Jean Chrysostome, Sacerdoce Liv.1



SAINT JEAN CHRYSOSTOME

TRAITÉ DU SACERDOCE


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LIVRE PREMIER.

ANALYSE


Jean et Basile ont été amis dès l'enfance; ils ne se sont jamais quittés. - Ils ont formé le dessein d'embrasser la vie solitaire. -Jean en est détourné par les larmes et par les représentations de sa mère. - Les deux amis apprennent tout à coup qu'on se propose de les élever à la dignité sacerdotale. - Jean a recourt à la ruse pour faire élire Basile évêque et pour s'en exempter lui-même; Basile se plaint d'avoir été trompé par son ami. - Jean se justifie. - Il soutient que la ruse n'est pas essentiellement mauvaise. - Elle devient bonne ou mauvaise selon l'intention de celui qui l'emploie; elle est avantageuse dans la paix comme dans la guerre. - Des médecins de l'âme y ont recours bien que ceux du corps. - Malade guéri par ce moyen. - Saint aussi Paul l'emploie pour attirer les Juifs à Jésus-Christ.


101 1. J'ai eu beaucoup de vrais, de sincères amis, qui comprenaient les lois de l'amitié, qui les pratiquaient fidèlement. Dans le nombre, il en est un surtout qui, fort au-dessus des autres par son attachement pour moi, s'appliquait à les dépasser tous, autant qu'ils dépassaient, eux-mêmes, les amis vulgaires. Il avait été mon compagnon inséparable. Nous nous étions livrés aux mêmes études, nous avions eu les mêmes maîtres; même application, même ardeur pour la science et pour le travail, même ambition provoquée par les mêmes choses. Cette union ne dura pas seulement le temps que nous fréquentions les écoles; lorsque nous les eûmes quittées, et qu'il nous fallut délibérer sur le choix d'une carrière, nous nous trouvâmes encore dans une conformité absolue de sentiments.

D'autres causes venaient resserrer ces liens de nos âmes et les rendre indissolubles. Nous n'avions pas lieu, l'un plus que l'autre, de nous enorgueillir de la grandeur de notre patrie. Je n'étais pas des plus riches ni Basile des plus pauvres. Il y avait parité de biens et d'inclinations, il y avait parité de condition. Ainsi tout concourait à faire régner entre nous la bonne intelligence et la concorde.

Mais lorsque le moment fut venu d'embrasser la vie des solitaires et la vraie sagesse, la balance ne demeura pas égale entre nous; le bassin de mon ami, plus léger, monta: tandis que moi, toujours enlacé dans les passions terrestres, je faisais tomber le mien vers la terre, où je le retenais sous le poids de toutes les chimères de la jeunesse. L'amitié demeura ferme comme auparavant, mais l'assiduité de nos relations fut interrompue. N'ayant plus les mêmes goûts, nous ne pouvions continuer de vivre ensemble. Mais lorsqu'enfin je commençai, moi aussi, à lever la tête au-dessus des vagues du siècle, il ouvrit ses deux bras pour me recevoir. Pourtant nous ne réussîmes pas à nous remettre au même niveau. Avec le temps il avait gagné de l'avance, et comme il avait d'ailleurs déployé beaucoup d'ardeur, il s'élevait toujours au-dessus de moi, et planait dans les (565) plus hautes régions. Cependant sa bonté naturelle, et le prix qu'il attachait à notre amitié, le faisaient renoncer à toute autre société, pour venir me consacrer tout son temps. Tel avait toujours été son désir; mais, comme je l'ai dit, mon peu de courage l'empêchait de le contenter.

Comment en effet, moi qui ne sortais pas du barreau, qui étais fou du théâtre, aurais-je pu me trouver souvent avec un homme toujours cloué sur ses livres et qui ne mettait pas le pied sur la place publique. C'est pourquoi lorsque tous ces empêchements n'existèrent plus, et qu'il m'eut enfin gagné à son genre de vie, mon ami manifesta aussitôt le désir qu'il nourrissait depuis si longtemps dans son coeur; il ne pouvait plus me quitter un seul instant du jour; il ne cessait de me solliciter à fuir avec lui de la maison paternelle, pour occuper tous deux une habitation commune. Il me persuada; notre projet allait s'exécuter.

102 2. Mais ma mère, par les enchantements pour ainsi dire irrésistibles de sa tendresse, m'empêcha de donner cette satisfaction à mon ami, ou plutôt de recevoir de lui ce bienfait. Elle n'eut pas plus tôt pressenti mon dessein, que me prenant par la main, elle me conduisit dans sa chambre; et là, m'ayant fait asseoir près du lit où elle m'avait mis au monde, elle versa un torrent de larmes, puis ajouta des paroles encore plus attendrissantes que ses larmes, et d'une voix entrecoupée de sanglots:

«Mon fils, me dit-elle, il ne me fut pas donné de jouir longtemps des vertus de ton père; ainsi Dieu l'a voulu. Sa mort qui suivit de près mes douleurs pour te mettre au monde, nous laissa toi orphelin et moi veuve, jeune encore avec toutes les peines du veuvage, peines qu'il faut avoir éprouvées pour s'en faire une juste idée. Il n'y a pas de parole pour exprimer l'orage et la tempête qu'essuie une jeune femme nouvellement sortie de la maison paternelle et sans expérience des affaires, subitement jetée dans un deuil insupportable, et obligée de se charger de soins au-dessus de son âge et de son sexe. Il lui faut gourmander des domestiques négligents, se tenir en garde contre leurs infidélités, déjouer les intrigues des parents eux-mêmes, défendre énergiquement son bien contre les exactions et l'avidité brutale des agents du fisc. Quand tin père en mourant laisse un enfant, si c'est une fille, le souci qu'elle donne à sa mère est certainement très-grand, mais au moins c'est un souci exempt de dépense et de crainte. Mais un fils, que d'alarmes ne cause-t-il pas chaque jour à sa mère, et surtout que de soins ne lui impose-t-il pas? Je laisse de côté les dépenses considérables qu'elle est obligée de faire, si elle veut donner à son fils une éducation honnête.

«Cependant rien de tout cela ne put me faire penser à de secondes noces, ni à introduire un autre époux dans la maison de ton père. Je restai au milieu de la tempête et du tumulte, je n'ai pas fui la fournaise de feu du veuvage; j'étais soutenue par le secours d'en-haut premièrement; c'était ensuite une grande consolation pour moi, au milieu de mes peines, que de te voir sans cesse, et de contempler dans tes traits l'image vivante et la fidèle ressemblance de mon époux qui n'est plus. Cette consolation a commencé dès ton enfance, lorsque tu ne savais pas encore parler, temps de la vie où les enfants donnent à leurs parents les plus douces joies. Tu n'as pas non plus à me reprocher d'avoir, en supportant à la vérité courageusement mon veuvage, laissé dépérir ton patrimoine, comme il n'arrive que trop souvent à ceux qui ont le malheur de devenir orphelins. Je te l'ai conservé entier, sans que j'aie rien épargné pour t'entretenir honorablement selon ton rang, et c'est sur mes biens, sur ce que j'ai apporté de la maison de mon père, que ces dépenses ont été prises.

