Chrysostome Homélies 7130

Treizième homélie.

ANALYSE.

L'orateur félicite le peuple d'être enfin sorti de ses alarmes, et de voir succéder le calme à l'orage. - Après une description très-étendue et fort pathétique des informations rigoureuses faites au nom et en présence des commissaires, il reprend un sujet qu'il avait commencé à traiter dans l'homélie précédente; il parle de la loi naturelle, de la conscience, et des divers moyens que la bonté divine emploie pour nous ramener à la vertu, ou pour nous y conformer. - Il régnait un abus parmi les habitants d'Antioche; ils se permettaient un usage indiscret des serments dans les circonstances publiques et particulières. - Saint Jean Chrysostome voulait déraciner cet abus; il y revient sans cesse dans presque toutes les homélies qui précèdent; il reconnaît dans celle-ci que la plupart des habitants se sont corrigés; mais il désirerait que l'on vit dans tous une réforme entière. - Il les exhorte, en finissant, à joindre une ardeur efficace au zèle qui l'anime pour leur salut, parce qu'en vain s'intéressera- t-i1 vivement à leur perfection, s'ils n'y travaillent eux-mêmes avec toute l'ardeur dont ils sont capables.


71311. Je commencerai par les mêmes paroles dont je me servis hier et les jours d'auparavant, et je dirai encore: Dieu soit béni! quelle différence entre les jours passés et les jours présents! quel orage alors grondait sur nos têtes! de quel calme jouissons-nous aujourd'hui! Le tribunal redoutable établi dans la ville jetait le trouble dans l'âme de tous les citoyens, et rendait le jour aussi triste que la nuit même. Non que les rayons du soleil eussent perdu de leur éclat, mais nos yeux étaient obscurcis par la crainte et par la tristesse. Afin donc de rendre notre joie encore plus vive, je vais rapporter une partie des alarmes que nous avons éprouvées: ce récit pourra nous être utile à nous et à ceux qui viendront après nous. Il est agréable, lorsqu'on est sauvé du naufrage, lorsqu'on est arrivé au port, de se rappeler l'agitation des flots, la violence des vents et de la tempête. C'est un plaisir pour ceux qui ont été malades, quand ils ont recouvré la santé, de faire aux autres le détail des maladies qui les ont conduits aux portes de la mort. Oui, sans doute, quand les maux ont disparu, nous avons d'autant plus de satisfaction à en parler, que l'âme n'est plus oppressée par la crainte, et que le souvenir des maux qui ont précédé nous fait mieux sentir la douceur de notre bien-être actuel.

Effrayés par les supplices dont on les menaçait, la plus grande partie des citoyens s'étaient retirés dans les déserts, dans le fond des vallées, dans les lieux les plus obscurs et les plus inconnus; chassées de tout côté par l'épouvante, les femmes fuyaient les maisons, les hommes la place publique, et l'on voyait à peine une ou deux personnes marcher ensemble, la mort peinte sur le visage. Nous nous transportâmes donc au prétoire pour voir les suites de cette malheureuse affaire; et là, à la vue des restes de la ville rassemblés, ce prétoire, lieu où s'assemblaient les juges pour rendre la justice (60) qui nous étonnait davantage, c'est qu'au milieu de cette multitude qui assiégeait les portes, il régnait un morne et profond silence comme dans une solitude parfaite: tous se regardaient les uns les autres, et chacun, sans oser interroger son voisin ni répondre à ses questions, se tenait en garde et dans fa défiance, parce qu'il en avait déjà vu plusieurs enlevés tout à coup de la place publique, et traînés dans les prisons. Ainsi tous en commun nous portions nos regards au ciel, nous élevions nos mains en silence, attendant notre secours d'en-haut, invoquant le Seigneur, le conjurant d'assister les malheureux qui allaient subir un jugement, d'adoucir le coeur des juges, de les porter à rendre une sentence favorable. Et comme ceux qui des bords de la mer aperçoivent des infortunés qui font naufrage, séparés d'eux par un vaste océan, hors d'état de les joindre, de leur présenter une main secourable, de les arracher au péril qui les menace, leur tendent les bras de dessus le rivage, versent des larmes, supplient Dieu de les assister au milieu de la tempête: de même, nous, sans pouvoir proférer une parole, nous invoquions en esprit le Très-Haut, nous le conjurions de présenter la main aux malheureux qui allaient paraître au tribunal, comme s'ils eussent été jetés au milieu des flots, de ne pas permettre qu'ils fussent engloutis et que la sentence des juges leur fît essuyer un triste naufrage.

Voilà ce qui se passait devant les portes du prétoire. Pénétrant plus avant dans les cours, nous apercevions un spectacle plus effrayant encore; des troupes de soldats armés de piques et d'épées, étaient placées en cet endroit pour donner. toute sûreté aux juges renfermés dans les salles. Tous les parents des accusés, leurs, femmes, leurs mères, leurs filles, leurs pères, se tenaient aux portes du tribunal: or, dans la crainte que si les accusés étaient traînés au supplice, leurs parents hors d'eux-mêmes et ne pouvant tenir contre un pareil spectacle, n'excitassent quelque trouble et quelque tumulte, les soldats les intimidaient pour les écarter, et jetaient d'avance la frayeur dans leur âme. Mais ce qu'il y avait de plus touchant, on voyait la mère et la sueur d'un des infortunés qui attendaient leur sentence, couchées aux portes de la salle où étaient les juges, se rouler par terre à la vue de tous les assistants, le visage voilé, et pénétrées de honte, autant du moins que l'excès du malheur laissait de place à ce sentiment dans leurs âmes. Sans être accompagnées de personne, sans amie ni suivante, seules au milieu de tant de soldats, dans l'extérieur le plus simple et le plus négligé, elles se traînaient aux portes du tribunal plus affligées et plus souffrantes que ceux mêmes qui subissaient le jugement, entendant les paroles des bourreaux, les coups de verges, les gémissements des misérables `sur lesquels ils tombaient, et ressentant à chaque coup de plus cruelles douleurs que ceux mêmes qui étaient frappés. En effet, comme la preuve des charges dépendait de la déposition des esclaves mis à la torture, lorsqu'elles entendaient les coups de verges dont on frappait quelque malheureux pour lui faire déclarer les coupables, lorsqu'elles entendaient ses gémissements, elles levaient les yeux au ciel, elles conjuraient le Très-Haut de lui donner le courage et la patience, elles tremblaient que n'ayant pas la force de supporter les tourments, il ne se trouvât comme dans la nécessité de dénoncer leurs parents et de les perdre; enfin elles étaient dans l'état de navigateurs battus par les flots. Lorsque ceux-ci aperçoivent de loin une vague qui s'élève, qui s'enfle par degrés, et qui menace d'engloutir leur navire, ils sont morts d'épouvante avant qu'elle ne soit venue crever sur eux: de même ces malheureuses femmes, à chaque parole, à chaque gémissement qu'elles entendaient, tremblant que les esclaves vaincus par les douleurs de la torture ne fussent forcés de déclarer un de leurs proches, s'alarmaient et se représentaient mille morts. Il y avait tourments au dedans du tribunal, et tourments au dehors. D'une part c'étaient les bourreaux qui torturaient, de l'autre c'était le sentiment impérieux de la nature et sa sympathie puissante qui mettait à la gêne le coeur d'une mère et d'une sueur. Les lamentations des accusés et celles de leurs proches se faisaient entendre également. Les juges eux-mêmes gémissaient au fond de leur âme, affligés de se voir contraints de présider à cette scène douloureuse.

