Chrysostome Homélies 32000

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HOMÉLIE SUR LA TRAHISON DE JUDAS.




AVERTISSEMENT.

Ce n'est pas sans un certain scrupule que nous plaçons parmi les discours authentiques de Chrysostome cette homélie que nous publions pour la première fois, d'après un manuscrit du cardinal Ottoboni: en effet, malgré la mention de Daphné, l'un des faubourgs d'Antioche, par laquelle commence le discours, malgré celle d'Apollon Pythien, honoré dans ce faubourg par les païens, et quelques autres traits analogues semblant indiquer que c'est Chrysostome qui parle, il y a aussi beaucoup de caractères qui lui sont étrangers, comme par exemple ces exclamations et ces interrogations perpétuelles, bien plus fréquentes encore que chez Chrysostome (1). - Cependant, comme ce discours ne manque ni de finesse, ni d'invention, et que d'ailleurs, comme on l'a déjà souvent dit, Chrysostome ne se ressemble pas toujours; cette homélie peut ici trouver place. - Nous avons vu qu'il y avait eu un assez grand nombre de discours prononcés hors de la ville et dans les faubourgs d'Antioche, et qu'ils étaient ordinairement plus courts que les autres.


Le faubourg de Daphné est maintenant délicieux et aimé de Dieu, non-seulement parce qu'il est arrosé des sources les plus limpides, et que les arbres s'y couvrent du plus charmant feuillage, mais encore parce qu'il s'est enrichi d'un arbre étranger, l'arbre de la, croix; il renferme à présent une source de vraie sagesse, une source redoutable au démon Pythien. Il ne déroule plus son sol sous les pas des hommes impies, mais il offre à votre foule pieuse un bocage sacré, image de ce lieu chéri, de ce jardin où l'on osa trahir le Sauveur, et où commencèrent à germer les semences de notre salut. Aussi, je ne sais à quel objet m'arrêter pour la solennité présente: la solennité par elle-même excite ma langue à accuser Judas; mais la miséricorde du Sauveur m'en dissuade, et demande à ma bouche des louanges. Je flotte entre deux sentiments divers: la haine du traître et l'amour du Maître; mais l'amour triomphe de la haine, comme étant plus grand et plus puissant. Je laisserai donc le traître et je célébrerai le



1. Je prends la liberté d'observer que ces réflexions me paraissent porter à faux, attendu que cette homélie est fort belle, et que les interrogations et exclamations n'y sont nullement déplacées. (Note du traducteur)



