Chrysostome, choix d'Homélies 500

HOMÉLIE SUR LE LIBRE ARBITRE

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Sur ce passage du prophète Jérémie: "Seigneur, la voie de l'homme n'est pas en son pouvoir; il ne marchera pas et il ne conduira pas lui-même ses pas." (
Jr 10,23)


501 Dans toute voie terrestre et publique, il y a des parties planes et unies, il y en a de raboteuses et d'escarpées: ainsi les divines Écritures offrent des passages que tout le monde saisit facilement et d'autres qui exigent, pour être compris, beaucoup d'efforts et de travail. Tant que nous cheminons en plaine et sans obstacles, nous n'avons pas besoin d'une grande attention; mais, quand nous suivons une route raide, étroite, bordée de précipices de tous côtés jusqu'au sommet de la montagne, alors il nous faut être attentifs et vigilants, la difficulté des lieux ne nous permettant aucune négligence. Que l'on fût distrait un instant, le pied pourrait glisser, et le corps entier être précipité: que l'on s'inclinât pour regarder au fond des vallées, on pourrait être saisi par le vertige et tomber dans l'abîme. De même, il est dans la sainte Écriture des enseignements d'intelligence facile, au milieu des-quels on cheminera sans peine; mais il en est d'autres qui présentent assez d'aspérités et de difficultés pour qu'il soit malaisé de cheminer à travers. C'est pourquoi, toutes les fois que nous aurons à traverser les passages de ce genre, il est important que nous soyons attentifs et sur nos gardes, afin de ne pas être exposés au plus grave des périls. Pour nous, tantôt c'est en des textes faciles, tantôt en des textes obscurs que nous vous exerçons, de façon à rendre d'une part votre fardeau plus léger, de l'autre à vous préserver de toute négligence: si le relâchement est l'écueil des esprits occupés à de trop légères tâches, les esprits constamment appliqués à des tâches trop rudes tombent dans le découragement. De là conséquemment la nécessité d'un enseignement varié, et d'aller tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, de telle sorte que l'intelligence ne se relâche pas outre mesure, et qu'elle ne soit pas brisée par une tension excessive, ni découragée par trop de fatigue. C'est pourquoi précédemment, après vous avoir entretenus de la discussion qui avait eu lieu entre Pierre et Paul, après vous avoir montré que cette division apparente avait eu des résultats plus précieux que n'en aurait produits la concorde la plus parfaite, après vous avoir conduits le long de ce chemin raide et escarpé, pour vous remettre de votre lassitude, nous vous avons transportés le jour suivant en face d'un sujet plus aisé: nous vous avons exposé l'éloge du bienheureux Eustache; puis nous abordâmes le panégyrique du bienheureux martyr Romain, en présence d'une assemblée plus brillante, et au milieu d'applaudissements plus nombreux et d'acclamations plus vives. Nous arrive-t-il de pénétrer, accablés de fatigue, dans une prairie, un sentiment de bien-être et de plaisir s'empare de nous, parce que rien de fâcheux ni de désagréable ne frappe nos regards, parce que tout nous rappelle au contraire le délaissement, la joie et le bonheur: tels étaient alors vos sentiments; et, au sortir d'une dissertation sérieuse et difficile, l'éloge des martyrs s'est offert à nous tel qu'une délicieuse prairie, et vous avez goûté à l'entendre, un calme profond et la joie la plus parfaite. Il ne s'agissait pas en ce moment d'étreintes corps à corps ni de luttes et de défaites: libre et sans rencontre d'obstacle, le discours marchait rapidement à son but. Aussi avait-il plus d'éclat et plus de solennité, et suscitait-il plus de louanges; car l'auditeur n'est jamais plus disposé à applaudir l'orateur que lorsque son esprit suit sans peine aucune et avec une sorte de jouissance les différentes parties du discours.

Maintenant donc que nous vous avons suffisamment reposés, n'ayant offert en ces jours rien de difficile ni rien d'épineux, revenons aujourd'hui, si vous le voulez bien, à notre premier genre d'exercice, et occupons-nous de ces passages de l'Écriture qui demandent et des efforts et une intelligence appliquée: notre dessein en cela n'est pas de vous charger d'un surcroît de fatigue, mais plutôt de former votre esprit et de le rendre capable de traverser les endroits semblables sans danger. Naguère aussi, il paraissait tout d'abord y avoir eu division et lutte entre les apôtres; puis, quand nous eûmes gravi ces rochers, nous vîmes s'élever les fruits de l'esprit, l'amour, la joie, la paix; et de la sorte, la peine que nous avions prise, loin d'être inutile, se transforma en allégresse véritable: de même, en ce jour, j'espère avec le secours de vos prières que, si nous allons courageusement et fermement jusqu'au bout du chemin qui se déroule devant nous, et si nous parvenons jusqu'au sommet de la montage, nous y verrons s'évanouir toutes les aspérités et s'offrir à nous les lieux les plus accessibles. Quel est donc le sujet que nous avons à traiter? Le texte même dont on a fait lecture, ce texte du prophète: "Seigneur, la voie de l'homme n'est pas en son pouvoir, il ne marchera pas, et il ne conduira pas lui-même ses pas." (
Jr 10,23) Telle est la question à examiner: veuillez nous prêter aujourd'hui la même attention que précédemment; d'autant que la question actuelle, sans offrir moins d'intérêt, exige plus de sollicitude. En effet, la division apparente de Pierre et de Paul, division nulle en réalité, était inconnue d'un grand nombre, en sorte que les conséquences de l'ignorance des fidèles à ce sujet ne devaient être que peu dangereuses. Quant au texte cité tout à l'heure, il est dans toutes les bouches; on en parle dans les maisons, sur les places publiques,dans la compagne, dans les villes, dans les îles, sur terre et sur mer: en quelque endroit que vous alliez, vous entendrez des gens vous dire: Il est écrit: "La voie de l'homme n'est pas en son pouvoir." Et l'on ne se borne pas à mettre ce texte en avant, on y en ajoute de semblables, tels que les suivants: "Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court;" (Rm 9,16); "si le Seigneur ne bâtit la maison, en vain travailleront-ils, ceux qui la construisent." (Ps 76,1) En cela, ils se proposent de se servir des saintes Écritures comme d'un voile propre à couvrir leur indifférence, et de nous ravir toutes nos espérances et le salut lui-même. Ils ne veulent certainement aboutir, par toutes ces citations, qu'à établir ce point-ci, à savoir, que nous ne sommes les maîtres de rien; en conséquence, c'en est fait de nos destinées; vainement parle-t-on de royaume promise, d'enfer qui nous menace, de lois, de supplices, de châtiments et de conseils.

502 A quoi bon donner un conseil à celui qui est incapable de quoi que ce soit? A quoi bon faire une promesse à celui qui est dépourvu de toute puissance? Ni le juste ne mérite de louange, ni le méchant de punition et de supplice, s'il ne dépend pas de nous de conduire nos actions. Or, que l'on persuade aux hommes cette doctrine, et personne désormais ne se préoccupera plus d'embrasser la vertu et d'éviter le mal. Si, maintenant que nous ne cessions de faire retenir tous les jours à vos oreilles la menace de l'enfer, de vous parler du royaume des cieux, de vous rappeler ces châtiments épouvantables et ces récompenses dont l'intelligence humaine ne saurait avoir idée; si, malgré nos conseils, nos exhortations, nos efforts incessants, à peine un petit nombre se détermine à souffrir les sueurs de la vertu, à s'éloigner du mal et de ses voluptés; comment briseriez-vous cette ancre sacrée sans exposer la nef à sombrer sans retour, les passagers à devenir la proie des flots, et sans amener tous les jours de nouveaux naufrages? Aussi le diable s'applique-t-il surtout à convaincre l'homme de ceci, qu'il n'aura pas plus à craindre de châtiments pour ses prévarications qu'à espérer de couronnes et de récompenses pour ses bonnes actions; afin de ravir aux justes tout zèle et toute énergie, et d'accroître chez les hommes faibles l'indifférence et le mépris du bien. Voilà pourquoi le sujet actuel exige toute votre attention. C'est un précipice, c'est un abîme creusé sous vos pas que le texte du prophète, si vous ne l'examinez avec la plus grande attention, car, que dirons-nous? Que le prophète ne saurait mentir, disant ce que Dieu lui inspire. Affermirons-nous alors que le prophète a dit vrai, et en conclurons-nous que nos actes ne dépendent pas de nous? - Au contraire, nous affirmons que nos actes dépendent bien de nous et que le prophète a néanmoins dit la vérité: ces deux points, nous les prouverons irrésistiblement, si vous nous prêtez une attention favorable. Voilà pourquoi je vous ai montré le précipice que vous aviez à vos côtés, afin que nous ne fermions pas les yeux durant le chemin que nous avons à faire. D'ailleurs, nous ne nous bornons pas à l'explication de cette parole: "La voie de l'homme n'est pas en son pouvoir;" nous examinerons le passage en entier, ainsi que les diverses circonstances de temps, de lieu, de personne, d'auteur, de motif et de forme qui s'y rapportent.