71322. Moi, qui étais présent, qui voyais des mères et leurs filles, auxquelles leur sexe et leur condition imposaient une retraite sévère, paraître alors, aux yeux des hommes; qui voyais étendues sur la poussière des personnes accoutumées à reposer sur le duvet; qui enfin voyais des femmes environnées dans leurs maisons d'esclaves et de suivantes attentives à (61) les servir, entourées du faste de l'opulence, dépouillées maintenant de tout cet appareil, se traîner aux pieds des assistants, implorer leur compassion, supplier chacun d'eux de protéger pour sa part et de défendre leurs parents qu'on allait juger: témoin de ce spectacle lugubre, je m'écriais avec l'Ecclésiaste: Vanité des vanités, et tout n'est que vanité. (Qo 12,8) Je sentais que cette autre parole n'était que trop confirmée parce qui se passait sous nos yeux: Toute la gloire de l'homme est comme la fleur des champs; l'herbe sèche, et la fleur tombe. (Is 40,6 Is 40,17) Alors sans doute les richesses, la naissance, les titres, les amis, tous les autres avantages s'évanouissaient, devenaient inutiles par l'attentat dont on poursuivait la punition. Et comme un oiseau dont on a enlevé les petits, lorsqu'il ne retrouve plus à son retour la tendre famille à laquelle il apportait la nourriture accoutumée, encore qu'il ne puisse l'arracher des mains d'un chasseur cruel, vole cependant autour de lui, et témoigne par là toute sa douleur: de même les femmes dont les fils enlevés de leurs bras dans leurs maisons, étaient tenus renfermés, comme pris dans un filet et dans un piège, ces malheureuses mères séparées de leurs enfants qu'elles ne pouvaient joindre, qu'elles ne pouvaient arracher des mains des satellites, montraient du moins toute leur affliction en s'efforçant d'approcher, en se roulant aux portes du tribunal, en gémissant et en se lamentant. Frappé de ce spectacle, je pensais au jugement dernier, à ce jugement terrible, et je me disais à moi-même: Si une mère, une soeur, un père, si nul autre, quelque innocent qu'il puisse être, ne peut soustraire dés accusés à leurs juges qui ne sont que des hommes, qui pourra nous secourir dans le jugement redoutable de Jésus-Christ? qui osera dire un mot en notre faveur? qui entreprendra de dérober des coupables aux supplices éternels auxquels ils seront condamnés? Toutefois c'étaient les premiers à la ville, les principaux de la noblesse qui étaient alors jugés; et ils se seraient trouvés trop heureux si, dépouillés de leur fortune et de la liberté même, on leur eût permis seulement. de vivre.

Les approches de la nuit augmentaient encore les inquiétudes de tous les citoyens; ils attendaient avec impatience l'issue du Jugement; ils demandaient à Dieu due la sentence pût être différée, ils le priaient d'inspirer aux juges la volonté de remettre tout à la décision du prince, persuadés que ce délai pourrait opérer quelque heureux changement. Tout le peuple adressait donc en commun des prières à un Dieu plein de miséricorde, il le conjurait de sauver les restes de la ville, de ne pas permettre qu'elle fût ruinée de fond en comble. Tous invoquaient le ciel et faisaient ces demandes les larmes aux yeux. Mais aucune de ces représentations ne put alors fléchir les juges, qui n'étaient occupés qu'à informer scrupuleusement de l'attentat commis envers l'empereur. Ils finirent par faire charger de chaînes les accusés; et l'on vit passer au milieu de la place publique, pour être jetés en prison, des hommes riches, qui entretenaient des coursiers superbes, qui avaient donné des jeux publics, et qui pouvaient citer mille occasions où ils avaient prodigué leurs richesses pour le plaisir ou pour l'utilité du,peuple. On confisqua tous leurs biens, et on scella leurs portes du sceau public. Les femmes chassées des maisons de leurs époux se voyaient réduites à l'état déplorable de la femme de Job. Elles allaient de maison en maison, et passaient d'un lieu à un autre pour chercher un asile. Il leur était d'autant plus difficile d'en trouver, que chacun appréhendait qu'on ne lui fît un crime d'avoir reçu un parent des coupables, et de lui avoir rendu quelque bon office. Ceux que l'on punissait avec tant de sévérité, se trouvaient trop heureux, au milieu de tant d'afflictions, de pouvoir au moins conserver leurs jours: ni la perte des biens, ni celle de l'honneur, ni l'affront d'être traînés en prison à la vue de tout le peuple, rien en un mot ne les touchait. L'excès de leurs disgrâces et la crainte d'un plus grand mal encore, avaient préparé leur âme, et l'avaient affermie contre leurs maux actuels. Ils sentaient alors combien la pratique de la vertu est facile, et que c'est uniquement faute de réflexion et de vigilance qu'il nous en coûte tant pour prendre de l'empire sur nous-mêmes. Ces hommes, pour qui naguère les moindres pertes étaient sensibles, saisis d'une frayeur violente, se voyaient alors tranquillement dépouiller de tous leurs biens, menacés qu'ils étaient d'un danger plus grand, et regardaient comme’un bonheur insigne qu'on ne leur ôtât pas la vie. Si donc nous étions bien pénétrés de la crainte de l'enfer et des tourments horribles qui attendent les pécheurs, nous ferions sans regret à la loi de Dieu le (62) sacrifice de nos fortunes et de nos personnes, convaincus que nous y gagnerions infiniment, que nous en retirerions l'inestimable avantage d'être délivrés des maux à venir.

Le récit lamentable que je viens de vous faire a pu attrister vos âmes et consterner vos coeurs; mais qu'aucun de vous ne m'en sache mauvais gré! Comme je dois vous entretenir d'idées un peu abstraites, et que j'ai besoin de votre part d'une attention plus recueillie, j'ai voulu, en vous offrant le tableau de vos infortunes, remplir vos âmes d'une tristesse salutaire, qui, vous élevant au-dessus des soins de cette vie, vous rendît plus attentifs, et disposés à recevoir mes paroles.

71333. J'ai assez prouvé dans le discours précédent qu'il existe une loi naturelle, une loi. qui nous enseigne ce qui est honnête et ce qui ne l'est pas; mais pour vous convaincre de plus en plus de cette même vérité, je vais la reprendre aujourd'hui et la traiter de nouveau. Nous sommes tous une preuve que Dieu en formant l'homme lui a donné la connaissance du vice et de la vertu. Nous avons honte de commettre une faute devant ceux mêmes qui dépendent de nous: et souvent un maître qui allait visiter une courtisane, venant à rencontrer un de ses esclaves un peu vertueux, a rougi, et est rentré dans sa maison. Nous accuse-t-on d'un trait de méchanceté, nous prenons le reproche pour une injure; éprouvons-nous quelque dommage, nous traînons en justice celui qui nous le cause: tant il est vrai que nous savons distinguer le vice de la vertu! Aussi Jésus-Christ, pour nous apprendre qu'il ne nous commande rien d'extraordinaire, rien qui passe les forces de notre nature, mais que ses préceptes étaient déjà gravés au fond de notre âme, Jésus-Christ, après le récit de plusieurs béatitudes, disait: Faites aux autres hommes ce que vous voulez qu'ils vous fassent. (Mt 7,12) Il n'est pas besoin de longs discours, de lois fort étendues, d'un grand nombre de préceptes: votre volonté doit vous servir de loi. Voulez-vous qu'on vous fasse du bien, faites du bien aux autres; voulez-vous qu'on soit touché de vos maux, soyez touché des maux de votre prochain: voulez-vous qu'on ne vous épargne pas les louanges, n'en soyez pas avare pour autrui; voulez-vous être aimé, aimez; voulez-vous qu'on vous accorde des distinctions, distinguez vous-même les autres, soyez à vous-même votre juge et votre législateur. Craignez aussi de faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'ils vous fissent. Par ce second précepte, Dieu nous détourne du mal, comme par le premier il nous porte à la pratique du bien. Vous ne voudriez pas être outragé, n'outragez pas votre frère; vous ne voudriez pas qu'on vous portât envie, ne portez envie à personne; vous ne voudriez pas être trompé, ne trompez jamais. En un mot, si dans toutes nos démarches, nous nous en tenons à ces deux principes, nous n'aurons pas besoin d'autres préceptes. Dieu a mis dans notre esprit la connaissance de la vertu, et il en a laissé à notre volonté l'exercice et la pratique.