bienfaiteur, non pas autant qu'il le mérite, mais autant que j'en suis capable. Comment a-t-il abaissé les cieux et est-il descendu sur la terre? Comment celui qui remplit toute la création est-il venu vers moi, après être né pour moi et à mon image? Comment a-t-il pris pour disciple celui qu'il savait devoir le trahir, et s'est-il fait suivre de son ennemi comme d'un ami? Comment ne se préoccupait-il pas de cette trahison, mais s'inquiétait-il du salut de ce traître? Le soir étant venu, dit l'Evangile, Jésus était ci table avec les douze disciples, et tandis que l'on mangeait, il leur dit: En vérité, en vérité, je vous dis que l'un de vous me trahira. (Mt 26,20 Mt 26,21) Il prédisait la trahison, afin d'empêcher le crime; et cette prédiction, par laquelle il ne désignait personne, ne put triompher de l'iniquité du disciple, alors que cette iniquité n'était point connue des convives. Qui a jamais vu bonté semblable à celle que montra alors le divin Maître? Il est trahi et il aime le traître. Quel est l'homme qui a de la compassion pour celui dont il est méprisé? l'homme qui reçoit à sa table le vil trafiquant par lequel il a été vendu, l'homme qui épargne celui qui lui a tendu un piège? Et tandis que l'on mangeait, il leur dit: En vérité, en vérité, (450) je vous dis que l'un de vous me trahira. Eu sa qualité d'homme, il mangeait; en sa qualité de Dieu, il révélait l'avenir; il se soumet pour moi aux exigences de ma nature. Tous les disciples furent atterrés de cette parole; leurs consciences étaient à la torture, et le temps du dîner était pour eux un temps de désolation; chacun disait: Est-ce que c'est moi, Seigneur? (Mt 22) Ils voulaient, par cette question, provoquer une parole qui tranquillisât leur cruelle inquiétude. Alors le Sauveur, pour guérir l'esprit de ceux qui se tourmentaient sans motifs, dévoila par la réponse suivante l'auteur inconnu de cette trahison: Celui qui a mis avec moi la main dans le plat, c'est celui-là qui me trahira; et quant au Fils de l'homme, il s'en va selon ce qui est écrit de lui. Mais malheur à l'homme par qui le Fils de l'homme est trahi! ce serait un bien pour cet homme de n'être jamais né. (Mt 23,24) Il a pitié de celui qui ne veut pas avoir pitié de lui-même, il épargne celui qui n'épargne pas son âme. Il évitait de dévoiler celui qui s'était dévoilé depuis longtemps; il voulait lui donner le temps de se repentir, et calmer le découragement des autres disciples; mais le traître n'en devint nullement meilleur. Il aurait dû, aussitôt après ces effroyables paroles, se lever de table; il aurait dû prier les disciples d'intercéder pour lui, il aurait dû embrasser les genoux du Sauveur, et chercher à l'apaiser par des paroles comme celles-ci: J'ai péché, Maître plein de miséricorde, j'ai péché, j'ai prévariqué, en vendant aux hommes pour un vil prix la perle inestimable; j'ai prévariqué, en sacrifiant pour un peu d'argent le trésor inépuisable. Pardon pour moi, qui ai trafiqué de tes souffrances et de ta mort, pardon pour moi, à qui l'or a enlevé la raison; grâce pour celui que les pharisiens ont indignement trompé! Il ne dit rien, il ne pensa rien de tout cela, mais il montra l'effronterie de son âme en s'écriant brusquement: Est-ce que c'est moi, Seigneur? O langue impudente! ô âme intraitable! Il questionne, comme s'il ignorait ce qu'il médite lui-même; il se figure qu'il a échappé à l'oeil qui jamais ne sommeille. Il portait la ruse dans l'âme, et sa langue affichait le langage de l'ignorance; il ourdissait une trahison dans son esprit, et sa bouche, à ce qu'il croyait, tenait le crime caché. Il se sert des mêmes paroles que les autres disciples, et sa conduite est tout autre; loup ravisseur dans l'âme, il interpelle le Maître avec la voix des brebis. Et que lui répond le Sauveur? C'est toi qui l'as dit. Par cette parole pleine de longanimité, il confondit l'imposture du misérable. Il aurait pu lui dire: Que dis-tu, misérable, infâme? que dis-tu, esclave de l'argent, et digne affidé du diable? tu oses contrefaire l'ignorance? tu oses cacher ce qui ne peut être caché? N'étais-je pas là, par ma divinité, quand tu tramais ton projet? ne t'ai-je pas vu de mon oeil de Dieu aller trouver les princes des prêtres? ne t'ai-je pas, quoique absent, entendu leur dire: Que voulez-vous me donner, pour que je vous le livre? (Mt 26,15) Ne sais-je pas aussi pour combien tu m'as vendu? Eh quoi! après ces preuves, tu as encore cette impudence! pourquoi es-tu si jaloux de cacher ce que tu veux exécuter? tout pour moi est à découvert. Jésus-Christ pouvait lui parler ainsi: il ne le fit point, et se contenta de lui dire avec douceur et sans amertume: C'est toi qui l'as dit, nous apprenant à nous conduire de la sorte à l'égard de nos ennemis. Et pourtant, après un pareil traitement, la maladie de Judas subsista, par l'incurie non pas du médecin, mais du malade. Notre-Seigneur en effet apporta tous les remèdes propres à sauver cette âme, mais Judas ne voulut pas les recevoir: ne connaissant que l'avarice, il aima mieux l'or que le Christ, et il se montra fidèle et favorable aux gens qui l'avaient salarié. Il s'approcha de Jésus, et lui dit: Salut, Maître, et il l'embrassa. (Mt 49) Voici une étrange manière de trahir, que de commencer par un salut et un baiser. Jésus lui répondit: Ami, que viens-tu faire? (Mt 50) Pourquoi formules-tu un voeu pour mon bien-être, lorsque tu as résolu de m'affliger? Pourquoi me flattes-tu en paroles, quand par ton action tu me déchires? Pourquoi m'appelles-tu maître, n'étant pas mon disciple? Pourquoi blesses-tu les droits de la charité? Pourquoi, du symbole de paix, fais-tu un signal de trahison? à l'exemple de qui as-tu donc agi de la sorte? Est-ce ainsi que tu, as vu naguère la femme de mauvaise vie embrasser mes pieds? est-ce ainsi que tu as vu le centenier tomber à genoux? est-ce ainsi que tu as vu les démons se soumettre? je sais qui t'a indiqué en secret le chemin de ce traître baiser; c'est Satan qui t'a suggéré ce genre de détour, et toi, tu t'es laissé persuader par ce méchant conseiller, et c'est sa volonté que tu exécutes. Ami, que viens-tu faire? Eh bien! remplis les indignes conventions que tu as (451) faites avec les pharisiens: réalise ton contrat de vente; signe l'acte que tu as dicté; livre celui qui veut bien être livré; possède désormais, avec la bourse de l'argent, celle de l'iniquité; cède le pas au larron qui par sa confession, obtiendra le rang dont tu t'es privé par ta trahison. Alors ils s'approchèrent, mirent la main sur Jésus et le retinrent captif. () Alors s'accomplit cette parole du Prophète: Ils m'ont entouré comme les abeilles entourent un rayon de miel, et ils se sont enflammés comme le feu dans les épines. (Ps 117,12) Et ailleurs: Ils m'ont entouré comme une meute nombreuse; ils m'ont environné comme une troupe de taureaux pleins de vigueur. (Ps 21,17) Mais, ô mansuétude qui n'appartient qu'à Jésus! dans le ciel les chérubins et les séraphins n'osent pas regarder sa gloire éblouissante, ils se couvrent le visage de leurs ailes; et sur terre, il souffre que sa chair soit retenue captive par des mains sacrilèges. Vous venez de voir toute la longanimité, toute la charité du Maître dont vous êtes les serviteurs; soyez donc à l'égard de vos ennemis, qui sont ses serviteurs comme vous, tels que vous venez de voir que le Seigneur était à l'égard de ses persécuteurs. Car vous devez aussi être conviés au banquet spirituel; vous devez vous mettre à la table du Maître; qu'il n'y ait donc personne parmi vous qui soit un Judas par la disposition de son âme; approchez-vous tous avec calme et en paix, accourons tous à notre Sauveur avec une conscience pure. Car c'est lui qui est à la fois et le jeûne et l'aliment des fidèles; il est en même temps le nourricier et la nourriture, le pasteur et l'agneau. A lui appartient la gloire dans les siècles des siècles! Ainsi soit-il.


Traduction de M. MALVOISIN.







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HOMÉLIE SUR SAINT MÉLÉCE.




AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

Chrysostome fixe lui-même la date de ce discours lorsqu'il dit vers le commencement: Il y a déjà plus de cinq ans qu'il est allé trouver Jésus. - Or, Mélèce mourut à Constantinople où il avait été appelé par l'empereur, en 381, vers la fin de mai. Ainsi cette homélie doit avoir été prononcée après le mois de mai de l'année 386, en présence de la chasse de ses reliques, non pas le jour anniversaire de sa mort, car Chrysostome n'aurait pas dit que la cinquième année était déjà passée, ede paredramen, mais peut-être le jour de la translation de ses reliques à Antioche, qui parait tomber le 12 février, date où les martyrologes grec et romain annoncent sa fête. - Si le calcul est juste, et si les martyrologes ont exactement noté le jour de la translation, ce qui est loin d'être toujours ainsi, la date du discours serait le 12 février 387, c'est-à-dire cinq ans et huit mois et demi depuis la mort de Mélèce. - Il paraît tout à fait certain qu'il fut prononcé, ou en 386, après le mois de mai, ou au commencement de 387.