«Ne crois pas que ce soit pour te reprocher mes bienfaits que je te les rappelle. Non, pour tout cela, je ne te demande qu'une seule grâce; ne me rends pas veuve une seconde fois; ne ranime pas une douleur assoupie; attends au moins le jour de ma mort; peut-être sortirai-je bientôt de ce monde. Ceux qui sont jeunes peuvent espérer de vieillir, mais à mon âge on n'attend que la mort. Quand tu m'auras déposée dans le tombeau, et réuni mes os à ceux de ton père, entreprends alors de longs voyages, passe telle mer que tu voudras, personne ne t'en empêchera; mais, pendant que je respire encore, supporte ma présence et ne t'ennuie pas de vivre avec moi. Ne t'expose pas à offenser Dieu, témérairement et à la légère, en abandonnant au milieu d'aussi graves peines, une mère dont tu n'as pas à te plaindre. Si tu peux m'adresser le reproche que je t'entraîne dans les embarras séculiers, que je veux me décharger sur toi du fardeau de mes affaires, à la bonne heure, n'aie plus égard ni aux lois de (566) la nature, ni aux soins de ton enfance, ni à la société de ta mère, ni à quoi que ce soit; fuis-moi comme une ennemie qui te tend des piéges. Si, au contraire, je ne néglige rien pour t'assurer le loisir et la faculté de suivre le plan de vie que tu veux; ce seul lien, n'y en eût-il pas d'autres, devrait te retenir auprès de moi. Quel que soit le nombre de tes amis, il n'y en aura pas un seul qui te fasse jouir d'autant de liberté; parce qu'il n'y en a pas un à qui l'honneur de ton nom soit aussi cher qu'à moi. »

Voilà ce que me disait ma mère avec beaucoup d'autres choses encore, et moi je répétais tout à mon généreux ami, qui, loin d'en être ému, n'en était que plus pressant dans ses sollicitations.

103 3. Nous en étions là; Basile continuait de supplier et moi de résister, lorsque tout à coup il s'éleva un bruit qui nous troubla tous les deux: le bruit courait que l'on allait nous élever à la dignité du sacerdoce. A cette nouvelle, je fus pour ma part rempli de crainte et de perplexité; de crainte, car j'avais peur que l'on usât de violence à mon égard; de perplexité, car j'avais beau chercher, je ne découvrais pas comment les Pères électeurs avaient pu avoir de telles vues sur moi: plus je me considérais, plus je me trouvais dépourvu de tout ce qui pouvait m'attirer un pareil honneur. Quant à mon généreux ami, il me vint trouver en particulier pour me communiquer ce qui se passait, comme si je l'eusse ignoré; il me pria de faire en sorce qu'on reconnût dans cette occasion, comme dans toutes les autres, la conformité de notre conduite et de nos sentiments; il était prêt à me suivre, quelque parti que je voulusse embrasser, qu'il fallût fuir ou te laisser élire.

Assuré de ses dispositions, et persuadé que j'allais faire à l'Eglise un tort grave, si, sans autre raison que mon inaptitude, je privais le troupeau de Jésus-Christ d'un jeune pasteur si excellent, si propre au gouvernement des hommes, je ne lui découvris pas cette fois la résolution que j'avais prise, bien qu'auparavant je ne lui eusse jamais rien caché dans mes desseins; je lui dis donc qu'il fallait remettre à plus tard la décision de cette affaire, vu que rien ne pressait; je lui persuadai de ne pas s'en occuper du tout pour le moment: enfin je lui laissai croire que je ne me séparerais pas de lui, si ce dont nous étions menacés s'accomplissait.

Peu de temps après arrive le ministre qui devait nous conférer les Ordres: pendant que je reste caché, mon ami, qui ne se doutait de rien, se laisse conduire à l'assemblée sous prétexte d'une autre affaire. Il reçoit ainsi le joug, espérant, d'après la promesse que je lui avais faite, que je le suivrais n'importe où, et mieux encore, s'imaginant qu'il ne faisait que marcher sur mes traces. Car, quelques-uns des assistants le voyant se fâcher de la surprise qui lui était faite, le trompèrent en s'écriant: qu'il était étrange que celui qu'on avait cru devoir être le moins traitable (c'était de moi qu'on parlait), eût cédé avec beaucoup de docilité au jugement des Pères, tandis que lui, qui était le plus sage et le plus doux, s'opiniâtrait maintenant, et se montrait assez vain pour regimber, se cabrer, et résister ouvertement.

A ces paroles il se rendit: lorsqu'il eut appris que je m'étais enfui, il vint me trouver dans une tristesse profonde: il s'assit près de moi; il voulait parler, mais son trouble l'empêchait de s'exprimer et de raconter la violence qu'il avait soufferte; il ouvrait la bouche sans pouvoir articuler un son; la douleur ne permettait pas à ses paroles de passer le bord de ses lèvres. En voyant les larmes qui coulaient de ses yeux, et le trouble dont il était agité, moi, qui en savais la cause, je me mis à rire, laissant éclater ma joie, en même temps je saisis sa main que je couvris de baisers, remerciant Dieu de l'heureux succès de mon stratagème et de l'accomplissement de mes souhaits. Lorsqu'il vit ma joie et mon contentement, il comprit que je l'avais trompé dès le principe, et sa peine et son dépit s'en augmentèrent encore.

104 4. Quand il se fut un peu remis du trouble qui agitait son âme:

Si mon intérêt, dit-il, est pour toi si peu de chose; si, pour un motif que j'ignore, tu ne tiens de moi nul compte, au moins devrais-tu songer à ta propre réputation. Tu as mis en mouvement toutes les langues: on dit que c'est l'amour de la vaine gloire qui t'a fait refuser cette dignité sainte, et personne n'essaie de te justifier. Pour moi, je n'ose plus me montrer en public, tant il y a de gens qui m'abordent chaque fois pour m'adresser leurs reproches. Dès que je parais quelque part dans la ville, il n'en est pas un de ceux qui sont liés avec nous, qui ne me prenne à part, et ne rejette sur moi la plus grande partie de la faute. Puisque tu (567) connaisais ses intentions, me disent-ils, car il n'avait rien de caché pour toi, il ne fallait pas les tenir secrètes, mais nous les communiquer, et nous n'aurions pas été embarrassés pour trouver un moyen de le prendre dans nos filets. Et moi, j'ai honte, je rougis de dire devant eux que j'ignorais complètement ce que tu méditais depuis longtemps déjà: ils pourraient croire que notre amitié n'était qu'une comédie. Elle a beau n'être que cela, (comme elle n'est que cela en effet, et tu ne saurais dire le contraire après la conduite que tu as tenue envers moi), il est cependant convenable de cacher nos misères aux étrangers, surtout quand ils ont de nous une assez bonne opinion. Je n'ose donc dire devant eux ce qu'il en est, et comment nous sommes entre nous. Ainsi je suis obligé de me taire, de baisser les yeux, d'éviter ceux que je vois venir, de m'esquiver. Mais ce premier reproche évité m'en attire nécessairement un autre, celui de dissimulation. Car, on ne voudra jamais s'arrêter à l'idée que tu as mis Basile au nombre de ceux qu'il ne convenait pas de prendre pour confidents de tes pensées.

Mais cela te fait trop plaisir, pour que je m'en afflige beaucoup. Ce n'est pas tout, il me reste beaucoup de choses à dire dont je ne sais comment nous supporterons la honte. Tout le monde t'accuse, ceux-ci d'arrogance, ceux-là de vanité. Les moins modérés vont jusqu'à nous faire à tous les deux ce double reproche: ils ne ménagent pas l'injure même à ceux qui nous ont appelés à cet honneur. Les électeurs ont bien mérité, disent-ils, ce qui leur est arrivé; eussent-ils même essuyé un plus grave affront, il ne faudrait pas les plaindre: eux qui, laissant de côté tant d'hommes mûrs et de mérite, sont allés prendre des enfants, hier et avant-hier encore plongés dans les vanités du siècle, pour les élever tout à coup à une dignité telle qu'ils ne s'y seraient pas attendus même en songe, et cela parce qu'on les a vus un moment froncer le sourcil, s'envelopper de manteaux noirs, prendre des airs de modestie affectée. Ainsi des vieillards, dont la vie tout entière s'est consumée dans les exercices de la vie religieuse, sont gouvernés, et qui est-ce qui gouverne? leurs enfants, qui n'ont pas même entendu parler des règles qu'il faut suivre dans le gouvernement.

