Chrysostome sur 2Co 2100

HOMÉLIE XXI. MAIS MOI, PAUL, MOI-MÊME QUI VOUS PARLE, JE VOUS CONJURE, PAR LA DOUCEUR ET LA MODESTIE DE JÉSUS-CHRIST,

MOI QUI, ÉTANT PRÉSENT, PARAIS BAS PARMI VOUS ; AU LIEU QU'ÉTANT ABSENT, J'AGIS ENVERS TOUS AVEC HARDIESSE; JE VOUS PRIE QUE, QUAND JE SERAI PRÉSENT, JE NE SOIS POINT OBLIGÉ D'USER AVEC CONFIANCE DE CETTE HARDIESSE QU'ON M'ATTRIBUE, ENVERS QUELQUES-UNS QUI S'IMAGINENT QUE NOUS NOUS CONDUISONS SELON LA CHAIR. (2Co 10,1-6)

Analyse.
1. Explication d'une réprimande adressée à quelques Corinthiens. — Les contradicteurs de saint Paul l'accusaient de vivre selon la chair.
2. Nous ne combattons pas, répond-il, selon la chair. — Des armes charnelles et des armes puissantes en Dieu.
3. Glorieux empire de Saint Paul; son admirable activité, ses victoires.
4. Il faut l'imiter. — Contre l'hérésie de Marcion et des Manichéens.


2101 1. Après avoir achevé, comme il convenait, son développement sur l'aumône, après avoir montré qu'il aime les fidèles plus qu'il n'est aimé d'eux, après avoir parlé de sa patience et de ses épreuves, il saisit l'occasion de leur adresser de justes reproches; il fait entendre qu'il y a de faux apôtres, il arrive à la conclusion de son discours par les vérités-les moins agréables à entendre, et il relève son autorité personnelle. C'est ce qu'il faut dans tout le cours de l'épître. Il ne le fait pas sans s'en apercevoir, et de là vient qu'il a souvent recours à des correctifs, ainsi : « Commencerons-nous de nouveau à nous relever nous-mêmes ». (2Co 3,1) ; et plus loin : « Nous ne prétendons point nous relever encore ici nous-mêmes, mais vous donner occasion de vous glorifier » (2Co 5,12) ; et encore: « J'ai été imprudent en me glorifiant; c'est vous qui m'y avez contraint ». « (2Co 12,11) Il emploie un très-grand nombre de correctifs pareils, On ne se tromperait pas, en disant que cette lettre est l'éloge de Paul, tant elle abonde en paroles relatives à la grâce qu'il a reçue, et à la patience qu'il a montrée. Comme il y avait certains hommes, infatués d'eux-mêmes qui se préféraient à l'apôtre, qui l'attaquaient comme un fanfaron, comme un homme sans valeur, comme un maître dont la doctrine n'avait rien de bon (ce qui était la meilleure preuve qu'ils pussent donner de leur propre corruption); voyez comment Paul débute dans la réprimande qu'il leur adresse. « Mais moi, Paul, moi-même ». Comprenez-vous tout ce qu'il y a là de gravité, d'autorité? C'est comme s'il disait : Je vous en prie, ne me forcez pas à exercer, ne me laissez pas l'occasion d'exercer ma puissance contre ceux qui nous dénigrent, qui nous regardent comme des hommes adonnés à la chair. Ces paroles sont plus sévères que les menaces qu'il leur adressait dans la première lettre, en ces termes : « Est-ce la verge en main que j'irai vous voir, ou avec charité, et dans un esprit de douceur?» (1Co 4,21) Il disait alors : « Il y en a qui s'enflent de présomption, comme si je ne devais plus vous aller voir. Je vous irai voir néanmoins; et je reconnaîtrai, non les paroles de ceux qui sont enflés de présomption, mais ce « qu'ils peuvent ». (1Co 18,19) Ici, il montre à la fois deux choses, d'une part, sa force, d'autre part, sa douceur et sa patience, par la prière qu'il leur adresse, par sa manière de les conjurer de ne pas le contraindre à déployer sa propre puissance pour punir, pour (128) frapper, pour châtier, pour infliger les peines les plus sévères. C'est ce qu'il fait entendre en disant : « Je vous prie que, quand je serai présent, je ne sois point obligé d'user avec confiance de cette hardiesse qu'on m'attribue, envers quelques-uns qui s'imaginent que nous nous conduisons selon la chair ».

N'allons pas plus loin, et reprenons le commencement. « Mais moi, Paul, moi-même ». Il y a, là une grande force, une grande autorité. Il dit ailleurs de même : « C'est moi, Paul, qui vous dis » (Ga 5,2) ; et encore : « Comme moi, Paul, déjà vieux» (Phm 19);et encore : « Car elle en a assisté elle-même plusieurs, et moi, en particulier ». (Rm 16,2) C'est de la même manière qu'il dit ici encore : « Mais moi, Paul, moi-même». C'est déjà une considération puissante que lui-même conjure les fidèles, mais ce qu'il ajoute a plus de force encore : « Par la douceur et la modestie de Jésus-Christ ». Comme, il veut agir fortement sur les esprits, il se fait une arme de la douceur et de la modestie, afin de rendre, par là, ses supplications plus pressantes : c'est comme s'il disait: Ayez égard à la modestie même de Jésus-Christ, c'est à ce titre que, je vous recommande ma prière. Il disait ces paroles pour leur montrer en même temps, que, quelle que fût la contrainte qu'ils feraient peser sur lui, sort caractère l'inclinait pourtant vers la douceur; ce n'est pas par impuissance qu'il parle ainsi, c'est pour imiter le Christ.

«Moi qui étant présent parais bas parmi vous, au lieu qu'étant absent, j'agis envers vous avec hardiesse». Qu'est-ce que cela veut dire? Ou c'est une ironie qui reproduit leurs discours. Car ces hommes disaient que, quand il se montrait, il n'avait aucune valeur, qu'il était vit et méprisable; mais qu'à distance, il s'enflait, grossissait son langage, s'élevait contre eux, se permettait de les menacer. C'est ce que font entendre des paroles de la lettre qui viennent plus loin : «Les lettres de Paul, selon eux, sont graves et fortes, mais, lorsqu'il est présent, il paraît bas en sa personne, et méprisable en son discours». Donc, ou bien ses paroles sont une ironie sévère, comme s'il disait: Moi qui suis si bas, moi qui suis si misérable, lorsque je suis présent, comme disent ces hommes, et qui, à distance, devient très-haut; ou bien l'apôtre veut dire que quelle que soit la fierté de ses lettres, ce n'est pas l'orgueil qui l'égare, mais sa confiance en eux qui le porte à s'y abandonner.

