Chrysostome sur 1Co 2400

HOMÉLIE XXIV. (10,13-25) AUCUNE TENTATION NE VOUS A ENCORE ÉPROUVÉS, SI CE N'EST UNE TENTATION HUMAINE ;

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DIEU EST FIDÈLE, ET IL NE SOUFFRIRA PAS QUE VOUS SOYEZ TENTÉS AU-DELA DE VOS FORCES, MAIS IL VOUS FERA TIRER AVANTAGE DE LA TENTATION MÊME AFIN QUE VOUS PUISSIEZ PERSÉVÉRER. (
1Co 10,13-25)

ANALYSE.

1. Dieu ne nous envoie pas des tentations au-dessus de nos forces. — De l'Eucharistie.
2. De la communion avec Jésus-Christ. — Beau développement sur l'union de la société chrétienne en Jésus-Christ.
3. Sainteté, puissance du corps de Jésus-Christ; mouvement chaleureux d'éloquence.
4. Images saisissantes qui prouvent avec quel respect on doit s'approcher de Jésus-Christ.


2401 1. Il vient de leur inspirer une sage terreur, il vient de leur rappeler d'anciens exemples; il les a inquiétés en leur disant: « Que celui qui paraît ferme, prenne garde de tomber » ; on sait d'ailleurs qu'ils avaient supporté un grand nombre d'épreuves, qu'ils y avaient souvent trouvé des sujets d'exercices; car, dit l'apôtre lui-même, « tant que j'ai été parmi vous, j'y ai toujours été dans un état de faiblesse, de crainte et de tremblement » (1Co 11,3); il s'ensuit que les Corinthiens auraient pu dire : pourquoi nous inspirer de la terreur, nous remplir de crainte ? nous ne sommes pas sans expérience des maux; nous avons été chassés ; nous avons souffert la persécution; nous avons couru sans trêve ni repos mille et mille dangers; et l'apôtre leur répond, pour réprimer leur orgueil : « Aucune tentation ne vous a encore éprouvés, si ce n'est une tentation humaine », c'est-à-dire, faible, de peu de durée, proportionnée à vos forces. Il appelle humain ce qui est petit; c'est ainsi qu'il dit : « Je vous parle humainement, à cause de la faiblesse de votre chair ». (Rm 6,19) Donc, ne vous exaltez pas, comme si vous aviez triomphé de la tempête ; vous n'avez pas encore vu le péril qui menace de mort, l'épreuve qui nous montre le glaive prêt à nous égorger. C'est ainsi qu'il disait aux Hébreux : « Vous n'avez et pas encore résisté, jusqu'à répandre votre sang, en combattant contre le péché». (He 12,4) Que fait-il ensuite, après les avoir effrayés? Voyez comme il les redresse; il vient de leur persuader la modestie, et il leur dit : « Dieu est fidèle, et il ne souffrira pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces ». Il y a donc des tentations qui ne se peuvent supporter? Quelles sont-elles? Toutes les tentations pour ainsi dire, car le pouvoir de supporter est dans la volonté de Dieu, qui se détermine selon nos propres dispositions. Aussi, pour nous prouver, nous montrer qu'il nous est impossible, sans le secours de Dieu, de supporter, non-seulement les tentations trop fortes pour nous, mais même les tentations humaines, dont il parle ici, Paul ajoute : « Il vous fera tirer avantage de la tentation même, afin que vous puissiez persévérer ».

Même les tentations médiocres, je l'ai déjà dit, ce n'est pas par notre vertu propre que nous les supportons; même dans ces circonstances, nous avons besoin du secours de Dieu, pour les traverser et, avant de les traverser, pour en soutenir le choc; car c'est Dieu qui donne la patience, et qui procure la prompte délivrance ; ce n'est que par Dieu que la tentation se peut supporter; c'est ce que l'apôtre a indiqué par ces paroles : « Il fera que vous (450) pourrez persévérer » ; l'apôtre attribue tout à Dieu. « C'est pourquoi, mes très-chers frères, fuyez l'idolâtrie (1Co 10,14) ». Il les traite encore une fois avec douceur, en leur donnant le nom de frères; et il se hâte de les affranchir de l'idolâtrie; il ne se borne pas à dire : retirez-vous de, mais, « Fuyez »; et il appelle l'idolâtrie par son nom; et ce n'est pas seulement à cause du scandale, qu'il ordonne de repousser l'idolâtrie, mais c'est que l'idolâtrie en elle-même est une peste qui fait des ravages. « Je vous parle comme à des personnes sages, jugez vous-mêmes de ce que je dis (1Co 10,15)) ». Il vient de parler d'une faute grave, il a chargé l'accusation de toute la gravité de ce nom, l'idolâtrie; pour ne pas exaspérer les fidèles par des discours insupportables, il leur livre ses paroles à juger, et c'est d'une manière obligeante qu'il leur dit:

« Soyez juges; je vous parle »,dit-il, « comme à des personnes sages » ; langage d'un homme qui a toute confiance dans sa cause et dans son droit; de cette manière il fait l'accusé juge de l'accusation. Voilà qui relève l'auditeur; on ne lui impose ni ordre ni loi ; on le consulte, on a l'air d'attendre son jugement. Ce n'était pas ainsi que Dieu parlait aux Juifs insensés et frivoles ; il ne leur rendait pas toujours compte de ses prescriptions; il se contentait de leur dicter ses ordres. Ici, au contraire, parce que nous jouissons d'une liberté supérieure, on nous consulte, on nous parle comme à des amis. Je n'ai pas, dit-il, besoin d'autres juges; c'est à vous à décider de ce que je dis, c'est vous que je prends pour juges. « N'est-il pas vrai que le calice de bénédictions, que nous bénissons, est la communion du sang de Jésus-Christ (16) ? »

Que dites-vous, ô bienheureux Paul? C'est pour la confusion de l'auditeur, sans doute, qu'en rappelant les redoutables mystères, vous appelez calice de bénédictions, ce calice terrible, et fait pour inspirer la crainte? Oui certes, répond l'apôtre, car il ne s'agit pas d'une chose indifférente ; quand je dis « Bénédictions », je déploie tous les trésors de la bonté de Dieu, et je rappelle ses magnifiques présents. Nous aussi, nous passons en revue les ineffables bienfaits de Dieu, et tous les biens dont il nous fait jouir, lorsque nous lui offrons ce calice, lorsque nous communions, lui rendant grâces d'avoir délivré le genre humain de l'erreur, d'avoir rapproché de lui ceux qui en étaient éloignés, d'avoir fait, des désespérés, des athées de ce inonde, un peuple de frères, de cohéritiers du Fils de Dieu. C'est pour rendre grâces de ces bienfaits et d'autres bienfaits du même genre, que nous nous approchons de Dieu. Quelle contradiction ne faites-vous pas voir, dit l'apôtre, ô Corinthiens, vous qui bénissez le Seigneur de vous avoir affranchis des idoles, et qui courez de nouveau à leurs festins. « N'est-il pas vrai que le calice de bénédictions, que nous bénissons, est la communion du sang de Jésus-Christ ? » Langage tout à fait con. forme à la foi, et en même temps terrible, car voici ce qu'il veut dire : ce qui est dans le calice, c'est précisément ce qui a coulé de son côté, et c'est à cela que nous participons. Et maintenant il l'appelle calice de bénédictions, parce que nous l'avons dans les mains, lorsque nous célébrons le Seigneur avec admiration et pénétrés de crainte en méditant sur ses dons ineffables, en le bénissant d'avoir répandu son sang pour nous tirer de l'erreur, et non-seulement de l'avoir répandu, mais de nous l'avoir, ce même sang, distribué à tous, comme s'il nous disait : Si vous désirez m'offrir du sang, n'ensanglantez pas les autels des idoles, en égorgeant des animaux; ensanglantez mon autel de mon propre sang. Quoi de plus fait que ce langage, pour inspirer la terreur, pour inspirer l'amour?