Je vais tâcher de rendre cette vérité encore plus claire, supposé qu'elle ait encore besoin d'être éclaircie. Pour savoir si la sagesse est une vertu, nous n'avons besoin ni de préceptes ni de discours. Cette connaissance est gravée au dedans de nous-mêmes, et il n'est pas nécessaire de nous fatiguer, de prendre beaucoup de peine, de faire de grandes recherches pour nous convaincre que la sagesse est une chose bonne et utile; nous sommes tous d'accord sur cet article, et personne ne dispute sur ce qui est du ressort de la vertu. Ainsi nous croyons que l'adultère est une action mauvaise, et nous n'avons besoin ni de leçon ni d'étude pour nous assurer que c'est un mal; mais dans ces sortes de jugements nous trouvons tous en nous-mêmes les instructions convenables. Nous louons la vertu que nous ne pratiquons pas, comme nous haïssons le vice auquel nous nous abandonnons; et c'est un des plus grands bienfaits de Dieu d'avoir rendu notre conscience et notre volonté, antérieurement à toute pratique, amies de la vertu et ennemies du vice. Ainsi, je le répète, la connaissance de l'une et de l'âtre est gravée dans l'âme de tous les hommes, et nous n'avons pas besoin de maître pour savoir les distinguer. Quant à la pratique, elle est remise entre les mains de la volonté, et elle exige de notre part des efforts et du travail. Pourquoi? c'est que si Dieu eût tout abandonné à la nature, nous n'aurions mérité dès lors ni prix ni couronne. Et comme la brute ne pourrait recevoir ni éloge ni récompense pour les qualités qu'elle doit à un instinct naturel, de même nous ne recevrions aucun salaire de nos vertus, parce que les qualités naturelles sont moins l'ouvrage et le mérite de celui qui les possède que de celui (63) qui les donne. Voilà donc pourquoi Dieu n'a pas tout abandonné à la nature. Il n'a pas permis non plus que la volonté portât seule tout le fardeau, qu'elle fût chargée seule de la connaissance et de la pratique, de peur que le travail de la vertu ne la rebutât; mais la conscience nous fait connaître ce qui est bien, et la volonté donne pour sa part le travail nécessaire pour le pratiquer. Il ne nous en coûte aucune peine pour connaître que la sagesse est une vertu, parce que cette connaissance est naturelle; mais pour pratiquer cette même sagesse, il faut réprimer nos affections déréglées, n'épargner aucune peine ni aucun travail, parce que lâ pratique de la vertu, ne venant pas de la nature, ainsi que la connaissance de cette même vertu, demande toute notre attention et toute notre vigilance. Mais un autre moyen par lequel Dieu nous allége encore le fardeau des devoirs, c'est de nous faire produire sans aucun effort plusieurs bons mouvements. Par exemple, il nous est naturel à tous de nous indigner en voyant des malheureux qu'on opprime, au point que nous devenons sur-le-champ ennemis des hommes injustes, quoique nous n'ayons pas souffert de leur injustice; il nous est naturel de nous réjouir pour ceux qui sont secourus et défendus dans l'oppression, de nous attendrir sur les malheurs d'autrui, et de nous chérir mutuellement, amour fraternel que nous trouvons toujours au dedans de nous-mêmes, quoique dans certaines circonstances il cède à de méprisables passions et à un vil intérêt. Convaincu de cette bienveillance réciproque, le Sage a dit: Tout animal aime son semblable, et l'homme aime son prochain. (Qo 13,19)

71344. Dieu nous fournit, outre la conscience, plusieurs maîtres pour nous instruire. Il donne les pères aux enfants, les maîtres aux esclaves, les maris aux épouses, les instituteurs aux jeunes gens, les législateurs et les juges aux citoyens, enfin les amis à leurs amis. Souvent nos ennemis ne nous sont pas moins utiles que nos amis mêmes; et lorsqu'ils nous reprochent nos fautes, ils nous réveillent malgré nous, et nous engagent à nous corriger. Or, Dieu nous ouvre toutes ces sources d'instructions, afin qu'il nous soit plus facile de connaître et de pratiquer ce qui nous est vraiment utile, la multitude des motifs qui nous y portent ne nous permettant pas de le perdre de vue. Si nous méprisons nos parents, les magistrats nous feront rentrer dans le devoir. Nous mettons-nous au-dessus des magistrats, nous ne pourrons jamais échapper aux reproches de la conscience. Fermons-nous l'oreille à cette voix intérieure, dédaignons-nous ses avertissements, l'opinion publique opérera notre réforme. Si nous bravons cette opinion, la crainte des lois pourra nous rendre plus sages. Jeunes, nous sommes réglés par nos pères et par nos instituteurs; les législateurs et les juges prennent leurs places, et nous contiennent lorsque nous sommes plus avancés en âge. Les esclaves négligents sont ramenés au devoir, sans parler des autres moyens, par l'autorité de leurs maîtres, et les femmes par celle de leurs maris. En un mot, nous trouvons de toute part des digues qui nous arrêtent et qui nous empêchent de nous laisser entraîner dans le vice. A tout ce que nous venons de dire, ajoutez les maladies et les divers contre-temps, qui sont pour nous de rudes, mais d'utiles leçons. La pauvreté nous contient, les dangers nous arrêtent, les punitions nous corrigent, sans parler de mille autres freins semblables. Un père, un instituteur, un magistrat, un juge, un législateur ne vous imposent pas; vous n'êtes sensible ni aux réprimandes d'un ami, ni aux reproches d'un ennemi; vous n'êtes contenu et corrigé ni par un mari ni par un maître, ni par la conscience; mais les infirmités corporelles font souvent cesser le désordre, mais les punitions judiciaires répriment les plus audacieux. Et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que les malheurs d'autrui nous sont fort utiles à nous-mêmes, et que les peines infligées à d'autres nous instruisent comme si elles tombaient sur nous. La même chose a lieu dans les bonnes actions; et comme on devient meilleur en voyant les méchants punis, ainsi on est quelquefois excité à bien faire en voyant les bons se bien conduire.

C'est ce qui est arrivé par rapport à l'usage indiscret des serments. Plusieurs qui ont vu d'autres renoncer à cette habitude criminelle, frappés de cet exemple, y ont renoncé eux-mêmes. Qu'on ne me dise pas que le plus grand nombre s'est corrigé: cela ne suffit point, je veux que tous se corrigent; et tant que je verrai des coupables, je ne puis me taire. Le bon Pasteur avait cent brebis, et tout occupé d'une seule qui était égarée, il ne songeait pas aux quatre-vingt-dix-neuf qui lui restaient, jusqu'à ce qu'il eût trouvé celle qui (64) était perdue et qu'il l'eût rendue au troupeau. (
Mt 18,12) Ne voyez-vous pas qu'il en est de même du corps? Un seul ongle nous est-il enlevé par un. accident, tout le corps s'afflige pour la partie malade. Ne me dites donc point qu'il en reste fort peu qui ne se soient pas corrigés; mais considérez que le peu qui reste pourra corrompre les autres. Il n'y avait à Corinthe qu'un seul fornicateur, et saint Paul gémissait comme si toute la ville eût été souillée. (2Co 2) L'Apôtre avait raison; sans doute; il savait que si le coupable n'était pas corrigé, le vice ne tarderait pas à faire des progrès, et infecterait bientôt toute la ville. J'ai vu dernièrement les principaux d'Antioche chargés de chaînes dans le tribunal, et traînés au milieu de la place publique. Quel traitement pour de tels personnages! s'écriaient les uns. Il ne faut pas s'étonner, disaient les autres: dans les crimes qui attaquent les princes on ne considère pas le rang des sujets; mais dans les crimes qui attaquent Dieu, doit-on considérer le rang des hommes?