« Je vous prie que, quand je serai présent, je ne sois point obligé d'user avec confiance de cette hardiesse qu'on m'attribue, envers quelques-uns qui s'imaginent que nous nous conduisons selon la chair». Comprend-vous tout ce qu'il y a d'indignation dans ces paroles, tout ce qu'elles renferment de reproches évidents? Je vous en prie, leur dit-il, ne me forcez pas à montrer que, même quand je suis présent, ce n'est ni la force qui me manque, ni la puissance. Ils disent que c'est quand je suis au loin que je deviens hardi et insolent avec vous en paroles, je vous en prie, ne souffrez pas qu'ils me contraignent à me servir de la force que je me sens. C'est là ce que peut dire, « d'user, avec confiance ». Et il ne dit pas, de cette hardiesse que je suis prêt à exercer mais, « qu'on m'attribue ». En effet je ne suis pas encore décidé, ils me fournissent une occasion, mais je ne veux pas en profiter. Ce n'était pourtant pas le soin de sa propre vengeance qui l'inspirait, mais le soin de la défense de l'Evangile. Que si, quand il s'agit de soutenir la prédication de la foi, il refuse de se montrer trop acerbe, s'il recule, s'il cherche à se soustraire à une pénible nécessité, à bien plus forte raison, quand il ne s'agissait que de lui, montrait-il une parfaite indulgence.

2102 2. Accordez-moi, dit-il, cette grâce, ne me forcez pas à montrer que, même quand je suis présent, je peux faire ressentir ma hardiesse au besoin, c'est-à-dire, châtier et punir, Voyez-vous cette modestie qui ne fait rien pour paraître en spectacle, qui, même quand la nécessité est évidente, parle ici de hardiesse? « Je vous prie », dit-il, « que, quand je serai présent, je ne sois point obligé d'user avec confiance de cette hardiesse qu'on m'attribue, envers quelques-uns ». Un maître doit surtout se garder de la précipitation dans les châtiments, il doit redresser, il doit toujours différer, temporiser avant de punir. Maintenant quels sont ceux à qui l'apôtre s’adresse? Des hommes « qui s'imaginent que nous nous conduisons selon la chair ». On l'accusait donc d'hypocrisie, de méchanceté, d'orgueil : « Car encore que nous virions dans la chair, nous ne combattons pas selon la chair (3) ». Ici commencent des figures propres à intimider l'esprit des contradicteurs : nous sommes (129) revêtus de chair, dit-il,. je n'en disconviens pas, mais nous ne vivons pas pour la chair. Je me trompe, il ne s'exprime pas ainsi, il tempère une parole qui ferait l'éloge de sa vie ; il parle de la prédication, il montre que ce n'est pas une oeuvre de l'homme, appuyée sur les secours qui viennent d'en bas. Aussi ne dit-il pas, nous ne vivons pas se1on la chair, mais « nous ne combattons pas selon la chair » ; ce qui veut dire, nous avons entrepris une guerre, des combats, mais que nous ne soutenons pas avec des armes charnelles, en nous appuyant sur quelque secours humain. « Car nos armes ne sont pas charnelles (4) ».

Quelles sont les armes charnelles? Les richesses, la gloire, la puissance, l'éloquence, l'habileté, l'intrigue, la flatterie, la feinte, toutes les autres ressources du même genre. Nos armes à nous ne ressemblent pas à celles-là; mais quelles sont-elles? « Mais puissantes en Dieu ». L'apôtre ne dit pas, nous ne sommes pas charnels, mais, « nos armes ». Je l'ai déjà dit, il ne parle que de la prédication, et c'est à Dieu qu'il rapporte toute puissance. Et il ne dit pas, nos armes sont spirituelles; le reproche de vivre selon la chair semblait amener cette opposition d'armes spirituelles; mais il dit, « puissantes », et par là il fait entendre que celles de ses ennemis sont sans force et sans puissance. Et remarquez la mesure et la modération des termes. Il ne dit pas, nous sommes puissants, mais : « Nos armes sont « puissantes en Dieu ». Ce, n'est pas nous qui les avons rendues telles, c'est Dieu lui-même. En effet, on les frappait de verges, on les chassait en tous lieux, ils souffraient mille douleurs, des maux innombrables, autant de preuves de leur faiblesse; voilà pourquoi l'apôtre dit, pour montrer que la puissance est à Dieu : « Mais puissantes en Dieu ». Car ce qui fait le mieux voir combien sa force est grande, c'est qu'avec de telles armes il triomphe. Oui, quoique ce soit nous qui les portions ces armes, c'est Dieu lui-même qui s'en sert pour combattre et pour produire ses oeuvres. Suit maintenant un long éloge de ces armes : « Pour renverser les remparts». N'allez pas, à ce mot de remparts, vous représenter quelque chose de sensible ; voilà pourquoi l'apôtre dit : « En détruisant les raisonnements humains » ; l'image est pour exalter la puissance divine; ce qui la suit prouve qu'il s'agit d'une guerre spirituelle. Ces remparts ne sont pas élevés contre dés corps, mais des âmes. Aussi sont-ils plus solides, aussi faut-il, pour les renverser, des armes plus puissantes. Ces remparts signifient, pour l'apôtre, l'orgueil de la sagesse des Grecs, leurs sophismes, leurs raisonnements. Dieu a fait bon marché de toutes ces armes dressées contre les fidèles : « En détruisant les raisonnements humains, et tout ce qui s'élève avec hauteur contre la science de Dieu (5) ».