2402 2. C'est ce que font ceux qui aiment, quand ils voient l'objet aimé, dédaignant leurs dons, préférer ceux des étrangers. Ils lui offrent ce qu'ils ont, afin de détacher son coeur de tous les autres présents. Mais les amants de ce monde prouvent leur générosité en donnant de l'argent, des vêtements, des objets quelconques, personne ne donne son sang. Le Christ, au contraire, le donne, prouvant ainsi l'intérêt qu'il nous porte et l'ardeur de son amour. Dans l'ancienne loi, les hommes, étant plus loin de la perfection, offraient du sang aux idoles, et Dieu daignait agréer ce même sang pour les écarter des idoles. Cela même était la preuve d'un amour ineffable; mais il a fait plus, il a rendu l'oeuvre sacerdotale plus redoutable, plus auguste. Il a changé l'essence même du sacrifice, et, au lieu d'égorger des animaux, c'est lui-même qu'il a commandé d'offrir. « Le pain que nous rompons n'est-il pas la communion du corps du Christ? » Pourquoi ne dit-il pas: la participation ? C'est (451) pour exprimer quelque chose de plus, pour indiquer une intime union; car il n'y a pas seulement participation, partage, il y a union. De même que ce corps est uni au Christ, de même, nous aussi, par ce pain, nous sommes unis à Jésus-Christ même. Pourquoi ajoute-t-il: « Que nous rompons ? » C'est ce qui se pratique dans l'Eucharistie. Il n'en fut pas de même sur la croix; ou plutôt, ce fut tout le contraire, car, dit l'Écriture: « Pas un seul de ses os ne sera brisé ». (Nb 9,12 Ex 12,46) Mais ce que le Christ n'a pas souffert sur la croix, il le souffre dans l'oblation à cause de vous. Et il veut bien être rompu, afin de rassasier tous les hommes. Maintenant, après avoir dit : « La communion du corps », comme ce qui se communique, est différent de ce à quoi il se communique, l'apôtre veut encore faire disparaître cette différence, quelque légère qu'elle pût paraître. Il a dit: « La communion du corps »; il cherche une autre expression pour rendre une union encore plus intime; c'est pourquoi il ajoute: « Car nous ne sommes tous ensemble qu'un seul pain et un seul corps (17) ».

Que parlé-je, dit-il, de communion? Nous sommes précisément ce corps même. Qu'est-ce que le pain? le corps du Christ. Que deviennent les communiants? le, corps du Christ; noir pas une multitude de corps, mais un corps unique. De même que le pain, composé de tant de grains de blé, n'est qu'un pain unique, de telle sorce qu'on n'aperçoit pas du tout les grains, de même que les grains y subsistent, mais impassible d'y voir ce qui les distingue dans la masse si bien unis; ainsi, nous tous ensemble; et avec le Christ, nous ne faisons qu'un tout. En effet, ce n'est pas d'un corps que se nourrit celui-ci, d'un antre corps que se nourrit celui-là; c'est le même corps qui les nourrit tous. Aussi l’apôtre a-t-il ajouté : « Parce que nous participons tous à un même pain ». Eh bien, maintenant, si nous participons tous au même pain ; et si tous nous devenons- cette même substance, pourquoi ne montrons-nous pas la même charité ? Pourquoi, par la même raison, ne devenons-nous pas un même tout unique? C'est ce que l'on voyait du temps de nos pères : « Toute la multitude de ceux qui croyaient, n'avaient qu'un coeur et qu'une âme ». (Ac 4,32) Il n'en est pas de même à présent; c'est tout le contraire. Des guerres innombrables, et sous toutes les formes, ne montrent que trop que nous sommes plus cruels que les bêtes féroces, pour ceux dont nous sommes les membres, et qui sont les nôtres. Et pourtant, ô homme, c'est le Christ qui est venu te chercher, toi qui étais si loin de lui, pour s'unir à toi; et toi, tu ne veux pas t'unir à ton frère ? Tu n'y mets pas l'empressement que tu devrais montrer; tu te sépares violemment de lui, après avoir obtenu du Seigneur une si grande preuve d'amour et la vie ! En effet, il n'a pas seulement donné son corps, mais, attendu que la première chair, tirée de la terre, était morte par le péché, il a introduit, pour ainsi dire, une autre substance, un autre ferment, c'est sa chair à lui, sa chair, de même nature que la nôtre, mais exempte du péché, sa chair pleine de vie, et le Seigneur nous l'a partagée à tous, afin que, nourris de cette chair nouvelle, et nous dépouillant de la première qui était morte, nous pussions entrer, par ce banquet, dans la vie immortelle.

« Considérez les Israélites selon la chair, ceux d'entre eux qui mangent de la victime immolée, ne prennent-ils pas ainsi part à l'autel (18) ? » Encore un effort, pour les amener par l'ancienne loi à l'intelligence de sa parole. En effet, comme ils avaient l'esprit beaucoup trop bas pour comprendre la sublimité de ses paroles, afin de les persuader, il les attaque par leurs vieilles habitudes. C'est avec raison que l'apôtre dit : « Israélites selon la chair », les chrétiens étant devenus israélites selon l'esprit. Voici ce qu'il veut dire aux fidèles; les esprits, même les plus épais, vous enseignent que ceux qui mangent de la victime immolée, prennent part à l'autel. Voyez-vous comme il leur montre que ceux qui semblaient parfaits, n'avaient pas la science parfaite? Eux qui ne savaient pas qu'en prenant part à la table dos idoles, ils entraient en amitié avec les démons; leurs relations les entraînant insensiblement. En effet, si, chez les hommes, participer au même sel, à la même table, est une occasion et un symbole d'amitié, c'est précisément ce qui peut arriver avec les démons. Quant à vous, observez qu'en parlant des Juifs, il ne dit pas qu'ils communiquent avec Dieu, mais « qu'ils prennent part à l'au tel ». En effet, ce qui s'offrait autrefois sur l'autel devait être consumé par le feu. Pour le corps du Christ, il n'en est pas de même. (452) Qu'arrive-t-il donc? « C'est la communion du corps du Seigneur ». Ce n'est pas à l'autel, c'est au Christ lui-même que nous participons. Après avoir dit : « Ne prennent-ils pas ainsi part à l'autel? » il ne veut pas avoir l'air de dire que ces idoles aient un pouvoir quelconque, et soient capables de nuire. Voyez comme il fait justice de cette pensée, en ajoutant: « Est-ce donc que je veuille dire que ce qui a été immolé aux idoles, ait quelque vertu, ou que l'idole soit quelque chose (19) ? »

2403 3. Voici ma pensée, dit l'apôtre : je ne veux que vous en détourner; je ne dis pas que les idoles puissent nuire en quelque chose, qu'elles aient une vertu, quelle qu'elle soit. Les idoles ne sont rien. Mais je veux que vous les preniez en mépris. Mais, me dira-t-on, si vous voulez que nous les prenions en mépris, pourquoi vous montrez-vous si jaloux de nous détourner des viandes qui leur sont offertes? C'est qu'on ne les offre pas à votre Dieu. « Ce que les païens immolent », dit l'apôtre, « ils l'immolent au démon, et non pas à Dieu (20) ». Gardez-vous donc de courir chez vos ennemis. Si vous étiez le fils d'un roi, admis à la table de votre père, vous ne l'abandonneriez pas, pour la table des condamnés, de ceux qui sont aux fers dans les prisons; votre père ne le souffrirait pas; au contraire, il emploierait la violence pour vous en détourner, non que cette table pût vous nuire, mais parce qu'elle serait indigne, et de votre noblesse et de la table royale. En effet, ceux dont je parle, sont aussi des esclaves, des criminels, des infâmes, des condamnés dans les fers, réservés à un supplice insupportable, à des maux sans nombre. Comment donc ne rougissez-vous pas de ces honteux excès, de ces êtres serviles ? quand des condamnés dressent leurs tables, comment osez-vous y courir, et prendre votre part de leurs festins? Si je vous en éloigne, c'est que le but des sacrificateurs, c'est que la qualité des gens qui vous reçoivent, souille les mets qu'ils vous présentent. « Je désire que vous n'ayez aucune société avec les démons ». Comprenez-vous la tendresse inquiète d'un père? Comprenez-vous l'affection qu'exprime si éloquemment sa parole ? Je ne veux pas, dit-il, que vous ayez rien de commun avec eux.