En effet, il ne suffit pas de dire: Ceci est dans l'Écriture; il ne suffit pas d'en détacher un texte au hasard, d'arracher en quelque manière ses membres à l'Écriture sainte, d'en présenter les passages isolés et séparés des choses auxquelles ils se rattachent, pour les outrager en toute sécurité et liberté. C'est ainsi que bien des doctrines corruptrices se sont répandues de nos jours, le démon inspirant à des hommes pleins de torpeur la pensée de s'emparer du témoignage de nos saints Livres détournés de leur vrai sens, mutilés ou disloqués pour obscurcir la vérité. Mais je le répète, ce n'est point assez de dire: L'Écriture dit telle chose; il faut de plus parcourir le passage en entier; car si nous ne tenions aucun compte de la liaison et de la suite des pensées, il en résulterait une foule de doctrine abominables. N'est-il pas écrit, en effet: "Il n'y a pas de Dieu; - Il a détourné sa Face pour ne pas voir jusqu'à la fin; - Dieu ne demandera pas de compte?" (
Ps 13,1 Ps 10,11 Ps 10,13) S'ensuivra-t-il, je vous le demande, que Dieu n'existe pas, qu'Il ne considère pas ce qui se passe sur la terre? Qui oserait tenir ou souffrir un pareil langage? Pourtant on lit ces choses dans l'Écriture; mais voici de quelle manière: "L'insensé à dit en son coeur: Il n'y a point de Dieu." Ce n'est pas là le sentiment et l'affirmation de l'Écriture, mais d'une intelligence dévoyée: l'Écriture n'expose pas sa propre pensée, elle énonce la pensée d'autrui. "Jusqu'à quand, dit-elle encore, l'impie irritera-t-il le Seigneur? Il a dit en son coeur: Il ne me demandera aucun compte; Il a détourné sa Face pour ne point voir jusqu'à la fin." C'est encore la pensée et le sentiment de l'homme impie et pervers que l'Écriture énonce. Ainsi font d'ordinaire les médecins: ils entretiennent les personnes en santé des fautes commises par les malades, afin qu'elles évitent ces mêmes imprudences. Or, la piété constituant la santé de l'âme, et l'ignorance de Dieu son mal le plus redoutable, l'Écriture nous communique le langage des impies, non certes pour satisfaire notre curiosité, mais pour que nous nous tenions sur nos gardes: elle rapporte ce que dit l'insensé, afin que vous repoussiez ses paroles et que vous deveniez plus sage: elle rapporte ce que dit l'impie, afin que vous évitiez l'impiété. Outre qu'il ne faut pas séparer un texte de ce qui le précède ou le suit, il faut de plus le citer intégralement, sans y rien ajouter. Bien des gens mettent en circulation divers passages des Livres sacrés, mais après les avoir altérés. Il est écrit, vous disent-ils: "Ressentez-vous les ardeurs de la chair, mariez-vous." Cependant vous ne trouverez ce texte nulle part: écoutez de quelle façon l'Écriture s'exprime: "Je dirai aux personnes veuves ou non mariées: Elles feront bien de rester dans cet état, comme je le fais moi-même. Si elles ne peuvent garder la continence, qu'elles se marient; car il vaut mieux se marier que d'être consumé." (1Co 7,8-9) - Mais cela ne revient-il pas à ce que nous disons, observent-ils: Ressentez-vous les ardeurs de la chair, mariez-vous? - Quand même cela serait, vous ne devez pas altérer le texte sacré et laisser de côté les expressions dont l'Écriture revêt ses pensées pour y substituer vos propres expressions. Au surplus, nous y trouverons une profonde différence. En disant absolument: "ressentez-vous les ardeurs de la chair, mariez-vous," vous autorisez par cela même les personnes qui ont choisi l'état de virginité à violer les engagements qu'elles auront contractés envers Dieu, dès qu'elles sentiront l'aiguillon de la concupiscence, et à oublier leurs premiers serments pour passer dans les rangs du mariage.

503 Mais si vous compreniez à quelle classe de gens l'Apôtre s'adresse, à savoir, non point à tous sans distinction, mais à ceux qui ne se sont liés par aucun engagement, alors il vous serait facile de nier ce droit pernicieux et funeste. "Je dirai aux personnes veuves ou non mariées," non point à celles qui ont embrassé l'état de viduité, mais à celles qui n'ont pris de résolution ni dans un sens, ni dans l'autre, à celles qui sont indécises à l'égard de la détermination à prendre. Ainsi, par exemple, une femme a perdu son mari; elle n'a pas encore arrêté en elle-même, ni prononcé qu'elle se vouerait à la viduité, ou qu'elle fera bien de rester dans cet état: si le fardeau lui semble trop lourd, qu'elle se marie. Quant à celles qui se sont déjà prononcées, qui se sont inscrites au nombre des veuves et qui se sont engagées vis-à-vis de Dieu, l'Apôtre entend que la faculté leur soit refusée de con-tracter un second mariage. Aussi écrivait-il à ce sujet à Timothée: "Évite les jeunes veuves; comme elles ont vécu dans la mollesse après avoir accepté le joug du Christ, elles veulent se remarier, encourant ainsi la condamnation, et rendant vaine la fidélité qu'elles ont promise précédemment." (1Tm 5,11-12) Voyez-vous de quelle manière il les flétrit, les stigmatise, et les rend passibles des jugements du Seigneur, parce qu'elles ont rompu leurs engagements envers Lui et menti à leurs promesses? Il est donc évident que cette parole de Paul ne concerne pas les personnes liées par un engagement volontaire: par conséquent, on aurait tort de l'alléguer à tout propos, et il est indispensable de savoir à quelle classe de personnes ce passage de l'Écriture est adressé. Il est encore un autre passage dont on n'altère pas à la vérité le sens, mais auquel on ajoute une chose qui ne se trouve pas dans les saints Livres: telle est la malice du démon que tout lui est bon, addition, mutilation, altération, transposition de textes sacrés, pour introduire des doctrines perverses. Quel est donc ce passage? le voici: "A moi appartient l'argent, à moi l'or; et je les donnerai à qui je voudrai." (Ag 2,8) Dans ce texte une partie est exacte, une autre est entièrement controuvée. Ces paroles: "A moi l'argent, à moi l'or," sont bien du prophète; mais les suivantes, "je les donnerai à qui je voudrai," n'en sont pas, et y ont été ajoutées par l'ignorance du vulgaire. Et savez-vous le mal qui en est la conséquence? Une foule de misérables, d'imposteurs, de libertins, de gens indignes de voir le soleil, de vivre, de respirer, sont comblés de richesses, parce qu'ils foulent aux pieds tous les droits, qu'ils dépouillent les veuves, qu'ils spolient les orphelins et qu'ils oppriment les faibles. C'est le démon qui, avant d'inculquer aux hommes cette option que les richesses sont un don du ciel et de la générosité divine, afin que le Nom du Seigneur soit à cette occasion blasphémé, s'est emparé de ce texte de l'Écriture: "A moi l'argent, à moi l'or," et y a joint cette autre proposition, que l'Écriture ne contient pas: "Et je les donnerai à qui je voudrai." Or, le prophète Aggée ne s'exprime pas ainsi. Les Juifs étaient revenus de la terre des barbares, et ils songeaient à relever le temple et à lui rendre son ancienne splendeur; mais ils étaient pauvres, environnés d'ennemis, dans une profonde indigence, sans qu'il parût de ressources d'aucun côté: c'est alors que le prophète, pour ranimer leurs espérances et leur inspirer pleine confiance dans l'heureuse issue de leur entreprise, leur dit au Nom de Dieu: A moi appartient l'argent, à moi l'or: plus grande encore sera la gloire de ce temple que celle du premier."