Il continue la métaphore, pour donner plus de force à son discours. Remparts, dit-il, tours, fortifications quelconques, il faut que tout cède à ces armes. « Et réduisant en captivité tout esprit, pour le soumettre à l'obéissance de Jésus-Christ ». L'expression de réduire en captivité quelque chose d'affligeant, elle marque la perte de la liberté. Pourquoi donc l'apôtre l'emploie-t-il? Il l'emploie en un autre sens. Servitude signifie deux choses, et que l'on est déchu de la liberté, et que l'on est au pouvoir de la force, sans espérance de se relever. C'est dans ce dernier sens que l'apôtre a entendu la captivité. Comme quand il dit: « J'ai dépouillé les autres Eglises » (
2Co 11,8), il fait savoir par là qu'il ne s'y est pas introduit comme un voleur qui se cache, mais seulement qu'il a tout pris, tout emporté ce qu'on lui a donné; de même ici : « Réduisant en captivité », ne marque pas un combat à forces égales, mais une victoire facilement remportée. Et il ne dit pas un ou deux esprits seulement, mais, « tout esprit » ; il ne dit pas Nous sommes vainqueurs, nous avons l'avantage; il dit plus : « Nous réduisons en captivité » ; de même que plus haut, il ne dit pas : Nous faisons avancer les machines contre les remparts, mais : Nous les détruisons, car la supériorité de nos armes n'admet pas de comparaison. Et en effet, nous ne combattons pas avec des paroles, mais avec des actions contre des paroles, non avec une habileté qui tient à la chair, mais revêtus de l'esprit de douceur et de force. Comment donc, dit-il, pouvais-je me glorifier, étaler l'orgueil des paroles, écrire des menaces épistolaires, encourir les accusations de ceux qui disent : « Les lettres de Paul sont graves et fortes » (2Co 10,40), puisque c'est en cela que notre pouvoir consiste le moins ?

2103 3. Lorsque l'apôtre dit : «Réduisant en captivité tout esprit, pour le soumettre à l'obéissance de Jésus-Christ », aussitôt qu'il a (130) fait entendre ce mot de captivité, il sent que ce terme est trop dur, et, vite, il le corrige, il ajoute : « Pour le soumettre à l'obéissance de Jésus-Christ » ; après la captivité, la liberté; après la mort, la vie; après la perdition, le salut. Car nous ne venons pas seulement pour terrasser, nous venons surtout pour transformer, pour conquérir nos adversaires à la vérité. « Ayant en notre main le pouvoir de punir toute désobéissance, lorsque vous aurez satisfait à tout ce que l'obéissance demande de vous (6) ». Ici ce n'est pas les coupables seulement qu'il remplit de crainte, mais il intimide les autres avec eux. C'est vous, dit-il, que nous attendons; quand nos avertissements, nos menaces vous auront redressés, purifiés, séparés de tout commerce avec les coupables, quand les malades incurables seront dans leur isolement, alors nous sévirons, attendant pour cela que vous vous soyez franchement séparés. Vous obéissez sans doute maintenant, mais votre obéissance n'est point parfaite. Mais, dira-t-on, si vous agissiez tout de suite, il y aurait une plus grande utilité. Nullement : car si j'agissais tout de suite, je vous envelopperais dans la punition. Mais vous deviez châtier les autres et nous épargner. Mais si je vous épargnais, on pourrait m'accuser de partialité : je ne veux rien faire, quant à présent, je veux d'abord vous redresser, et ensuite c'est aux autres que j'irai parler.

Est-il possible de mieux prouver la tendresse qu'on porte dans ses entrailles? Il voit ses fidèles compromis par un indigne commerce, il veut frapper les coupables, mais il s'arrête, il contient son indignation; il donne aux siens le temps de se retirer, pour n'avoir à frapper que ceux qu'il faut punir; disons mieux, pour n'avoir même pas à les frapper eux-mêmes. Car s'il les menace, s'il dit ne vouloir recouvrer que les vrais fidèles, c'est pour que les autres, corrigés par la crainte, reviennent à résipiscence, c'est pour n'avoir à faire tomber sur personne le feu de sa colère. C'était un médecin excellent, un bon père étendant ses soins sur tous, un protecteur, un curateur plein de zèle, attentif à tous les intérêts, écartant tous les obstacles, réprimant les hommes dangereux, se montrant partout à la fois pour veiller au salut de tous. Et ce n'était pas en livrant des combats qu'il achevait ainsi les affaires, il courait toujours comme à une prompte victoire, à un triomphe tout préparé, n'ayant qu'à dresser des trophées, renversant d'un coup de main les forteresses du démon, les machines des mauvais anges, et transportant son butin tout d'un trait dans le camp du Christ; il ne se donnait pas le temps de reprendre haleine ; de tels peuples soumis, il s'élançait d'un bond vers d'autres peuples; de ces derniers, vers d'autres peuples encore, comme un général victorieux qui ne passe pas un jour, ce n'est pas assez dire, qui ne passe pas une heure sans ériger de nouveaux trophées. Entré dans la mêlée sans avoir rien sur lui qu'une méchante tunique, il prenait les villes des ennemis avec tous leurs habitants, et pour arcs, pour lances, pour flèches, pour toute arme, Paul n'avait que sa langue. Il lui suffisait de parler, et ses discours tombaient sur les ennemis avec plus de force dévorante que le feu, et il chassait les démons, et il ramenait à lui les hommes que les démons retenaient prisonniers. Quand l'apôtre mettait en fuite cet exécrable Satan, on vit cinquante milliers de magiciens se réunir, brûler les livres de sorcellerie, et revenir à la vérité. Comme il arrive, au sein d'une guerre, lorsqu'une tour s'écroule, lorsqu'un tyran est renversé, que tous ses partisans jettent leurs armes, se rendent au général de l'armée victorieuse, le même fait se produisit alors. Le démon était terrassé, on vit alors tous ceux qu'il tenait assiégés, jeter loin d'eux leurs livres, ou plutôt les détruire, et accourir vers Paul pour tomber à ses pieds; et lui, tenant tête à l'univers, comme si toute la terre n'eût été pour lui qu'une armée ennemie, ne s'arrêtant jamais, on eût dit qu'il avait des ailes, et toujours, et partout, il faisait seul toutes choses, tantôt redressant un boiteux, tantôt ressuscitant un mort, tantôt frappant de cécité un magicien ; même en prison son activité ne se reposait pas, il attirait à lui son geôlier, le prisonnier faisait alors cette glorieuse prise.