Ensuite, comme il n'a fait jusque-là qu'exhorter, les esprits épais auraient pu se croire en droit de mépriser ses paroles; voilà pourquoi, après avoir dit. « Je ne veux pas»; après avoir dit: « Vous, soyez juges »; il émet une décision, il formule la loi : « Vous ne pouvez pas boire le calice du Seigneur, et le calice des démons. Vous ne pouvez pas participer à la table du Seigneur, et à la table des démons (21) ». Ces seuls noms lui suffisent pour les détourner; par ce qui suit, il veut leur faire honte : « Est-ce que nous voulons irriter Dieu, en le piquant de jalousie? Sommes-nous plus forts que lui (22)?» C'est-à-dire, prétendons-nous essayer si Dieu est assez fort pour nous punir; voulons-nous l'irriter, en passant du côté contraire, en nous mettant dans les rangs de ses ennemis? Ces paroles rappellent une ancienne histoire, le péché des anciens parents. Voilà pourquoi il se sert de la parole que Moïse fit entendre autrefois contre les Juifs, quand il les accusait d'idolâtrie, et qu'il faisait ainsi parler Dieu : « Ils m'ont piqué de jalousie », dit le texte, « en adorant ceux qui n'étaient point Dieu, et ils m'ont irrité par leurs idoles ». (
Dt 32,21) Sommes-nous plus forts que lui? Comprenez-vous ce qu'il y a de terrible, de fait pour épouvanter, dans cette réprimande? Il les fait tressaillir en les réduisant ainsi à l'absurde; il les secoue fortement, et il rabaisse leur orgueil. Et pourquoi, me dira-t-on, n'a-t-il pas tout d'abord énoncé les idées qui étaient les plus capables de les écarter des idoles? C'est que son habitude est d'avoir recours à plusieurs preuves, de réserver les plus fortes pour les dernières, et d'emporter la conviction parla surabondance de ses moyens. Voilà pourquoi il commence par les malheurs moindres, il arrive ensuite à ce qu'il y a de plus funeste. Ajoutez à cela qu'en commençant par les paroles moins sévères, il prépare les esprits à recevoir le reste. « Tout m'est permis, mais tout n'est pas avantageux ; tout m'est permis, mais tout n'édifie pas (23). Que personne ne cherche sa propre satisfaction, mais le bien des autres (24) ».

Comprenez-vous ce qu'il y a là de sagesse achevée? Il était à croire que plus d'un se disait : Je suis du nombre des parfaits, je suis à moi, je suis maître de mes actions, et je ne me fais aucun tort en goûtant des mets qui me sont servis. Oui, répond l'apôtre, vous êtes parfait, je le veux, vous êtes maître de vous, j'en suis d'accord. Mais ce n'est pas là ce que vous devez considérer; considérez plutôt si ce (453) qui arrive, n'est pas de nature à vous nuire, de nature à scandaliser. Car il exprime ces deux pensées : « Tout n'est pas avantageux, tout n'édifie pas ». La première expression regarde l'intérêt personnel; la seconde l'intérêt des frères. L'expression « n'est pas avantageux », marque la perte encourue par celui qui fait mal ; l'expression « n'édifie pas », marque le scandale dont on est l'occasion pour ses frères. Aussi ajoute-t-il : « Que personne ne cherche sa propre satisfaction », pensée qu'il prouve partout, et dans tout le cours de sa lettre, et dans la lettre aux Romains, quand il dit : « Puisque Jésus-Christ n'a pas cherché à se satisfaire lui-même » (Rm 15,3); et ailleurs encore : « Comme je tâche moi-même à plaire à tous en toutes choses, ne cherchant point ce qui m'est avantageux » (1Co 10,33); et ici encore, sans toutefois insister sur cette pensée. En effet, plus haut, il a prouvé et démontré abondamment qu'il ne cherche nulle part son intérêt, qu'il s'est fait Juif pour les Juifs; que pour ceux qui sont sans loi, il s'est montré comme s'il n'avait pas de loi ; qu'il ne s'est pas servi au hasard de sa liberté, de son pouvoir, qu'il a cherché l'intérêt de tous, qu'il s'est fait le serviteur de tous. Ici, il s'arrête, après quelques paroles qui lui suffisent pour rappeler tout ce qu'il a déjà dit. Eh bien donc, pénétrés de ces vérités, nous aussi, mes bien-aimés, veillons à l'intérêt de nos frères, conservons-nous dans l'unité avec eux; car c'est à cela que nous conduit ce sacrifice redoutable, et plein d'épouvante, qui nous commande la concorde, la ferveur de la charité, afin que, devenus comme des aigles, nous prenions notre essor jusque dans le ciel. « Partout où se trouvera le corps mort, les aigles s'assembleront ». (Mt 24,28) C'est ainsi qu'il appelle son corps à cause de la mort qu'il a endurée : si ce corps ne fût pas mort, nous ne serions pas ressuscités. Quant aux aigles, c'est pour montrer la sublimité qui convient à quiconque s'approche de ce corps; celui-là ne doit avoir rien de terrestre, il ne doit ni s'abaisser, ni ramper, mais toujours tendre vers les hauteurs, y prendre son vol, fixer les yeux sur le soleil de justice, avoir la vue perçante; car c'est le festin des aigles et non des geais. Les aigles iront au-devant de lui, lorsqu'il descendra du ciel; je désigne par là ceux qui reçoivent dignement son corps, et cela est aussi vrai qu'il est assuré, que ceux qui le reçoivent indignement, subiront les derniers supplices.

