grand poids: c'est qu'il l'avait eu contre toute espérance, et vous savez. combien sont chéris ces enfants, qui, comme lui, naissent contre toute espérance et toute attente, qui nous sont accordés, comme l'avait été celui-ci, par une exception aux lois ordinaires de la nature.

Mais, outre toutes ces considérations, ce qui était surtout propre à fournir une occasion de scandale, c'était la promesse de Dieu, car cet ordre allait contre elle. En effet, Dieu lui avait dit : Tes enfants seront aussi nombreux que les étoiles du ciel (Gn 15,5); et maintenant, voilà que ce fils unique, qui devait remplir toute la terre de sa postérité, va être ravi à ce monde, livré à la mort, immolé avec là dernière cruauté. Cependant cette contradiction n'a pu scandaliser, ni troubler ce juste, il a évité le coup qui aurait infailliblement atteint tout homme insensé, tout homme qui ne s'élève jamais de terre. Il ne s'est pas dit : Qu'est-ce donc? suis-je (370) trompé? est-ce qu'on m'abuse? est-ce là l'ordre de Dieu? Non, -et je n'obéirai pas : il est impossible que je sois le meurtrier de mon fils, que je rougisse ma main d'un sang si précieux ! Comment donc la promesse aurait-elle son accomplissement? si je coupe la racine, comment y aura-t-il des branches, comment y aura-t-il des fruits? Si je comble la source, que d'où viendra le fleuve ? Si je fais mourir mon fils, comment aurai-je une postérité si féconde, que le nombre de mes descendants égale le nombre des étoiles ? Abraham n'a rien dit, rien pensé de tel ; mais, s'en remettant de nouveau à la puissance de Celui qui lui avait fait cette promesse, à cette puissance infinie si riche en moyens, si féconde en ressources, et qui, éclatante de lumière à travers les obstacles mêmes, supérieure aux lois de la nature et plus forte que tout ce qui existe, ne trouve rien qui lui puisse résister, il a rempli cet ordre avec une pleine assurance, il a égorgé son fils, il .a ensanglanté sa main, il a rougi son glaive, il a enfoncé son épée dans le cou de la victime; oui, il a fait tout cela, sinon en action, du moins en intention. Aussi Moïse l'exalte et dit : Il arriva après ces choses que Dieu éprouva Abraham et cria: Abraham! et il répondit : me voici; et Dieu lui dit : Prends maintenant ton fils unique, le fils de tes affections, Isaac, pour l'offrir en holocauste sur une des montagnes que je te dirai. (Gn 22,1)

Est-ce là la parole de la promesse par laquelle Dieu lui disait qu'il serait le père d'une féconde postérité et que ses descendants égaleraient en nombre les étoiles du ciel ? Mais vois comment, après avoir reçu ce commandement, il accepta d'immoler le fils qui devait lui donner. une telle postérité, de le ravir à la lumière et de l'offrir en holocauste à Dieu.. Saint Paul, exaltant et proclamant ses louanges, s'exprime en ces termes : C'est, par la foi qu'Abraham offrit Isaac lorsque Dieu voulut le tenter. (He 11,17) Ensuite, pour montrer toute la grandeur de son action, toute la vivacité de la foi dont il fit preuve, il ajoute : Car c'est son fils unique qu'il offrait : lui qui avait reçu les promesses du Seigneur.