Mais quel rapport y a-t-il entre ceci et le sujet proposé, demandera-t-on? C'est qu'il ne faut pas prendre sans intelligence les textes de l'Écriture, qu'il ne faut pas les isoler du contexte, les séparer de ce à quoi ils sont unis; qu'il ne faut pas s'autoriser de quelques paroles présentes loin de la lumière que donnent les antécédents et les conséquents, pour avancer une opinion injurieuse et impudente. Quoi! s'agit-il d'une affaire à vider devant les tribunaux profanes, nous ne négligeons aucune circonstance, nous nous livrons à une enquête minutieuse concernant le temps, les lieux, les causes, les personnes, et une infinité d'autres points; et, quand il s'agit des affaires dont la vie éternelle dépend, nous citerons inconsidérément les exemples et les passages de l'Écriture! Personne n'oserait donner lecture d'un décret impérial de cette même façon; et, si l'on omettait d'en citer la date, de nommer celui qui en est l'auteur, de lire le texte sans altération et sans omission, les plus graves peines châtieraient une pareille conduite: et nous qui nous occupons non pas d'une loi humaine, mais d'une loi venue d'en haut, venue du ciel même, nous pousserions le mépris jusqu'à promener ça et là ces membres mutilés! Et qui pourrait excuser et justifier une telle façon d'agir? Peut-être me suis-je trop étendu sur ce point; du moins ne l'ai-je pas fait sans raison, mais pour vous détourner d'une habitude criminelle. Ne cédons point à la lassitude tant que nous ne serons point arrivés au terme: si nous sommes en ce monde, ce n'est pas pour boire, manger, nous vêtir, mais pour éviter le mal, pratiquer la vertu, suivre les préceptes de la divine philosophie. Que nous ayons été créés pour des choses d'un ordre plus élevé que le manger et le boire, Dieu Lui-même l'apprend en indiquant la raison pour laquelle Il a fait l'homme; voici, en effet, ce qu'Il disait au moment de le former: "Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance;" (Gn 1,26)

504 Or, ce n'est pas le boire, le manger, le vêtir qui nous rendent semblables à Dieu; il n'y a pour Dieu ni vêtir, ni boire, ni manger; c'est en observant la justice, en montrant de l'humilité, en nous appliquant à la mansuétude et à la bienveillance, en traitant le prochain avec miséricorde, en nous adonnant à toutes les vertus, que nous Lui ressemblons. Le boire et le manger sont des choses qui nous sont communes avec les bêtes, et de ce côté nous ne valons pas plus. D'où vient alors l'excellence de notre nature? De ce que nous avons été faits à l'image de Dieu et à sa ressemblance. Ne vous fatiguez donc jamais d'ouïr parler de la vertu; et quant au texte du prophète que nous avons cité, examinons-le avec la plus sérieuse attention; recherchons quel en est l'auteur, quelle en a été l'occasion, à qui il est adressé, en quel temps il a été proféré, dans quelle situation étaient les affaires, en un mot toutes les circonstances de nature à nous en faciliter l'intelligence.

L'auteur de cette sentence est le prophète Jérémie: il priait le Seigneur, non pour lui-même, mais pour ces Juifs ingrats, insensés, incorrigibles, dignes des châtiments et des peines les plus graves, de ces Juifs à propos desquels Dieu lui disait: "Ne prie point pour ce peuple, car Je ne t'exaucerais pas." (
Jr 7,16) Quelques-uns prétendent que ce passage regarde Nabuchodonosor. Comme ce roi barbare devait faire la guerre contre le peuple de Dieu, détruire Jérusalem, emmener ses citoyens en captivité, pour faire comprendre à tout le monde que les succès de ce prince seraient l'effet, non de sa puissance et de sa force, mais des péchés des Juifs, et que Dieu Lui-même devait conduire cette guerre et diriger les pas du barbare contre sa propre cité, le prophète s'exprimait en ces termes: "Seigneur, je sais que la voie de l'homme n'est pas en son pouvoir; il ne marchera pas et il ne conduira pas seul ses pas." Paroles dont le sens serait celui-ci: La voie que suit ce barbare, tandis qu'il marche contre nous, ce n'est pas lui qui l'a marquée; ce n'est pas lui non plus qui a mené cette guerre heureusement et victorieusement; jamais, si vous ne nous eussiez livré entre ses mains, il n'eût vaincu et triomphé. C'est pourquoi je vous prie et je vous conjure de vouloir bien, puisque cela vous a paru bon, nous châtier avec mesure. " Frappe-nous, selon ta Justice, et non selon ta Colère." (Jr 10,24) - Cependant il ne manque pas de personnes opposées à ce sentiment et qui soutiennent que ce texte concerne, non point Nabuchodonosor, mais l'humaine nature: d'où la nécessité de répondre à ces adversaires. Que leur dirons-nous donc? Que Jérémie priait pour des prévaricateurs, pour ceux-là même en faveur desquels il avait été détourné de prier. Voilà pourquoi il commence par pleurer sur la cité sainte. Dieu lui disant sans cesse: Ne prie point pour eux, il expose d'abord les titres de Jérusalem à la miséricorde, afin d'y trouver une occasion et un sujet favorable de prier le Seigneur pour ses habitants. Aussi s'adresse-t-il à cette cité en premier lieu, et s'écrie-t-il: "Malheur à ta blessure, ta plaie est bien douloureuse." A quoi Jérusalem répond: "En vérité, c'est bien là ma blessure; ma tente est dévastée, toutes les peaux en sont rompues; mes fils, mes troupeaux, s'en sont allés loin de moi et ne sont plus. Mes pasteurs ont agi en insensés, et n'ont pas cherché le Seigneur. Une voix de tumulte est venue, un grand ébranlement du côté de l'aquilon, pour faire des villes de Juda une solitude et l'asile des passereaux." (Jr 10,19-22) C'est après ces lamentations de la fille de Sion que viennent les paroles suivantes: "Seigneur, la voie de l'homme n'est pas en son pouvoir."

Eh quoi! réplique-t-on, ces lamentations seront-elles une raison suffisante pour introduire sur la terre une doctrine pernicieuse, pour nous dépouiller de notre volonté et proclamer que nos actions ne dépendent pas de nous? - Loin de là. Au contraire, ces lamentations n'aboutissent qu'à confirmer la doctrine opposée. En effet, après ces mots: "La voie de l'homme n'est pas en son pouvoir," le prophète ne s'en tient pas là et il ajoute: "Et l'homme ne marchera pas, et il ne conduira pas lui-même ses pas." Ce qui revient à dire: Tout ne dépend pas de nous; il y a des choses qui sont en notre pouvoir, mais il y en a d'autres qui ne dépendent que de Dieu. Choisir le bien, le vouloir, le rechercher, braver n'importe quels travaux, sont des choses qui dépendent de nous; mais conduire ces résolutions à bonne fin, éviter toute rechute, aller jusqu'au bout de nos bons desseins, ces choses dépendent de la grâce d'en haut. Dieu a partagé en quelque façon avec nous la vertu: Il n'a pas permis qu'elle dépendit entièrement de l'homme, afin que nous ne nous abandonnions pas au souffle de l'orgueil; Il n'a pas voulu non plus qu'elle dépendît absolument de Lui, afin que nous ne tombions pas dans le relâchement: laissant la tâche la plus légère à nos efforts, Il accomplit Lui-même la part la plus considérable. La preuve que bien des hommes, si notre puissance en ce point n'eût pas connu de bornes, auraient été les victimes de l'orgueil et de l'arrogance, nous la trouvons dans le langage du Pharisien, dans la jactance et le ton emphatique avec lequel il se mettait au dessus de l'univers entier." (voir Luc 18) C'est dans cette vue que le Seigneur, d'une part, n'a pas voulu que nous fussions sur ce point maîtres absolus, et que de l'autre Il nous a laissé une certaine action, afin de pouvoir en toute justice nous décerner des couronnes. Cela, Il le déclare dans la parabole où Il raconte qu'ayant rencontré des ouvriers vers la onzième heure, Il les envoya travailler à sa vigne. N'importe; ce fut assez aux yeux de Dieu de ces courts instants pour qu'Il leur octroyât le salaire de toute une journée. (voir Mt 20,6) Pour vous convaincre de l'exactitude de la pensée du prophète, pour bien vous faire comprendre que, loin de nous ravir toute liberté, Il ne parle ici que de l'issue de nos actions, écoutez la suite du raisonnement. Après ces mots: "La voie de l'homme n'est pas en son pouvoir," il ajoute aussitôt: "Seigneur, frappe-nous, mais dans ta Justice, et non dans ta Colère." Or, si nous étions incapables de toute acte libre, il aurait eu tort de s'écrier: "Frappe-nous, mais dans ta Justice."