Tels et plus graves encore sont les reproches dont nous sommes assaillis sans relâche. A cela que répondre? pour ma part je ne le sais pas, et je te prie de me le dire. Car enfin cette fuite, tu ne t'y es pas résolu sans réflexion et en étourdi.; avant de te risquer à offenser gravement de si hauts personnages, tu as dû réfléchir et délibérer; je suppose donc que tu n'es pas embarrassé de te justifier. Parle, je t'en prie, situ as quelque bonne excuse capable de fermer la bouche à tes accusateurs. Pour les torts que tu as eus envers moi, je t'en tiens quitte, je ne me plains pas d'avoir été trompé, trahi, exploité par toi. Moi, j'avais pour ainsi dire déposé mon âme dans tes mains; et toi, tu as usé de ruse comme s'il s'était agi de te prémunir contre un ennemi. Si le sacerdoce te paraissait une bonne chose, tu devais en accepter les avantages; si au contraire tu le jugeais nuisible, il fallait me préserver du préjudice, moi qui tenais, disais-tu, la première place dans ton coeur. Mais au contraire tu as tout fait pour que je tombasse dans le piége. Il t'a sans doute fallu beaucoup de ruse et de dissimulation vis-à-vis d'un homme qui fut toujours simple, sans détour pour toi dans ses paroles comme dans ses actions.

Mais encore une fois, je ne te fais pas un crime de tout cela maintenant, je ne te reproche pas l'isolement où tu m'as placé en brisant le cours de ces entretiens d'où nous retirions autant d'avantage que de plaisir. Je mets tout cela de côté: je souffre, je me tais, je me résigne doucement; non pas qu'il y ait rien de doux en tes injustes procédés, mais c'est qu'à partir du jour où se formèrent les noeuds de notre amitié, je me suis imposé la loi, si tu venais à me causer volontairement de la peine, de ne jamais te mettre dans la nécessité de donner aucune explication quelconque. Le mal que tu nous as fait n'est pas peu de chose, tu le sais bien, et pour l'apprécier tu n'as qu'à te rappeler ce que les étrangers disaient de nous, et ce que nous en disions nous-mêmes; de grands avantages devaient résulter pour nous de notre concorde: notre mutuelle amitié serait pour l'un et pour l'autre une sauvegarde; et, de l'avis de tous, l'utilité en rejaillirait même sur beaucoup d'autres. Pour moi, je n'ai jamais prétendu que je pour-rais, en ce qui me concerne, être de quelque utilité à personne; mais je me disais que nous en retirerions du moins l'avantage assez grand déjà, d'être invincibles, si quelqu'un s'avisait de nous attaquer. (568)

Voici les observations que je te faisais continuellement: les temps sont difficiles, les tendeurs d'embûches nombreux, la vraie charité est morte; le fléau de l'envie a pris sa place; nous marchons au milieu des pièges, et nous nous promenons sur les crénaux de la ville. Des gens tout prêts à se réjouir de nos disgrâces, s'il nous en arrivait, vous en verriez surgir une multitude de tous côtés, mais pour nous plaindre il ne se trouvera personne, ou du moins un nombre si petit, qu'il sera trop facile à compter. Gardons-nous, en nous séparant, d'encourir la risée publique, ou quelque dommage encore plus grave. Un frère soutenu par son frère est comme une ville forte, une capitale munie de barres de fer. (
Pr 18,19). Ah! ne dissous pas une union si utile, ne brise pas les barres de fer de notre forteresse.

Je ne me lassais pas de te répéter ces choses et bien d'autres encore. Certes je ne soupçonnais rien de tel, je te croyais au contraire dans les dispositions les plus saines à mon égard; malgré la bonne santé que je te supposais, je voulais te soigner encore par surcroît, et à mon insu il s'est trouvé que c'était un malade, la suite l'a fait voir, à qui j'appliquais mes remèdes. Par malheur je n'y ai rien gagné, et mon excessive précaution a été en pure perte. Tu as tout rejeté, tu n'as rien reçu dans ton esprit, et moi tu m'as lancé comme un navire sans lest sur une mer immense, sans avoir égard à la fureur des vagues, qu'il me faut maintenant soutenir seul. Quand la calomnie, la raillerie, quelqu'autre insulte ou la persécution viendront fondre sur moi, accidents trop fréquents dans la vie, à qui donc aurai-je recours? A qui ferai-je part de mes découragements? Qui voudra me prêter secours? Qui arrêtera les auteurs de mes peines et fera cesser leurs vexations? Qui est-ce qui me consolera et m'apprendra à souffrir les, mépris des autres hommes? Je ne vois personne depuis que tu m'as quitté, toi .qui es maintenant si loin du champ de bataille où je vais lutter, que tu ne pourras pas même entendre mes cris. Comprends-tu maintenant tout le mal que tu m'as fait? Reconnais-tu au moins, après m'avoir frappé, combien est mortelle la blessure que j'ai reçue? Mais n'en parlons plus. Le mal qui est fait ne peut pas se réparer: comment trouver une issue dans un défilé qui n'en a pas? Seulement que dirons-nous aux étrangers? Que répondrons-nous à leurs accusations?

105 5. Rassure-toi, lui dis-je. Je suis prêt à répondre sur les choses pour lesquelles tu me sollicites de le faire; celles mêmes dont tu veux bien me faire grâce, je tâcherai encore de t'en rendre raison, autant du moins que j'en suis capable: et si tu le permets, c'est par ces dernières que je commencerai ma justification. En effet, je serais par trop absurde et ingrat, si je n'avais souci que des étrangers, si je me préoccupais uniquement de mettre un terme à leurs propos malveillants, dans une question qui intéresse le meilleur de mes amis, un homme qui pousse la délicatesse à mon égard, jusqu'au point de ne vouloir pas me reprocher les torts dont il me croit coupable envers lui, un homme qui s'oublie lui-même pour ne songer qu'à moi; quand il s'agit d'un tel homme, si je m'étais mis dans le cas de ne pouvoir lui persuader que je ne l'ai pas offensé, l'indifférence dont je me serais rendu coupable serait bien plus grande encore que le zèle qu'il m'a témoigné.

Quel est donc le tort que je t'ai fait? puisque c'est par là que j'ai résolu d'aborder ma justification. Je t'ai fait tomber dans un piége, je t'ai caché ma pensée; mais c'est pour le plus grand avantage et de celui que j'ai trompé et de ceux à qui je l'ai livré en le trompant. Si la ruse est toujours et nécessairement un mal, s'il n'est jamais permis d'en user même pour procurer un bien, je suis prêt à subir la peine que tu voudras m'infliger; ou plutôt, comme il t'en coûterait trop de prononcer la sentence, je consens à me punir moi-même, comme le feraient les tribunaux à l'égard de coupables convaincus juridiquement. Mais s'il y a des artifices innocents, si la ruse est une chose qui devient bonne ou mauvaise selon l'intention de ceux qui en usent, il ne suffit pas de te plaindre d'avoir été trompé il faut encore montrer que la supercherie a été ourdie dans un but mauvais; si cela n'est pas, loin de me blâmer, il conviendrait de m'applaudir; le bon sens et l'équité le demanderaient. Tel est même l'avantage de la ruse employée à propos et avec une intention droite, que maintes personnes ont été punies pour n'avoir pas su tromper. Si tu veux examiner la vie des grands capitaines de tous les temps, tu verras que la plupart de leurs trophées sont des fruits de la ruse, et qu'ils ont acquis par ce moyen plus de gloire que ceux (569) qui ont triomphé à force ouverte. Ceux-ci achètent leurs succès à la guerre par de plus grands sacrifices et d'hommes et d'argent. Ce sont des victoires qui ne procurent aucun avantage à ceux qui les gagnent, des victoires non moins funestes aux vainqueurs qu'aux vaincus, par la perte des soldats et l'épuisement du trésor. Ajoutons que la gloire ne reste pas tout entière aux vainqueurs. Une bonne part en revient à ceux qui sont tombés, car vainqueurs par l'âme ils n'ont succombé que par le corps, et si, quoique blessés, ils avaient pu rester debout, si la mort n'était pas venue les arrêter, ils n'auraient pas moins que les autres fait preuve de valeur. Mais celui qui sait vaincre par la ruse, couvre encore l'ennemi de ridicule outre le mal qu'il lui fait. Ici les deux camps ne partagent plus comme là les éloges dus à la valeur; les lauriers gagnés par la prudence ne se divisent pas, le prix est tout entier aux vainqueurs, qui, avantage non moins grand, réservent à leur patrie une joie sans mélange. Il n'en est pas de la prudence de l'âme comme de l'argent et des hommes; ceux-ci, quand on en fait à la guerre un usage trop fréquent, se dépensent et s'épuisent; celle-là au contraire est d'une nature telle que plus on l'exerce plus elle s'accroît.