Sachons donc l'imiter, nous aussi, dans la mesure de nos forces. Mais que dis-je, dans la mesure de nos forces? Il nous est permis de nous approcher de lui, nous n'avons qu'à le vouloir, nous pouvons contempler sa vertu dans les combats, imiter son courage. Aujourd'hui encore, l'apôtre continue son oeuvre, détruisant les raisonnements humains, et tout ce qui s'élève avec hauteur contre la science de Dieu. Un grand nombre d'hérétiques ont entrepris de le déchirer, et Paul, même en (131) lambeaux, montre encore son énergie invincible. Et Marcion et les Manichéens ont prétendu se servir de Paul, mais en le mutilant; qu'est-il arrivé? qu'ils sont convaincus, réfutés par ces lambeaux mêmes. Il suffit de la main du fort étendue sur eux, pour les mettre en pleine déroute; de son pied, même séparé de son corps, pour les poursuivre et les disperser de toutes parts; ce membre mutilé, défiguré, conserve assez de force encore pour confondre tous les opposants. — Eh bien, dira-t-on, c'est une preuve de perversité que la même parole puisse. servir à tous ceux qui se livrent de mutuels combats. De perversité, oui, mais ce n'est pas à Paul qu'il la faut imputer, cette perversité, gardons-nous-en bien, mais à ceux qui prétendent faire, de sa parole, un pareil usage. Il n'y avait pas en lui de versatilité ; il est simple, il est parfaitement clair; mais ces hérétiques ont corrompu le sens de ses paroles pour les rendre conformes à leurs propres pensées. Et comment, dira-t-on, ses expressions ont-elles pu donner prise à ceux qui ont voulu s'en servir ? Ce ne sont pas ses expressions qui donnent prise à l'erreur, c'est la démence des hérétiques qui abuse des expressions. Ce monde que nous voyous, ce monde entier si grand et si digne d'admiration prouve assez la divine sagesse : « Les cieux racontent la gloire de Dieu; le jour l'annonce au jour, et la nuit en donne la connaissance à la nuit » (
Ps 18,1-2); et cependant ce monde est, pour le grand nombre, un scandale, et les hommes disputent entre eux. En effet, les uns l'admirant outre mesure, en ont fait un Dieu; les autres, au contraire, en ont méconnu la beauté jusqu'à le regarder comme indigne d'être la création d'un Dieu, jusqu'à en attribuer la plus grande partie à une matière mauvaise.

Et cependant Dieu avait prévenu cette double erreur : il l'avait fait beau et grand, pour qu'on ne le jugeât pas au-dessous de sa sagesse, et, en même temps, il l'avait fait défectueux, incapable de se suffire à soi-même, pour qu'on ne le soupçonnât pas d'être un Dieu. En dépit de cette conduite de Dieu, les hommes, aveuglés par leurs raisonnements, sont tombés dans la contradiction des opinions, se réfutant les uns les autres, s'accusant les uns les autres, et justifiant la sagesse divine par l'erreur des raisonnements où ils se sont eux-mêmes égarés. Mais que parlé-je du soleil et du ciel ? Les Juifs avaient vu de leurs veux une infinité de miracles, et ils se mirent aussitôt à adorer un veau d'or. Ce n'est pas tout; ils virent encore le Christ chassant les démons, et ils l'accusèrent d'être possédé du démon. Etait-ce la faute de celui qui chassait les démons ou celle de ces aveugles, de ces insensés? N'allez donc pas accuser Paul, ni le rendre responsable des folles pensées de ceux qui ont abusé de ses paroles, appliquez-vous plutôt à bien vous rendre compte du trésor de Paul, à contempler ses richesses, à tenir tête fièrement à tous les hommes en vous revêtant de ses puissantes armes ; c'est ainsi que vous fermerez la bouche aux Grecs et aux Juifs. Mais comment est-ce possible, dira-t-on, s'ils n'ont pas foi en lui ? Par les événements qui se sont accomplis par lui, par le spectacle de la terre entière qui s'est redressée à sa voix. Ce n'est pas une puissance humaine qui a accompli une telle oeuvre ; la vertu du crucifié, soufflant sur lui, l'a seule rendu plus fort que tous, les orateurs, philosophes, rois, empereurs, plus puissant que toutes les puissances, et Paul n'a pas eu pour lui seul le pouvoir de revêtir de telles armes, et de terrasser ses adversaires, il lui a été donné de rendre d'autres, avec lui, aussi puissants que lui. Donc voulons-nous être utiles, nous aussi, et à nous-mêmes, et aux autres, ne nous lassons pas de tenir Paul entre nos mains, au lieu de demander nos, plaisirs aux prairies, aux vergers, faisons, de ses écrits, nos plus chères délices. C'est ainsi que ;nous pourrons nous affranchir de la corruption, conquérir la vertu, obtenir les biens qui nous sont annoncés, par la grâce et par la bonté de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissante, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



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HOMÉLIE XXII. EST-CE QUE VOUS NE CONSIDÉREZ QUE LE DEHORS?

SI QUELQU'UN SE PERSUADE EN LUI-MÊME QU'IL EST A JÉSUS-CHRIST, IL DOIT AUSSI CONSIDÉRER EN LUI-MÊME QUE, COMME IL EST A JÉSUS-CHRIST, NOUS SOMMES AUSSI A JÉSUS-CHRIST. (2Co 10,7-18)

Analyse

1. Comment saint Paul réprimande, non-seulement ceux qui trompent les autres, mais, avec eux, ceux qui se laissent tromper.— De la réserve avec laquelle il se loue, quand il est obligé de parler de ses oeuvres.
2. Ce que ses adversaires disaient de lui, qu'il n'était grand et redoutable que dans ses lettres.
3. De la modestie de saint Paul; de tous les vices auxquels nous devons nous arracher pour devenir saints comme lui.