Car quelle injustice plus grande que de punir des hommes qui ne sont pas les arbitres de leurs actes, que d'imposer un châtiment à des gens qui ne sauraient disposer de leur voie et de leur vie. Donc, en paraissant supplier le Seigneur de ne pas frapper trop sévèrement les prévaricateurs, il établit par cela même que ces derniers méritaient peine et châtiment. Effectivement, s'ils n'eussent pas été maîtres de leur conduite, ce n'était pas une diminution de peine qu'il eût fallu solliciter en leur faveur, mais l'absence de toute peine: les prières fussent même devenues inutiles, Dieu n'ayant pas besoin d'être supplié pour ne pas frapper des innocents. Et que parlé-je de Dieu, puisqu'un homme sage n'agirait pas autrement? Lors donc que nous voyons le prophète en prières, il est évident qu'il prie pour des coupables et des pécheurs; or, il n'y a péché que lorsque, étant maître de ne pas transgresser un commandement, on le transgresse tout de même. Il est par conséquent évident de toutes les manières que nos bonnes actions dépendent à la foi de Dieu et de nous. Autant faut-il en penser de ce texte de l'Apôtre: "Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de la miséricorde de Dieu." (Rm 9,16) - Et comment pourrais-je courir, comment pourrais-je vouloir, observera-t-il, si l'action ne dépend pas de moi tout entière? - En vous déterminant à vouloir et à courir, vous gagnez la bienveillance de Dieu, et vous obtenez qu'Il vous assiste, qu'Il vous tende la main, et qu'Il vous fasse atteindre le but. Mais, si vous ôtez cette condition, si vous cessez de courir et de vouloir, Dieu ne vous tendra plus sa Droite, et même Il se retirera de vous. Et où en est la preuve? Écoutez ce qu'il dit à Jérusalem: "Que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, et vous n'avez pas voulu! Voilà que vos maisons vont être laissées solitaires." (Mt 23,37) Vous le voyez, c'est parce qu'ils n'ont pas voulu que Dieu s'est retiré. Aussi, avons-nous besoin de vouloir et de courir, pour attirer sur nous les faveurs divines. Telle est la pensée du prophète: Il ne dépend pas de nous d'arriver au terme de nos désirs, cela dépend du secours divin; mais il dépend de nous et de notre volonté de prendre la détermination correspondante. - Donc, répartira-t-on, si du secours divin dépend l'heureuse issue de nos desseins, alors même que je ne ferais pas le bien que je me propose, je ne devrais redouter aucun châtiment: faisant tout ce qui est en moi, ayant la volonté et la résolution nécessaire, ayant mis la main à l'oeuvre, parce que le Seigneur de qui dépend le couronnement de l'oeuvre même ne m'a pas secondé et ne m'a pas prêté son Bras, je n'ai aucune charge à redouter. - Mais cela n'est pas, cela ne saurait être. Impossible que nous apportions la volonté, le choix, la détermination nécessaires et que Dieu nous abandonne. Il adresse ses conseils et ses exhortations à ceux qui ne veulent pas, pour qu'ils en viennent à se déterminer et à vouloir: à plus forte raison ne délaissera-t-Il pas ceux qui ont déjà pris leur résolution. "Jetez un coup d'oeil, est-il écrit, sur les générations passées, et voyez si jamais quelqu'un a mis en Dieu son espérance et a été confondu, si quelqu'un a persévéré dans la pratique de ses commandements, et a été méprisé." (Qo 2,11-12) "L'espérance ne confond jamais," dit encore l'Apôtre, l'espérance dans le Seigneur." (Rm 5,5) A coup sûr, il en arrivera à ses fins celui qui espère en Dieu de toute son âme, et qui ne néglige rien de ce qui dépend de lui. "Dieu est fidèle, ajoute l'Apôtre, et Il ne souffrira pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces; Il vous rendra même la tentation profitable, afin que vous puissiez persévérer." (1Co 10,13) De là ce conseil d'un sage: "Mon fils, si tu entre au service du Seigneur, prépare ton âme à la tentation, rends droit ton coeur, souffre et ne te hâte pas au jour de l'obscurcissement. Sois uni au Seigneur, et ne t'en éloigne pas." (Qo 2,1-2) Dans une autre circonstance il nous a été dit: "Celui-là seul qui persévéra jusqu'à la fin sera sauvé." (Mt 10,22)

Ce sont là autant de règles, de lois, de sentences immuables. Voilà ce que vous devez graver profondément dans votre esprit, à savoir l'impossibilité pour quiconque s'occupe avec zèle et sollicitude de son salut d'être jamais abandonné de Dieu. N'avez-vous donc pas entendu ce que le Sauveur disait à Pierre: "Simon, Simon, que de fois Satan a demandé à te broyer comme l'on broie du froment! mais J'ai prié pour toi, afin que ta foi ne faiblisse pas;" (Lc 22,31-32) Voit-il que le fardeau surpasse nos forces, Il nous tend la main et apaise la tentation; mais, lorsqu'Il nous voit compromettre par dédain et par négligence notre salut et n'en pas vouloir absolument, c'est alors qu'Il nous laisse et se retire; car Il n'use point de contrainte ni de violence. Ce qu'Il faisait au temps de sa prédication, Il le fait encore aujourd'hui: ceux qui ne voulaient point l'écouter et qui s'en allaient, Il se gardait bien de les forcer; mais à ceux qui lui prêtaient une oreille attentive, Il découvrait ses mystères et éclaircissait les points les plus obscurs. Ainsi fait-il dans l'ordre des choses humaines: Il n'impose aucune contrainte aux personnes insensibles et de mauvaise volonté; mais pour les personnes de bonne volonté, Il les attire à Lui par un attrait irrésistible. Aussi Pierre s'écriait-il: "Je comprends maintenant que tout homme craignant Dieu et pratiquant la justice, à quelque nation qu'il appartienne, est agréable au Seigneur." (Ac 10,34-35) Et le prophète nous interpelle en ces termes: "Si vous le voulez et si vous m'écoutez, vous jouirez des biens de la terre; mais si vous ne le voulez pas et si vous ne m'écoutez pas, le glaive vous dévorera." (Is 1,19-20) Puisque donc que nous savons à n'en pas douter qu'il dépend de nous de vouloir et de courir, qu'en faisant l'un et l'autre nous nous concilions l'assistance divine, et qu'avec cette assistance nous arriverons sûrement au but, réveillons-nous, mes bien-aimés, et consacrons tous nos efforts à nous occuper du salut de notre âme, afin qu'après les rapides labeurs du temps présent, nous jouissions dans une jeunesse et une vie sans fin des biens éternels: puissions-nous tous les posséder, par la grâce et l'amour de notre Seigneur Jésus Christ, avec qui gloire soit au Père ainsi qu'au saint Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.





HOMÉLIE SUR CES PAROLES: LE FILS NE FAIT RIEN DE LUI-MEME

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Prononcée dans la grande église, après une courte allocution de l'évêque, sur ces paroles de l'évangile: "Le Fils ne fait rien de lui-même qu'Il ne le voie faire au Père (
Jn 5,19)."

801 O violence! ô tyrannie! Mon maître, dans l'allocution qu'il vient de faire, nous permet à peine de toucher de nos lèvres son vase qui déborde. Assurément, ce n'est pas que la doctrine lui fasse défaut, car elle jaillit de sa bouche comme d'une source intarissable; mais je le répète encore une fois, il cède à la tyrannie de votre charité et à la bienveillance que vous ne cessez de témoigner pour notre médiocrité. Voilà pourquoi il a si promptement terminé son discours; son silence n'a eu d'autre but que d'aller au-devant de vos désirs, et il s'est déchargé sur nous du soin de vous payer toute sa dette. Puis donc qu'il a daigné nous céder la parole, et que nous vous voyons suspendus à nos lèvres, il faut nous résigner à nous préparer à la lutte; mais vous, venez à notre aide, tendez-nous votre main, ranimez notre parole par vos prières, et, par votre attention soutenue, facilitez-nous la tâche de vous éclairer. Le prophète ne réclame pas seulement un conseiller admirable, il veut de plus un auditeur plein de prudence. (cf Is 3,3) Le combat que nous allons aborder n'est point un combat ordinaire: il exige des prières ferventes,une vigilance à toute épreuve, du côté des auditeurs; du côté de l'orateur, un zèle ardent, afin que sa parole, d'une orthodoxie irréprochable, jette de profondes racines dans les âmes. Je ne désire pas seulement que vous me prêtiez attention, mais que vous vous instruisiez; je ne veux pas seulement satisfaire votre curiosité, mais nourrir votre intelligence; enfin, je ne veux pas que vous preniez pour vous seuls ma doctrine, mais que vous la transmettiez de plus à votre prochain. Alors nous verrons s'étendre l'assemblée, l'auditoire devenir plus brillant, quand vous parviendrez à ramener vos frères au moyen des enseignements que vous aurez puisés ici.