71355. Pleins de ces réflexions, travaillez, mes frères, à vous exciter vous-mêmes; car tout notre zèle est inutile si vos efforts ne le secondent. Pourquoi? c'est qu'il n'en est pas de l'instruction comme des autres arts: l'artiste qui a commencé un vase en or ou en argent, le retrouve le lendemain dans l'état où il l'avait laissé la veille. Tous les ouvriers, de quelque profession qu'ils soient, lorsqu'ils retournent à leurs ouvrages, les retrouvent pareillement tels qu'ils les avaient quittés. C'est tout le contraire pour nous, parce que nous ne fabriquons pas des vases inanimés, mais que nous formons des âmes raisonnables; aussi nous arrive-t-il de ne pas vous trouver tels que nous vous laissons, et après que nous, avons pris beaucoup de peine pour vous redresser et vous corriger, pour vous rendre plus fervents, vous rencontrez dans le monde, au sortir de nos instructions, mille écueils qui détruisent notre ouvrage, et qui nous préparent de nouvelles difficultés encore plus grandes. Je vous conjure donc de seconder nos travaux, et de vous montrer, après nous avoir entendu, aussi jaloux de votre salut éternel, que nous nous montrons dans nos discours zélé pour votre réforme. Que ne puis-je mériter pour vous! que ne puis-je vous assurer la récompense de ce que je pourrais faire de bien! je ne vous aurais pas fatigués et importunés. Mais non, cela n'est pas possible, et Dieu rendra à chacun selon ses oeuvres. De même qu'une tendre mère, qui voit son fils tourmenté par la fièvre, assise près de ce fils malade que consume une ardeur brûlante, lui dit en soupirant: O mon cher enfant! que ne puis-je souffrir pour toi! que ne puis-je faire passer dans mes veines le feu qui te dévore! Ainsi moi je vous dis: Que ne puis-je travailler et mériter pour vous tous! Mais, je le répète, cela n'est pas possible, il faut absolument que chacun rende compte de ses actions, et l'on ne verra personne, au sortir de ce monde, puni ou récompensé pour un autre. Je gémis donc et je m'afflige quand je songe que je ne pourrai au jour du jugement vous défendre et vous justifier, moi surtout qui n'aurai pas assez de crédit auprès, du Seigneur, et quand j'aurais ce crédit, je ne suis ni plus saint que Moïse, ni plus juste que Samuel. Quoiqu'ils fussent arrivés au comble de la vertu, Dieu ne permit pas que leur zèle pût suppléer à la froideur et à l'indifférence des hommes de leur nation. Puis donc que nous sommes punis et sauvés par nos propres, oeuvres, je vous exhorte, entre autres choses, à remplir avec zèle le précepte sur les serments, afin qu'emportant d'ici d'heureuses espérances, vous puissiez obtenir les biens qui vous sont promis, par la grâce et la bonté de Jésus-Christ Notre-Seigneur; par qui et avec qui la gloire soit au Père et à l'Esprit-Saint, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.




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Quatorzième homélie.

ANALYSE.

Le peuple d'Antioche était à peine rassuré contre la vengeance de Théodose qu'un faux bruit renouvela sa frayeur. - On disait que les dispositions de l'empereur étaient toutes changées. - Mais ce trouble s'apaisa dès le soir même par de meilleures nouvelles, et le lendemain saint Chrysostome put commencer son discours en remerciant Dieu d'avoir dissipé cet orage. - Il continua ensuite le sujet des précédentes homélies, et cita l'exemple d'Hérode qui, pour accomplir un serment sacrilège, fit périr le précurseur. - Le serment d'un particulier l'expose personnellement à mille inconvénients, mais celui d'un prince peut devenir, pour tout un peuple, l'occasion des plus grands malheurs, témoins les serments indiscrets de Saül et de Jephté. - L'orateur mentionne également les maux que le roi Sédécias attira sur les Juifs, en violant le serment de fidélité qu'il avait prêté à Nabuchodonosor. - Et comme chacun s'abstenait des bains, parce que Théodose les avait interdits, il demande à ses auditeurs de n'être pas moins fidèles au commandement du Seigneur qui défend le serment et le parjure. - C'est dans Antioche que, pour la première fois, les disciples de Jésus-Christ reçurent le nom de chrétiens; qu'elle soit donc aussi la première ville qui bannisse le blasphème de son enceinte.


71411. Hier le démon a excité dans la cité un trouble violent, mais le Seigneur n'a pas moins abondamment daigné nous consoler, en sorte que chacun de nous peut bien dire avec le Psalmiste: Selon la multitude des douleurs de mon âme, vos consolations ont réjoui mon coeur. (Ps 94,19) D'ailleurs la Providence ne s'est pas moins montrée en permettant ce trouble qu'en l'apaisant, car je ne cesse de le dire, et je le répète aujourd'hui, la miséricorde divine éclate dans la cessation de nos maux, tout comme elle est visible dans leur origine. Quand le Seigneur voit que nous inclinons au relâchement, et que nous nous éloignons de sa sainte familiarité, il se retire lui-même, afin que, rendus plus sages par le châtiment, nous revenions à lui avec un nouvel empressement. Au reste ne nous étonnons pas que pour ranimer notre ferveur il tienne cette conduite à notre égard, puisque l'Apôtre assigne la même cause à ses propres tribulations, et à celles de ses disciples. C'est ainsi qu'il dit dans sa seconde Epître aux Corinthiens: Je désire, mes frères, que vous n'ignoriez pas l'affliction qui nous est survenue en Asie; parce qu'elle a été au-dessus de nos forces, jusqu'à nous donner le dégoût de la vie; en sorte que nous avons reçu en nous-mêmes une réponse de mort. (2Co 1,8 2Co 1,9) C'est-à-dire que les périls auxquels j'ai été exposés ont été si fâcheux, que j'avais pris la vie en un profond dégoût, et que je n'attendais que de la mort quelque heureux changement, car tel est le sens de cette parole: Nous avons reçu en nous-mêmes une réponse de mort. Mais le Seigneur, continue-t-il, a dissipé cette tempête et ce (66) désespoir, il a écarté ces nuées orageuses, et il m'a comme arraché du tombeau.

Pour prouver ensuite que la Providence ne permet ces épreuves que par une profonde sagesse, il en signale l'heureux résultat. Or ce résultat a été que sans cesse il a tenu son regard élevé vers Dieu, et qu'il ne s'est arrêté en lui-même à aucun sentiment de vaine complaisance, ni d'orgueil. Aussi après avoir dit: Nous avons reçu en nous-mêmes une réponse de mort, il en rend cette raison: Afin que nous ne mettions point notre complaisance en nous-mêmes, mais dans le Dieu qui ressuscite les morts. (2Co 1,9) Le propre de l'affliction est de réveiller les âmes assoupies, de relever celles qui sont tombées, et de nous rendre plus religieux. C'est pourquoi, mon cher frère, bien que nos frayeurs anciennes semblent se renouveler, ne perdez ni le courage, ni la confiance. Affermissez-vous au contraire dans vos bonnes espérances, par, cette solide pensée que ce n'est point par haine ou par aversion que Dieu vous livre aux mains de vos ennemis, et qu'il se propose seulement de ranimer votre zèle à son service. Gardons-nous donc de perdre courage, et ayons confiance dans un heureux changement à notre situation. Oui, espérons que bientôt la cité reprendra sa première tranquillité, et que le Seigneur mettra fin à ces troubles qui nous agitent. Aussi viens-je aujourd'hui poursuivre le cours de mes instructions, et continuer le même su-, jet. Je veux donc vous parler encore du jurement, afin de déraciner entièrement en vous cette criminelle habitude.