2201 1. Ce qui mérite le plus l'admiration dans Paul, outre ses autres titres, c'est que, lorsqu'il est dans la nécessité de se glorifier, il arrive à ces deux résultats, et qu'il se glorifie, et qu'il le fait sans se rendre odieux à personne; ce que prouve parfaitement sa lettre aux Galates. En effet, là aussi, il subit une nécessité de ce genre, et il réussit à produire ce double effet; ce qui suppose une très-grande difficulté surmontée, et demande beaucoup de prudence; l'apôtre sait, à la fois, garder la mesure et parler de lui-même d'une manière relevée. Voyez comment,dans le passage qui nous occupe., il parle de lui-même avec fierté. « Ne considérez-vous que « le dehors ?» Voyez ici, quelle prudence ! Après s'être élevé contre ceux qui ont trompé les fidèles, il ne s'arrête pas à ces coupables seulement, mais il s'élance, de ceux qui font des dupes, à ceux qui se laissent duper; c'est l'habitude constante de Paul. Il ne lui suffit pas d'attaquer les trompeurs, il s'en prend à ceux qui leur donnent les moyens de les tromper. Car s'il ne les eût pas réprimandés eux aussi, ils n'auraient pas facilement trouvé, dans les paroles adressées aux autres, leur propre correction, ils se seraient même enorgueillis comme n'ayant pas donné lieu à des réprimandes. Voilà pourquoi l'apôtre s'en prend aussi à eux.

Et ce n'est pas là seulement ce qu'il a d'admirable, mais c'est que, des deux côtés, la réprimande est parfaitement juste. Ecoutez ce qu'il dit : « Ne considérez-vous que le dehors? » L'accusation n'est pas indifférente, elle est très-sévère. Pourquoi? C'est que, dit-il, l'espèce humaine est facilement dupe. Voici sa pensée : Vous jugez des hommes par ce qui paraît au dehors, par les choses de la chair, par les choses corporelles. Qu’est-ce à dire par le dehors? Si un homme est riche, s'il étale beaucoup de faste, s'il est escorté de flatteurs qui l'entourent en foule, s'il se vante, s'il se laisse emporter par la vaine gloire, s'il joue la vertu, quand il ne possède pas la vertu : car voilà ce que signifient ces paroles : « Vous ne considérez que le dehors. Si quelqu'un se persuade à lui-même qu'il est à Jésus-Christ, il doit aussi considérer, en lui-même, que, comme il est à Jésus-Christ, nous sommes aussi à Jésus-Christ ». L'apôtre ne veut pas éclater tout d'abord; ce n'est que peu à peu qu'il devient plus explicite et plus impétueux. Remarquez ici, l'aspérité, et tout ce que les expressions laissent deviner. Ces mots : considérer « en lui-même », veulent dire, ce n'est pas de nous, c'est-à-dire, ce n'est pas de notre réprimande, c'est des réflexions que chacun peut faire, en son particulier, que chacun doit tenir la certitude que, comme il est à Jésus-Christ, nous aussi, nous sommes à Jésus-Christ : l'apôtre ne dit pas qu'il appartient à Jésus-Christ, autant que celui-là, (133) mais, « comme il est à Jésus-Christ, je suis aussi à Jésus-Christ ». C'est un motif d'union; car il n'est pas, lui, de son côté, à Jésus-Christ, moi, de mon côté, à tout autre. Après avoir ainsi établi l'égalité, l'apôtre va plus loin, il ajoute ce qui lui donne l'avantage sur l'autre. « Car quand je me glorifierais un peu davantage de la puissance que le Seigneur m'a donnée, pour votre édification, et non pour votre destruction, je n'aurais pas sujet d'en rougir ». Il s'apprête à dire de lui quelque chose de grand, voyez comme il s'y prend d'avance pour ne pas blesser.

C'est que rien ne choque tant la foule que d'entendre quelqu'un faire son propre éloge. Aussi, pour prévenir le mauvais effet de ses paroles, l'apôtre dit-il. « Quand je me glorifie« rais un peu davantage u. Et il ne dit pas: Si quelqu'un a la confiance qu'il appartient à Jésus-Christ, que celui-là réfléchisse à la distance qui le sépare de nous, car moi, je tiens de lui un grand pouvoir, et ceux, qu'il me plaît, je les punis, je les châtie ; non, mais que dit-il ? « Quand je me glorifierais un peu davantage ». Il lui est impossible de dire la grandeur de son pouvoir, toutefois il en parle modestement, il ne dit pas : je me glorifie, mais : « Quand je me glorifierais », supposez que j'en eusse la volonté; cette expression, toute mesurée qu'elle est, montre toute l'étendue de son pouvoir. « Quand donc je me glorifierais », dit-il, « de la puissance que le Seigneur m'a donnée ». Ici encore, il rapporte tout à Jésus-Christ, et il montre que le don n'est pas pour lui seul. « Pour votre édification, et non pour votre destruction ». Vous voyez de quelle manière il s'y prend pour prévenir le mauvais effet de la louange qu'il se décerne à lui-même, et, pour se concilier l'auditeur, il lui parle de l'emploi à faire du don qu'il a reçu. Pourquoi donc dit-il: «Détruisant les raisonnements humains?» C'est que l'édification consiste surtout à détruire de la sorte, à faire disparaître les obstacles, à confondre la corruption, à donner de la solidité à la vérité. « Pour votre édification ». Voilà donc pourquoi nous avons reçu nos pouvoirs, c'est pour édifier. Si on s'acharne contre nous, si l'on persiste à nous combattre, si l'on se montre incurable, nous aurons recours à une autre arme puissante, nous détruirons le coupable en le terrassant. De là encore ce qu'ajoute l'apôtre : « Je n'aurais pas sujet d'en rougir », c'est-à-dire, on verra bien que je ne suis ni un menteur, ni un fanfaron. « Mais afin qu'il ne semble pas que nous « voulions vous intimider par des lettres, « parce que les lettres de Paul, disent-ils, sont graves et fortes ; mais lorsqu'il est présent, il paraît bas en sa personne, et méprisable en son discours; que celui qui est dans ce sentiment, considère, que ce que nous sommes, par les paroles de nos lettres, à distance, nous le sommes également, de « près, par nos actions (9-11) ». Ce qui revient à dire : Je pourrais sans doute me glorifier, mais on pourrait m'objecter encore que je me vante dans mes lettres, tandis que, de près, je suis méprisable; donc je ne dirai rien de grand à mon sujet. Sans doute, dans la suite il célèbre sa vie, mais il ne dit rien de la puissance par laquelle il intimidait ses adversaires, il ne parle que des révélations qui lui ont été faites, et plus encore de ses épreuves. Donc, afin qu'il ne semble pas que nous voulions vous intimider : « Que celui qui est dans ce sentiment, considère que ce que nous sommes par les paroles de nos lettres, à distance, nous le sommes également, de près, par nos actions ». Comme on disait que, dans ses lettres, il parlait de sa personne avec fierté ; mais que, vu de près, il paraissait misérable; par cette raison, il s'arrête à cette manière de présenter sa pensée avec modestie et réserve. Et il ne dit pas : Si nos lettres ont de la grandeur, il y a de la grandeur aussi dans les actions que nous faisons quand on nous voit de près ; non, ses paroles sont plutôt modestes. Il disait plus haut : « Je vous prie que, quand je serai présent, je ne sois point obligé d'user avec confiance de cette hardiesse, qu'on m'attribue envers quelques-uns » ; il y avait de la vivacité; mais ici, ce n'est plus que de la modestie. « Nous sommes également, de près, ce que nous sommes à distance»; c'est-à-dire, humbles, modestes, ne nous vantant jamais. C'est ce qui résulte de la suite : « Car nous n'osons pas nous mettre au rang de quelques-uns -qui se relèvent eux« mêmes, ni nous comparer à eux (12) ».