Dans la réunion précédente, j'ai cité ce texte évangélique: "Mon Père travaille sans cesse, et je travaille de même." (Jn 5,17); j'en ai conclu l'égalité du Fils et du Père, vérité que l'évangéliste établit peu après en disant: "C'est pourquoi ils l'épiaient avec plus d'acharnement, non seulement parce qu'il violait le sabbat, mais parce qu'il appelait Dieu son Père, et qu'il se faisait l'égal de Dieu." (Jn 18) Là s'est terminé mon discours. Aujourd'hui nous avons à détruire les objections que les hérétiques soulèvent contre ces points de doctrine. Quoique nous n'ayons que des amis pour témoins du combat, il nous faut user d'une rigueur de raisonnement qui rende nos conclusions certaines et inexpugnables de tout point, absolument comme si nous discutions au milieu de nos ennemis. Je vous le disais tout à l'heure, je tiens encore plus à vous éclairer qu'à vous avoir comme simples auditeurs. Ma préoccupation a toujours été de vous revêtir d'une armure spirituelle sans défaut, de façon à ce qu'aucun membre ne soit à découvert ni exposé à un coup mortel. Nos armes à nous, c'est la parole, qui à la fois défend nos amis et frappe nos ennemis; les frappe, dis-je, non pour les renverser à jamais, mais pour les remettre ensuite sur pied. Telle est la nature de ce combat: le trophée que l'on y érige a pour but le salut de ceux que l'on attaque. Afin d'en arriver à cette fin, prêtez-moi bien toute votre attention, repoussez toute pensée profane, réveillez votre intelligence et fixez sur moi un oeil scrutateur. Que le riche ne s'abandonne pas à la nonchalance, que le pauvre ne se laisse pas accabler par les soucis de son indigence: que chacun, oubliant l'inégalité des conditions de la vie, soit pour nous un auditeur plein de zèle. Du reste, le sujet qui s'offre à nous aujourd'hui n'est pas un sujet vulgaire. Voilà pourquoi je vous renouvelle souvent ces avis, sachant sur quel abîme nous voguons. Et, quand je parle d'abîme, n'en soyez pas effrayés: sous la conduite de l'Esprit, on n'a point à craindre d'être englouti; vous avancerez avec une facilité extrême, pourvu que vous ayez soin de suivre la voie que je vous marquerai. Ne vous livrez donc ni à la frayeur, ni au trouble. Les questions à traiter aujourd'hui jettent tout d'abord l'inquiétude et l'embarras dans l'esprit de l'auditeur superficiel; mais qu'il attende la fin et la solution qu'il recevra le pénétrera d'un calme profond et le conduira dans un port à l'abri des orages. Encore une fois, pour en arriver là, point de trouble ni de crainte; ne cessez de suivre sans défaillance la voie que vous indiquera la parole doctrinale. Quelles sont donc les difficultés qu'on nous oppose? "Le Fils ne peut rien faire qu'Il ne le voie faire au Père. (Jn 5,19) Il est vrai que l'Écriture s'exprime en ces termes. Mais pourquoi nous allègue-t-on ce passage? On l'allègue dans un sens autre que celui de l'Écriture elle-même: car que prétendent-ils en conclure? - Voyez-vous, nous dit-on, comment le Fils détruit cette ombre d'égalité dont vous parlez. - Et l'on poursuit: C'est parce que les Juifs soupçonnaient le Fils de se faire l'égal du Père, qu'il leur affirme le contraire par ces paroles: "Le Fils ne saurait rien faire qu'Il ne le voie faire au Père."

802 N'avais-je pas raison de dire que ce langage était de nature à vous jeter dans des perplexités, et à troubler tout d'abord l'auditeur? Mais attendez un peu, et vous verrez nos adversaires percés par leurs propres traits. En premier lieu, tels n'étaient pas les soupçons des Juifs: nous avons établi ce point de la façon la plus claire dans notre précédente conférence; nous y renverrons l'auditeur, pour ne pas revenir sur des choses déjà dites, et nous nous efforcerons de réfuter l'objection présente et de montrer que le Sauveur, en s'exprimant de la sorte, voulait, non pas enlever aux Juifs leur opinion, mais les y confirmer de la manière la plus formelle, et nous donner une preuve sans réplique des rapports étroits et de l'harmonie parfaite qui existent entre le Père et Lui. Tel est l'espoir que je fonde sur ce texte que j'y vois une démonstration écrasante des liens naturels qui unissent le Père au Fils et de leurs unité surnaturelle. Ne vous laissez pas déconcerter par les sophismes des hérétiques. Des peintures murales représentent des glaives, des lances, des javelots, n'effrayeraient pas des soldats au regard fixe et farouche; et cela, parce qu'il n'y aurait que des ombres et des images et non des armes véritables. Tels sont les raisonnements des hérétiques: pour les réduire à leur valeur, suivons de près le texte objecté, tournons sans cesse autour, et commençons en attendant par leur demander de quelle manière ils l'expliquent. Il ne suffit pas d'une simple lecture; si une lecture suffisait, Philippe n'aurait pas demandé à l'eunuque: "Comprends-tu ce que tu lis?" (Ac 8,30) Par où l'on voit que l'eunuque, malgré la lecture qu'il faisait, ne comprenait rien aux saints Livres. Aussi répondait-il: "De qui donc parle le prophète, de lui-même ou d'un autre?" (Ac 34) S'il suffisait d'une simple lecture, comment se fait-il que les Juifs qui lisent l'Ancien Testament et qui y voient ce qui concerne la naissance du Christ, ses prodiges, ses miracles, le temps et le lieu de sa naissance, sa croix, sa sépulture, sa résurrection, son ascension, le trône qu'Il occupe à la droite du Père, la descente du saint Esprit, la dispersion des apôtres, la répudiation de la Synagogue et la noblesse de l'Église, n'ont pas encore cru aujourd'hui? La lecture ne suffit donc pas sans l'intelligence. De même que quiconque prendrait des aliments sans les digérer ne vivrait pas, de même quiconque lira sans avoir l'intelligence du texte parcouru, ne sera pas en possession de la vérité. Ne vous contentez donc pas de m'opposer ce passage évangélique; veuillez de plus m'en expliquer le sens.

Si je leur fais cette question, c'est pour réfuter leur explication insoutenable avant que de poser les bases solides de la vérité. Ainsi agissent les architectes, ils ne bâtissent les fondements qu'après avoir jeté au loin tout ce qui en compromettait la solidité, afin que l'édifice se construise en toute sécurité. Suivons, nous aussi, leur exemple. Dites-nous donc, le Fils ne peut-il absolument rien faire de lui-même? car Il ne dit pas qu'Il peut faire les hommes, non les anges; qu'Il peut faire les anges, mais non les archanges; Il dit qu'il ne peut "rien faire". Cette parole exprime-t-elle une absolue impuissance? Certainement, puisque, d'après votre opinion, il est assujetti à une contrainte et à une force supérieure; puisqu'Il ne fait de lui-même absolument rien, s'Il ne le voit faire au Père. Or, cette doctrine établie, voilà autant de choses indignes de cette substance immortelle, ineffable et incompréhensible. Et que parlé-je du Christ? De moi-même, tout faible et tout misérable que je suis, de moi, tiré de la terre, on ne saurait dire que je ne puis de moi-même absolument rien; on ne saurait le dire non plus, ni de vous, ni de quelque homme que ce soit. Si cela était, vainement nous parlerait-on de supplice; d'enfer, de châtiments; vainement nous parlerait-on de couronnes, de rétributions, de récompense. Nous n'aurions pas plus à craindre les uns, si nous péchions, qu'à espérer les autres, si nous faisions le bien, supposé que nous ne fassions rien de nous-mêmes; et cela, parce que la récompense est promise, non pas à l'oeuvre, mais à la volonté. Ainsi, par exemple, qu'un homme fasse spontanément le bien, il reçoit un éloge et une récompense, non pas précisément parce qu'il a fait telle chose, mais parce qu'il l'a faite de sa pleine et libre volonté.