Saint Mélèce fut porté sur le siège d'Antioche par les ariens qui le croyaient de leur parti; mais, au contraire, il se montra défenseur très-zélé du omoousios;; alors les ariens, qui étaient puissants, le firent exiler. - Quant à la dissidence qui s'éleva de son temps, même parmi les catholiques, voyez ce que nous en avons dit dans l'avertissement pour l'homélie sur l'anathème. - Du reste le culte des images et l'intercession des saints sont ouvertement prêchés dans le présent discours.

1. Les habitants d'Antioche montrent leur amour pour saint Mélèce, qui fut leur évêque, par leur empressement à assister à la célébration de sa fête, en donnant son nom à leurs enfants, et en représentant partout son image. - 2. L'orateur rapporte différentes circonstances de la vie de saint Mélèce, son exil, l'action généreuse qu'il fit en protégeant de son corps le magistrat qui, exécutant la sentence de l'empereur contre le saint évêque, faillit être lapidé par le peuple. - Son retour de l'exil et l'enthousiasme qui éclata à Antioche à cette occasion. - 3. Sa mort, loin de sa patrie, à Constantinople, où il était venu assister à un Concile. - Sa succession recueillie dignement par Flavien. - Intercession des saints.



33001 1. Lorsque je porte mes regards de tous côtés sur cette sainte assemblée, et que j'y vois présente la ville entière, je ne sais à qui je dois accorder mes premières félicitations, à saint Mélèce qui, même après sa mort, reçoit encore un tel honneur, ou à vous, dont la charité témoigne tant d'affection pour vos pasteurs, même après qu'ils ne sont plus de ce monde. Heureux, en effet, Mélèce, d'avoir su laisser en vous tous un tel amour pour lui, et heureux vous aussi, de ce qu'ayant reçu le dépôt de la charité, vous l'avez conservé jusqu'ici sans altération à celui qui vous l'a confié. Il y a déjà plus de cinq ans qu'il est allé trouver ce Jésus qu'il désirait, et comme si vous l'eussiez encore vu ces jours derniers, vous venez à lui aujourd'hui le coeur brûlant d'amour. C'est pourquoi son sort excite l'envie, puisqu'il a pu engendrer de tels fils, et votre sort excite l'envie aussi, puisque vous avez eu en partage un père semblable. La racine de l'arbre est généreuse et admirable, mais les fruits sont dignes de la racine. Et de même qu'une excellente racine, cachée qu'elle est dans les replis du sol, n'est pas visible à nos yeux, mais qu'elle nous décèle par ses fruits l'énergie de sa vertu propre, ainsi le bienheureux Mélèce, caché dans cette châsse, n'est pas visible aux yeux de notre corps, mais par vous qui êtes ses fruits, il nous manifeste la force de la grâce qui est en lui. Quand même je garderais le silence, cette solennité seule et la chaleur de votre zèle suffiraient pour publier avec plus d'éclat que la trompette, l'amour de Mélèce envers ses enfants; car il a tellement embrasé vos esprits de son amour, qu'à son simple nom ils s'enflamment et s'élancent.

Aussi, n'est-ce point par hasard, mais tout exprès et à dessein, que j'entremêle sans cesse le nom de Mélèce à mes discours. Quand on a tressé une couronne d'or, on la rend encore plus brillante en la garnissant ensuite de pierreries nombreuses; de même aujourd'hui, (453) dans cette couronne de louanges que je tresse pour cette tête bienheureuse, son nom, fréquemment répété, est comme une multitude de perles, qui la rendront, j'espère, plus enviable et plus éclatante. Ordinairement lorsque l'on aime, le nom seul de l'objet aimé nous attendrit et nous enflamme; c'est ce qui vous arrive à l'égard de notre saint. Dès le commencement, quand vous l'accueillîtes en cette ville, chacun donnait à son enfant le nom de Mélèce, chacun croyait par cette appellation introduire le saint personnage dans sa famille, et les mères, laissant de côté pères, aïeuls et bisaïeuls, donnaient à leurs nouveaux-nés le nom du bienheureux évêque. C'est qu'un désir pieux l'emportait sur la nature, et que par là les enfants devenaient chers aux auteurs de leurs jours, non plus seulement par l'affection naturelle, mais encore par les sentiments que l'on rattachait à ce nom. On le regardait comme la parure d'une famille, la sûreté d'une maison, le salut de ceux qui le portaient, et un adoucissement à nos regrets; et comme à une seule lampe qu'on apporte dans l'obscurité, chacun vient en allumer une autre pour l'emporter dans sa chambre; de même une fois que la lumière de ce nom fut tombée sur la ville, chacun vint pour ainsi dire y allumer la sienne et l'emporta dans sa famille, comme un trésor inappréciable. Et c'était là un grand enseignement de piété. Forcés de se souvenir continuellement de ce nom, d'avoir Se Saint présent aux'yeux de l'âme, vous aviez en lui le préservatif de toute passion, de toute pensée déraisonnable; et le fait devint si général que partout, dans les carrefours, sur la place, dans la campagne et sur les chemins on entendait de tous côtés retentir le nom de Mélèce. Et ce n'est pas seulement à l'égard de son nom que vous avez été dans ces dispositions, c'est encore envers son image. Ce que vous avez fait à propos de l'un, vous l'avez également fait à propos de l'autre. Beaucoup de personnes faisaient graver sa sainte représentation sur les chatons de leurs bagues, sur leurs cachets, sur des tasses, sur les murs de leurs chambres, de sorte que non-seulement l'on entendait son nom, mais que l'on voyait encore en tout lieu l'image de sa personne, et que c'était ainsi une double consolation de son absence.