2202 2. Ces paroles font voir que l'orgueil travaille ces hommes, qu'ils aiment à se louer; l'apôtre les représente comme remplis de jactance. Quant à nous, dit-il, ce n'est pas notre habitude. Dans le cas même où nous faisons quelques grandes oeuvres, c'est à Dieu que nous (134) rapportons toute chose, et nous ne nous comparons qu'à nous-mêmes. Voilà pourquoi l'apôtre ajoute: « Mais nous nous mesurons sur ce que nous sommes, en nous, et nous ne nous comparons qu'avec nous-mêmes », ce qui veut dire: ce n'est pas à ces sages que nous nous comparons, mais à nous-mêmes, entre nous. En effet, il dit plus loin : « Je n'ai été en rien inférieur aux plus éminents d'entre les apôtres » (2Co 12,11) ; et dans la première épître, il disait : « J'ai travaillé plus qu'eux tous » (1Co 15,10) ; et encore : « Les marques de mon apostolat ont paru parmi vous, dans toutes sortes de patience». « (2Co 12,12) Ainsi c'est entre nous que nous nous comparons, nous-mêmes avec nous-mêmes, et non avec ceux qui n'ont rien pour eux; car leur orgueil tient du délire. C'est donc, ou de lui-même qu'il parle, ou de ces orgueilleux; comme s'il disait Nous n'osons pas nous comparer avec ces gens qui ne savent que disputer, se vanter, et qui ne comprennent pas, c'est-à-dire, qui ne sentent pas le ridicule de la jactance, et qui prônent leurs propres louanges. « Quant à nous, nous ne nous glorifions point au-delà de toute mesure (13) », comme ils font. Il est probable que ces orgueilleux avaient poussé la vanité jusqu'à dire que la conversion de la terre était leur ouvrage, qu'ils s'étaient avancés jusqu'aux extrémités du monde, et un grand nombre d'autres forfanteries. Pour nous, dit l'apôtre, nous ne nous exprimons pas de la même manière. « Mais dans les bornes du partage que Dieu nous a donné, nous nous glorifions d'être parvenus jusqu'à vous». Il donne ici une double preuve de sa modestie, il dit n'avoir rien fait de plus qu'un autre, et cela même qu'il a fait, il l'attribue à Dieu. «Mais dans les bornes », dit-il, « du partage que Dieu nous a donné, nous nous glorifierons d'être parvenus jusqu'à vous ». Comme on distribue une vigne entre différents ouvriers de la campagne, ainsi Dieu nous a fait nos parts distinctement. Autant donc que nous avons eu la permission d'avancer, voilà dans quelle mesure nous nous glorifierons.

« Car nous ne nous étendons pas au-delà de ce que nous devons, comme si nous n'étions pas parvenus jusqu'à vous, puisque nous sommes arrivés jusqu'à vous; en prêchant l'Evangile de Jésus-Christ (14) ». Ce n'est pas assez dire, que nous nous sommes approchés de vous, nous vous avons apporté la nouvelle, nous vous avons fait la prédication, nous vous avons persuadés, nous avons réussi. Il est vraisemblable que ces orgueilleux, pour s'être réunis aux disciples des apôtres, s'exagéraient leur importance personnelle, au point de se rapporter tout le succès de la prédication. Il n'en est pas de même de nous, dit l'apôtre personne ne saurait prétendre que nous n'avons. pas pu arriver jusqu'à vous, et que toute notre gloire ne consiste que dans nos paroles. Car nous vous avons prêché la parole, à vous aussi.— « Nous ne nous relevons donc point au-delà de toute mesure, en nous attribuant les travaux des autres ; mais nous espérons que votre foi, croissant toujours de plus en plus, nous étendrons notre partage beaucoup plus loin, et que nous prêcherons l'Evangile aux nations mêmes qui sont au-delà de vous, sans entreprendre sur le partage d'un autre, en nous glorifiant d'avoir bâti sur ce qui aura été préparé (15, 16) ». Il leur inflige une grande réprimande par ces paroles, et parce qu'ils se glorifiaient trop; et parce qu'ils se glorifiaient de ce qui ne leur appartenait pas; les apôtres seuls avaient répandu leur sueur, et ces orgueilleux faisaient gloire du travail des apôtres. Pour nous, dit-il, nos paroles se fondent sur ce que nous avons fait. Aussi ne voulons-nous pas imiter ceux qui se vantent : ce que nos couvres témoignent, voilà ce que nos paroles exprimeront. Mais pourquoi, dit-il, est-ce que je vous entretiens de vous? Certes, j'ai bon espoir, parce que votre foi s'accroît : il ne manifeste pas ici toute sa pensée, il suit son habitude familière : j'espère, dit-il,-grâce aux progrès que vous faites dans la foi, que notre partage s'étendra, que nous prêcherons plus loin l'Evangile. Nous ferons des pas en avant, nous irons plus loin, dit-il, pour prêcher, pour affronter des fatigues, non pour nous glorifier en paroles des fatigues d'autrui. C'est avec raison qu'il prononce le mot de partage, montrant par là que le but de son voyage c'est la conquête de la terre, c'est le plus beau des héritages, et que tout est l'oeuvre de pieu. Donc, ayant accompli de telles oeuvres, et en attendant de plus grandes encore, dit-il, nous ne nous vantons pas comme ceux qui n'ont rien produit, et ce n'est pas à nous-mêmes que nous rapportons quelque chose; mais c'est à Dieu que nous attribuons le tout.