Je vous renouvelle aujourd'hui mes premières instances, et de nouveau je vous adresse cette prière, que chacun de vous rentre dans sa maison portant comme à la main la tête du saint précurseur, encore toute dégouttante de sang, et qu'il entende cette bouche livide lui dire: Haïssez le serment qui a été mon meurtrier; ce que n'avait point fait la liberté de mes paroles, il l'a accompli; et la crainte d'un parjure m'a ôté cette vie qu'avait respectée la colère d'un tin: quand je lui reprochais publiquement ses crimes, il supportait généreusement mes reproches, mais il crut que son serment exigeait ma mort.

Je vous demande donc aujourd'hui, et je ne cesserai de vous demander de porter en tous lieux cette tête sanglante, et de la montrer à tous poursuivant de ses anathèmes le jurement et le blasphème. Sans doute nous sommes bien lâches et bien négligents, et néanmoins la vue de cette tête et ces regards terribles qui se fixent sur le pécheur, et qui le menacent, nous rempliront d'une crainte salutaire. Ils seront ainsi comme un frein puissant qui retiendra la précipitation de notre langue accoutumée au jurement. Le premier mal du serment est de rendre coupable celui qui le prononce, qu'il l'accomplisse ou non. Or cela ne se rencontre dans aucun autre péché. Mais il renferme un second mal, non moins grave. Eh! quel est-il? c'est que malgré tout notre zèle, et toute notre bonne volonté, il est bien difficile de jurer sans péché; et d'abord donnez-moi un homme qui jure à tout instant, tantôt de plein gré, et tantôt sans le vouloir, tantôt avec préméditation, et tantôt par inadvertance, tantôt sérieusement, et tantôt par plaisanterie, tantôt sous la pression de la colère et tantôt sous l'excitation d'une autre passion; n'est-il pas évident que cet homme se parjurera souvent, et ici personne ne soutiendra le contraire, tant il est vrai et évident que l'habitude du serment expose au parjure. Mais quand même cet homme jurerait en toute liberté, volontairement et avec connaissance de cause, la force même des choses l'entraînera à se parjurer avec non moins de volonté et de connaissance. C'est ainsi que souvent j'en ai été témoin dans des festins: la maîtresse de la maison fait serment de châtier un serviteur qui a commis quelque faute, et de son côté le mari s'y oppose, et jure qu'il ne le permettra pas. Mais alors, quoi qu'ils fassent, il y aura nécessairement parjure, car malgré toute leur bonne volonté et leurs désirs, ils ne peuvent l'un et l'autre garder leur serment; et quelque chose qui arrive, l'un sera parjure, ou plutôt ils le seront tous deux. Et comment? Je vais l'expliquer, car c'est un vrai paradoxe.

Celui qui a fait serment de châtier un serviteur ou une servante, et qui en est empêché, devient réellement parjure, puisqu'il n'accomplit; pas son serment: mais celui qui s'oppose à ce que ce serment soit accompli, se rend également coupable de parjure. Car ce péché se commet non moins par celui qui trahit son serment que par celui qui le force à le trahir. Et ce n'est point seulement dans l'intérieur des maisons que règne ce désordre, mais encore sur les places publiques, et surtout dans les disputes, où les deux antagonistes s'épuisent (67) en serments contraires et opposés. L'un jure qu'il frappera, et l'autre qu'il n'osera le faire; celui-ci jure qu'il emportera le manteau de son adversaire, et celui-là qu'il ne le permettra point; un créancier jure qu'il va exiger son remboursement, et le débiteur qu'il ne rendra rien. A combien de serments ne donnent pas lieu de semblables disputes! Cette détestable coutume s'introduit même dans les ateliers et les écoles. Le maître fait serment que son apprenti ne boira, ni ne mangera, qu'il n'ait achevé l'ouvrage commandé; le pédagogue en agit ainsi envers son disciple, et la maîtresse envers sa servante. Or, la nuit arrive, la tâche n'est pas remplie, et il faut que les uns éprouvent le besoin de la faim, ou que les autres se parjurent.

Et, en effet, le démon, cet esprit mauvais, qui ne cesse de tendre des embûches à nos vertus, écoute ces téméraires serments, et puis il fait que ceux qui les ont prononcés ne les accomplissent point, soit par négligence, soit par toute autre cause imprévue. Mais alors il en résulte que l'ouvrage ne se fait pas, et que de là naissent les coups et les injures, le parjure et mille autres péchés. Et de même que des enfants qui tirent une corde en sens contraire, tombent à la renverse, si la corde se rompt, et se blessent les uns à la tête et les autres en diverses parties du corps; ceux qui font entre eux comme assaut de serments ne peuvent évidemment les tenir. C'est pourquoi ils tombent tous dans l'abîme du parjure, les uns parce qu'ils violent leur serment, et les autres parce qu'ils les forcent à le violer.

71422. Mais pour confirmer par l'autorité des saintes Ecritures ce qui arrive chaque jour dans l'intérieur de. nos maisons et sur nos places publiques, je choisis dans l'Ancien Testament un trait qui convient bien à mon sujet. Les Philistins étaient en guerre avec les Israélites, et Jonathas, fils de Saül, les ayant surpris, en avait tué une partie, et mis les autres en fuite. Alors Saül voulut animer son armée à la poursuite des fuyards, et ne point s'arrêter qu'il ne les eût tous exterminés. Mais il agit contrairement à ses vues; car il fit serment que nul ne prendrait de nourriture jusqu'au soir, afin qu'il pût achever l'entière défaite de ses ennemis. Eh! quel serment plus inconsidéré! il devait tout d'abord accorder quelque repos à ses troupes déjà fatiguées et presque épuisées, et puis les lancer toutes fraîches contre l'ennemi. Et voilà qu'il devient à leur égard plus cruel que les Philistins eux-mêmes, puisque son serment les livre nécessairement au tourment de la faim. Il est toujours dangereux de s'engager personnellement par serment, car souvent on n'est pas maître des circonstances; mais il est bien plus téméraire de comprendre les autres dans son serment, surtout quand il intéresse non un seul individu, non deux ou trois, mais une multitude, comme dans le cas présent. Et, en effet, Saül se conduisit bien inconsidérément. Il ne réfléchit point que d'une si nombreuse armée, au moins un transgresserait son serment, et il ne considéra point que des soldats et surtout des soldats sur un champ de bataille, sont trop étrangers à la tempérance pour résister aux besoins de l'estomac; d'autant plus que cette vertu exige de pénibles efforts. Mais sans faire aucune de ces réflexions, il astreignit toute l'armée à son serment, comme s'il se fût agi d'un serviteur que l'on contient à sa volonté. Il ne réussit donc qu'à ouvrir une porte au démon, qui s'en servit pour faire naître soudain d'un seul serment non pas deux, trois ou quatre parjures, mais un nombre infini.

Lorsque nous nous abstenons de jurer, nous lui fermons toute entrée dans notre âme, et dès que nous émettons un serment, nous lui donnons une grande facilité de nous pousser au parjure. L'ouvrier qui façonne une chaîne a besoin qu'on lui aide à former la première maille, et puis il entrelace aisément tous les autres nceuds. C'est ainsi que le démon qui cherche à nous retenir dans les liens du péché, ne peut y réussir, si notre bouche ne lui en livre le premier anneau. Mais une parole indiscrète le lui remet comme entre les mains, et parce que nous n'observons point un serment téméraire, cet esprit mauvais donne un libre cours à sa noire malice. Aussi fait-il qu'un seul serment aboutit à mille parjures. Nous le remarquons en la personne de Saül, et voyez combien. de piéges recélait son serment. L'armée traversait une forêt peuplée d'essaims sauvages. Ils étaient au bord de la route, et les soldats qui les voyaient en passant murmuraient. Quelle tentation! Les mets sont tout préparés, et il est facile de s'en nourrir. Leur douceur est exquise, et l'espérance de cacher son parjure excite à les prendre. Ainsi la faim, la fatigue, et l'occasion, car la terre, dit l'Ecriture, était couverte de miel, tout engageait au péché (69) (
1S 14,25) Ajoutez encore que la vue seule des rayons était bien capable d'amollir la résistance, et d'exciter à violer la défense. Et, en effet, la suavité du mets, la facilité de s'en nourrir et la difficulté d'être reconnu coupable parlaient plus haut que tout raisonnement. Des viandes qu'il eût fallu préparer et faire cuire, eussent été une tentation moins forte; car, outre que leur apprêt eût exigé du temps, on pouvait craindre d'être découvert. Mais ici ce sont des rayons de miel, qu'il est facile de s'approprier; il suffit même de les toucher en passant, du bout des doigts. Cependant toute l'armée se retint, et nul ne dit en lui-même Que m'importe! Est-ce moi qui ai fait le serment? C'est au roi à porter la peine de mon parjure, car pourquoi jurait-il inconsidérément? Mais telles ne furent pas leurs pensées; tous passaient avec crainte, et malgré ces dehors séduisants, tous observaient la défense: Et le peuple, dit l'Ecriture, passait en parlant. Qu'est-ce à dire, sinon qu'il se permettait quelque murmure comme apaisement de sa faim? (1S 14,26)