En effet, à peine arrivé, il fut banni de la ville, chassé par les ennemis de la vérité. Mais Dieu le permit afin de prouver à la fois et la vertu de Mélèce et votre courage. Pendant son séjour, il avait, comme Moïse en Egypte, délivré la ville des erreurs de l'hérésie, retranché du reste du corps les membres gangrenés et incurables, et rendu à l'Eglise une santé sans mélange. Alors les ennemis de la vérité ne pouvant souffrir cette réforme, influencèrent l'Empereur et firent bannir le saint évêque, s'imaginant ainsi triompher de la vérité, et détruire l'effet des réformes opérées. Mais il arriva tout le contraire de ce qu'ils espéraient, car votre zèle n'en parut que plus grand, et son talent à instruire reçut une consécration éclatante: lui, en moins de trente jours, vous avait si bien affermis dans le zèle de la foi, que malgré les mille vents divers qui ont soufflé depuis, ses enseignements sont demeurés inébranlables; et vous, en moins de trente jours, vous avez reçu avec tant d'ardeur les semences qu'il a jetées en vos âmes, que les racines ont déjà pénétré jusqu'au fond, et que vous n'avez laissé prise à aucune des épreuves survenues depuis lors.

33002 2. Ce qui arriva lors de sa persécution mérite aussi de ne pas être passé sous silence. Pendant que le gouverneur de la ville traversait en voiture la place publique, ayant à son côté le saint évêque, une grêle de pierres fondit de toutes parts sur la tête du gouverneur, car la ville ne pouvait souffrir une telle séparation, et les fidèles aimaient mieux qu'on leur arrachât la vie présente que de se voir enlever ce saint personnage. Que fit alors Mélèce? Voyant les pierres que l'on lançait, il enveloppa de ses propres habits la tête du gouverneur afin de la préserver. En même temps qu'il confondait ainsi ses ennemis par cette extrême bonté, il apprenait à ses disciples quelle patience on doit montrer à l'égard de ceux qui nous persécutent, puisque, non contents de ne leur faire aucun mal, il nous faut encore, s'ils se trouvent exposés à quelque danger de la part d'autrui, le conjurer de tout notre pouvoir. Qui ne fut alors saisi, stupéfait, de voir et cet amour frénétique de la ville, et aussi la sublime philosophie du maître, sa douceur et sa mansuétude? Car ce qui se passa dans cette circonstance est vraiment étrange. On chassait le berger, et les brebis n'étaient point dispersées; on rejetait le pilote, et la barque ne sombrait pas; on persécutait le vigneron, et la vigne n'en fructifiait (454) que davantage. En effet, comme vous étiez unis ensemble par les liens de la charité, ni les séductions de la tentation, ni l'apparition des dangers, ni la grandeur des distances, ni la longueur du temps, ni rien autre chose n'était capable de vous détacher de la société de votre bienheureux pasteur; on le chassait pour qu'il fût loin de ses enfants, et c'est le contraire qui arriva. En effet, les liens de charité qui le rattachaient à vous se resserrèrent davantage, et on peut dire qu'il emmena toute la ville avec lui en Arménie. Son corps était dans sa patrie; mais sa pensée et son esprit, portés comme sur les ailes de la grâce du Saint-Esprit, étaient toujours au milieu de vous; il portait ce peuple tout entier dans ses entrailles, et vous étiez pareillement disposés à son égard. Vous séjourniez ici, confinés dans l'enceinte de cette ville, mais l'esprit de charité vous emportait chaque jour en Arménie, et vous ne reveniez ici qu'après avoir joui de sa vue sacrée, qu'après avoir entendu sa voix enchanteresse et bienheureuse. Si Dieu a bien voulu que son départ fût si prompt, c'est afin, je le répète, de montrer aux ennemis qui vous combattent la solidité de votre foi, et l'habileté doctrinale de Mélèce.

En voici la preuve. De retour après sa persécution il passa ici, non plus seulement trente jours, mais des mois, mais un an, mais deux années et plus. C'est qu'une fois que vous eûtes suffisamment prouvé la solidité de votre foi, Dieu vous accorda la faveur de posséder sans crainte votre père une seconde fois. Oui, c'était un délicieux bonheur que de jouir de sa sainte vue. Non-seulement ses leçons, non-seulement sa parole, mais rien que son aspect suffisait pour faire pénétrer dans l'âme des assistants tout l'enseignement de la vertu. Aussi lorsqu'il revint parmi vous, et que toute la ville courut à sa rencontre, les uns se tenant plus près embrassaient ses pieds et ses mains, entendaient sa voix; les autres empêchés parla foule et l'apercevant de loin seulement, trouvaient que sa vue seule était une bénédiction suffisante, et aussi bien partagés que les plus proches, ils s'en allaient complètement satisfaits. Il en était de lui comme des apôtres. Tout le monde ne pouvait arriver jusqu'à eux, mais leur ombre en s'étendant touchait ceux qui étaient au loin, et ceux-là obtenaient les mêmes grâces, et se retiraient guéris comme les autres. De même une sorte de gloire spirituelle émanait de la tête sacrée de Mélèce, et se faisait sentir de loin à tous ceux qui ne pouvaient approcher, tellement qu'ils s'en allaient remplis de toutes sortes de bénédictions, sans avoir été autrement que spectateurs.