Et ce qui prouve cette vérité, ce sont les paroles suivantes: "Il y a des eunuques, disait le Sauveur, qui le sont par la volonté de l'homme, et il y a des eunuques qui se sont rendus volontairement tels à cause du royaume des cieux;" (Mt 19,12) Il désigne sous le nom d'eunuques, non ceux qui ont subi la mutilation, mais ceux qui ont retranché de leur coeur les mauvaises pensées, les mauvais désirs, sinon par le fer, du moins par la raison, la philosophie et l'assistance divine. Voici deux espèces d'eunuques: les uns mutilés par les hommes, les autres séparés par la piété de toutes mauvaises pensées. Cependant, malgré la différence qui existe entre eux à ce point de vue, les uns et les autres pratiquent la continence: ils la pratiquent, dis-je, également en fait, mais non eu égard aux sentiments. En effet, l'eunuque involontaire n'est pas réduit en fait à une moindre impuissance que le moine, eunuque volontaire. Mais, si le fait est le même, il n'en est pas ainsi de la fin qu'on se propose. C'est pourquoi le Sauveur, parlant des eunuques rendus tels par les hommes, le leur assigne aucune récompense attendu que c'est la nature et non la vertu qui les rend continents; au lieu que, parlant des seconds, Il leur donne pour récompense le royaume des cieux, en ajoutant ces mots: "A cause du royaume céleste." Or, pourtant ni l'un ni l'autre n'a de rapport avec une femme; mais en cela l'un obéit à la nécessité, tandis que l'autre n'obéit qu'à sa volonté libre et entière. Eh bien, je vous le demande, les hommes auront-ils par eux-mêmes le pouvoir de faire, de dire une infinité de choses, de raisonner et de parler; et le Dieu des anges sera-t-Il de lui-même dans l'impuissance de faire quoi que ce soit? Et qui supporterait un pareil langage? N'entendez-vous pas Paul s'écrier: "Dans une grande maison, il n'y a que des vases d'or et d'argent, il y a encore des vases de bois et d'argile, des vases d'honneur et des vases d'ignominie. Celui qui se conservera pur et s'abstiendra de toute turpitude sera un vase d'honneur sanctifié pour le Seigneur." (2Tm 2,20)

803 Voyez-vous les hommes s'amender par eux-mêmes? Car tel est le sens de ces mots: "Si quelqu'un se conserve pur É" De quoi donc est-il question? Si je n'avais affaire qu'à des amis, je conclurais sur-le-champ; mais comme nous avons à compter avec des adversaires et des ennemis, il est indispensable de réfuter leurs arguments. Revenons donc sur le texte allégué, afin d'en éclaircir parfaitement le sens. Qu'il soit possible de faire et de dire quelque chose de nous-mêmes, c'est un point suffisamment établi: s'il n'en était pas ainsi, aucune couronne ne nous récompenserait de nos bonnes actions. Posons à l'hérétique une autre question: Que faut-il entendre par ces paroles: "S'il ne voit le Père faire une chose, il ne saurait rien faire de lui-même?" De ces paroles, je ne dis pas de leur explication, de ces paroles, ou plutôt du sens que les hérétiques leur attribuent faussement, on en vient à conclure une double création. Et comment cela? Puisque "Il ne saurait rien faire s'Il ne le voit faire au Père," il s'ensuit évidemment qu'il faut admettre en premier lieu des oeuvres du Père, lesquelles sont parfaites, en second lieu des oeuvres du Fils, qui les a produites en prenant celles du Père pour modèle. En effet, il ne fait rien qu'il n'ait vu déjà fait par le Père. Pour qu'il voie des oeuvres, il faut nécessairement que les oeuvres existent. Et maintenant, je vous le demande, nous voyons un soleil: pourriez-vous m'en montrer deux, afin que je puisse attribuer l'un au Père et l'autre au Fils? Avez-vous à me montrer deux lunes, deux terres, deux océans, et ainsi de reste? Impossible à vous de répondre; car il n'y a qu'un soleil. Comment expliquez-vous qu'Il ne fait rien, s'Il ne le voit auparavant faire au Père? Après cela, de qui le soleil sera-t-il l'oeuvre? - Du Père? Alors où est le soleil du Fils? - Du Fils? Alors où est le soleil du Père, qui a servi au Fils de modèle? Et comment expliquerez-vous cette parole: "Toutes choses ont été faites par Lui, et rien n'a été fait sans Lui?" (Jn 1,3) Si toutes choses ont été faites par Lui, à quel moment s'est opérée cette séparation? Voyez-vous la suite du raisonnement, dans quel embarras ils se jettent, et de quelle manière le mensonge se trahit lui-même?

J'ai cité leur explication, et vous la voyez elle-même se détruire. Je leur demanderais encore volontiers: Qui donc s'est revêtu de notre chair et s'est enfermé dans le sein d'une vierge? Est-ce le Père, est-ce le Fils? dites-le moi. N'est-il évident que c'est le Fils unique de Dieu? Paul ne dit-il pas: Ayez en vous-mêmes les sentiments du Christ Jésus qui, étant Dieu par nature, n'a point estimé un larcin de se regarder comme l'égal de Dieu, et qui s'est anéanti prenant la forme d'un esclave." (Ph 2,5-7) "Dieu a envoyé son Fils unique, né de la femme, né sous la loi." (Ga 4,4) L'Écriture entière, l'Ancien comme le Nouveau Testament sont remplis de pareils témoignages: les choses elles-mêmes crient que le Fils unique, et non le Père, s'est incarné. Est-ce donc parce qu'Il a vu le Père s'incarner, que le Fils s'est incarné aussi? Car Il ne se serait pas fait chair, s'Il n'eût vu le Père se faire chair, puisque "Il ne saurait rien faire de lui-même s'il ne le voit faire au Père." Or, quand pourrais-je voir que le Père a fait une telle chose? Impossible à vous de le dire.

Et ne regardez pas ce point comme s'il n'avait aucune importance. Le principe de notre salut, c'est l'incarnation du Fils unique, son infini abaissement. Avant qu'il se fît homme, le mal régnait partout en tyran, la nuit la plus épaisse couvrait l'univers partout des autels et des temples dédiés aux idoles, partout l'odeur de la graisse, la fumée des victimes, des torrent de sang versés, non seulement le sang des boeufs et des brebis, mais celui des hommes eux-mêmes. Car "ils sacrifièrent leurs fils et leurs filles aux démons;" (Ps 105,37) ces Juifs qui avaient des prophètes, une loi, qui jouissaient des manifestations divines, et qui avaient vécu au milieu d'incessants prodiges. Les Juifs étant dans un tel état, songez au spectacle que devaient offrir les autres contrées de la terre: là les démons soufflaient en liberté leurs fureurs, le vice dominait, les passions imposaient leur empire; là on se prosternait devant le bois, on adorait des pierres, des forêts, des montagnes, des collines, des arbres, des lacs, des fontaines, des fleuves. Mais à quoi bon parler de tous ces excès? Les extrémités auxquelles se portaient les Juifs nous permettront suffisamment de comprendre ce qui se passait ailleurs. "Semblables à des étalons furieux, ils hennissaient tous après la femme de leur voisin." (Jr 5,8) "Le boeuf connaît son maître, l'âne son étable, et Israël ne me connaît pas." (Is 1,3) "Ce sont des chiens muets, incapables d'aboyer." (Is 56,10) "Tu t'es fait un front de prostituée; tu agissais aux yeux de tous sans pudeur." (Jr 3,3) "Il n'est personne qui ait l'intelligence et qui cherche Dieu; tous se sont éloignés, tous sont devenus des êtres inutiles." (Ps 13,2-3) "Vainement l'orfèvre façonne l'argent; leurs iniquités sont loin d'être consumées." (Jr 6,29) "Le blasphème, le mensonge, le vol, le meurtre, l'adultère, ont inondé la terre, le sang s'est mêlé au sang." (Os 4,2) "L'Éthiopien peut-il changer sa peau, et le léopard, les couleurs variées de son pelage? Ce peuple pourra-t-il pratiquer la justice après avoir appris le mal?" (Jr 13,23) "Malheur à moi, ô mon âme, s'écrie un autre prophète; car la piété s'est enfuie de la terre, et il n'y a plus personne parmi les hommes qui fasse le bien; tous jugent dans le sang." (Mi 7,2) "J'ai pris en haine vos solennités, dit le Seigneur, je n'en veux pas, et je n'agréerai pas les victimes que vous m'offrez dans vos assemblées." (Am 5,1) Elie disait: "Ils ont renversé vos autels, massacré vos prophètes, il ne reste plus que moi, et ils veulent à ma vie." (1R 19,10) "J'ai abandonné ma maison, s'écrie encore le Seigneur, j'ai renoncé à mon héritage, j'ai livré mon bien-aimé aux mains de ses ennemis." (Jr 12,7) "Ils ont immolé leurs fils et leurs filles aux démons, disait David; ils ont répandu le sang innocent, le sang de leurs filles et de leurs fils." (Ps 106,37-38)