Non moins que la guerre, la paix montrerait le fréquent et nécessaire usage de la ruse pour les affaires tant publiques que privées. Le mari s'en sert utilement à l'égard de sa femme; la femme, à l'égard de son mari; le père, envers son fils; l'ami, envers son ami, et même les enfants, envers leurs pères. Ainsi la fille de Saül n'aurait pu tirer son mari des mains de Saül autrement qu'en trompant son père. Et le frère de celle-ci, voulant délivrer d'un nouveau péril celui qui devait déjà la vie à l'adresse de sa femme, se servit encore des mêmes armes.

Mais, dit alors Basile, rien ne se rapporte à moi dans tout ce que tu dis. Je ne suis pas un ennemi, je ne veux ni exercer d'hostilité ni faire aucune injustice, c'est le contraire: tes conseils ont toujours servi de règle à ma conduite, et j'ai toujours suivi la route que tu as voulu.

Mais, ô mon admirable et excellent ami! j'ai prévu l'objection, lorsque j'ai dit que ce n'était pas seulement dans la guerre et contre les ennemis, mais aussi dans la paix et envers les meilleurs amis, qu'il était quelquefois bon et honnête d'employer la ruse. Pour te convaincre que ce moyen est avantageux à ceux qui sont trompés, non moins qu'à ceux qui trompent, adresse-toi à un médecin, et demande-lui comment ceux de sa profession guérissent les malades; il t'apprendra que l'art n'est pas leur unique ressource, que la ruse aussi leur vient parfois en aide, et qu'ils rendent souvent la santé aux malades en mêlant la ruse à l'art. Quelquefois la mauvaise humeur du malade, ou la ténacité du mal lui-même, en résistant à tous les efforts des médecins, les oblige à prendre le masque de la ruse, afin de pouvoir, comme sur la scène, déguiser la réalité des choses. Permets-moi de te raconter une des nombreuses supercheries dont j'ai appris que les médecins font usage.

Un homme fut un jour attaqué subitement d'une fièvre violente, dont l'ardeur redoublait d'heure en heure: le malade rejetait tout ce qui aurait pu éteindre ce feu; il désirait boire du vin pur, il en demandait instamment à tous ceux qui entraient près de lui: il en voulait beaucoup afin d'assouvir cette soif mortelle. On n'aurait pas manqué de surexciter la fièvre, et de jeter le malheureux dans le délire, si l'on avait eu pour lui cette lâche complaisance. Ici l'art ne pouvait rien, il était à bout de ressources, il était exclu nettement; alors la ruse vint montrer son pouvoir, comme tu vas l'entendre. Le médecin prend un vase de terre que l'on venait de retirer du four, le met tremper tout entier dans le vin, ensuite l'ayant retiré vide, il le remplit d'eau. En même temps, au moyen de plusieurs rideaux il fait tenir dans l'obscurité la chambre où couchait le malade, de peur que le jour ne découvrît la fraude; ensuite il lui donne à boire le vase comme s'il était rempli de vin pur. Avant même de le prendre dans ses mains, le malade est prévenu et trompé par l'odeur; il n'a pas la patience de faire attention à ce qu'on lui donne; mais se fiant à l'odeur, abusé par les ténèbres, pressé par son envie, il avale très-promptement; il s'abreuve largement, l'oppression se calme, et le voilà sauvé d'un danger imminent.

Vois-tu l'avantage de la ruse? Si l'on voulait énumérer tous les artifices des médecins, le détail en serait d'une longueur infinie. Ce n'est pas seulement dans le traitement des maladies du corps que l'on a recours à ces sortes d'artifices; dans celui des maladies de l'âme on en fait un usage journalier. C'est par là que (570) l'Apôtre réussissait à gagner les Juifs, à les attirer en si grand nombre à la foi chrétienne: c'est dans cet esprit qu'il soumit son disciple Timothée à la loi de la circoncision, lui qui écrivait aux Galates, que le Christ ne servirait de rien à ceux qui se feraient circoncire; c'est pourquoi il recevait en certaines circonstances le joug de la loi judaïque, lui qui estimait que la justice de cette loi était nuisible depuis la foi en Jésus-Christ.

Grande est certainement la puissance de la ruse, seulement n'en usons pas avec des intentions mauvaises: ou plutôt elle ne doit plus porter ce nom, quand on s'en sert pour le bien; ce n'est plus alors qu'une certaine conduite, une sagesse utile, un art ingénieux de se frayer une route là où il n'y en a point, et de redresser les erreurs des âmes. Jamais je n'appellerai assassin Phinées tuant d'un seul coup deux coupables, ni Elie châtiant les cent soldats avec leurs chefs, ou faisant couler des torrents de sang par le massacre des sacrificateurs des démons. Celui qui examinerait ces actions en elles-mêmes sans tenir compte de l'intention des personnes, devrait aussi, s'il était conséquent, accuser Abraham de parricide, accuser son petit-fils et un de ses descendants d'injustice et de vol, parce que Jacob obtint par surprise le droit d'aînesse, et que Moïse fit transporter les richesses des Egyptiens dans le camp des Hébreux.

Mais non, cela ne peut être ainsi, loin de nous tant d'audace. Nous faisons mieux que d'absoudre leur conduite, nous l'admirons. N'ont-ils pas obtenu l'approbation de Dieu même? Celui-là mérite le nom de trompeur, qui fait servir la ruse à l'injustice, mais non celui qui en use avec une intention pure. Il est souvent nécessaire de tromper, c'est un art qui a ses avantages parfois très-grands. Il est des cas où celui qui voudrait marcher par le droit chemin, nuirait très-fort à ceux qu'il n'aurait pas su tromper. (571)



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LIVRE DEUXIÈME

ANALYSE


Le sacerdoce est la plus grande preuve d'amour que l'on puisse donner à Jésus-Christ. - Avantage du sacerdoce. - Le sang de Jésus-Christ est le prix des âmes. - Amour de Jésus-Christ pour son Eglise. - Les devoirs du sacerdoce sont plus grands que ceux de tout autre état. - Il y en a peu qui en sont dignes. - Le prêtre a une responsabilité. - Les ennemis du troupeau du Seigneur. - La guérison des âmes est plus difficile des brebis. - La cause et l'existence même des maladies de l'âme que celle sont difficiles à connaître. - Nul autre remède que la persuasion. - Le sacerdoce demande une âme supérieure. - Combien la prudence est nécessaire au prêtre. - Le sacerdoce est une fonction pleine de difficultés et de périls. - Nécessité de connaître parfaitement le candidat. - Excellence de la charité. - Eloge de Basile. - Sa charité. - Pourquoi Chrysostome a refusé l'épiscopat. - Son refus, loin d'être une offense pour les électeurs, les a mis à l'abri d'une foule d'accusations qu'on n'aurait pas manqué de lancer contre eux.


201 1. Que l'on peut se servir de la ruse pour le bien, ou plutôt qu'ainsi employée elle mérite moins ce nom que celui de conduite ingénieuse, on pourrait assurément le montrer plus longuement; mais comme ce qui a été dit le montre d'une manière suffisante, il deviendrait fatigant, ennuyeux d'ajouter au discours des développements superflus. Ce serait maintenant à toi de prouver que ce n'a pas été pour ton avantage que j'ai suivi cette conduite à ton égard.