33003 3. Puis, lorsqu'il plut à Dieu, notre maître à tous, de le rappeler de cette vie, et de le placer dans le choeur des anges, ce ne fut point encore de la manière ordinaire. Une lettre de l'empereur lui ordonne de venir; c'était Dieu qui inspirait à l'empereur cette détermination. Cette lettre ne le mande pas dans quelque lieu rapproché d'ici; elle l'appelle en Thrace même, afin que Galates, Bithyniens, Ciliciens, Cappadociens, et tous les peuples voisins de la Thrace, connaissent quels sont nos biens; afin que tous les évêques du monde, voyant en lui comme le type de la sainteté, et trouvant en lui un clair modèle de la manière de remplir leur ministère, aient une règle évidente et infaillible pour l'administration et la direction de leurs Eglises. En effet, à cause de l'importance de la ville, à cause de la résidence de l'empereur, il y avait alors là grande affluence: et comme les Eglises, au sortir d'une longue période de guerres et d'orages, commençaient à jouir du calme et de la paix, des lettres impériales venaient d'y convoquer tous les évêques. Mélèce y arrive donc comme les autres. Lorsque, sous Nabuchodonosor, Dieu voulut publier et couronner la vertu des trois jeunes hommes, ils éteignirent la violence du feu, foulèrent aux pieds l'orgueil du tyran, et confondirent toute espèce d'impiété,'ayant pour spectateurs les habitants de toute la terre; car les satrapes, les princes et les toparques de tout l'empire avaient été réunis en ce lieu pour un autre motif, mais ils devinrent les spectateurs de ces illustres athlètes; de même pour que le bienheureux Mélèce eût un théâtre éclatant, les évêques de toutes les Eglises du monde, assemblés là dans un autre but, purent contempler ce saint personnage. Et quand ils l'eurent vu, et qu'ils eurent parfaitement appris de lui la piété, la sagesse, le zèle de la foi, et toutes les vertus convenables à un prêtre et qu'il réunissait en sa personne, alors Dieu le rappela vers lui.

Il en disposa ainsi. pour épargner notre ville. Si Mélèce eût expiré ici, le poids de notre malheur eût été intolérable. Qui aurait soutenu la vue de ce saint homme rendant le dernier soupir? qui aurait pu voir ces (455) paupières se fermer, et cette bouche à peine entr'ouverte dicter ses dernières recommandations? Qui eût pu, à ce spectacle, ne pas être accablé par titi si grand malheur? Afin donc qu'il n'en fût pas ainsi, Dieu voulut qu'il expirât dans un autre pays; il voulut que nous eussions le temps de nous accoutumer à ce triste événement, et que lorsque nous verrions ramener son corps, notre âme ne fût point si vivement frappée, par l'habitude que nous nous serions faite des larmes. C'est ce qui arriva. Quand la ville reçut dans ses murs sa dépouille sacrée, le deuil et les gémissements furent grands encore; mais la douleur s'apaisa bientôt, et par la raison dont je viens de parler, et par une autre qui me reste à dire.

Dieu, dans son amour pour nous, eut pitié de notre affliction, et nous désigna bientôt un autre pasteur reproduisant fidèlement les caractères du premier, et offrant aussi en lui l'image de toutes les vertus. Il monta sur le siége épiscopal, et ne tarda pas à nous faire quitter la robe de deuil et à essuyer nos larmes, mais il ne fit que nous rappeler davantage son bienheureux prédécesseur. Notre douleur se calmait, mais notre amour devenait plus ardent, et notre découragement s'effaçait entièrement; ce n'est pas là pourtant ce qui a coutume d'arriver lorsque nous perdons ceux qui nous sont chers. Quand on perd un fils bien-aimé, quand une épouse se voit enlever un époux respectable, tant que leur souvenir reste vif en nous, l'affliction ne fait que s'accroître dans notre âme; puis, quand la suite du temps a fini par l'adoucir, la vivacité du souvenir s'éteint avec la force de la douleur. Pour Mélèce il en a été tout autrement: le découragement a complètement disparu, mais le souvenir, loin de s'en aller avec la douleur, n'a fait que s'augmenter. Vous en êtes la preuve, vous qui, après un temps si long, venez, comme des abeilles à la ruche, vous rassembler autour de la dépouille mortelle de Mélèce. Ce souvenir n'est point l'effet d'une affection naturelle, il est le résultat d'un jugement droit et raisonnable. C'est pourquoi la mort ne l'a point éteint, et il ne s'est point affaibli avec le temps; il augmente au contraire, et il ne fait que grandir, non-seulement chez vous qui avez vu Mélèce, mais chez ceux-là même qui ne l'ont point connu. Chose admirable en effet, ceux qui étaient encore jeunes lorsque Mélèce vivait, sont enflammés des mêmes regrets. Vous, dont l'âge est avancé, vous avez cet avantage sur ceux qui ne l'ont pas vu, que vous avez vécu avec lui et joui de sa sainte société; et ceux qui ne l'ont pas vu ont sur vous l'avantage que sans l'avoir jamais eu en leur présence, ils font preuve envers lui d'un regret aussi grand que le vôtre. Prions donc tous en commun, supérieurs et inférieurs, hommes et femmes, jeunes et vieux, esclaves et hommes libres, en associant à notre prière le bienheureux Mélèce lui-même, car son crédit est encore plus grand maintenant devant Dieu et son amour plus ardent envers nous; prions tous Dieu qu'il augmente en nous cette charité, et que, de même que nous sommes ici autour de cette châsse, nous soyons tous jugés dignes de pouvoir dans le ciel approcher du tabernacle éternel de Mélèce, et d'obtenir les biens qui nous sont réservés; puissions-nous tous obtenir ce bonheur par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire et puissance soient au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Traduit par M. MALVOISIN.



34000

HOMÉLIE SUR SAINT LUCIEN.

PRONONCÉE LE 7 JANVIER 387.




AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

Le panégyrique du saint martyr Lucien fut prononcé le 7 janvier de l'année 387, le jour même de la fête de saint Lucien; pour s'en convaincre, on peut comparer le début de cette homélie-ci avec celui de l'homélie sur l'Épiphanie et le baptême de Notre-Seigneur. Le martyre de saint Lucien, prêtre d'Antioche, arriva l'an 311 ou 312 dans la persécution de Maximin. Le. martyrologe romain marque sa fête le 7 de janvier. Les ariens le revendiquaient pour un des leurs, mais rien n'était plus faux. Ils se fondaient sur ce que certains de ses disciples avaient embrassé l'arianisme, sur ce que les chefs de la secte, Arias et Eusèbe de Nicomédie avaient été ses disciples, mais ces hommes s'étaient séparés de saint Lucien, en se séparant de l'Église catholique. - 1. L'orateur attaque assez vivement ceux qui manquent aux réunions de l'Église par négligence. - Si c'est pour vaquer à l'acquisition des richesses, qu'ils sachent que les richesses sont d'une nature passagère. - 2. Hier Notre-Seigneur Jésus-Christ a été baptisé dans l'eau, aujourd'hui un disciple est baptisé dans le sang. - Saint Lucien endure la faim plutôt que de mangé des viandes offertes aux idoles. - Exhortation morale.



340011. Mes craintes d'hier se sont réalisées; c'est un fait accompli maintenant; le jour de la solennité s'écoulant, la foule aussi a bien vite disparu, et nous n'avons plus aujourd'hui qu'une faible réunion. Je l'avais bien prévu; je n'ai pas toutefois supprimé l'instruction d'aujourd'hui: si tous ceux qui m'entendaient hier, ne me sont pas fidèles, tous ne sont pas infidèles. Douce consolation pour moi! je veux donc persévérer aujourd'hui à vous instruire, ceux qui n'entendront pas la parole par moi, l'entendront par vous. Qui pourrait supporter, sans rien dire, une telle indifférence? Des enfants qui ont vu si longtemps leur mère les combler de ses dons se sont éloignés d'elle; ils n'ont pas eu la pensée de revenir auprès d'elle; ils n'ont pas fait comme la colombe de Noé (Gn 8); ils ont imité le corbeau, et cela, quand le déluge dure encore, quand l'orage, quand la tempête redouble chaque jour plus furieuse, quand l'arche sainte, au milieu des flots, nous appelle tous, nous attire, nous entraîne, montrant, aux naufragés l'asile où rien n'est plus à craindre! Refuge qui défie, non les vagues ou le choc des flots, mais l'assaut continuel des passions en délire, qui écarte l'envie frappée de mort, qui chasse l'orgueil. Là, en effet, le riche ne peut plus mépriser le pauvre; on y entend ces paroles de l'Écriture: Toute chair n'est que de l'herbe, et toute la gloire de l'homme est comme la fleur des champs (Ps 40,6); et le pauvre, à son tour, envoyant la richesse d'autrui, ne sera pas la proie de la haine envieuse, car il entend ces paroles d'un autre prophète: Ne craignez point en voyant un homme devenu riche et sa maison comblée de gloire, parce que, lorsqu'il sera mort, il n'emportera point tous ses biens, et que sa gloire ne descendra point avec lui, (Ps 48,16 Ps 48,17) Car telle est la nature de ces biens; ils ne se déplacent pas avec ceua qui les possèdent; ils ne voyagent pas, ils n'escortent pas les maîtres qui s'en vont; ils ne prêtent aucune assistance là-haut, devant le juge qui demande les comptes; la mort produit l'absolue séparation. Souvent même, avant la mort, les richesses ont déserté; trompeur en est l'usage; incertaine, la jouissance; périlleuse, la possession. Pour la vertu, il n'en est pas de même, ni pour l'aumône; voilà ce qui (457) ne peut être ravi; voilà le vrai trésor. Oui le prouvera? celui qui a dit avec sagesse: Sa gloire ne descendra point avec lui, sa gloire ne le suivra pas, celui-là parlant des trésors de l'aumône, toujours subsistants, jamais ravis, nous a donné cette instruction: Le juste a dispersé ses biens sur les pauvres, sa justice demeure dans toits les siècles. (Ps 111,9) Quoi de plus étrange? Ce qu'on amasse se perd; ce qu'on disperse demeure. Et cependant quoi de plus juste? C'est qu'il est de ces biens que Dieu reçoit de nous; et de la main de Dieu, nul ne les peut ravir; mais il est d'autres richesses que nous déposons entre les mains des hommes; richesses exposées dès lors à mille convoitises, à toutes les attaques de la haine et de l'envie. Ne négligez donc pas, ô mon bien-aimé, cette sainte demeure: ici se dissipe le chagrin qui vous trouble; ici s'évanouissent les inquiétudes de la vie; ici, les passions insensées s'éteignent. Au retour de la place publique, des théâtres, des autres réunions mondaines, nous traînons après nous la foule des soucis, des découragements, des maladies de l'âme; nous les rapportons dans nos maisons. Si, au contraire, vous séjournez habituellement ici, vous cessez de ressentir les maux du dehors: délivrance complète; si vous vous échappez loin d'ici, si vous prenez la fuite, vous perdez les biens dont vous avaient enrichis les divines Ecritures; vous perdez tout; en quelques instants les entretiens, les discours du dehors vous enlèvent votre richesse. Et voici qui vous prouvera la vérité de mes paroles. En sortant d'ici, hâtez-vous de vous rendre auprès de ceux qui nous manquent aujourd'hui, et vous verrez quelle différence entre votre sérénité et leurs inquiétudes. Il n'est pas de jeune épouse, belle, charmante dans la chambre nuptiale, qui mérite autant d'admiration, qui brille d'autant de gloire que l'âme apparaissant dans l'église où elle répand le parfum de ses vertus. Car celui qui vient ici, animé d'une foi vive et plein de zèle, ne quitte ce saint lieu qu'après avoir amassé d'immenses trésors; ne ferait-il qu'ouvrir la bouche, aussitôt il remplira ceux qui se trouvent avec lui de la bonne odeur de ses vertus et de ses richesses spirituelles; fût-il frappé de maux sans nombre, il supportera tout facilement; les divines Ecritures lui communiquent suffisamment ici le courage et la sagesse. Et comme un homme, debout sur un rocher, méprise les flots, de même le fidèle, assidu 'à nos réunions, celui qui arrose son âme de la divine parole, affermi sur le roc de la droite raison, juge à leur valeur les choses humaines; aucun homme ne met sur lui la main; solide et de haut, il domine le courant des choses de ce monde. Aux salutaires avertissements, ajoutez la prière, la bénédiction paternelle, les biens qui jaillissent de ces réunions fraternelles, de la charité commune, tant d'autres avantages sans nombre, quels fruits, quelle moisson spirituelle, quel trésor celui qui sort de cette enceinte, porte dans sa maison! Quelle bénédiction pour vous en ce jour; pour les absents, quelle perte! A vous la récompense des martyrs; vous l'emporterez en vous retirant; les absents auront perdu ce gain précieux, ils perdront plus encore; de leurs folles occupations, ils ne retireront que des soucis accablants. Car, comme celui qui reçoit un prophète en qualité de prophète recevra la récompense du prophète, et comme celui qui reçoit un juste en qualité de juste recevra la récompense du juste (Mt 10,41); de même, celui qui reçoit un martyr en qualité de martyr, recevra la récompense du martyr. Recevoir un martyr, c'est se rassembler en mémoire de lui, c'est prendre sa part du récit de ses combats, c'est l'admirer, vouloir imiter sa vertu, raconter son héroïsme: voilà les présents qu'il faut aux martyrs, c'est ainsi qu'on reçoit les saints, c'est aujourd'hui ce que vous avez fait.