2404 4. Si on ne reçoit pas un roi comme une autre personne, et que dis-je d'un roi? s'il est vrai qu'on ne touche pas avec des mains souillées un vêtement de roi, fût-on même dans un lieu solitaire, seul, loin de tout témoin; et cependant un vêtement n'est autre chose qu'un tissu filé par des vers; si vous admirez la pourpre, et cependant ce n'est que le sang d'un poisson mort; toutefois, nul n'oserait y toucher, avec des mains souillées : eh bien, si l'on n'ose pas toucher, sans précaution, un vêtement d'homme, oserons-nous bien, quand c'est le corps du Dieu de l'univers, le corps immaculé, resplendissant de pureté, uni à cette ineffable nature divine, le corps par lequel nous sommes, par lequel nous vivons, par lequel les portes de la mort ont été brisées, les voûtes du ciel nous sont ouvertes, oserons-nous bien le recevoir avec d'indignes outrages? Non, je vous en prie, ne soyons pas homicides de nous-mêmes par notre impudence ; soyons saisis d'une sainte horreur, soyons purs en nous approchant de ce corps, et quand vous le verrez exposé à vos yeux, dites-vous à vous-même : c'est à ce corps que je dois de ne plus être terre et cendre, de ne plus être captif, mais libre; c'est par lui que j'espère le ciel, et les biens qui sont là-haut, en réserve pour moi, la vie immortelle, la condition des anges, l'intimité avec le Christ. Ce corps a été cloué sur la croix, ce corps a été déchiré par les fouets, la mort n'en a pas triomphé; ce corps, attaché à la croix, a fait que le soleil a détourné ses rayons; c'est par ce corps que le voile du temple a été déchiré, que les rochers se sont fendus, que la terre entière a été ébranlée; le voilà ce corps qui a été ensanglanté, percé d'une lance d'où ont jailli deux sources salutaires pour le monde, une source de sang, une source d'eau. Voulez-vous d'ailleurs en connaître la vertu, demandez-la à la femme, travaillée d'une perte de sang, qui n'a pas touché ce corps, mais rien que le vêtement; qui n'a pas touché le vêtement, mais rien que la bordure; demandez-la à la mer, qui a porté ce corps sur ses flots; demandez-la au démon lui-même, et dites-lui : D'où te vient cette plaie incurable? d'où vient que te voilà sans pouvoir? d'où vient que tu es captif? qui t'a saisi pendant que tu (454) fuyais? Et le démon ne vous répondra que ces mots : Le corps crucifié. C'est par lui que les aiguillons de l'enfer ont été brisés; par lui que les membres du démon ont été broyés, par lui que les principautés et les puissances ont été désarmées. « Et ayant désarmé les principautés et les puissances, il les a menées hautement en triomphe, à la face du monde entier, après les avoir vaincues par sa croix ». (Col 2,15)

Demandez-la à la mort, la vertu de ce cors, et dites-lui : D’où vient que tu n'as plus aiguillon ? d'où vient que la chaîne de tes victoires est rompue? d'où vient que tu n'as plus de nerfs? d'où vient que les jeunes filles et que les enfants te trouvent ridicule, toi qui faisais peur aux tyrans, toi que tous les justes redoutaient jusque-là? Et la mort dira: C'est à cause de ce corps. Car, lorsqu'on le crucifiait, alors les morts ressuscitèrent, alors la prison infernale fut défoncée, alors les portes d'airain furent brisées, et les morts furent libres, et les geôliers de l'enfer furent tous frappés de stupeur. Si ce supplicié eût été un homme ordinaire, c'est le contraire qui devait arriver ; la mort aurait été plus puissante ; mais non, ce n'était pas un homme ordinaire, et voilà pourquoi la mort fut brisée. Et de même qu'après avoir pris un aliment que l'on ne saurait digérer, il faut rendre, outre cet aliment, tout ce qu'on avait pris, de même a fait la mort. Ce corps qu'elle avait pris elle n'a pu le digérer, elle a dû le rejeter, et avec lui tous ceux qui étaient dans ses entrailles. Ce corps divin, dans le sein de la mort, la déchira douloureusement, jusqu'à ce qu'elle l'eût rendu. De là ce que dit l'apôtre: « En arrêtant les douleurs de l'enfer ». (Ac 11,24) Non, jamais femme dans les douleurs de l'enfantement, n'est tourmentée comme le fut la mort, quand le corps du Seigneur déchirait ses entrailles. Et vous savez ce qui arriva au dragon de Babylone, qui mangea et creva; c'est ce qui est arrivé à la mort. Car le Christ n'est pas sorti, par la bouche de la mort, mais par le ventre même ; par le milieu du ventre du dragon, crevé et déchiré. C'est ainsi qu'il est sorti de ses entrailles environné de splendeur, rayonnant de toutes parts, et il a pris son essor non-seulement jusqu'au ciel que nos yeux contemplent, mais jusque sur les hauteurs de son trône. Car il a enlevé son corps avec lui. Ce même corps, il nous l'a donné pour le posséder, pour nous en nourrir, preuve d'un ardent amour; car ceux que nous aimons d'un vif amour, nous voudrions les manger. C'est ainsi que Job disait, pour montrer l'amour que lui portaient ses serviteurs, que souvent ils témoignaient l'ardeur de leur affection pour lui, par ces paroles. « Qui nous donnera de sa chair, afin que nous en soyons rassasiés? » (Jb 31,34) C'est ainsi que le Christ nous a donné ses chairs, pour que nous en soyons rassasiés, pour s'assurer l'ardeur de plus en plus vive de notre amour.

2405 5. Approchons-nous donc de lui avec ferveur, avec une charité brûlante, et fuyons l'éternel supplice. Plus nous aurons reçu de bienfaits, plus nous serons punis, si nous ne savons pas nous montrer dignes de tant de bonté. Ce corps était couché dans une crèche, et les mages lui ont apporté leur vénération. Des hommes sans foi, des barbares ont quitté leur patrie, leur maison ; ils ont fait un long voyage, et ils sont venus, avec crainte et tremblement, l'adorer. Imitons donc, au moins, des barbares, nous, citoyens du ciel. Ces hommes qui ne voyaient qu'une crèche, une cabane, rien qui ressemble à ce que vous voyez aujourd'hui, se sont approchés, tout saisis de respect et de crainte; et vous, ce n'est pas dans une crèche que vous l'apercevez, mais dans son sanctuaire; ce n'est pas une femme qui le tient, mais le prêtre, et le Saint-Esprit avec l'abondance de ses dons plane au-dessus du sacrifice. Vous ne voyez pas simplement comme ceux-là ce corps de vos yeux, mais vous en connaissez la puissance, vous n'ignorez rien de l'économie divine, vous n'ignorez rien des mystères accomplis par ce corps : on vous a tout appris avec soin, en vous initiant. Secouons donc notre assoupissement, et frissonnons ; élevons-nous bien au-dessus de ces barbares; montrons une piété qui les dépasse; gardons-nous, en nous approchant sans nous recueillir, d'amasser le feu sur notre tête. Ce que je dis, ce n'est pas pour que nous -refusions de nous avancer, mais pour que nous nous gardions bien de nous approcher sans recueillement. De même que l'absence de recueillement est dangereuse; de même il y a danger à négliger sa part du mystique banquet; c'est la faim, c'est la mort. Cette table donne à notre âme ses nerfs, à nos pensées le lien de leur union, le fondement de notre confiance; notre espérance, notre salut, notre lumière, notre vie.