Aussi ajoute-t-il: « Que celui donc qui se glorifie, ne se glorifie que dans le Seigneur ». Et ce que nous montrons, dit-il, c'est de Dieu que nous le tenons. « Car ce n'est pas celui qui se rend témoignage à soi-même qui est vraiment estimable; mais c'est celui à qui Dieu rend témoignage ». Il ne dit pas, c'est nous, mais : « C'est celui à qui Dieu rend témoignage ». Voyez-vous ce qu'il y a de réservé dans ces paroles? La fierté du langage qu'il tient plus loin ne doit pas surprendre; c'est encore l'habitude de Paul. S'il n'eût jamais fait entendre que d'humbles paroles, il n'aurait pas frappé de coup assez fort, il n'aurait pas ramené ses disciples de leurs égarements. Il arrive, en effet, parfois qu'une modestie hors de propos est nuisible, et qu'au contraire, un éloge qu'on fait de soi à propos, peut avoir son utilité. C'est ce que l'apôtre a pratiqué. C'eût été un grave danger que de laisser les disciples concevoir quelque basse opinion de Paul. Paul d'ailleurs ne recherchait pas la gloire qui vient des hommes; s'il l'eût recherchée, il n'eût pas si longtemps enseveli dans le silence les oeuvres admirables qui s'opérèrent en lui quatorze ans auparavant, il n'aurait pas attendu que la nécessité pesât sur lui, pour montrer encore tant d'hésitation et de répugnance à en parler. Il est manifeste que même alors, il n'a élevé la voix que parce qu'il s'est vu tout à fait contraint.

Ce n'est donc pas par amour de la gloire humaine qu'il a dit ces choses, mais c'est par intérêt pour ses disciples. On l'accusait de forfanterie; de jactance dans ses paroles, d'impuissance à rien produire dans ses actions; voilà ce qui le force à en venir à ces révélations. Sans doute il pouvait les convaincre par des couvres réelles, quand il prononçait ces paroles, toutefois il emploie encore la menace des discours : c'est qu'avant tout son âme était pure de toutes les souillures de la vaine gloire; c'est ce que prouve sa vie tout entière, aussi bien avant qu'après cette époque. Voilà pourquoi sa conversion fut si prompte, comment, après sa conversion, il confondit les Juifs, et répudia tout l'honneur dont il jouissait auprès d'eux, quoiqu'il fût leur chef et le guide du peuple. Mais aucune de ces considérations ne l'arrêta; une fois qu'il eut trouvé la vérité, il échangea tout contre les insultes et les outrages; il ne perdait pas de vue le salut du grand nombre; c'était tout pour lui. Et comment celui qui ne considérait ni la géhenne, ni la royauté, ni cane foule innombrable de mondes comme capables de conserver la moindre importance en comparaison de l'amour de Jésus-Christ, aurait-il poursuivi une gloire vulgaire? Il était bien loin d'un pareil désir : au contraire, il était tout à fait humble, quand il lui était possible de l'être; il flétrit la première partie de sa vie, il s'appelle lui-même un blasphémateur, un persécuteur, un insulteur. Et Luc, son disciple, raconte de lui un grand nombre de faits qu'évidemment il ne tenait que de lui, lorsque l'apôtre lui racontait aussi bien la première partie de sa vie que celle qui est venue après.

2203 3. Ce que je dis, ce n'est pas seulement pour que nous entendions des paroles, mais pour que nous nous instruisions. Car si l'apôtre gardait dans sa mémoire les fautes par lui commises avant le baptême, quelle excuse pourrions-nous avoir, nous qui oublions même les fautes que nous avons faites depuis? O homme, que dites-vous? vous avez offensé Dieu, et vous ne vous souvenez plus de votre péché? C'est une seconde offense contre Dieu, un nouveau sujet de colère pour lui. De quels péchés demandez-vous donc la rémission? de ceux que vous ne connaissez pas vous-même? Voilà évidemment votre prétention. Vous ne vous inquiétez pas, vous ne prenez aucun souci des comptes que vous aurez à rendre, vous qui ne tenez même pas à vous rappeler vos actions, qui vous faites un jeu de ce qui ne ressemble pas le moins du monde à un jeu. Mais viendra le temps où ce jeu ne nous suffira plus. Il faut absolument mourir (le grand nombre est frappé d'engourdissement d'esprit à tel point que nous sommes forcés de faire des discours sur ce qui saute aux yeux), il faut absolument ressusciter, absolument être jugés, être châtiés; ou plutôt ici, ce n'est pas absolument qu'il faut dire, mais le fait dépend de notre volonté. Il y a des choses dont nous ne sommes pas les maîtres, notre fin, notre résurrection, notre jugement; de ces choses, le maître c'est le Seigneur; quant à ce qui est d'être puni ou non, c'est nous qui en sommes les maîtres; car c'est ce à quoi nous pouvons pourvoir. Si nous le voulons, nous rendrons notre punition impossible, ainsi qu'ont fait Paul et Pierre et tous les saints; car les châtier c'est chose impossible. Donc, si nous le voulons, nous ferons aussi que ce soit chose (136) impossible que nous ayons un malheur à souffrir. Quand nous aurions commis faute sur faute, il nous est possible de reconquérir notre salut tant que nous sommes ici-bas.