Basile répondit: Et quel avantage ai-je donc retiré de cette ingénieuse adresse, de cette prudence, comme il te plaira de l'appeler; dis-le moi, afin que je demeure persuadé que tu ne m'as pas trompé.

CHRYSOSTOME. - Et quel plus grand avantage, lui dis-je, que d'exercer un ministère que Notre-Seigneur Jésus-Christ a déclaré être une preuve de notre amour pour lui? Car s'adressant au prince des apôtres: Pierre, lui dit-il, m'aimes-tu? Et Pierre ayant répondu: Oui, Seigneur, il ajouta: Si tu m'aimes, pais mes brebis. (
Jn 21,15).

Lorsque le Maître demande au disciple s'il l'aime, ce n'est pas pour le savoir, lui qui connaît le fond des coeurs; c'est afin de nous apprendre combien il s'intéresse à la conduite de son troupeau. Cela est évident et entraîne une conséquence qui ne l'est pas moins, savoir: qu'une grande et ineffable récompense attend celui qui exerce une fonction que Jésus-Christ tient en si haute estime. Par le zèle que notre domestique apporte à soigner le bétail qui lui est confié, nous jugeons de l'attachement qu'il a pour nous, quoiqu'il ne s'agisse que d'animaux qui s'achètent à prix d'argent; quelle récompense, à plus forte raison, le Sauveur des âmes ne réserve-t-il pas à celui qui gouverne le troupeau racheté par lui, non par argent ni autre chose semblable, mais par sa propre mort et par l'effusion de son sang?

L'Apôtre répond: Seigneur, vous savez que je vous aime, prenant pour témoin de son amour celui même qui en était l'objet; mais Jésus-Christ ne s'en tient pas là, il demande des preuves d'amour. C'est qu'en effet son désir était moins de faire voir combien Pierre l'aimait, puisque Pierre avait déjà donné plusieurs marques non équivoques de ses sentiments, que de nous montrer combien il aime lui-même son Eglise; il voulait donner à saint Pierre et à nous cet enseignement, afin que nous ayons nous-mêmes un grand zèle pour ses intérêts. Pourquoi Dieu n'a-t-il pas épargné son Fils unique? Pourquoi l'a-t-il livré, ce cher et unique objet de sa tendresse? Pour se réconcilier les hommes devenus ses ennemis, et pour se faire (573) un peuple particulier. Et ce Fils lui-même, pourquoi a-t-il versé jusqu'à la dernière goutte de son sang? si ce n'est pour racheter les brebis qu'il a remises aux mains de Pierre et de ses successeurs. Jésus-Christ disait encore: Quel est le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi pour gouverner sa maison? (Mt 24,45) Voilà encore des paroles qui ont l'apparence du doute; mais celui qui les prononçait ne doutait pas davantage en les prononçant, que lorsqu'il demandait à Pierre s'il l'aimait, moins pour s'assurer de son amour que pour montrer la grandeur du sien. De même ici quand il demande: Quel est le serviteur fidèle et prudent? Jésus-Christ le connaît assez: seulement il veut nous montrer la rareté de tels serviteurs et la grandeur de leur ministère. Qu'on en juge par la grandeur de la récompense qu'il leur destine: Je vous dis en vérité qu'il l'établira sur tous ses biens. (Mt 24,47)

202 2. Soutiendras-tu maintenant que ce n'est pas pour ton bien que je t'ai trompé? Toi qui vas être préposé au gouvernement des biens de Dieu, charge qui a valu à saint Pierre sa puissance et sa haute prééminence sur le reste des apôtres, selon cette parole: Pierre, dit le Seigneur, m'aimes-tu plus que ceux-ci? pais mes brebis. (Jn 21,15) Il aurait pu dire: situ m'aimes, jeûne, couche sur la dure, veille sans cesse, protége les opprimés, sois le père des orphelins, le défenseur de la veuve; mais non: laissant là toutes ces oeuvres, que dit-il? Pais mes brebis.

Ces sortes de bonnes oeuvres, la plupart des simples fidèles peuvent les pratiquer, les femmes aussi bien que les hommes; mais d'aussi importantes fonctions que le gouvernement d'une Eglise, et la direction d'un si grand nombre d'âmes, non-seulement les femmes en sont exclues, mais très-peu d'hommes en sont dignes. Qu'on présente ceux que la supériorité du mérite distingue entre tous les autres, ceux qui par la vertu de leur âme surpassent leurs frères autant que Saül surpassait les Hébreux par sa haute taille, ce n'est même pas assez, à beaucoup près. Surpasser les autres hommes de toute la tête n'est pas une mesure qui puisse convenir ici: qu'entre le pasteur et les brebis de Jésus-Christ, il y ait toute la distance qui sépare les hommes raisonnables des animaux privés de raison, c'est encore trop peu dire, eu égard à la grandeur des intérêts qui sont en jeu, et au péril de la situation. Le berger qui perd des brebis, soit que les loups les aient emportées, soit que les voleurs les aient dérobées, soit qu'elles aient péri par la contagion ou par quelque autre accident, trouvera peut-être grâce auprès du propriétaire du troupeau, et si l'on veut le traiter avec rigueur, il en sera quitte pour payer le dommage; mais que celui à qui le soin des hommes, ce troupeau raisonnable de Jésus-Christ, a été confié, en laisse perdre quelqu'un, ce ne sera pas son bien, mais son âme qui en répondra. Ajoutez que le combat à soutenir est bien autrement sérieux et difficile. Ici ce ne sont ni des loups à repousser, ni des voleurs à redouter, ni les atteintes d'un mal contagieux à prévenir. Avec quels ennemis le ministre de Jésus-Christ est-il en guerre? contre qui lui faut-il combattre? Ecoutons l'Apôtre qui nous les dénonce: Nous n'avons pas à combattre seulement contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les puissances, contre le Prince de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l'air. (Ep 6,12)

La vois-tu, cette multitude terrible d'ennemis implacables, ces affreuses phalanges non bardées de fer, mais trouvant dans leur nature de quoi s'armer de toutes pièces?

Veux-tu voir une autre armée non moins cruelle et barbare, toujours en embuscade pour surprendre le troupeau? tu l'apercevras du même point de vue, je veux dire que le même apôtre qui nous a mis en garde contre les premiers ennemis, nous dénonce encore ceux-ci: On connaît, dit-il, les oeuvres de la chair, qui sont la fornication, l'adultère, l'impureté, l'impudicité, l'idolâtrie, les empoisonnements, les haines, les querelles, les jalousies, les colères, les cabales, les médisances, les murmures, les enflures de coeur, les révoltes (Ga 5,19), et beaucoup d'autres que l'Apôtre n'a pas énumérés, nous laissant à juger des autres par ceux-ci. Quand il s'agit de brebis proprement dites, ceux qui en veulent au troupeau voient-ils le gardien prendre la fuite; ils ne s'occupent nullement de lui et se contentent de ravir les brebis; mais ici, que les malfaiteurs soient venus à bout de s'emparer de tout le troupeau, loin de laisser le pasteur en repos, il l'assaillent avec encore plus d'acharnement et d'audace, et ne quittent le combat que victorieux ou vaincus. J'ajouterai que les maladies des animaux sont faciles à (574) reconnaître, comme la faim, la contagion, les blessures ou toute autre cause de souffrance, grand avantage pour le traitement et la guérison des malades. En voici un autre encore plus grand et plus efficace pour le prompt rétablissement de la santé: les bergers ont le pouvoir de forcer les brebis à endurer le traitement, lorsqu'elles ne l'endurent pas de bon gré; rien de plus facile que de les lier, lorsqu'il faut brûler ou couper; que de les garder longtemps enfermées, lorsque cela est utile; que de changer leur nourriture, que de les éloigner des cours d'eau; enfin, tous les autres remèdes qu'on pense devoir contribuer à la santé des troupeaux, sont de la plus facile application.