Si nous sortons de ce monde après la participation de ce sacrement, nous entrerons aven. une confiance entière dans le sanctuaire du ciel, comme si une armure d'or nous rendait invulnérables. Eh ! pourquoi parler de la vie à venir? La terre même, ici-bas, devient le ciel, par ce mystère. Ouvrez donc, ouvrez les portes du ciel, regardez: du ciel, ce n'est pas assez dire, mais du plus haut du ciel, et vous allez voir ce que je vous ai annoncé. Ce que les trésors du ciel, à sa plus haute cime, ont de plus précieux, je vais vous le montrer, couché sur la terre. Car s'il est vrai que, dans un palais de roi, ce qu'il y a de plus auguste, ce ne sont ni les murs, ni les lambris d'or, mais le roi sur, son trône, ainsi, dans le ciel même, c'est le roi. Eh bien ! vous le pouvez voir; aujourd'hui, sur la terre. Je ne vous montre ni anges, ni archanges, ni ciel, ni le ciel du ciel: c'est, de tout cela le Maître et Seigneur, que je vous montre. Comprenez-vous comment ce qu'il y a dans l'univers de plus précieux, vous le voyez sur la terre? et non seulement vous le voyez, mais vous le touchez : mais vous faites plus encore, vous vous en nourrissez, vous le recevez, vous l'emportez dans votre demeure? Purifiez donc votre âme, préparez votre esprit à recevoir ces mystères. Si vous aviez à porter un fils de roi, avec ses riches ornements, sa pourpre, son diadème, vous rejetteriez tout ce qu'il y a sur la terre; mais maintenant ce n'est pas le fils d'un roi mortel, c'est le Fils unique de Dieu lui-même que vous recevez, et vous ne frissonnez pas, répondez-moi, et vous ne répudiez pas tout amour des choses de ce monde ! Il ne vous suffit pas de cet ineffable ornement; vous avez encore des regards pour la terre, et vous soupirez après les richesses, et c'est de l'or que vous êtes épris ! Quelle pourrait être votre excuse? que direz-vous pour vous justifier? Ne savez-vous pas jusqu'où va, contre la pompe du siècle, l'aversion du Seigneur? N'est-ce pas pour cela qu'il est né dans une crèche, qu'il a pris pour mère une femme d'humble condition? n'est-ce pas pour cela qu'il répondit à celui qui lui parlait d'un abri: « Le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête ? » (
Mt 8,20) Et ses disciples? n'ont-ils pas suivi la même loi, logeant dans les maisons des pauvres; l'un, chez un cordonnier; l'autre, chez un couseur de tentes, et une Mchande d'étoffes de pourpre? Ils ne recherchaient pas la magnificence de la maison, mais les vertus des âmes. Eh bien ! nous aussi, rivalisons avec eux, ne nous arrêtant pas devant la beauté des colonnes et des marbres; recherchons les demeures d'en-haut : foulons aux pieds, avec tout le luxe d'ici-bas, l'amour des richesses, concevons de hautes pensées. Si nous avons la sagesse, toute cette beauté n'est pas digne de nous, encore moins ces portiques et ces lieux de promenade. Aussi, je vous en conjure, embellissons notre âne, c'est là l'habitation que nous devons orner, que nous emporterons avec nous en partant, pour obtenir les biens éternels, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit, avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire, l'honneur et l'empire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.



HOMÉLIE XXV. (10,25-11,1) MANGEZ DE TOUT CE QUI SE VEND A LA BOUCHERIE, SANS VOUS ENQUÉRIR D'OÙ CELA VIENT, PAR UN SCRUPULE DE CONSCIENCE.

2500
(
1Co 10,25-11,1)

ANALYSE.

1 et 2. De la conduite à tenir à la table des infidèles, en ce qui concerne les viandes consacrées aux idoles.
3. Paul imitateur de Jésus-Christ. — Excellence de la vertu de Paul. — Rechercher l'intérêt de tous.
4. Perfection de la vertu, la charité.

2501 1. Après leur avoir dit qu'il est impossible de boire à la fois le calice du Seigneur et le calice des démons; après les avoir écartés des tables sacrilèges par les exemples des Juifs, par des raisonnements humains, par nos redoutables mystères, par les pratiques des idolâtres; après leur avoir inspiré une profonde terreur, il ne veut pas les jeter, par cette terreur, dans un autre extrême; il ne veut pas qu'une inquiétude exagérée les force à se demander si par hasard, du Mché ou d'ailleurs, il leur vient quelques mets défendus, et, pour les affranchir d'un excès d'angoisses, il leur dit : « Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, sans vous enquérir d'où cela vient, par un scrupule de conscience ». En effet, si vous n'étiez pas avertis, si vous avez mangé à votre insu, vous n'avez pas à redouter le supplice ; la faute en est à l'ignorance, non à la sensualité. Et il ne les affranchit pas seulement de cette angoisse, il dissipe encore d'autres frayeurs, il leur ménage une grande liberté, une grande sécurité; il ne leur permet pas de discerner, d'examiner, de rechercher si telle viande a été offerte aux idoles, oui ou non; il leur dit de manger, sans distinction, de tout ce qui vient du Mché, de ne pas s'enquérir de ce qu'on leur sert, de telle sorte que mangeant dans l'ignorance ils n'aient rien à craindre. Telles sont, en effet, les fautes qui ne sont pas des fautes par nature, mais qui souillent par l'intention ; de là ces paroles : « Sans vous enquérir ». Car, dit-il, « la terre est au Seigneur avec tout ce qu'elle contient (1Co 10,26) » ; elle n'appartient pas au démon. Si la terre, et ses fruits, et tous ses animaux, appartiennent au Seigneur, il n'y a là rien d'impur. L'impureté provient d'une toute autre cause, à savoir de la pensée, de la désobéissance.

Aussi l'apôtre ne s'est pas borné à la permission qu'il leur donne, mais il ajoute : « Si un infidèle vous prie à manger chez lui, et que vous vouliez y aller, mangez de tout ce qu'on vous servira, sans vous enquérir d'où cela vient, par un scrupule de conscience (1Co 10,27) ». Voyez, encore ici, sa modération : il ne commande pas, il n'ordonne pas, il ne défend pas non plus de se rendre à l'invitation. Quant à ceux qui s'y rendent, il les affranchit de tout scrupule. Pourquoi ? C'est pour prévenir l'excès d'inquiétude où la crainte jetterait les fidèles. Car cette recherche inquiète est une faiblesse et un effet de la crainte : celui qui s'abstient, après qu'on l'a averti, montre suffisamment son mépris, sa haine, son aversion, en s'abstenant. Ainsi Paul remédie à tout ; il dit : « Mangez de tout ce qu'on vous servira. Si quelqu'un vous dit : Ceci a été immolé aux idoles, n'en mangez pas à cause de celui qui vous a donné cet avis (1Co 10,28) ». Ce n'est pas parce que les idoles auraient une puissance quelconque, mais parce qu'il les faut détester. Donc, ne fuyez pas, comme si les idoles pouvaient vous nuire, car elles n'ont aucun pouvoir; et d'un autre côté, par cette (457) considération qu'elles n'ont aucun pouvoir, ne participez pas étourdiment au festin, car ce sont des tables d'ennemis, des tables déshonorées. Voilà pourquoi l'apôtre disait : « N'en mangez pas à cause de celui qui vous a donné cet avis, et aussi de peur de blesser la conscience. Car la terre est au Seigneur, avec tout ce qu'elle contient ». Voyez-vous de quelle manière, soit qu'il conseille de manger, soit qu'il conseille de s'abstenir, il apporte le même témoignage. Si je vous fais la défense, dit-il, ce n'est pas que ces mets proviennent d'une cause étrangère, car la terre est au Seigneur; mais c'est pour le motif que je vous disais, pour la conscience, c'est-à-dire, pour éviter le scandale; mais alors il faut donc s'enquérir avec inquiétude ? Nullement, dit-il, car je ne dis pas : « Votre conscience », mais « sa conscience » ; en effet, j'ai commencé par vous dire : « A cause de celui qui vous a donné cet avis », et encore : « Et aussi de peur de blesser, je ne dis pas votre conscience, mais celle d'un autre (1Co 10,29) ».