71433. Mais n'arriva-t-il rien ensuite? et cette tempérance de toute l'armée empêcha-t-elle la violation du serment? Nullement: il fut violé. Comment, et par qui? je vais vous le dire, afin que vous connaissiez toutes les ruses du démon. Or Jonathas qui n'avait point entendu le serment de son père, étendit le bâton qu'il avait â la main, et il en trempa l'extrémité dans un rayon de miel, et il l'approcha de sa bouche avec la main, et ses yeux reprirent un nouvel éclat. (1S 14,27) Voyez donc quel est celui que le démon excite à violer le serment solennel. Ce n'est point un soldat inconnu, mais le fils même du roi: et reconnaissez ici qu'outre le péché de parjure, il se proposait la mort de ce jeune prince: il la préparait donc de loin, et il se hâtait d'armer la nature contre elle-même: il espérait ainsi renouveler l'action de Jephté. (Jg 11,39) Ce juge d'Israël avait fait serinent d'immoler le premier objet qui s'offrirait à ses yeux au retour du combat, et il immola sa fille. Car celle-ci accourut la première au-devant de son père, et le Seigneur ne s'opposa point à ce sacrifice.

Je sais bien que plusieurs parmi les infidèles nous accusent à cette occasion de cruauté et d'inhumanité, mais j'espère leur prouver qu'en permettant ce sacrifice le Seigneur a fait éclater sa sagesse et sa bonté, et qu'il ne s'est pas opposé à ce meurtre par intérêt pour l'homme, et en effet, s'il eût défendu à Jephté d'accomplir son voeu et sa promesse, combien d'autres, dans l'espoir d'une semblable défense, auraient renouvelé un semblable serment. Ainsi peu à peu les pères seraient devenus les meurtriers de leurs enfants. Mais en permettant qu'un seul accomplît son horrible serment, le Seigneur a fait que depuis son exemple n'a point été imité. Aussi voyons-nous qu'après la mort de la fille de Jephté, une loi intervint pour conserver le souvenir de ce forfait et empêcher que ce crime ne s'effaçât de la mémoire des hommes. Chaque année les filles d'Israël se réunissaient, et pendant quarante jours pleuraient cette mort cruelle. C'est ainsi que ce deuil public, en rappelant un triste anniversaire, recommandait à tous la réserve et la prudence. Que les infidèles apprennent donc que Dieu n'inspira ni le serment, ni l'action de Jephté, autrement il n'eût point permis ce deuil et ces larmes. Et ici ce n'est point une simple conjecture, mais un fait réel, car depuis cet horrible sacrifice un pareil serment n'a pas été prononcé: et voilà pourquoi Dieu n'empêcha pas l'action de Jephté, tandis qu'il retînt le bras d'Abraham, parce qu'il lui avait ordonné d'immoler Isaac. Il montrait ainsi combien les sacrifices humains lui sont en horreur.

Cependant l'esprit mauvais qui méditait de renouveler ce drame sanglant, poussa Jonathas à violer le serment de son père; il ne suffisait pas à sa malice que le parjure fût un soldat inconnu; et parce qu'il est insatiable de nous faire du mal, et qu'il n'est jamais rassasié de nous voir malheureux, il considérait la mort d'un simple particulier comme une oeuvre trop vulgaire, il croyait donc. ne rien faire de grand si un roi ne trempait ses mains dans le sang de son fils. Mais que disje? une mort ordinaire ne pouvait le satisfaire, et dans sa noire scélératesse, il méditait de la rendre horrible et exécrable. Si, en effet, Jonathas eût péché avec connaissance de cause, Saül n'immolait qu'un fils coupable; mais ce jeune prince n'avait violé que par ignorance le serment de son père, car il ne l'avait pas entendu. Aussi sa mort devenait-elle pour Saül doublement douloureuse, puisqu'il faisait périr un fils, et un fils innocent; mais poursuivons la suite du récit.


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Après que Jonathas eut mangé, ses yeux, dit l'Ecriture, reprirent un nouvel éclat. Cette expression nous montre toute l'imprudence du roi; car elle nous révèle que la faim avait comme éteint dans toute l'armée la vigueur du regard, et couvert tous les yeux d'un voile épais. Cependant un soldat qui avait vu l'action de ce jeune prince, lui dit: Votre père a lié par serment tout le peuple, et il a dit: maudit soit celui qui mangera aujourd'hui! Or tout le peuple était défaillant; et Jonathas répondit: Mon père a troublé le peuple. (1S 14,28 1S 14,29) Qu'est-ce à dire: a troublé? il a perdu, il a réduit à une dure extrémité tout le peuple, et en effet tous se taisaient sur ce parjure, et n'osaient découvrir le coupable: mais c'était un second péché non moins grave, puisque celui qui viole un serment et ceux qui le favorisent par leur silence sont également criminels.

71444. Mais poursuivons: Et Saül dit: précipitons-nous sur les Philistins pour les accabler; et le prêtre dit: approchons-nous ici de Dieu. (1S 14,36) Car autrefois le Seigneur était le conducteur des guerres d'Israël, et sans son approbation il n'eût point osé engager le combat, en sorte que pour lui, la guerre elle-même devenait un acte de religion. Israël était-il donc vaincu, il attribuait sa défaite bien plus à ses péchés qu'à sa faiblesse; et quand il était vainqueur, il en rapportait la gloire moins à sa puissance et à sa valeur qu'à la protection divine. C'est ainsi que la victoire et la défaite l'instruisaient à la vertu, et que ses ennemis eux-mêmes y trouvaient d'utiles enseignements. Ils savaient en effet que dans leurs guerres contre les Juifs, le succès des batailles ne dépendait point de la valeur des combattants, mais de leur vertu et de leur piété. L'expérience l'avait appris aux Madianites: ils savaient bien qu'Israël était inexpugnable à leurs armes et à leurs machines de guerre, et qu'il ne pouvait être facilement vaincu que par l'attrait du plaisir et du péché. C'est pourquoi ils parèrent leurs plus belles filles et les placèrent à l'entrée du camp, afin qu'elles pussent provoquer l'armée à la volupté, et par le péché lui ôter le secours du Seigneur. Cette ruse leur réussit, et Israël devenu pécheur ne leur résista pas. Ceux donc que ni les armes, ni les chevaux, ni les hommes, ni les machines de guerre ne pouvaient vaincre, le péché les livra faibles et désarmés aux mains de leurs ennemis. Aussi le Sage nous dit-il: Ne considérez point la beauté de l'étrangère, et ne vous approchez point de la courtisane. Ses lèvres distillent un miel qui d'abord est doux au palais, mais bientôt vous le trouverez plus amer que le fiel, et plus aigu que l'épée à double tranchant. (Si 11,8 Pr 5,3 Pr 5,4)