340022. Hier donc Notre-Seigneur Jésus-Christ fut baptisé dans l'eau; aujourd'hui, son serviteur est baptisé dans le sang; hier s'ouvraient les portes du ciel; aujourd'hui ont été foulées aux pieds les portes de l'enfer. Et ne vous étonnez pas que j'appelle le martyre un baptême, puisque le Saint-Esprit descend alors avec l'abondance de ses grâces; puisque c'est la rémission des péchés, l'âme purifiée d'une manière merveilleuse, étonnante; et, de même que ceux qu'on baptise sont lavés dans l'eau, de même les martyrs sont lavés dans leur propre sang, ce qui est arrivé à notre saint. Mais avant de vous parler de sa mort, il faut vous dire toute la malice du démon. Car, comme il vit que le saint méprisait n'importe quels tourments et quels supplices; que, ni les feux allumés par l'enfer, ni les fosses ouvertes, ni les roues préparées, ni les tortures des ceps, ni les précipices où le martyr avait été lancé, ni les dents des bêtes féroces n'avaient pu vaincre sa vertu, (458) il conçut un plus cruel tourment; il cherchait de tous côtés un supplice horrible dont la durée égalât l'atrocité. Les douleurs insupportables amènent promptement la délivrance; les plus longues sont toujours un peu moins atroces; il s'attacha donc à découvrir une torture à la fois interminable, insupportable, pour triompher, par la durée, par la violence des douleurs, de la constance du martyr.

Que fait-il donc? C'est à la faim qu'il le livre. J'ai dit la faim, méditez ce mot: de toutes les morts, c'est la plus horrible. Ceux qui l'attestent le savent par expérience. Puissions-nous ne pas être tentés par là! Nous avons reçu une belle instruction qui nous dit de prier pour ne pas être induits en tentation. (
Mt 26) Figurons-nous un bourreau dans nos entrailles, déchirant tous nos membres, plus dévorant que le feu le plus ardent, que toute espèce de bête féroce; nous rongeant le corps de partout; nous torturant d'un supplice continuel, affreux, inexprimable. Voulez-vous savoir ce que c'est que la faim? des enfants, plus d'une fois, ont été dévorés parleurs mères, incapables de supporter la violence d'une telle douleur. C'est ce que le Prophète déplorait par ces paroles: Les mains des femmes sensibles à la pitié ont fait cuire leurs enfants. (Lm 4,10) Des mères ont mangé ceux qu'elles avaient enfantés; le ventre où les enfants avaient pris la naissance est devenu leur tombeau, et la nature a été vaincue par la faim; et non-seulement la nature, mais la volonté; mais la faim n'a pas vaincu le généreux courage de notre martyr. Qui ne serait frappé d'admiration à ce récit? Et cependant, quoi de plus puissant que la nature? de plus changeant que la volonté? Vous faut-il une preuve que rien n'est plus fort que la crainte de Dieu? la volonté s'est montrée plus puissante que la nature, les mères ont faibli, les mères ont méconnu le fruit de leurs entrailles; le saint, notre saint n'a pas chancelé; le supplice n'a rien pu contre sa sagesse, la torture a été sans effet sur son courage; plus solide que le diamant, il a tout enduré; il s'enivrait d'une bonne espérance; il se glorifiait de ses combats; il puisait sa consolation dans la nécessité même de la lutte; surtout il entendait chaque jour la voix de Paul: Dans la faim et dans la soif, dans le froid et dans la nudité (2Co 11,27); autres paroles encore: Jusqu'à cette heure, nous avons faim, et nous avons soif, et nous sommes nus, et on nous meurtrit de soufflets. (1Co 4,11) C'est qu'il connaissait, il connaissait bien cette parole: Ce n'est pas seulement de pain que vit l'homme, mais de toute parole qui tombe de la bouche de Dieu. (Mt 4,4) Et maintenant, quand ce détestable démon vit qu'une si pressante nécessité ne le domptait pas, il rendit le supplice plus cruel; il prit les offrandes destinées aux idoles, en chargea une table, et la fit placer sous ses yeux, pour que la facilité du plaisir triomphât de son énergie. En effet nous succombons moins vite quand ce qui nous tente ne frappe pas nos yeux; on surmonterait plus facilement les désirs de la volupté en l'absence de la beauté, qu'on ne le peut faire quand les regards s'y attachent sans cesse. Cependant le juste triompha encore de ce nouveau piège; ce que le démon avait regardé comme la ruine de son courage ne servit qu'à le fortifier: non-seulement l'aspect des offrandes n'ébranla en rien sa volonté, mais il ne fit paraître que plus d'aversion et de haine. A l'aspect de nos ennemis, nous sentons que notre haine redouble avec le désir de nous éloigner d'eux; c'est ce qu'éprouva le saint devant cette impure victime; il la détestait plus; en la voyant il s'en détournait avec horreur, et parce qu'il l'avait continuellement sous les yeux, il n'en ressentait que plus d'aversion pour ce qui lui était présenté; la faim criait en lui, et lui disait de goûter les mets qui lui étaient offerts, mais la crainte de Dieu retenait ses mains, et lui faisait oublier la nature; à la vue de la table impure et souillée, il pensait à une autre table, à la table terrible, remplie de l'Esprit-Saint, et tel était le feu qui le brûlait qu'il aurait tout enduré, tout souffert, plutôt que de goûter à ces mets infects. Il se souvenait de cette table fameuse des trois enfants (Da 1,8), jeunes, prisonniers, privés de tout appui, sur une terre étrangère, dans un pays barbare, qui montrèrent tant de sagesse qu'aujourd'hui encore on célèbre leur courage. Les Juifs, quand ils étaient encore en possession de leur patrie, montrèrent leur impiété sacrilège; dans le temple même, ils sacrifièrent aux idoles; ces enfants au contraire, transportés sur une terre barbare, où ils ne rencontraient qu'idoles et occasions d'impiété, gardèrent jusqu'à la fin les rites de leurs pères. Si donc des prisonniers, des captifs, des enfants, avant la loi de grâce, montrèrent tant de vertu, se disait-il, quelle (459) serait notre excuse à nous de ne pas pouvoir égaler leur courage?