Mais peut-être, dira-t-on, vous avez raison de vous occuper de nos frères, de ne, pas nous permettre de goûter de ces mets à cause de nos frères; il ne faut pas que leur conscience peu affermie soit portée à manger une viande offerte aux idoles ; mais, s'il s'agit d'un gentil, d'un païen, quel souci en prenez-vous? N'est-ce pas vous qui, disiez : « Car pourquoi entreprendrai-je de juger ceux qui sont hors de l'Eglise ? » (1Co 5,12) Donc pourquoi vous occupez-vous encore des païens? Je ne m'occupe pas des païens, dit l'apôtre, mais, dans cette circonstance, c'est de vous que je m'inquiète; voilà pourquoi il ajoute : « Car pourquoi m'exposerai-je à faire condamner, par la conscience d'un autre, cette liberté que j'ai de manger de tout? » Ce qu'il faut entendre par liberté, ici, c'est l'absence de prescriptions et de défenses : c'est en cela, en effet, que consiste la liberté, affranchie de la servitude des Juifs. Or, voici ce qu'il veut dire : Dieu m'a fait libre et supérieur à toutes souillures de ce genre. Mais les païens ne savent ni discerner la sagesse qui me guide, ni reconnaître la libéralité de mon Dieu. Un païen me condamnera, et dira en lui-même : la religion des chrétiens n'est qu'une fable ; ils s'éloignent des idoles; ils fuient les démons, et ils s'attachent aux offrandes consacrées aux démons. La gourmandise les domine. — Et encore, dira quelqu'un, que nous fait ce jugement? Quel mal nous en revient-il? — Combien il vaudrait mieux ne pas fournir l'occasion d'un pareil jugement ! Si vous vous abstenez, il n'aura rien à dire. Comment, me répondrez-vous, n'aura-t-il rien à dire? Comment ! Il me verra n'examinant rien, ni à la boucherie, ni dans un festin, recevoir tout indifféremment, et il ne trouvera rien à redire ? et il ne me condamnera pas pour prendre ainsi ma part indifféremment à tous les mets ?nullement. Et en effet, vous ne mangez pas ces viandes parce qu'elles sont offertes aux idoles, mais parce que vous les croyez pures. Et maintenant, ce que vous gagnez à ne pas vous enquérir curieusement d'où cela vient, c'est de montrer que vous n'avez pas peur de ce que l'on vous sert. Voilà pourquoi, soit que vous entriez chez un païen, soit que vous vous rendiez au Mché, je ne vous permets pas d'aller aux renseignements, de redouter les on dit, de vous embarrasser, de vous tourmenter, de vous créer des affaires superflues. « Si je prends avec actions de grâces ce que je mange, pourquoi parle-t-on mal de moi, pour une chose dont je rends grâces à Dieu (1Co 10,30) ? » Que prenez-vous avec actions de grâces? votre part des présents de Dieu; sa grâce est si puissante qu'il garde mon âme sans souillure, exempte de toute espèce de tache. De même que le soleil, dardant ses rayons sur mille objets souillés, les retire aussi purs qu'auparavant, de même nous, à bien plus forte raison, demeurons-nous purs au milieu du monde, si telle est notre volonté, et, par là même, nous augmentons notre force.

2502 2. Pourquoi donc, me dit-on, vous abstenez-vous? Ce n'est pas de crainte de me souiller, loin de moi cette pensée; c'est à cause de mon frère, c'est pour ne pas entrer dans la société des démons; c'est pour n'être pas jugé par l'infidèle, car ce n'est pas la nature des mets qui peut me perdre, mais la désobéissance ; l'amitié avec les démons, voilà ce qui me rend impur, voilà d'où me vient la souillure. Mais maintenant que signifie cette parole : « Pourquoi parle-t-on mal de moi, pour une chose dont je rends grâces à Dieu? » Je rends grâces à Dieu, dit-il, d'avoir élevé mon âme; de m'avoir mis au-dessus de la bassesse des Juifs, à tel point que rien ne me nuise. Mais les païens, ignorant la sagesse qui me guide, (458) soupçonneront le contraire de la vérité; ils diront : Ces chrétiens, qui recherchent nos banquets, ne sont que des hypocrites ; ils accusent les démons, ils s'en détournent, et ils courent à leur table. Quoi de plus insensé que cette conduite ? Ce n'est donc pas le zèle de la vérité, c'est l'ambition, l'amour de commander, qui les a faits se ranger à ce dogme. Quelle démence égalerait la mienne, si pour tant de bienfaits, dont je dois rendre à Dieu des actions de grâces, je devenais une cause de blasphèmes ! Mais, me direz-vous, le païen tiendra le même langage, quand il verra que je ne m'inquiète pas, que je ne me renseigne pas. Nullement ; il n'y a pas partout des offrandes consacrées aux idoles, de telle sorte que vous ayez toujours des soupçons, et, si vous goûtez de ces offrandes, ce n'est pas parce qu'on les a consacrées aux idoles. Ne va donc pas, ô chrétien, t'embarrasser d'une enquête inutile; mais ne va pas non plus, si tu es averti qu'un mets a été consacré aux idoles, en prendre ta part, car la grâce que le Christ t'a communiquée, la nature supérieure qu'il t'a donnée, au-dessus des souillures de ce genre, ce n'est pas pour que tu compromettes ta réputation ; ce n'est pas pour que tu uses des avantages précieux qui excitent tes actions de grâces, pour scandaliser les autres, et les porter à blasphémer.

Mais pourquoi, dira-t-on, ne dirai-je pas aux païens: je mange, et je ne suis en rien souillé, et je ne m'assieds pas à ces tables comme un ami des démons? c'est que ces paroles ne persuaderaient personne, fussent-elles mille fois prononcées. Le païen est faible, et il est notre ennemi. S'il est impossible de persuader les frères, il sera bien plus impossible de persuader des ennemis et des païens. Si le fidèle s'abstient, par scrupule de conscience, de ce qui est offert aux idoles, à bien plus forte raison, l'infidèle. Quoi donc, dira-t-on encore, qu'avons-nous besoin de nous embarrasser de tant d'affaires? Comment ! nous connaissons le Christ, nous lui rendons des actions de grâces, et, parce que les autres le blasphèment, sera-ce pour nous une raison de renoncer aussi à Jésus-Christ ? Loin de nous cette pensée, car il n'y a pas parité; d'un côté, il y a un grand avantage pour nous à supporter le blasphème, mais ici il n'y aura aucun avantage. Aussi l'apôtre disait-il d'abord : « Si nous mangeons, nous n'en aurons rien davantage devant lui; ni rien de moins, si nous ne mangeons pas ». (
1Co 8,8) En outre il fonde sa défense sur une autre raison encore, et non-seulement sur cette autre raison, mais sur les autres causes qu'il a dites : « Soit donc que vous mangiez, ou que vous buviez, ou quelque chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu (1Co 10,31) ». Voyez-vous, comme du sujet particulier qui l'occupait, il arrive à une exhortation générale, par cette unique mais admirable règle qu'il nous donne, de glorifier Dieu en toutes choses? « Ne donnez pas occasion de scandale, ni aux Juifs, ni aux gentils, ni à l'Eglise de Dieu (1Co 10,32) » ; c'est-à-dire, ne fournissez à personne aucun prétexte, car votre frère s'offense, le Juif vous détestera davantage, et vous condamnera ; et le païen, faisant comme lui, vous appellera, en se moquant de vous, un glouton et un hypocrite.

Non-seulement il ne faut pas offenser les frères, mais, autant que possible, pas même les étrangers. Nous sommes la lumière, et le ferment, et les flambeaux, et le sel; nous devons illuminer et non répandre les ténèbres; nous devons être un principe fortifiant et non dissolvant; attirer à nous les infidèles, et non les mettre en fuite. Pourquoi donc poursuivre ceux qu'il faut attirer? Les païens s'offensent de nous voir revenir à de pareilles coutumes, parce qu'ils ne connaissent pas notre pensée; ils ne comprennent pas l'élévation supérieure de notre âme, au-dessus de toute souillure des sens. Et maintenant, les Juifs, et les plus faibles de nos frères, souffriront comme eux. Comprenez-vous pour quelles graves raisons l'apôtre nous interdit la participation aux viandes consacrées aux idoles; l'inutilité, la superfluité, le dommage fait à notre frère; les blasphèmes du Juif; les mauvaises paroles du païen; l'inconvenance de communier avec les démons; l'espèce d'idolâtrie qu'il y a dans cette conduite. Et ensuite, après avoir dit « Ne donnez pas occasion de scandale » (1Co 10,32) ; après avoir rendu les fidèles responsables du mal fait, et aux païens et aux Juifs; après les paroles sévères et pénibles, voyez comme il fait accepter son langage, comme il l'adoucit en intervenant lui-même personnellement par ces paroles : « Comme je tâche moi-même de plaire à tous, en toutes choses, ne cherchant point ce qui m'est avantageux en particulier, mais ce qui est avantageux à plusieurs, pour (459) être sauvés (1Co 10,33), soyez mes imitateurs comme je le suis moi-même de Jésus-Christ (1Co 11,1) »