203 3. Il n'en est pas de même des maladies des hommes; d'abord il n'est pas aisé de les apercevoir; il n'y a que l'esprit de l'homme qui sache ce qui est dans l'homme. (1Co 2,11)

Comment appliquer un remède pour une maladie dont on ignore l'espèce, dont l'existence même n'est pas toujours facile à constater, et qui, lorsqu'elle s'est manifestée clairement, n'en est que plus difficile à guérir? Car on ne peut pas traiter tous les hommes avec la même facilité que le berger traite ses brebis. Le traitement des âmes exige lui aussi qu'on lie, qu'on prive de nourriture, qu'on brûle et qu'on coupe. Par malheur l'application du remède dépend du malade et non du médecin. L'admirable saint Paul le savait bien; et c'est pour cela qu'il écrivait aux Corinthiens: Nous ne prétendons pas dominer sur votre foi; nous ne faisons que coopérer à votre joie. (2Co 1,23) La chose la moins permise aux chrétiens, est de corriger par la violence les fautes des pécheurs. Dans la jurisprudence humaine, qu'un malfaiteur tombe sous la main de la justice, le magistrat, déployant le pouvoir étendu dont il est investi, sait bien l'empêcher, bon gré mal gré, de vivre à sa fantaisie. Mais nous, nous n'avons, pour rendre les hommes meilleurs, d'autre ressource que la persuasion, jamais la contrainte. Les lois ne nous donnent pas le pouvoir de contraindre ceux qui pèchent, et quand elles nous l'accorderaient, nous ne pourrions pas en faire usage, puisque le Seigneur n'a de couronnes que pour ceux qui s'abstiennent du mal par une volonté libre et non malgré eux. Une grande habileté est donc nécessaire pour obtenir, par la seule persuasion, que les malades se soumettent volontiers au traitement des prêtres et que même ils leur en sachent gré. Si le malade qu'on a lié se débat, et, comme il en est le maître, rompt ses liens, il ne le fait pas sans aggraver son mal; s'il fait dévier le fer de la parole divine, une nouvelle blessure est la conséquence de son mauvais vouloir; et l'occasion d'une cure devient la cause d'une maladie plus grave. Car il n'y a personne au monde qui puisse guérir celui qui ne veut pas l'être.

204 4. Que faire donc? Si tu uses de trop d'indulgence là où il faudrait une grande sévérité, et que tu aies peur d'enfoncer le fer dans la plaie qui demande une profonde incision, tu ne traites le mal qu'à demi; mais aussi que tu coupes sans ménagement parce que l'opération est nécessaire, il peut arriver que le malade rebuté par la violence de la douleur perde patience, qu'il rejette brusquement remèdes et appareils, enfin qu'il aille se jeter dans quelque précipice, après avoir brisé le joug et rompu les liens.

J'en pourrais citer beaucoup qui se sont portés aux plus fâcheuses extrémités parce qu'on voulait les soumettre à toute la rigueur des peines que méritaient leurs péchés. Il ne faut pas toujours exiger dans le châtiment une mesure proportionnée à la faute; mais après un mûr examen, s'assurer des dispositions de celui par qui elle a été commise, de peur qu'en voulant réunir ce qui est déchiré tu ne fasses une rupture pire que la première, et qu'avec l'intention louable de relever ce qui est à terre, tu ne le précipites encore plus bas. Les âmes faibles et languissantes, plus particulièrement celles qui sont enlacées dans les plaisirs du siècle, celles que l'orgueil de la naissance ou du pouvoir entretient dans une humeur altière, pourraient, ménagées avec douceur et ramenées peu à peu à faire quelque pieux retour sur elles-mêmes, se corriger sinon totalement du moins en partie, et se dégager ainsi de cette chaîne de maux qui les enveloppe. Vouloir les soumettre brusquement à une discipline sévère, ce serait les priver de ce commencement de conversion. L'âme qu'on a une fois forcée de braver la honte, tombe bientôt dans l'insensibilité; plus de pathétiques exhortations qui la touchent, plus de menaces qui l'ébranlent, plus de bienfaits qui l'attendrissent. Son état est pire que celui de -cette cité que le Prophète maudissait en disant:


Tu t'es fait un front de prostituée, tu regardes effrontément tout le monde. (
Jr 3,8)

Cela étant, quelle prudence ne faut-il pas au (575) pasteur, et aussi quelle clairvoyance pour sonder une âme en tous sens et discerner son état. S'il en est qui se retranchent obstinément dans un désespoir furieux et perdent toute confiance de se sauver à cause de l'amertume des remèdes qu'ils ne peuvent souffrir; il en est aussi, qui, parce qu'on n'a pas exigé d'eux une satisfaction eu rapport avec leurs fautes, se laissent aller au relâchement, deviennent beaucoup plus mauvais, et s'enhardissent à pécher toujours plus gravement.

De tout cela, le prêtre ne doit rien laisser inexploré; il faut qu'il recherche tout exactement, et qu'il applique en conséquence le remède dont il dispose, s'il ne veut pas perdre le fruit de ses peines.

Ce n'est pas tout; il faut encore réunir au corps de l'Eglise les membres qui en sont séparés, et que de soins et de peines ne doit-il pas prendre pour cela! Le pasteur de brebis a son troupeau qui le suit partout où il le guide; que des brebis s'écartent du droit chemin, et que, quittant le bon pâturage elles s'en aillent brouter en des endroits stériles et escarpés; il suffit d'un cri plus fort pour ramener et réunir au troupeau la portion qui s'en était séparée: mais cet homme qui a quitté le droit chemin de la foi, qu'il faut de soins au pasteur pour le ramener! que de persévérance! que de patience! Il ne faut pas songer à l'entraîner par la force, à le contraindre par la peur. La persuasion seule peut le ramener à la vérité qu'il a quittée d'abord. Il faut donc au pasteur une âme généreuse qui ne défaille jamais à la peine, qui jamais ne désespère du salut des égarés, qui ne se lasse jamais de penser et de dire: Peut-être que Dieu leur fera connaître un jour la vérité, et les délivrera des filets du démon. (2Tm 11,25) C'est pourquoi le Seigneur parlant à ses disciples leur dit: Quel est le serviteur prudent et fidèle? (Mt 24,43) Qui ne travaille qu'à sa propre perfection ne sert que lui seul. Mais le bien du ministère pastoral s'étend à tout le peuple. Quelqu'un distribue de l'argent aux pauvres, ou bien il vient en aide d'une manière quelconque aux opprimés; c'est là sans doute se rendre utile au prochain; mais il y a entre ce genre de service et ceux qu'il faut attendre du prêtre, autant de différence qu'il en existe entre le corps et l'âme. C'est la raison pour laquelle le divin Maître disait que les soins donnés à son troupeau sont une marque de l'amour qu'on lui porte à lui-même?

BASILE. Tu n'aimes donc pas Jésus-Christ.

CHRYSOSTOME. Si, je l'aime, et je ne cesserai jamais de l'aimer, mais j'ai peur d'offenser celui que j'aime.

BASILE. Voilà une énigme à laquelle je n'entends rien. Jésus-Christ, dis-tu, commande à celui qui l'aime de paître ses brebis; foi, tu refuses de le faire, et pour t'en dispenser tu allègues l'amour que tu portes à Jésus-Christ?

CHRYSOSTOME. Il n'y a pas d'énigme dans mes paroles, elles sont très-claires et très-simples. Sans doute, si j'étais capable d'administrer cette charge comme le veut Jésus-Christ, et que je refusasse de le faire, on devrait se demander ce que signifie mon langage. Mais puisque la faiblesse de mon âme me rend tout à fait inapte à cette administration, qu'y a-t-il d'inexplicable dans ce que je dis? Oui, ce troupeau bien-aimé du Christ, je craindrais, après l'avoir reçu florissant et bien nourri, de le laisser dépérir par mon incurie, et d'irriter ainsi contre moi le Dieu qui l'a aimé jusqu'à se livrer lui-même pour son salut et sa rédemption.