340033. Sous l'empire de ces pensées, il se riait de la perversité du démon, il méprisait sa perfide adresse, et il ne succombait pas à la tentation de ses yeux. Voyant que rien ne réussissait, l'esprit impur le ramène devant le tribunal, et lui prépare d'autres tortures sans relâche, et mille questions. A chacune d'elles, je suis chrétien, pas d'autre réponse; le bourreau lui disait: Ta patrie? je suis chrétien; ta profession? je suis chrétien; tes parents? à toute question: je suis chrétien. Ce seul mot, ce mot si simple, tombait comme un coup sur la tête du démon; c'étaient de continuelles blessures qu'il lui faisait l'une après l'autre. Le saint avait reçu sans doute l'instruction profane, mais il savait parfaitement que dans de tels combats, ce qu'il faut, ce ne sont pas de beaux discours, mais (le la foi; ce n'est pas de l'habileté dans le langage, mais de l'amour de Dieu dans le coeur; un seul mot suffit, se disait-il, pour mettre en fuite toutes les légions de l'enfer. Ceux qui sont distraits dans leurs jugements trouvent cette réponse peu convenable; un peu d'attention fait reconnaître comment éclate, par cette réponse, la sagesse du martyr. Qui dit: je suis chrétien, déclare quelle est sa patrie, sa famille, sa profession; il dit tout. Comment cela? Le chrétien n'a pas sa cité sur la terre, c'est la Jérusalem d'en-haut. La Jérusalem d'en-haut, dit l'Apôtre, est vraiment libre; et c'est elle qui est notre mère. (Ga 4,26) Le chrétien n'a pas de profession sur la terre, il appartient au royaume d'en-haut. Pour nous, dit l'Apôtre, nous vivons déjà dans le ciel. (Ph 3,20) Le chrétien a pour parents tous les saints, ce sont là ses concitoyens. Nous sommes concitoyens des saints, dit l'Apôtre, et serviteurs de Dieu. (Ep 2,19) Ainsi un seul mot lui suffisait pour dire exactement ce qu'il était, d'où il était, quels étaient ses parents et sa profession. Et après avoir prononcé cette parole, il expira, et il partit, rapportant au Christ le dépôt intact, et il laissa, à ceux qui devaient venir après lui, l'exemple de ses souffrances, pour leur apprendre à ne rien craindre que le péché et le renoncement à Dieu.

Méditons donc cette conduite, et, dans les jours paisibles, préparons-nous à la guerre, afin qu'à l'heure du combat nous puissions élever, nous aussi, un brillant trophée. Ce grand martyr a méprisé la faim; méprisons, nous aussi, les délices; détruisons la tyrannie du ventre, afin que, si l'occasion se présente pour nous de montrer le même courage, après nous être exercés dans des épreuves moins difficiles, nous supportions glorieusement les rudes assauts. En présence des princes et des rois il a fait entendre un langage entièrement libre: faisons de même, nous aussi, en ces jours, et, si nous allons nous asseoir dans les riches assemblées des païens orgueilleux, confessons en toute liberté notre foi, sachons rire de leurs erreurs. S'ils entreprenaient d'exalter leurs doctrines, de rabaisser nos croyances, ne restons pas muets; ne montrons pas une patience hors de saison; sachons dévoiler leur ignominie; dans la plénitude de la sagesse et de la liberté, confessons bien haut la foi chrétienne. L'empereur montre à tous le diadème qu'il porte sur la tête. montrons à tous, nous aussi en tout lieu, la foi que nous professons. Sa couronne à lui n'est pas un ornement qui égale notre diadème à nous, la foi, la confession de la foi commune; notre foi ne se contente pas de paroles: joignons-y l'action, une conduite conforme à nos discours, en tout et toujours; ne déshonorons pas nos dogmes par une vie indigne, mais, en toute circonstance, glorifions Notre-Seigneur pour être honorés et sur la terre et là-haut; puissions-nous entrer tous dans le partage de cette gloire du ciel, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec qui gloire au Père, puissance, honneur, et en même temps à l'Esprit-Saint, à l'Esprit vivifiant, aujourd'hui et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Traduit par M. PORTELETTE.



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