2503 3. Voilà la règle du christianisme, dans toute sa perfection ; voilà la définition à laquelle rien ne manque; voilà la cime la plus haute, rechercher l'intérêt de tous. Ce que l'apôtre déclare, en ajoutant ces paroles : «Comme je le suis moi-même de Jésus-Christ » 1Co 11,1. En effet, rien ne peut nous rendre des imitateurs de Jésus-Christ, autant que notre zèle pour le bien du prochain. Vous aurez beau jeûner, coucher par terre, vous mortifier, si vous n'avez pas un regard pour votre prochain, vous n'avez rien fait. Quoi que vous ayez pu faire, vous demeurez bien loin de ce grand modèle. Or, ici, c'est une action qui porte en elle-même son utilité, que de savoir s'abstenir des offrandes consacrées aux idoles; mais, dit l'apôtre; moi qui vous parle, j'ai fait plus, j'ai fait nombre d'actions inutiles en elles-mêmes, comme quand j'ai subi la circoncision, quand j'ai sacrifié. En effet, ces observances, si on les recherche pour elles-mêmes, perdent ceux qui les pratiquent, et sont cause qu'ils compromettent leur salut. Toutefois je m'y suis soumis, à cause de l'utilité qui en résultait pour les autres. Mais ici rien de semblable : s'il n'y a pas d'utilité, s'il n'y a pas intérêt pour les autres, l'action est funeste; au contraire, ici, dans le cas même où personne n'est scandalisé, il convient pourtant de s'abstenir des choses défendues. Je ne me suis pas seulement, dit l'apôtre, assujetti à des choses nuisibles, mais pénibles. « J'ai dépouillé », dit-il, « les autres Eglises, j'ai reçu d'elles ma subsistance » (2Co 11,8), et, quand il m'était permis de manger sans rien faire, ce n'est pas là ce que j'ai recherché; mais j'ai mieux aimé mourir de faim que d'être un sujet de scandale. Voilà pourquoi il dit : « Par tous les moyens, je plais à tous » 1Co 10,33. Soit qu'il faille faire une chose contraire aux lois, soit qu'il faille entreprendre une oeuvre laborieuse, une oeuvre périlleuse, je supporte tout, pour l'utilité des autres. Et c'est ainsi que, supérieur à tous par la perfection de sa vie exemplaire, il était assujetti à tous par la condescendance de sa charité.

C'est qu'il n'est pas de vertu parfaite, si l'on ne recherche pas l'utilité d'autrui ; et c'est ce qui résulte de l'histoire de celui qui reporta le talent intact, et fut livré au supplice, parce qu'il ne l'avait pas fait fructifier. Eh bien toi, mon frère, supposé même que tu t'abstiennes de nourriture, que tu couches par terre, que tu manges de la cendre, que tu ne cesses de gémir, si tu es inutile au prochain, tu n'as rien fait. C'était là, en effet, autrefois, la première préoccupation des hommes grands et généreux. Considérez attentivement leur vie, et vous verrez, de la manière la plus évidente, qu'aucun d'eux ne considérait son intérêt propre, que chacun d'eux, au contraire, ne voyait que l'intérêt du prochain : ce qui a rehaussé leur gloire. Moïse a fait un grand nombre de grandes choses, de miracles et de prodiges; mais rien ne l'a rendu si grand que cette bienheureuse parole qu'il adressa au Seigneur, en lui disant : « Si vous voulez leur pardonner cette faute, accordez-leur le pardon; si vous ne le faites pas, effacez-moi aussi du livre que vous avez écrit ». (Ex 32,32) Tel était aussi David, et voilà pourquoi il disait : « C'est moi qui ai péché, c'est moi qui suis coupable, qu'ont fait ceux-ci, qui ne sont que des brebis? Que votre main se tourne contre moi, et contre la maison de mon père ». (2S 24,17) C'est ainsi qu'Abraham ne recherchait pas son utilité propre, mais l'utilité du grand nombre. Aussi s'exposait-il au danger, et il adressait à Dieu des prières pour ceux qui ne lui étaient rien. Et voilà comment ces grands hommes se sont illustrés; voyez, au contraire, quel tort se sont fait ceux qui ne recherchaient que leur utilité personnelle. Le neveu d'Abraham, après avoir entendu de lui ces paroles : « Si vous allez à la gauche, je prendrai la droite » (Gn 13,9), ne considéra, ne rechercha que son utilité, et il ne trouva pas son intérêt. La région où il se rendit, devint tout entière la proie des flammes; au contraire, le pays d'Abraham demeura hors d'atteinte. Jonas, à son tour, pour n'avoir pas cherché l'intérêt du grand nombre, mais son utilité particulière, vint en danger de mort; la ville subsista; quant à lui, à la merci des flots, il y fut englouti. Et maintenant, quand Jonas rechercha l'utilité du grand nombre, il trouva en même temps son propre intérêt. C'est ainsi que Jacob, qui ne recherchait pas dans ses troupeaux un profit particulier, acquit de grandes richesses; et Joseph, pour avoir recherché l'intérêt de ses frères, trouva aussi son intérêt propre. En effet, Joseph, envoyé par son père (Gn 37,14), ne dit pas: Qu'est-ce que cela signifie ? Ne savez-vous pas (460) qu'à cause de la vision que j'ai eue, et de mes songes, ils ont voulu me déchirer; qu'à cause de mes songes, ils m'ont accusé; que l'affection que vous avez pour moi est pour eux un crime qu'ils veulent me faire expier? Que ne feront-ils pas, s'ils me tiennent entre leurs mains ? Joseph ne dit rien de pareil, ne pensa rien de tel; il préféra ses frères à toutes choses. Aussi fut-il, par la suite, comblé de toute espèce de biens, qui rendirent son nom illustre et glorieux. C'est ainsi que Moïse (car rien n'empêche de faire mention de lui une seconde fois, rien n'empêche que nous considérions comment il a dédaigné ses intérêts et cherché le bien des autres); il était dans le palais du roi ; il préféra l'opprobre de son peuple aux richesses de l'Egypte (He 11,26); il renonça à tous les biens qu'il avait à sa disposition ; il aima mieux partager les maux des Hébreux; et, loin d'être réduit lui même en servitude, au contraire, il affranchit ses frères. Voilà de grandes choses, et dignes des anges.

2504 4. Mais la vertu de Paul atteint un bien plus haut degré d'excellence. En effet, tous les autres ont abandonné leurs biens pour partager les maux du prochain; mais Paul a fait beaucoup plus: il ne lui a pas suffi de partager les malheurs d'autrui, mais il a voulu se réduire lui-même à l'état le plus misérable, pour donner aux autres la félicité. Et ce n'est pas la même chose, quand on est dans les délices, de répudier les délices pour partager l'affliction des autres, ou de choisir les tourments, l'affliction, uniquement pour procurer à d'autres une vie tranquille et honorée. En effet, dans le premier exemple, quoique ce soit une belle oeuvre, d'échanger le bien qu'on a, contre des maux qu'on subit en vue du prochain, il y a toutefois une certaine consolation à trouver des compagnons de son infortune ; mais vouloir souffrir seul pour que d'autres jouissent de la félicité, c'est le propre d'une âme singulièrement généreuse, et c'est le caractère de Paul.