BASILE. Tu plaisantes en parlant de la sorte. Car, si tu parlais sérieusement, je ne vois pas comment tu pourrais mieux prouver que j'ai raison de me plaindre, tout en cherchant à calmer mon chagrin. Je savais bien déjà que tu m'avais trompé, trahi; mais la justification que tu as entrepris de faire de ta conduite me l'apprend bien mieux encore, et je comprends parfaitement toute la gravité de la situation où tu m'as engagé. Si tu t'es dérobé à ce grand ministère, bien convaincu que les forces de ton âme ne suffisaient pas pour une si lourde charge, c'était moi qu'il fallait premièrement en éloigner, quand même j'aurais eu le plus grand désir d'y arriver et sans attendre que ma confiance t'eût laissé arbitre de mes intérêts. Mais tu n'as pensé qu'à toi seul; pour moi, tu m'as oublié. Que dis-je? plût à Dieu que tu m'eusses oublié: ce serait à souhaiter; mais tu as toi-même tendu le piége qui m'a fait tomber dans les mains de ceux qui cherchaient à me prendre. Tu n'as pas même la ressource de dire que la voix publique t'a trompé; que c'est elle qui t'a induit à soupçonner en moi quelque grand et rare mérite. Il s'en faut bien que je sois du nombre de ces hommes qui excitent l'admiration et attirent les regards du monde! Et quand on se serait livré à quelque semblable illusion en ma faveur, c'était à toi à faire plus de cas (576) de la vérité, que de l'opinion de la multitude. A la bonne heure, si nos rapports habituels ne t'avaient mis à même de me connaître, tu pourrais dire avec un semblant de raison, qu'en me donnant ton suffrage, tu n'as fait que céder à l'entraînement populaire. Mais s'il n'est personne au monde qui me connaisse plus à fond, pas même ceux à qui je dois le jour et l'éducation, quel discours assez persuasif trouveras-tu pour faire croire à tous ceux qui t'entendront que c'est bien malgré toi que tu m'as poussé dans cette situation périlleuse? Mais brisons là-dessus: je ne te ferai pas de procès pour cela: dis-moi seulement ce que nous pourrons répondre à ceux qui nous accusent tous deux.

CHRYSOSTOME. Je ne m'engagerai pas dans cette question, que je n'aie réfuté pleinement les reproches que tu me fais pour ton propre compte, quand tu me répéterais mille fois que tu me pardonnes. Tu disais tout à l'heure que l'ignorance me ferait trouver moins coupable, que je cesserais même de le paraître, si, te connaissant moins, je t'avais engagé dans la carrière où tu es; au lieu que, t'ayant livré non par ignorance, mais avec une parfaite connaissance de ce qui te concerne, toute excuse raisonnable, toute justification légitime m'est enlevée. Eh bien! moi je dis tout le contraire. Je soutiens que dans une matière aussi grave l'examen ne saurait être trop sérieux: que celui qui veut élever un sujet au sacerdoce ne doit pas s'en rapporter uniquement à la voix publique, mais que, non content de la consulter, il doit encore, il doit, avant tout et par-dessus tout, avoir sondé lui-même les dispositions du candidat. Quand l'Apôtre écrit à Timothée: Il faut encore qu'il ait bon témoignage de ceux qui sont hors de l'Eglise (1Tm 3,7), il n'entend pas exclure la nécessité d'un examen sévère et rigoureux, et ne donne pas la réputation comme une marque décisive dans l'épreuve qu'il s'agit de faire. Car après avoir énuméré beaucoup d'autres conditions, il ajoute la bonne renommée en dernier lieu, pour montrer non qu'elle doit être considérée seule dans les élections, mais qu'elle ne doit venir qu'après les autres, rien n'étant plus ordinaire que les erreurs de la multitude à cet égard. Quand cet examen scrupuleux a eu lieu préalablement, c'est alors que l'on peut sans danger se fier au suffrage public. C'est pourquoi l'Apôtre fait suivre les autres conditions de l'assentiment des gens du dehors. Car prenons-y garde, il ne dit pas simplement que le sujet doit avoir un bon témoignage, mais il ajoute le mot encore, pour montrer qu'il faut, avant de consulter la renommée, soumettre le sujet à un sévère examen. Donc, puisque je te connaissais plus à fond, même que tes père et mère, comme tu en conviens, la justice exige que je sois renvoyé absous de toute accusation.

BASILE. C'est précisément ce qui te ferait condamner infailliblement, si l'on voulait t'accuser. Est-ce que tu ne te souviens plus d'une chose dont je t'ai parlé souvent, que les faits t'ont mieux apprise encore, je veux dire la faiblesse de mon caractère? Est-ce que tu n'avais pas coutume de me railler sur mon peu d'énergie, et sur la facilité avec laquelle les plus ordinaires difficultés me jettent dans l'abattement?

CHRYSOSTOME. Je me souviens bien de te l'avoir souvent entendu dire, et je ne saurais le ruer. Mais si je te raillais quelquefois, c'était en plaisantant et non sérieusement que je le faisais.

205
Mais, sans disputer sur ce point, ce que je demanderai à mon tour, c'est que, si je viens à parler de tes bonnes qualités, tu veuilles bien m'écouter avec une ingénuité égale à la mienne. Si, après cela, tu entreprends de me démentir, je ne t'épargnerai pas: mais je démontrerai que c'est la modestie qui te fait parler plutôt que la vérité, sans avoir besoin, pour confirmer mon dire, d'autres témoins que tes propres discours et tes propres actions. Avant tout je veux t'adresser une question: Sais-tu combien est grande la force de la charité? Jésus-Christ, laissant tous les prodiges que devaient opérer les apôtres, a dit: Le signe auquel les hommes reconnaîtront que vous êtes mes disciples, c'est que vous vous aimiez les uns les autres. (
Jn 13,35) Paul dit que la charité est la plénitude de la loi, que sans elle les dons de Dieu ne sont d'aucune utilité. Or, ce bien si excellent, ce caractère distinctif des disciples du Christ, ce don au-dessus de tous les dons, je l'ai vu fortement enraciné dans ton âme, y porter les fruits les plus abondants.

BASILE. Cette vertu me fut toujours très-chère, et je mets à la pratiquer tout le zèle dont je suis capable, j'en conviens moi-même mais, hélas! je n'ai pu seulement atteindre à la moitié de sa haute perfection: tu m'en seras témoin toi-même, si, toute complaisance à part, tu veux rendre hommage à la vérité.

206
CHRYSOSTOME. Je vais donc recourir aux (577) preuves: la menace que je t'ai faite, je vais l'exécuter, et prouver que tu tiens plus à être modeste que véridique. Je raconterai un fait récent, afin qu'on ne me soupçonne pas, comme on pourrait faire si j'en rappelais d'anciens, de vouloir envelopper la vérité dans les ombres d'un passé lointain. La vérité ne permet pas de rien ajouter à ce qui est, même dans l'intention d'être agréable.