Et en effet, la courtisane n'aime point, et ne sait que dresser des embûches. Son baiser est perfide, et de ses lèvres découle un funeste poison. Si le danger ne se montre tout d'abord, c'est pour vous une raison pressante de l'éviter avec plus de soin, car elle sait voiler ses piéges, cacher la mort sous des fleurs, et en dérober la vue à nos premiers regards. Voulez-vous donc vous créer une existence douce, calme et joyeuse, fuyez le commerce des courtisanes. Elles ne savent que semer la guerre et le trouble parmi leurs amants, et leurs paroles comme leurs actions rie tendent qu'à fomenter les disputes et l'esprit de contention. Ce sont de cruels ennemis qui cherchent et qui travaillent par tous les moyens à nous précipiter dans la honte, la pauvreté et le malheur. Le chasseur qui a tendu ses filets s'efforce d'y pousser les animaux dont il veut faire sa proie. Ainsi les courtisanes déploient autour d'elles, comme des rêts perfides, les regards, les discours et le luxe des vêtements; et lorsqu'elles ont fait tomber leurs amants dans leurs pièges, elles les sucent jusqu'à la dernière goutte de sang, et puis les outragent, se moquent de leur crédulité et rient de leur infortune. Qui pourrait en effet plaindre ces hommes? ils ne méritent qu'un blâme sévère et une amère dérision parce qu'ils se montrent moins avisés qu'une femme et une courtisane. Aussi le Sage nous dit-il: Puisez l'eau à votre citerne, et dans le courant de votre fontaine; il dit encore, en parlant de l'épouse légitime qui habite avec nous, qu'elle vous soit comme une biche très-chère, et comme un faon très-agréable. (Pr 5,15 Pr 5,19) Pourquoi donc, ô homme, abandonner celle qui vous vient en aide, et courir après celle qui ne veut que vous perdre? pourquoi dédaigner la compagne de votre vie, et suivre l'étrangère qui veut attenter à votre bonheur? L'une est un membre de votre corps et ne fait qu'une même chair avec vous, et l'autre ne vous est qu'un glaive tranchant. Fuyez donc l'incontinence, mes bien-aimés, et à cause des maux qu'elle produit dès cette vie, et (70) de ceux qu'elle nous prépare après la mort. Il vous paraît peut-être que je m'éloigne de mon sujet. Mais nullement, car mon but est bien moins de vous raconter un trait d'histoire, que de corriger les vices qui vous infestent. C'est pourquoi je vous reprends fréquemment, et je varie mes instructions selon la diversité des maux qui peuvent se rencontrer parmi un peuple si nombreux. Et comme je me propose de guérir toutes les plaies, et non une seule, je dois appliquer à chacune un traitement différent et une instruction toute spéciale.

Mais revenons au point d'où cette digression nous a éloignés. Et le prêtre dit: Approchons-nous ici de Dieu, et Saül consulta le Seigneur: Poursuivrai-je les Philistins? et les livrerez-vous entre mes mains? Et le Seigneur ne lui répondit point en ce jour-là. (1S 14,36 1S 14,37) Admirez ici la bonté et la douceur du Dieu de toute clémence. Il ne lance point son tonnerre, et il n'ébranle point la terre. Mais il agit à l'égard de son serviteur, comme un ami envers un ami qui l'a blessé; il se tait, et ce silence est une voix qui révèle toute son indignation. Saül le comprit bien, et il dit: Qu'on rassemble toute la multitude du peuple, et voyez quel est celui qui a péché aujourd'hui. Car, vive le Seigneur qui a sauvé Israël, si le sort désigne Jonathas, mon fils, il sera puni de mort. (1S 14,38) Quelle parole imprudente! il voit que son premier serment a été violé, et au lieu de devenir plus circonspect, il en prononce un second. Et connaissez la malice du démon! Il savait qu'un fils amené sous les yeux de son père, en obtient facilement le pardon, même de fautes nombreuses, et qu'ainsi la présence seule de Jonathas suffirait pour apaiser la colère du roi. Aussi s'empresse-t-il d'étouffer en lui le sentiment paternel sous la pression d'un second serment. Il le lie donc comme d'une double chaîne, et il ne lui permet plus d'être le maître de ses résolutions. L'infortuné prince est entraîné de tous côtés à ce meurtre impie; il agit déjà comme juge, et il n'a pas encore découvert le coupable; il prononce la sentence, et il ne connaît pas celui qu'elle doit atteindre. Ainsi un père devient le bourreau de son fils, et un roi condamne à mort sans examen. Peut-on rien imaginer de plus inique?

71455. Cependant le peuple fut saisi de crainte en entendant ces paroles de Saül, et tous étaient dans l'attente et l'anxiété. Le démon seul se réjouissait d'avoir ainsi porté le trouble dans tous les esprits: Et nul d'entre le peuple, dit l'Ecriture, n'osa contredire le roi. Et Saül dit: Vous serez assujettis à vos ennemis, et mon fils Jonathas et moi nous deviendrons esclaves. (1S 39,40) C'est comme s'il leur eût dit Vous ne tendez qu'à tomber entre les mains de vos ennemis, et à perdre votre liberté, puis lue vous vous obstinez à irriter le Seigneur en ne découvrant pas le coupable. Mais voyez encore quelles difficultés soulève ce second serment Si Saül voulait découvrir le parjure, il ne fallait émettre aucunes menaces, et ne point s'obliger par serment à punir. Alors tous eussent mieux osé le découvrir et le lui amener. Mais ce prince, dominé parla fureur et la colère, renouvelle sa première imprudence, et il agit tout contrairement à ses desseins.

Enfin, pour abréger, il s'en remet à la décision du sort; et le sort est jeté entre Saül et Jonathas: Et Saül dit: Jetez le sort sur moi et sur Jonathas. Et le sort tomba sur Jonathas, et Saül dit à Jonathas: découvre-moi ce que tu as fait, et Jonathas avoua et dit: J'ai goûté de l'extrémité du bâton qui était en ma main, un peu de miel, et voici que je meurs. (1S 14,42 1S 14,43) Quel coeur ne se serait attendri à ces paroles, et quelles entrailles ne se seraient émues? Saül était donc violemment agité, car ses entrailles de père étaient déchirées, et de quelque côté qu'il se tournât, il n'apercevait qu'un effroyable abîme; et néanmoins il n'en devient ni plus sage, ni plus circonspect. Mais il s'écrie: Que Dieu m'envoie tous les maux, si tu ne meurs aujourd'hui! Voilà donc un troisième serment, et un serment circonscrit dans le court intervalle de quelques heures; car il a dit: Tu mourras aujourd'hui, et non simplement, tu mourras. C'est qu'il tardait au démon de l'entraîner à cet horrible forfait. Aussi ne souffrit-il point qu'il différât même d'un jour l'exécution de sa sentence, de peur que la réflexion ne la lui fît révoquer. Mais voici que le peuple dit à Saül: Que Dieu nous envoie tous les maux, si Jonathas meurt, lui qui a sauvé Israël. Vive le Seigneur! il ne tombera pas un cheveu de sa tête, parce qu'aujourd'hui la miséricorde divine s'est manifestée par lui. (1S 14,4 1S 14,5) Ainsi le peuple prononce, lui aussi, un second serment; et ce serment est tout opposé à celui du roi. Rappelez-vous donc la parabole des enfants qui tirent une corde en sens contraire: la corde casse, et ils tombent tous par terre. Combien de serments a faits (71) Saül! mais le peuple a fait un serment contraire, et il y persiste. Il est donc de toute nécessité qu'il y ait un parjure, car on ne peut tenir deux serments contraires.