Ce qu'il veut exprimer par ces paroles, le voici : On ne peut pas dire qu'Abraham avait deux enfants chéris, et que, le premier étant sacrifié, il espérait que le second le rendrait père d'une nombreuse postérité ; non, il n'avait que ce fils, en lui. seul était placée toute l'espérance qu'on pouvait avoir en l'accomplissement de la parole de Dieu, et pourtant il né craignit pas de l'immoler; de même que ni le dépérissement de sa vigueur, ni la stérilité dont était frappé le ventre de Sara, n'avaient pu l'empêcher de croire à la paternité que Dieu lui,ordonnait d'espérer, ainsi dans cette occasion la mort même de son fils ne pouvait lui enlever sa confiance. Compare cette conduite avec celle des hommes qui nous entourent, et tu verras quelle pusillanimité est la tienne, quelle petitesse d'âme ont ceux qui se scandalisent aujourd'hui, et tu comprendras clairement que si le scandale t'atteint, la seule cause en est que, loin de t'humilier devant les mystères de la divine Providence, tu recherches partout la manière dont se déroule le plan de la création, tu veux connaître toutes les raisons de toutes les choses, tu portes ta curiosité sur tout ce qui existe: Si Abraham avait agi comme tu fais, il aurait chancelé dans sa foi, mais tout autre a été sa conduite, aussi a-t-il obtenu une gloire éclatante, et a- t- il vu s'accomplir les promesses du Seigneur; il ne s'est scandalisé ni à cause de son âge, ni à cause de l'ordre qu'il reçut ensuite ; il n'a pas cru que le sacrifice d'Isaac arrêterait l'effet des promesses du Seigneur et il n'a pas désespéré de la parole divine, bien que la fin des choses fût proche pour lui. Ne viens pas me dire que Dieu n'a pas permis, que son commandement fût exécuté ni que la main du juste fût ensanglantée, mais considère qu'il ignorait, qu'il ne savait pas qu'il obtiendrait la vie de son fils et le ramènerait dans sa demeuré, qu'au contraire il s'était tais tout entier à l'exécution du sacrifice qui lui était ordonné. C'est pour cela que la voix de l'ange cria par deux fois son nom du haut du ciel, car l'ange ne dit pas seulement : Abraham, mais : Abraham, Abraham; car, comme toute son attention était tournée vers le sacrifice, il fallut l'appeler par deux fois pour arracher son esprit à la préoccupation qui le remplissait : tant il s'était porté tout entier à l'exécution du commandement. du Seigneur ! Tu vois donc qu'il l'exécuta complètement en intention, et que jamais cependant il ne fut scandalisé ; pourquoi? parce qu'il ne chercha pas à pénétrer les desseins cachés de Dieu.

Parlons maintenant de Joseph. Dis-moi : ne lui est-il pas arrivé quelque chose de semblable? A lui aussi bien promit une grande (371) destinée et les faits allaient à l'encontre de la parole divine. Car il lui avait été promis en -songe que ses frères se. prosterneraient devant lui. Deux rêves le lui avaient annoncé clairement : l'un, par la vision des astres; l'autre, par la vision des gerbes de blé; mais les événements qui survinrent ensuite démentaient complètement ces promesses. En effet, ces visions eurent. pour premier effet d'exciter une guerre violente sous le toit paternel : ses frères, ces fils d'un même père, violant les lois du sang, déchirant les liens de l'amour fraternel, renversant l'ordre même de la nature, devinrent ses adversaires, et ses ennemis, et eurent pour lui, à l'occasion de ces songes, une cruauté plus grande que celle des loups. Comme des bêtes farouches et indomptables, qui auraient enlevé un agneau, ils lui dressaient sans cesse des embûches. Une haine insensée et une jalousie odieuse étaient la cause de cette guerre: bouillants de colère, chaque jour ils respiraient le meurtre, et l'envie allumait en eux comme une fournaise ardente, d'où s'élançait la flamme. Mais, comme ils ne pouvaient lui faire aucune violence, parce qu'il restait dans la maison paternelle auprès de Jacob et de Rachel, ils attaquèrent sa réputation, ils lui firent une renommée honteuse, ils lui intentèrent d'odieuses accusations, pour lui enlever ainsi l'amour de son père et le faire tomber plus facilement dans leurs piégés. Ensuite, l'ayant surpris loin des yeux de Jacob, lorsqu'il venait leur porter leur nourriture dans le désert et s'informer de leur état, sans tenir compte du motif qui l'amenait vers eux, sans rougir de honte en voyant qu'il leur apportait leur nourriture, ils tirèrent leurs épées, s'apprêtèrent à l’égorger et à devenir fratricides. Cependant ils n'avaient aucun reproche, ni petit, ni grand, à lui adresser; mais cette vertu même, qui aurait dû les porter à l'honorer et à le glorifier, ne leur inspirait qu'une inimitié jalouse et pleine de dénigrement. Joseph, malgré leur jalousie, loin d'éviter leur commerce, gardait toujours des dispositions fraternelles pour ceux qu'aveuglait une telle méchanceté : eux au contraire, malgré son affection pour eux, entreprirent de le tuer, et, autant qu'il fut en eux, ils le tuèrent, ils ensanglantèrent leurs mains, ils furent fratricides. Mais l'infinie sagesse de Dieu, qui marche à l’aise dans les sentiers impraticables, dans les abîmes eux-mêmes et jusque dans les voies de la mort, l'arracha de leurs mains sacrilèges. L'un des frères ouvrit l'avis qu'il ne fallait pas se souiller d'un tel sang. Dieu persuada les autres, et arrêta le meurtre. Cependant Joseph ne vit pas s'arrêter là le cours de ses malheurs quelle longue carrière d'épreuves, il avait encore à parcourir ! Après que Dieu eut empêché ses frères de l'immoler, comme leur coeur respirait encore la colère et que la tempête de leurs passions était encore dans toute sa force, ils ouvrirent à leur vengeance une nouvelle voie : ils dépouillèrent leur frère, le lièrent, le jetèrent dans une fosse, les cruels les inhumains ! les barbares ! Ensuite ils mangèrent les aliments qu'il leur avait apportés, et, tandis que jeté dans la fosse il craignait pour sa vie, eux faisaient bonne chère et s'enivraient.