Mais ce n'est pas seulement par cette noblesse de sentiments, c'est par un autre caractère de sublime vertu, qu'il surpasse encore, de beaucoup, tous ceux que nous avons nommés. Abraham, et tous les autres, n'ont affronté que les périls de la vie présente; tous ces personnages n'ont bravé qu'une fois notre mort. Eh bien, Paul demandait à déchoir de la gloire à venir, pour assurer le salut des autres (
Rm 9,3). Je puis encore vous dire un troisième trait de l'excellence supérieure de Paul. Quel est-il ? Quelques-uns de ces personnages s'intéressaient sans doute à ceux qui avaient voulu les perdre eux-mêmes; toutefois, ils ne s'intéressaient qu'à des hommes confiés à leur autorité. Et il y avait, en cela même, pour eux, un intérêt comme celui que porterait un père à un fils, dépravé sans doute, à un fils criminel, qui, après tout, n'en serait pas moins son fils. Eh bien, Paul voulait être anathème, pour qui? pour ceux qui ne lui avaient pas été confiés. En effet, il avait été envoyé aux gentils. Avez-vous bien compris cette grandeur d'âme, cette hauteur de pensée qui s'élève au-dessus du ciel même ?

Imitez-le; si vous ne pouvez pas l'imiter, imitez au moins ceux dont les figures ont brillé dans l'Ancien Testament. Vous trouverez votre utilité, en veillant à l'utilité du prochain. Ainsi, quand vous vous sentirez peu de zèle pour l'intérêt d'un frère, pensez que vous n'avez pas d'autre moyen de vous sauver vous-mêmes, et, par intérêt pour vous au moins, veillez sur votre frère, et sur ce qui le touche. Ces paroles suffisent pour nous persuader que nous n'avons pas d'autre moyen d'assurer nos intérêts propres. Voulez-vous des exemples ordinaires pour confirmer cette vérité? Je suppose quelque part une maison qui brûle; des gens du voisinage, ne considérant que leur intérêt, ne se mettent pas en mesure contre le danger; ils ferment les portes, ils restent chez eux parce qu'ils ont peur qu'on n'entre et qu'on ne les vole. Quel ne sera pas leur châtiment? Le feu, s'avançant, grandissant toujours, brûlera tout ce qu'ils ont chez eux, et, pour n'avoir pas voulu prendre à coeur l'utilité du prochain, ils perdront même ce qu'ils possèdent. Dieu, en effet, a voulu ne faire de tous les hommes qu'un faisceau, et voilà pourquoi il a disposé toutes choses de telle sorte que l'intérêt de chacun se trouve nécessairement lié à l'intérêt du prochain. Et c'est ainsi que le monde forme un tout si bien agencé. Voilà pourquoi, si, dans un navire, au moment de la tempête, le pilote, négligeant l'intérêt du grand nombre, ne cherche que sa propre utilité, il s'engloutit et lui-même, et les autres bien vite avec lui. Et prenez toutes les conditions de la vie, une à une; que chaque profession ne recherche que son intérêt propre, c'en est fait de la vie générale, et c'en est fait de la (461) profession qui ne regarde que soi. Voilà pourquoi l'agriculteur ne sème pas seulement la quantité de froment qui lui suffirait à lui; s'il s'en avisait, il ne serait pas long à se perdre, et les autres avec lui. L'agriculteur recherche l'intérêt du grand nombre. Et ce n'est pas seulement pour se défendre des périls, que le soldat tient bon dans la mêlée, c'est aussi pour garantir la sûreté des villes ; et le marchand ne transporte pas seulement les marchandises nécessaires à lui seul, mais ce qu'il en faut pour le grand nombre. Je sais bien maintenant ce qu'on m'objectera. Ce n'est pas dans mon intérêt, c'est dans son intérêt propre que chacun fait ses affaires. Le désir de l'argent, le désir de la gloire, le besoin de se défendre, expliquent seuls toutes ces actions. En cherchant mon intérêt, c'est le sien que chacun cherche. Je ne dis pas autre chose, et, depuis longtemps, j'attendais ces paroles; tout ce discours, je l'ai fait uniquement pour vous montrer ceci : Votre prochain ne trouve son utilité, qu'en considérant la vôtre, comme les hommes ne chercheraient pas l'utilité du prochain s'ils ne sentaient pas cette nécessité qui les y conduit. Dieu a ainsi enchaîné tous les hommes d'une manière qui ne permet de trouver l'intérêt propre, qu'en suivant la route où se trouvent les intérêts d'autrui. C'est là, à n'en pas douter, la condition de l'homme; il est fait pour travailler à l'intérêt du prochain.

Mais ce n'est pas cette considération de l'intérêt propre, c'est la considération du bon plaisir de Dieu qui doit opérer la persuasion. Nul, en effet, ne peut être sauvé qu'à cette condition. Vous aurez beau pratiquer la plus haute sagesse, mépriser toutes les choses périssables, vous n'aurez rien gagné auprès de Dieu. Qui le prouve ? Les paroles que le bienheureux Paul a fait entendre : « Quand j'aurais distribué tout mon bien pour nourrir les pauvres, et que j'aurais livré mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, tout cela ne me sert de rien », dit-il. (1Co 13,3) Voyez-vous tout ce que Paul exige de nous ? Remarquez : celui qui distribue des aliments, ne cherche pourtant pas ici son intérêt, mais l'intérêt du prochain ; toutefois, cela ne suffit pas, dit-il; il veut la générosité, la plénitude de la sympathie. Si Dieu nous a fait ce précepte, c'est pour nous lier par la charité. Eh bien, si telle est l'exigence de Paul, et si nous n'accordons pas même beaucoup moins, quelle pourra être notre excuse? Mais comment donc, me direz-vous, Dieu a-t-il pu dire à Loth, par ses anges : « Ne pensez qu'à sauver promptement votre âme ? » (Gn 19,22) Dites-moi en quelle circonstance, et pourquoi ? C'est quand le châtiment s'infligeait ; c'est quand la correction n'était plus possible ; c'est quand les coupables étaient condamnés comme atteints d'un mal incurable, lorsque vieillards et jeunes gens se précipitaient dans les mêmes amours; quand il n'y avait plus enfin qu'à les brûler tous ensemble ; c'est dans ce jour terrible où la foudre allait tomber. Ces paroles d'ailleurs n'ont rien de commun avec la vertu et le vice; il s'agit d'un fléau envoyé de Dieu. Que fallait-il faire, je vous le demande? S'asseoir? subir le supplice, et, sans aucune utilité pour les autres, brûler avec eux? C'eût été le comble de la démence. Et moi, je ne vous dis pas qu'il faille de nécessité absolue, sans réflexion, inutilement, subir le supplice, quand ce n'est pas la volonté de Dieu; mais quand un homme est en proie au vice, dans ce cas, je vous le dis, jetez-vous dans le danger pour le corriger et le redresser; et cela, si vous voulez, dans l'intérêt du prochain ; et si ce n'est pas pour cette raison, que ce soit au moins pour le profit qui vous en reviendra. La première de ces deux raisons est de beaucoup la meilleure ; mais, si vous ne pouvez pas atteindre à cette hauteur agissez au moins en pensant à vous, et que personne ne cherche son intérêt propre, s'il veut être sûr de le trouver. Et concevons bien tous que ni le renoncement aux richesses, ni le martyre, ni quoi que ce soit, ne nous peut protéger, si nous n'avons pas la perfection de la charité. Gardons-la donc avant toutes les autres vertus, afin d'obtenir, par elle, et les biens présents et tous ceux qui nous sont promis, et puissions-nous tous entrer dans ce partage, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.





Chrysostome sur 1Co 2400