804 Voyez-vous à quels excès se porte la tyrannie du mal? Les Juifs ne sont plus que des chevaux et des chiens; ils deviennent plus stupides que les ânes, plus abrutis que les boeufs, et leur fureur est telle qu'ils foulent aux pieds les lois de la nature. Mais, après l'apparition du Christ, que dit l'Écriture? "Notre Père qui es aux cieux." (Mt 6,9) Auparavant elle disait: "Va trouver la fourmi, paresseux." (Pr 6,6) Maintenant nous voilà honorés de l'adoption divine, inscrits dans le ciel, admis parmi les choeurs des anges, participant à leurs concerts, et les émules des puissances incorporelles. Les hauts lieux ont disparu, les temples ont été renversés. On ne voit plus dans la pierre que la pierre, dans le bois que le bois, dans les arbres que des arbres, dans les fontaines que des fontaines. Le soleil de justice ayant paru, il a montré dans leur véritable nature les choses que cachaient auparavant la nuit de l'erreur et les ténèbres profondes de l'ignorance qui obscurcissaient les regards de l'humanité trompée. Mais, depuis que les rayons de ce soleil divin ont dissipé la nuée ténébreuse de l'erreur, la lumière et le jour règnent en tous lieux, partout brillent les splendeurs éblouissantes du midi. Les Perses, qui autrefois épousaient leurs mères pratiquent maintenant la virginité. Les peuples qui méconnaissaient et immolaient leurs propres enfants sont devenus les plus doux et les plus humains de tous. Les loups ont revêtu la douceur des brebis; car le loup n'est point insensible à la voix de la nature: il reconnaît ses petits, tandis que les hommes poussaient la barbarie bien au delà. Oui, depuis l'incarnation du Fils unique et l'accomplissement de son oeuvre, les hommes se dépouillant de cette férocité, ont recouvré leur noblesse native, et ils sont même montés jusqu'à la vertu des anges. Avant le Christ, les villes respiraient l'impiété: aujourd'hui le désert lui-même pratique la sagesse; les cellules des moines couvrent les montagnes et les bois, les cellules de ces hommes qui renoncent à la vie de la terre pour vivre à la façon des anges. Mais à quoi l'apparat du discours, quand les choses elles-mêmes crient et montrent dans une lumière plus claire que celle du soleil, les biens qui, depuis l'enfantement admirable et spirituel de la Vierge, depuis l'incarnation et la rédemption, se sont déversés sur la terre entière?

Pourtant cette oeuvre si grande et si sublime, le Christ l'a faite de lui-même; et Paul le dit en des termes assez éclatants: "Étant Dieu par nature, Il n'a pas estimé un larcin de se croire l'égal de Dieu, et Il s'est anéanti lui-même, prenant la forme d'un esclave." (Ph 2,6-7) L'entends-tu, hérétique? "Il s'est anéanti lui-même." L'Apôtre dit encore ailleurs: "Le Christ nous a aimés, et Il s'est livré lui-même pour nous comme une oblation et une hostie d'une odeur agréable à Dieu." (Ep 5,2) C'est aussi de lui-même qu'Il a été crucifié et égorgé; en effet, Il disait: "J'ai le pouvoir de donner mon âme, et j'ai le pourvoir de la reprendre.. Personne ne me la ravira; c'est moi qui la donne de moi-même." (Jn 10,18) Qu'avez-vous à dire ici, ô hérétique, vous qui torturez ce mot de l'évangile: "Le Fils ne peut rien faire de lui-même?" L'entendez-vous disant maintenant: "C'est moi qui la donne de moi-même, et qui la reprends également de moi-même." Et ce n'est point là un mot de peu d'importance, il est au contraire de l'importance la plus haute. Il est dit du Père aussi qu'Il a pouvoir sur la vie et sur la mort. Voyez-vous dans quels filets vous êtes jeté? Que répondrez-vous à ces paroles: "C'est moi qui la donne de moi-même et qui de moi-même la reprend?" Pour quel motif avez-vous donc prétendu qu'il ne faisait rien de lui-même? - Si je n'avais affaire qu'aux seuls hérétiques, comme je vous l'ai déjà dit, je les laisserais dans ces liens et dans ces embarras, et je me retirerais estimant ma victoire assez belle, et mon trophée assez glorieux, et les preuves de leur folie assez convaincantes. Mais, comme je dois encore éclairer et instruire les nôtres, je ne terminerai pas ici mon discours, je tâcherai d'aller plus loin et de vous indiquer une autre oeuvre propre à faire ressortir encore davantage les contradictions effrontées de nos adversaires. Et cette oeuvre, quelle est-elle? "Le Père ne juge personne, c'est le Fils qui juge toutes les créatures." (Jn 5,22)

805 Je demande donc à l'hérétique: si le Père ne juge personne, et si le Fils exerce les jugements, comment en est-il ainsi? S'Il ne peut rien faire de lui-même, à moins de le voir faire au Père, supposé que le Père ne juge point et que tous les jugements soient entre les mains du Fils, comment ce dernier fait-Il ce qu'Il n'a pas vu faire? Ne passez pas légèrement sur cet argument; car il est de la plus grande valeur. Songez-y bien, quelle puissance que de faire comparaître à sa barre au jour de la justice tous les hommes qui ont existé depuis Adam jusqu'à la fin des siècles, les Juifs, les Gentils, les hérétiques, tous ceux qui se sont écartés de la foi orthodoxe; de mettre à découvert toutes les paroles et les machinations secrètes, et là sans produire ni témoignages, ni preuves, ni documents, ni peintures, ni rien de semblable, de les convaincre par sa propre autorité! Et cette oeuvre si étonnante, le Sauveur l'accomplira sans l'avoir vu faire au Père et sans imiter son exemple, puisque le Père "ne juge personne!"

Voyez-le encore ailleurs agissant avec pleine puissance, qu'il s'agisse de miracles à opérer, de loi à promulguer ou de toute autre chose. Étant monté sur la montagne, Il va donner un testament nouveau, et Il s'exprime en ces termes: "Vous savez qu'il a été dit à vos pères: Tu ne tueras pas; quiconque tuera mérite d'être puni par les juges, et celui qui dira Insensé, sera condamné au feu de l'enfer. Et moi je vous dis: Quiconque s'emportera sans raison contre son frère, sera condamné par le jugement. Vous savez qu'il a été dit à vos pères: OEil pour oeil, dent pour dent. Et aussi je vous dis de ne pas opposer de résistance au méchant, et, si l'on vous frappe sur la joue droite, de présenter encore la gauche." (
Mt 5,21-22 Mt 5,28) Qu'est donc ceci? Celui qui ne fait rien de lui-même modifie les lois du Père, et leur substitue des lois plus parfaites! Quand je dis, modifie, ne voyez en cela rien de blasphématoire, et n'en inférez pas un abaissement du Père. Si la loi modifiée est imparfaite, la faute n'en est pas à Dieu, mais à ceux auxquels la loi était destinée. Du reste, l'Ancien Testament appartient au Fils, de même que le Nouveau appartient au Père. Comment, s'il vous plaît, ne fait-Il rien de lui-même, Celui qui se présente avec une autorité telle qu'il complète la loi ancienne? Que les hérétiques sont faibles dans leurs opinions! Les Juifs étaient frappés d'entendre le Sauveur parler "comme ayant autorité pour le faire, et non comme les Scribes et les Pharisiens:" (Mt 7,28) les Juifs rendent témoignage à sa Puissance, et les hérétiques soutiennent qu'il ne peut rien de lui-même. Et les Juifs ne parlent pas du Sauveur "comme devant être revêtu de l'autorité," mais "comme ayant autorité";" car elle ne lui fut pas donnée plus tard, et Il la possédait pleine, parfaite et sans besoin d'aucun complément. C'est pourquoi, interrogé sur sa royauté, Il répondait: "Je suis né pour cela." (Jn 18,37) Quand on lui présente un paralytique, Il lui remet ses péchés, plus Il ajoute: "Afin que vous sachiez bien que le Fils de l'homme a le pouvoir de remettre les péchés sur la terre, - Il lui dit: Prends ton grabat, et va-t-en dans ta maison." (Mt 9,6) "La foule disait donc: Il fait tout comme ayant autorité. Le Sauveur dit: Le Fils de l'homme a le pouvoir de remettre les péchés sur la terre." - "J'ai, poursuit-Il, le pouvoir de donner mon âme, et le pouvoir de la reprendre." (Jn 10,18) Il promulgue des lois avec autorité, Il efface les péchés avec autorité, Il exerce un plein pouvoir sur la vie et la mort, et vous osez dire qu'Il ne fait rien de lui-même! Quel point plus victorieusement établi que celui-là!