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Leur démence alla plus loin encore : ayant vu des étrangers d'un pays très ;éloigné du leur qui se rendaient en Egypte, ils leur vendirent leur frère, et lui préparèrent ainsi une autre mort, plus longue, plus cruelle et pleine de misère. Car il était jeune; tout à fait jeune, il avait été élevé avec une grande liberté sous le toit paternel, il n’avait jamais subi ni. la servitude, ni les maux de la servitude : aussi vois ce qu'il dut souffrir, lui qui tout à coup de libre devint esclave, de citoyen, étranger, et supporta le plus dur esclavage. Mais l'esclavage ce n'était pas tout encore: le voilà arraché à son père, à sa mère, à toute sa famille, nu, étranger, sans patrie, sans cité, livré par sa condition d'esclave à des mains barbares ! Y avait-il là une seule circonstance qui ne fût accablante pour lui ? L'imprévu, la Surprise d'un événement gui arrive contre toute attente, contre toute prévision, la gravité d'une telle infortune., la pensée qu'il a été jeté dans ce malheur par des frères et par des frères qu'il chérit, par des frères auxquels il n'a jamais fait une seule injure ni petite ni grande, auxquels il a prodigué au contraire ses bons offices : y a-t-il rien enfin quai ne fût fait pour le jeter hors de lui ? Rien toutefois ne l'a troublé. Cependant il était conduit par les marchands en Egypte, pour y échanger une fois de plus Un joug contre un autre. Car arrivé là, après avoir passé de maître en maître, il fut encore esclave, et il habita avec des barbares, lui fils de la Judée,lui noble, lui deux fois libre, libre de corps et libre d'âme. Malgré ces malheurs il ne se scandalisait pas quand le souvenir des songes qui lui avaient promis un tout autre sort lui revenait à la mémoire. Il ne se demandait pas même : (372) pourquoi enfin tous les maux m'arrivent-ils? Ainsi pendant que ces fratricides, ces loups, ces animaux féroces, vivaient dans les délices malgré leur crime sous le toit paternel, lui, qui devait être leur roi, maintenant esclave, soumis à un maître, vendu dans une terre lointaine, accablé par le poids de la misère, non-seulement il n'était pas leur roi, mais il était devenu leur esclave, et ses infortunes contredisaient de point en point les promesses qu'il avait reçues. En effet, bien loin de gagner un trône, il perdait sa patrie, sa liberté, la vue de ses parents, et ses épreuves n'étaient pas encore à leur terme.