Un de nos amis faussement accusé d'outrage et d'emportement courait un extrême danger:

alors, sans que personne t'eût impliqué dans l'accusation, sans être prié par personne, pas même par celui qui allait être victime de la calomnie, tu t'es jeté tête baissée au milieu des périls pour en tirer notre ami. Voilà ce qui s'est passé, et pour te convaincre par tes propres paroles, je te rappellerai celles que tu prononças dans cette occasion. Comme les uns n'approuvaient pas ce dévouement, et que les autres y applaudissaient et l'admiraient, tu répondis à ceux qui te blâmaient: Que voulez-vous que je fasse ! je n'ai pas appris â aimer autrement, que d'exposer ma vie, lorsqu'il le faut, pour sauver un ami en péril. Les paroles sont autres, mais la pensée est la même que celle de Jésus-Christ disant à ses disciples, pour leur marquer les limites de la parfaite charité:


Nul ne peut fournir une plus grande marque d'amour, que de donner sa vie pour ceux qu'il aime. (
Jn 15,13) Si c'est là l'extrême limite de la charité, tu y es arrivé, par tes actions comme par tes paroles; tu es monté jusqu'au faîte même: voilà le secret de la trahison dont tu te plains, de la fraude que j'ai ourdie contre toi. T'ai-je convaincu que ce n'est pas dans une mauvaise intention, ni pour te faire tomber dans aucun péril, mais par la certitude où j'étais de faire une chose utile, que je t'ai poussé dans la carrière sacerdotale?

BASILE. Mais t'imagines-tu que la force de la charité suffise pour corriger un peuple de ses vices?

CHRYSOSTOME. Assurément la charité pourrait en grande partie contribuer à cette oeuvre. Au surplus, si tu veux que je produise des preuves de ta prudence, j'aborderai ce point; et je montrerai que tu es encore plus prudent que charitable.

BASILE (saisi de honte à ce mot et rougissant) Encore une fois, laissons-là ce qui me concerne. Je voulais dès le commencement qu'il n'en fût pas question. As-tu quelque bonne réponse à faire aux étrangers qui nous censurent? C'est un point sur lequel je serai charmé de t'entendre. Laissons-là cette vaine escrime:

dis-moi ce que nous pourrons opposer pour notre défense, tant à ceux qui nous avaient fait l'honneur de penser à nous, qu'à ceux qui, pour aigrir le ressentiment de nos électeurs, affectent de répondre que nous leur avons manqué gravement.

207 7. CHRYSOSTOME. Soit: c'est aussi là que j'ai hâte d'en venir. Maintenant que ma cause est plaidée vis-à-vis de toi, je me tournerai sans difficulté vers cette autre partie de ma défense. Quelle est donc leur accusation? Quels sont leurs griefs? J'ai fait, disent-ils, une grave injure aux électeurs, en refusant l'honneur qu'ils m'offraient. A quoi je réponds d'abord que l'on ne doit pas craindre d'offenser les hommes, lorsque en déférant à leur volonté on se mettrait dans le cas d'offenser Dieu. Quant à ceux qu'une telle conduite fâcherait, j'ajouterai que leur mécontentement ne serait pas pour eux sans péril, ni même sans quelque grave dommage. Des personnes dévouées à Dieu, et ne voyant que lui seul, doivent, selon moi, être animées de sentiments de piété, qui les empêchent de regarder un pareil refus comme une injure qui leur serait faite, dussent-ils essuyer mille fois ces prétendus affronts. Jamais l'idée d'une pareille offense n'est même entrée dans mon esprit. En effet, si c'étaient l'orgueil, la vaine gloire qui m'eussent fait agir, comme l'on m'en accuse, à ce que tu dis, mes accusateurs devraient me mettre au rang des plus grands coupables, pour avoir méprisé des hommes respectables, considérables, et de plus mes bienfaiteurs. Si l'on est punissable de faire du mal à qui ne nous en fait pas, que sera-ce d'en faire à qui veut nous combler d'honneur? Car on ne saurait dire que ces hommes aient voulu se montrer reconnaissants de services, petits ou grands, qu'ils auraient reçus de moi. De quel châtiment ne serait pas digne celui qui rendrait le mal pour le bien? Si jamais pareille pensée n'est entrée dans mon esprit, si je me suis refusé à la charge pesance qu'on voulait m'imposer, par des motifs tout différents; pourquoi, au lieu de me pardonner et même de m'approuver, m'accuse-t-on d'avoir eu pitié de mon âme? Bien loin que je leur aie fait injure, je prétends au contraire leur avoir donné la plus grande marque de déférence en n'acceptant pas. Ne (578) t'étonne pas de cette proposition qui a l'air d'un paradoxe, car j'en donnerai bientôt la preuve: on n'aurait pas manqué, sinon tous du moins ceux qui trouvent plaisir à la médisance, de former toutes sortes de soupçons, de tenir toutes sortes de propos, tant sur le compte de l'élu que sur celui des électeurs; par exemple on eût dit: qu'ils ne regardent qu'à la richesse; qu'ils se laissent éblouir par l'éclat de la naissance; qu'ils ne nous avaient donné leurs suffrages qu'en échange de nos adulations. Je ne sais pas même si l'on n'en serait pas venu jusqu'à répandre le soupçon qu'ils se seraient laissé gagner par argent. Jésus-Christ, aurait-on ajouté, appelait à l'apostolat des pêcheurs, des faiseurs de tentes, des publicains; pour eux, ils repoussent ceux qui vivent de leur travail de chaque jour; mais cultiver les lettres profanes, vivre dans l'oisiveté, voilà des titres qui fixent leur choix et leur admiration. Comment, en effet, expliquer autrement l'exclusion donnée à cette foule de vieux serviteurs qui ont blanchi dans les travaux du ministère ecclésiastique, pour élever tout d'un coup aux premières dignités, qui? un jeune homme qui n'a jamais goûté de ces laborieuses occupations, et dont la vie s'est consumée tout entière dans la vaine étude des sciences profanes et séculières.

208
Voilà ce qu'on aurait pu dire et davantage encore, si j'avais accepté: mais maintenant, non; la malignité n'a plus la ressource d'un seul de ces prétextes; personne ne pourra nous accuser, ni moi, d'adulations, ni les électeurs, de vénalité, à moins de vouloir être visiblement fou. Un homme qui veut s'élever à quelque dignité par la flatterie ou par l'argent, ne s'enfuit pas: il n'abandonne pas la partie au moment d'obtenir ce qu'il a désiré. C'est à peu près comme si quelqu'un, après avoir beaucoup travaillé à la terre, pour faire rendre à ses sillons une riche récolte, et déborder à flots le vin pardessus ses pressoirs, le moment de la moisson ou de la vendange arrivé, laissait à d'autres ce qui lui a coûté tant de peine et d'argent. Tu vois que les médisants, malgré la fausseté de ce qu'ils auraient pu dire, n'auraient cependant pas manqué de prétextes pour accuser les évêques de consulter, en faisant l'élection, autre chose que la justice et la conscience. C'est moi qui ne leur ai pas laissé le droit d'ouvrir la bouche, de desserrer les dents.

Ce n'est là qu'une faible partie des calomnies auxquelles eux et moi nous aurions été en butte. Mais une fois entré en fonctions, quel débordement d'accusations sans cesse renaissantes, auxquelles il m'aurait été impossible de répondre, quand même toutes mes actions eussent été irréprochables! et, combien plus impossible encore, à cause des fautes nombreuses que mon inexpérience et ma jeunesse n'auraient pas manqué de me faire commettre! Aujourd'hui j'ai anéanti jusqu'au prétexte de telles accusations contre les évêques; en agissant autrement, je les aurais exposés à une tempête d'injures. C'est à de jeunes étourdis, aurait-on crié de toutes parts, qu'ils confient des fonctions aussi augustes, aussi redoutables. Ils ont perdu le troupeau du Seigneur: on ne voit plus que jeu et dérision dans les affaires de l'Eglise. Désormais, toute iniquité aura la bouche fermée. (
Ps 107,42).

Pour toi, tu n'as rien à craindre de semblable; tes oeuvres apprendront bientôt à ceux qui voudraient t'attaquer que l'on ne doit pas juger de la prudence d'un homme par le nombre des années, ni mesurer la maturité à la blancheur des cheveux; que ce n'est pas aux jeunes hommes, mais aux seuls néophytes, qu'il faut interdire l'entrée du sanctuaire, et qu'il y a entre l'un et l'autre une grande différence. (579)



Jean Chrysostome, Sacerdoce Liv.1