Songeons donc à notre salut : que le vieillard considère que bientôt il lui faudra mourir; qu'il a vécu assez longtemps dans les plaisirs (s'il faut appeler vie de plaisirs une existence consacrée à la corruption; mais j'accommode un instant mes paroles à ses pensées) ; qu'il remarque ensuite combien est court le temps où la faculté lui est laissée de se laver de toutes ses fautes. Que le jeune homme considère à son tour combien est incertaine l'heure qui termine la vie, et le grand nombre des vieillards qui souvent continuent à vivre lorsqu'on voit les jeunes gens que la mort enlève avant eux. C'est pour prévenir, de notre mort, toute spéculation fondée sur notre fin dernière que l'épreuve en est incertaine. De là cet avertissement que nous donne le Sage par ces paroles : « Ne tardez pas à vous convertir au Seigneur, et ne différez pas de jour « en jour (
Qo 5,8); car vous ne savez pas « ce que produira le jour de demain ». (Pr 27,1) Ce sont les délais qui -produisent les dangers et les motifs de crainte; il n'y a qu'à éviter tout retard pour s'assurer évidemment du salut : attachez-vous donc à la vertu: car, par ce moyen, soit que vous quittiez ce monde jeune encore, vous le quitterez sans avoir rien à craindre; soit que vous parveniez à la vieillesse; vous sortirez de cette vie comblé de biens, et vous aurez passé votre vie tout entière dans cette double fête qui consiste à s'abstenir de la corruption, à embrasser la Vertu. Gardez-vous de dire : Il sera temps un joug de me convertir; ces paroles ne font qu'irriter contre nous la colère de Dieu. Car enfin, il vous promet l'immensité des siècles, et vous, vous ne consentez pas aux labeurs de la vie présente, si courte, si fugitive, et vous êtes assez mous, assez lâches pour rechercher encore une vie plus misérable que cette vie de rien? Est-ce que ce ne sont pas les mêmes festins tous les jours? est-ce que ce ne sont pas les mêmes tables, les mêmes prostituées, les mêmes théâtres, les mêmes richesses? Jusques à quand serez-vous amoureux de ce qui n'a pas de réalité? Jusques à quand ressentirez-vous cet insatiable désir de corruption? Considérez qu'autant de fois que vous avez pratiqué la fornication, autant de fois vous vous êtes condamné vous-même; car telle est la nature du péché; aussitôt qu'il est commis, aussitôt le juge porte sa sentence. Vous vous êtes enivré, vous vous êtes chargé le ventre, vous avez pratiqué la rapine? Arrêtez-vous maintenant, rebroussez chemin; rendez grâces à Dieu de ne vous avoir pas enlevé au milieu de vos péchés; ne demandez pas qu'il vous accorde encore du temps pour vivre dans le péché ; c'est au moment où un grand nombre s'abandonnaient à l'avarice qu'ils ont cté enlevés, et ils sont partis pour subir un châtiment manifeste. Craignez, vous aussi, qu'il ne vous arrive malheur, parce que vous ne pouvez pas réparer vos fautes.

Mais, dira-t-on, Dieu a permis à un grand nombre d'hommes de trouver, dans l'extrême vieillesse, assez de temps pour se confesser.— Eh bien ! vous donnera-t-il du temps à vous aussi? Peut-être, répond-on. Que dites-vous, et que signifie « peut-être, quelquefois », et « souvent? » Considérez donc que c'est de votre âme que vous discutez l'intérêt; supposez donc tout le contraire, et réfléchissez, et dites-vous que sera-ce si Dieu ne m'accorde pas le temps? Mais, répond-on, si Dieu me l'accorde? Sans doute, il est arrivé que Dieu a accordé du temps; mais le temps présent est plus sûr, plus avantageux que ce temps à venir. Si, à partir de ce moment, vous commencez à bien vivre, c'est tout profit pour vous, soit que vous receviez, soit que vous ne receviez pas de délai; mais si vous différez toujours, cet ajournement sera précisément pour lui une raison de vous refuser un délai. En effet, quand vous partez pour la guerre, vous ne dites pas : à quoi bon faire mon testament, peut-être reviendrai-je; au moment de conclure un mariage, vous ne dites pas : je prendrai une femme pauvre; beaucoup de gens en effet, contre toute attente, même dans ces conditions, sont arrivés à la fortune; quand vous construisez une maison, vous ne dites pas : je jetterai des fondations ruineuses; même dans ces conditions, beaucoup d'édifices ont pu se soutenir; et quand vous délibérez du salut de votre âme, c'est sur ce qu'il y a de plus ruineux, sur un « peut-être », sur un « souvent», sur un « quelquefois », sur ce qu'il y a de plus incertain que vous étayez votre confiance ! Ce n'est pas, me répond-on, sur l'incertain, mais sur la bonté de Dieu pour les hommes; car Dieu est plein de bonté pour les hommes. Je (137) suis le premier à le reconnaître, mais ce Dieu plein de bonté pour les hommes, n'en a pas moins fait mourir ces coupables dont j'ai parlé; et qu'arrivera-t-il si, après avoir reçu du temps, vous demeurez semblables à vous-mêmes? Le lâche restera lâche jusque dans sa vieillesse. Non, me réplique-t-on : mais je connais bien cette manière de compter; après quatre-vingts ans, on en demande quatre-vingt-dix; après quatre-vingt-dix, cent; et après cent années on se montre plus lâche encore, et, de cette manière, c'est en vain que cette vie tout entière se dépense. Il vous arrivera à vous aussi, ce qui a été dit au sujet des Juifs : « Leurs jours les ont abandonnés dans la vanité » (Ps 77,33), et plût au Ciel que ce fût seulement dans 1a vanité, et non de manière à vous conduire à votre perdition; car si nous devons partir, d'ici chargés du lourd fardeau de nos péchés (voilà ce qui produit la perdition), nous apporterons un aliment au feu éternel, une riche pâture aux vers. C'est pourquoi je vous en prie, je vous en conjure, sachons donc nous arrêter avec une généreuse fierté, rompre avec la corruption, afin d'obtenir les biens (lui nous sont annoncés; puissions-nous tous entrer dans ce partagé, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l'honneur, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Chrysostome sur 2Co 2100