Un nouvel abîme, plus profond que tous les autres, s'ouvre pour l'engloutir et le menace une fois de plies de mort et de supplice, mais de mort ignominieuse et de supplice plein de déshonneur. Car la reine a porté. sur lui des yeux impurs; séduite par la beauté de l'adolescent, captivée par l'éclat de son visage, 'à son tour; elle ourdit contre lui des piégés et des embûches. Lorsque sa luxure eut tendu ses filets de tous côtés, elle observait chaque jour comment elle pourrait prendre l'adolescent dans ses mailles, le précipiter dans le gouffre de l'adultère et le livrer à une mort éternelle. Chaque jour elle allait à cette chasse, aiguillonnée par sa passion; chaque jour son lascif amour lui donnait de nouvelles armes. Enfin, l'ayant surpris loin de tous les regards, elle l'entraîna de force dans ses bras impudiques, voulut le contraindre à souiller la couche de son époux,. et s'efforça de faire violence à sa chasteté. Ce juste est pourtant sorti sans blessure d'une telle lutte : l'empire de la concupiscence, le trouble des sens dans un âge si tendre, les piéges d'une épouse impudique, les efforts d'une reine, l'emportement de la jeunesse, toutes les impressions que pouvaient éveiller en l'ut le contact, la vue, la fureur passionnée d'une femme; il surmonta tout avec la plus grande facilité, comme l'aigle qui élève son vol vers les plus hautes régions de l'air; et, se dépouillant de ses habits, les abandonnant à ces mains impures, il sortit nu; mais tout nu qu'il était, la chasteté le couvrait d'un vêtement splendide et plus éclatant que la pourpre elle-même.

Cet acte de vertu lui valut devoir encore une fois le glaive menacer sa tête, la mort lui dresser ses embûches, la tempête redoubler de violence, et la fureur de la reine jeter plus de flammes que la fournaise de Babylone. Car ses désirs s'étaient rallumés plus ardents, et la colère, autre passion terrible, qui venait s'ajouter à sa luxure. avait rempli son âme d'une extrême cruauté, se portait tout entière au meurtre, saisissait le glaive, méditait les châtiments les plus injustes, et hâtait le supplice de cet athlète de la chasteté, de la fermeté et de-la constance. Elle va donc vers son époux, et lui expose les faits, mais non dans leur vérité. Elle ourdit la trame de la calomnie, fait croire au juge tout ce qui lui plaît d'imaginer, accuse Joseph de l'avoir surprise seule, et, comme si elle avait été outragée, demande vengeance : enfin, comme pièce de conviction, ses mains impures portent les habits de l'in. notent jeune homme. Ainsi corrompu, le juge n'appela point l'accusé devant son tribunal; et ne lui donna pas la parole. Sans l'avoir vu, il le condamna comme coupable et convaincu d'adultère, et le fit jeter chargé de chaînes dans la prison. Ainsi, celui que la vertu ornait, d'une si belle couronne, dut vivre en prison avec des imposteurs, des briseurs de sépulcres, des meurtriers, des hommes souillés de tous les forfaits : et pourtant toutes ces ignominies n'ont pas pu le troubler! Un prisonnier qui avait offensé le roi fut relâché, mais lui, détenu depuis longtemps, il restait toujours enfermé : et ce qui eût dû lui mériter, récompense et gloire lui avait valu le dernier . des châtiments. Il ne s'en émouvait pas, s'en scandalisait pas, il ne se disait pas même: pourquoi ces souffrances? A quoi bon ces épreuves? Moi qui devais régner sur mes frères, non-seulement je n'ai pas les honneurs suprêmes, mais j'ai même perdu patrie, maison, parents, liberté, repos; j'ai été immolé par ceux qui devaient se prosterner devant moi, et, après qu'ils m'eurent ainsi sacrifié, ils m'ont vendu; je suis devenu esclave dans un pays barbare, j'ai passé de maître en maître, et là ne s'arrêtent pas mes malheurs: il n'y a autour de moi que gouffres et que précipices. Car, après que mes frères m'eurent entouré de piéges, m'eurent immolé, m'eurent livré à la servitude, à la servitude des marchands, à la servitude des Egyptiens, voilà que : de nouveau je vois se dresser devant moi les piéges de la mort, une calomnie plus noire encore que celle dont j'avais déjà été victime d'habiles machinations, une attaque passionnée, une justice corrompue, une accusation (373) qui me couvre de honte et me livre au supplice. Sans avoir pu plaider ma cause, je suis, quoiqu'innocent, jeté dans une prison où, chargé de chaînes, je dois vivre avec des adultères, des meurtriers, des criminels souillés de tous les forfaits. Cependant le premier échanson est relâché, la prison s'ouvre pour lui, et moi, je ne puis pas, même après lui, obtenir de trêve à mes souffrances; il a vu s'accomplir les promesses de son rêve, selon l'interprétation que j'en avais donnée, et moi je reste accablé de maux intolérables ! Est-ce là ce que m'avaient annoncé rues songes? Est-ce là ce que me présageaient et les astres et les gerbes de blé? Où sont les promesses du Seigneur? où sont ses paroles? Serais-je donc trompé? serais-je donc abusé? Car comment mes frères se prosterneraient-ils devant moi, pauvre esclave chargé de chaînes, condamné comme adultère, sans cesse en péril de mort et si éloigné de la terre qu'ils habitent I Les promesses de Dieu ont péri et s'en sont allées au néant. Non, il n'a rien dit, rien pensé de tel; mais il attendait la fin, de toutes ces choses en homme assuré que la sagesse de Dieu est infinie; que ses ressources sont innombrables; et non-seulement il ne se scandalisait pas, mais même il était fier et glorieux de ses maux.