Ne m'objectez point l'issue de cette lutte, et pensez seulement aux maux qui pouvaient en résulter; il est vrai de dire que le démon disposait déjà toutes choses pour une révolte et une rébellion semblable à celle qu'Absalon devait plus tard exciter; et en effet supposez que Saül eût voulu être obéi, et qu'il eût tenté d'accomplir son serment, toute l'armée se soulevait, et une sanglante discorde éclatait entre le peuple et le roi. D'un autre côté, si Jonathas, pour sauver sa vie, se rangeait du parti de l'armée, il devenait parricide. Voyez donc quels maux pouvait enfanter ce téméraire serment. Un roi devenait un tyran, et un père le meurtrier de son fils. Ce fils lui-même devenait parricide, et allumait une guerre civile. Le combat se fût engagé, le sang eût coulé par torrents, et les morts se fussent comptés par milliers; et en effet, si la guerre eût éclaté, Saül et Jonathas pouvaient être tués, et le carnage eût été horrible. Ainsi le serment serait devenu funeste aux deux partis. C'est pourquoi au lieu de dire qu'aucun de ces malheurs n'est arrivé, considérons que par la force même des choses ils pouvaient se produire. Sans doute le peuple l'emporta. Mais comptons, s'il vous plaît, le nombre des parjures, et d'abord Jonathas fut cause que le premier serment de Saül ne fut pas observé; et puis le second et le troisième qui avaient trait à sa mort ne purent être accomplis. En second lieu tout le peuple parait s'être engagé par un véritable serment. Aussi en examinant les faits avec attention, trouve-t-on que tous se rendirent coupables de parjure, car en ne livrant pas Jonathas à son père, ils le forcèrent de manquer à son serment. Voyez-vous combien d'hommes, soit par ignorance, soit avec connaissance de cause, sont devenus parjures à la suite d'un seul serment! que de maux pouvaient en naître! et quels crimes il faillit enfanter!

71466. J'avais promis, en commençant cette instruction, de montrer que des serments contraires amenaient nécessairement un parjure. Mais l'exemple de Saül en est une preuve péremptoire. Car nous y voyons non un seul homme, ni deux, ni trois, mais tout un peuple s'engager par des serments contraires en sorte qu'ils deviennent parjures, non une seule fois, ni deux, ni trois, mais une infinité de fois. Je puis même vous montrer par un autre trait historique, qu'un serment violé a été la cause de malheurs plus grands encore. Et, en effet, n'est-ce pas le parjure de Sédécias qui attira sur la Judée tant d'affreuses calamités, la captivité des hommes, des femmes et des enfants, l'invasion des barbares, l'incendie de la cité sainte et la profanation du temple? Mais ce serait trop prolonger ce discours; c'est pourquoi je me contente d'indiquer ce fait, et je vous laisse en présence de la tête de Jean-Baptiste, du meurtre de Jonathas et de la ruine de tout un peuple. Sans doute ces deux derniers faits ne se sont pas accomplis, mais ils étaient comme en germe dans un serment téméraire. Voilà donc le sujet d'un utile entretien dans l'intérieur de vos maisons et sur les places publiques, auprès de vos épouses et de vos amis, de vos voisins, et, en général, de tous ceux avec lesquels vous serez en rapport. Ne négligez rien, je vous en conjure, pour extirper l'horrible coutume du jurement, et n'alléguez pas comme excuse que c'est une habitude. Car cette excuse n'est qu'un prétexte, et le mal vient bien plutôt de notre négligence que d'une longue habitude. Je vais vous le prouver par ce qui se passe sous nos yeux.

L'empereur a fait fermer les bains publics, et nul n'y est admis. Cependant personne n'ose transgresser cette défense, ni blâmer cette rigueur, ni alléguer la coutume. Mais tous, malades ou bien portants, hommes, femmes, enfants et vieillards, femmes récemment accouchées, et généralement tous ceux dont l'état réclamerait l'usage des bains, se conforment à cet ordre de gré ou de force. Ils ne prétextent ni la maladie, ni la tyrannie de l'habitude, ni leur innocence personnelle, ni toute autre raison; et ils se soumettent même avec joie à cette prohibition, parce qu'ils s'attendent à un plus rigoureux châtiment. Aussi souhaitent-ils que la colère du prince se borne à cette défense. Avouez donc que la crainte corrige facilement toute habitude, et même celle dont le temps a fait comme une nécessité. Or la privation du bain nous est pénible, et malgré tous nos raisonnements, le corps souffre, car la philosophie ne peut rien pour la santé. Nous abstenir au contraire de tout serment est une chose facile qui, loin de nuire au corps et à l'âme, ne peut que nous être utile, profitable et avantageuse. Quel est donc notre aveuglement! (72) nous obéissons aux ordres durs et pénibles du prince; et quand Dieu nous intime une défense légère et aisée, facile et utile, nous la méprisons, nous dédaignons de nous y soumettre, et nous prétextons la force de l'habitude. Mais, je vous en supplie, estimons notre salut à un plus haut prix, et craignons le Seigneur comme nous craignons un prince mortel. Vous frissonnez à ces paroles: eh! ce qui doit nous inspirer une véritable horreur, c'est de moins respecter Dieu qu'un homme; c'est d'observer avec soin la défense de l'empereur, et de fouler aux pieds, comme indignes de la moindre attention, les lois divines et célestes. Désormais quelle sera donc notre excuse! et comment mériter notre pardon, puisqu'après tant d'avertissements nous persistons dans notre criminelle habitude?

J'ai commencé à parler contre les jurements à la naissance de nos calamités; et voici que j'en entrevois le terme, tandis que je n'ai pu encore vous amener à l'observation de ce seul commandement. Comment donc demander à Dieu la délivrance de nos maux, lorsque nous ne pouvons nous astreindre même à un seul de ses préceptes? Comment nourrir l'espérance d'un heureux changement? Comment prier, et quel langage tenir au Seigneur? Une exacte fidélité à ses commandements nous rendra plus douce la joie de voir l'empereur se réconcilier avec notre cité. Mais si nous persévérions dans notre criminelle habitude, quelle honte et quelle confusion rejaillirait sur nous, puisque délivrés par le Seigneur d'un immense péril, nous serions encore aussi lâches à son service! Plût au ciel qu'il me fût possible de vous montrer l'âme d'un parjure! En voyant les plaies et les blessures dont ce péché la couvre, vous n'auriez plus besoin de mes avis, ni de mes pressantes exhortations. Car la vue de ces plaies parlerait plus haut que tous mes discours, et elle suffirait seule pour arracher à cette funeste habitude ceux mêmes, qu'elle y enchaîne le plus étroitement. Mais si vous ne pouvez voir cette âme des yeux du corps, du moins il vous est facile de vous en représenter par la pensée la honte, les souillures et la corruption. L'esclave qui est souvent frappé de verges, dit le Sage, en conserve les cicatrices; ainsi tout homme qui jure sans cesse par le nom de Dieu, ne peut être exempt de péché. (
Si 23,11) Car il est impossible, oui, il est impossible que la bouche qui s'habitue au serment, ne se parjure souvent. Je vous conjure donc tous d'extirper de vos âmes cette criminelle habitude, et de mériter cette autre couronne que je vous propose. Vous savez que selon la tradition les disciples de J.-C. reçurent dans Antioche le nom de chrétiens; eh bien! faites aussi que tous proclament que cette même Antioche a voulu la première bannir de son enceinte l'habitude du jurement. Par là notre cité s'illustrera elle-même, et elle réveillera en toutes les autres une louable émulation, et de même que le nom de chrétien qui a pris naissance parmi nous, s'est répandu dans tout l'univers; de même en extirpant les premiers du milieu de vous la coutume du parjure, vous aurez pour disciples tous les peuples de la terre; mais alors votre récompense s'accroîtra comme à l'infini par vos propres mérites et par la fidélité de ceux que vous aurez instruits. Jamais notre cité ne se couronnera d'un diadème plus glorieux, et jamais elle ne méritera mieux de conserver dans les cieux ce nom de métropole q u'elle possède sur la terre. Enfin ce sera pour nous un appui au jour du jugement, et un titre à la couronne de justice. Puissions-nous tous l'obtenir, par la grâce et la miséricorde de N.-S.-J.-C., avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant, et toujours, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



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