Que dire de David ? N'avait-il pas été sacré roi? n'avait-il pas été désigné par le suffrage de Dieu? ne tenait-ils pas le sceptre au milieu des Juifs? n'avait-il pas remporté sur le barbare Goliath un glorieux triomphe? Cependant voilà qu'il souffre les maux les plus cruels, entouré d'ennemis, environné de piéges par Saül, courant risque de la vie, entraîné dans les combats les plus périlleux, sans cesse chassé dans le désert, errant, fugitif, sans cité, sans pays, habitant une terre étrangère: Qu'ai-je besoin d'en dire plus? Enfin, il n'avait plus de patrie, il avait perdu tout son royaume, il vivait au milieu d'ennemis barbares acharnés à sa perte, il supportait une vie plus triste que la servitude : car il manquait des premiers aliments, et il endurait ces souffrances après que Samuel lui était apparu, après qu'il l'avait oint de l'huile sainte, après qu'il avait reçu la promesse de la royauté, après qu'il avait tenu le sceptre et porté le diadème, après que Dieu l'avait élu et lui avait donné son suffrage. Cependant tant de malheurs n'ont pu le scandaliser, et il ne s'est pas dit : Pourquoi donc tous ces maux? Moi, souverain, moi, qui devais posséder un si .grand empire, je ne puis pas même avoir la sécurité du simple citoyen; mais errant, fugitif, sans cité, sans pays, habitant une terre étrangère, chassé dans un pays barbare, je manque de la nourriture nécessaire, et chaque jour Je vois suspendus sur ma tête les plus grands dangers. Où sont les promesses de royauté? où sont les paroles qui me disaient d'espérer un empire? — Non, il n'a rien dit, rien pensé de tel; il ne s'est pas scandalisé de ce qui arrivait, mais il a attendu l'accomplissement des promesses.

J'en pourrais citer mille autres qui, tombés dans des maux terribles, bien loin de se troubler, ont continué d'avoir confiance dans les paroles du Seigneur, même lorsqu'ils voyaient que les faits étaient contraires aux promesses. Grâce à leur patience, ils ont remporté de glorieuses couronnes. Vous donc aussi, vous que j'aime, attendez la fin : car tout sera accompli, soit maintenant, soit plus tard. Humiliez-vous devant l'incompréhensible providence de Dieu, ne dites pas : Quel remède pourra-t-il trouver à de si grands maux? et ne recherchez pas curieusement par quelles voies le Seigneur accomplit ses miracles.

11. Les justes dont je viens de parler n'ont recherché ni pourquoi, ni comment s'accompliraient les promesses du Seigneur; mais, lors même qu'ils voyaient que tout était désespéré aux yeux de la raison humaine, ils ne se troublaient pas, ils ne s'effrayaient pas, ils supportaient courageusement toutes les épreuves.. ils s'en remettaient à l'avenir, assurés que la parole du Tout-Puissant ne saurait faillir, et ne se laissaient pas abattre dans le moment même par les événements contraires. Ils étaient en effet pleinement convaincus que Dieu a dans sa sagesse des ressources infinies, qu'il peint, même après avoir tout obscurci, remettre tout dans un plus beau jour, et qu'il lui est très-facile de mener à leur fin ses promesses. Toi aussi, mon ami, si dès cette vie tu vois finir ce qui t'afflige, glorifie le Seigneur; si au contraire les malheurs s'ajoutent aux malheurs, glorifie-le encore et ne te scandalise pas, persuadé que la providence de Dieu est infinie, qu'aucune expression ne peut la rendre, et que toutes choses auront la fin que réclame la justice soit maintenant, soit plus tard. Que si quelqu'un, en m'entendant dire : Plus tard, s'imagine dans sa petite intelligence (374) qu'il verra tout s'accomplir ici-bas, nous lui dirons que notre vraie vie, que l'état où nous resterons â jamais, nous est réservé dans l'avenir. Nous ne sommes ici, que sur une route, là nous serons dans la patrie ; ici tout passe comme les fleurs du printemps, là tout subsistera comme le roc, là sont les couronnes et les récompenses qui ne périssent pas, là sont les prix destinés aux vainqueurs, là sont les peines et les châtiments intolérables qui attendent ceux qui se seront couverts d'une telle iniquité. Mais enfin, me dira-t-on, pourquoi ne pas voir aussi ceux qui ont été scandalisés ? Et moi, je te demande pourquoi, ne parlant pas de ceux qui ont brillé d'un plus grand éclat, tu choisis, pour les mettre en avant, ceux qui d'abord se sont couverts du masque de la piété, mais qui sont maintenant démasqués? Ne sais-tu pas que le feu purifie l'or et montre le vil plomb dans, toute sa laideur ? Ne distingues-tu pas la paille du froment, les loups des agneaux, les hypocrites de ceux qui ont montré dans leur vie une piété sincère? Lors donc que tu verras le scandale dans ceux-là, songe à la gloire dont brillent ceux-ci. Oui, il en est qui ont trébuché, mais il en est bien plus qui sont restés fermes, qui .se sont préparé de grandes récompenses, et n'ont cédé ni à la puissance des méchants qui leur dressaient des piégés, ni à la difficulté des temps. Que ceux qui ont été scandalisés se l'imputent à eux-mêmes, puis que trois enfants arrachés du milieu des prêtres, éloignés, du temple et de l'autel, vivant au milieu d'un pays barbare où aucune pratique de la loi n'était observée, ont pourtant observé avec une scrupuleuse exactitude toutes les prescriptions de cette loi. Il en est de même de Daniel et de mille autres : mais tandis que les uns, même réduits en esclavage, ont préservé leur foi de toute. atteinte, il en est d'autres qui, restant chez eux et jouissant de tous les avantages de la patrie, se sont heurtés, sont tombés et ont été condamnés.


Chrysostome 2 Discours (t4) 109