806 Maintenant, si vous le voulez bien, puisque nous voilà débarrassés des hérétiques, donnons à la question sa solution complète. Et d'abord, sachez bien que ces mots: "Il ne peut pas," appliqués à Dieu, sont une preuve non de faiblesse, mais de puissance. Quelqu'étrange que vous paraisse cette assertion, nous vous en donnerons une preuve irréfragable. Si je dis que Dieu ne peut pas pécher, loin de signaler en Lui une faiblesse, je donne de sa Puissance la plus haute idée. Si je dis que Dieu ne peut pas mentir, je démontre une fois de plus la même chose. De là ces paroles de Paul: "Si nous souffrons avec Lui, nous régnerons avec Lui; si nous ne croyons pas en Lui, Il n'en restera pas moins fidèle; car Il ne saurait se renier lui-même." (2Tm 2,12-13) Voyez-vous ces mots: "Il ne saurait," prouver la Puissance même du Seigneur? Et que parlé-je de Dieu? Les choses sensibles me fourniront des preuves de ce que j'avance. Je dirai que le diamant ne peut pas être rompu; est-ce un défaut que je signale, ou une qualité? Si donc on vous dit que Dieu ne peut pas pécher, qu'Il ne peut pas mentir, qu'Il ne peut pas se renier lui-même, ne concluez pas de là sa Faiblesse, mais sa Toute-puissance, et l'incompatibilité qui existe entre toute imperfection et sa Substance infinie. C'est dire que sa Nature est inaltérable et parfaite. Ce point éclairci, revenons au sujet proposé. "Le Fils ne peut rien faire de lui-même." Que signifie ce mot, "de lui-même?" Rendons-nous-en bien compte, et vous comprendrez les rapports étroits qui unissent le Fils et le Père, l'indivisibilité de la Substance divine, l'identité de la Substance du Père et de celle du Fils. Quel est donc le sens de ces mots: "Le Fils ne peut de lui-même É?" Ils signifient que le Fils ne peut rien faire en dehors du Père, qu'Il ne peut rien faire qui soit étranger au Père, ni faire une chose que le Père ne ferait pas; car ce que l'un fait, l'autre le fait. Ces expressions donc: "Il ne peut rien faire de lui-même É," n'enlèvent au Fils ni sa Puissance, ni sa Liberté; elles établissent plutôt son autorité, elles démontrent la concorde, elles témoignent de l'harmonie, des rapports étroits qui existent entre le Fils et le Père, et de leur parfaite unité.

Comme le Sauveur violait le sabbat, les Juifs lui reprochaient cette prévarication en disant: Dieu a ordonné telle chose, et tu fais le contraire; et Lui de confondre leur impudence de cette manière: Je n'ai rien fait de contraire à ce qu'à fait mon Père; car il n'y a ni opposition entre Lui et Moi, ni inimitié. Si telles ne furent pas ses expressions, s'il usa d'un langage plus grossier et plus terrestre, souvenez-vous qu'Il s'adressait aux Juifs, qui voyaient en Lui un ennemi du Seigneur. C'est pourquoi, afin de chasser tout soupçon de ce genre, Il se hâte d'ajouter: "Le oeuvres que le Père fait, le Fils les fait comme Lui." (Jn 5,19) Or, si le Fils ne fait rien de lui-même, comment fait-Il les mêmes oeuvres que le Père? Il n'y a rien de bien étonnant à faire ces oeuvres: les apôtres les faisaient, puisqu'ils ressuscitaient les morts, guérissaient les lépreux; mais ils ne les faisaient pas comme Lui. Et de quelle manière les opéraient-ils? "Pourquoi faites-vous attention à nous, comme si nous avions par notre propre puissance et notre propre vertu rendu la vie à ce paralytique?" (Ac 3,12) Et de quelle manière Jésus agissait-Il? "Afin que vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir de remettre les péchés sur la terre, de même que le Père ressuscite les morts et vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu'Il veut vivifier." (Jn 5,21) A la rigueur, il Lui eût suffi de dire: "De même le Fils É;" mais, pour fermer la bouche à ses ennemis, Il ajoute: "Il vivifie ceux qu'Il veut vivifier;" à savoir, de sa pleine puissance. Pour la même raison, après ces mots: "Les oeuvres que fait le Père," Il ne dit pas: Le Fils en fait de semblables, mais bien "Ces mêmes oeuvres, le Fils lui aussi le fait." - En effet, "toutes choses ont été faites par Lui, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans Lui;" (Jn 1,3) Voyez-vous avec quelle précision Il s'énonce, afin d'établir l'union et l'harmonie étroite qui règne entre son Père et Lui: Il ne parle pas d'oeuvres semblables, mais des mêmes oeuvres. C'est pour se mettre à notre portée dans le texte qui nous occupe qu'Il emploie sagement les expressions citées. Il ne dit pas: Le Fils ne fait rien É, s'il ne l'a auparavant appris de son Père; - de crainte que vous ne voyiez en Lui le disciple du Père. Il ne dit pas non plus:É s'Il n'en a reçu l'ordre; - de crainte que vous ne Le rangiez parmi les serviteurs, mais: "É s'Il ne le voit faire le Père." Or, cette phrase ainsi terminée indique une parfaite union entre le Fils et le Père. Si le Fils peut voir le Père agir et savoir de quelle manière Il agit, c'est une preuve qu'Il possède avec Lui une même substance. Plusieurs fois déjà nous vous avons démontré qu'il est impossible de voir parfaitement une substance, de la connaître clairement, si on ne possède pas la même nature. Ainsi, un homme dont la vertu était bien remarquable, Daniel, ne put voir à découvert la substance de l'ange qui lui était apparu. C'est pourquoi le privilège de la nature du Sauveur est ainsi quelque part signalé: "Personne n'a jamais vu Dieu; le Fils de Dieu qui est dans le Sein du Père nous l'a révélé." (Jn 1,18) Il est dit dans un autre endroit:" Ce n'est pas que quelqu'un ait vu le Père; celui-là seul qui vient de Dieu a vu le Père." (Jn 5,19) Sans doute bien d'autres l'on vu, les prophètes, les patriarches, les anges, les justes; mais il s'agit ici d'une connaissance parfaite. Ne disons pas non plus que le Fils regarde d'abord, et puis qu'Il agit; comment expliquer dans ce cas le texte sacré: "Tout a été fait par Lui et rien n'a été fait sans Lui;" (Jn 1,3) et cet autre: "Les oeuvres que le Père fait, le Fils les fait comme Lui." (Jn 5,19) Car, s'Il les fait comme Lui, de quelle manière pourrait-Il les regarder d'abord et puis les faire? on serait amené par un raisonnement pareil à conclure que le Père lui aussi n'agit qu'après avoir considéré un modèle distinct de lui, ce qui serait le comble de la démence et de la stupidité.

807 Mais, pour ne pas être entraînés trop loin dans notre discours par la réfutation de ces absurdités, ajoutons seulement ceci: Comme le Sauveur avait affaire aux Juifs, qui voyaient en Lui un ennemi de Dieu et de leur législateur, ce qu'ils déduisaient de ses actes, Il dut prendre un genre de langage simple et vulgaire, laissant à la prudence du lecteur le soin d'entendre sa parole en un sens digne de Dieu, et reprenant ceux qui l'en-tendraient en un sens trop grossier; de là ces paroles:" Les oeuvres que fait le Père, le Fils les fait pareillement." Ce n'est pas qu'Il attende pour agir d'avoir vu le Père à l'oeuvre, car Il n'a pas besoin d'être dirigé; Il voit à découverte sa Substance, et Il la connaît parfaitement. "De même que mon Père me connaît, je connais mon Père;" (Jn 10,15) et Il procède à la production de ses oeuvres avec la puissance qui lui appartient, avec l'intelligence et la sagesse dont Il est rempli, sans qu'Il ait besoin ni de voir, ni de rien apprendre. Comment en aurait-Il besoin, Lui la parfaite image de son Père, Lui qui fait ce que fait le Père, et avec la même puissance? Effectivement, Il a dit au sujet de cette puissance: "Moi et mon Père ne sommes qu'un." (Jn 10,30) Instruits sur ces divers ponts, et pénétrés de ce que nous venons d'en-tendre, fuyons les assemblées des hérétiques, conservons fidèlement la foi droite, mettons notre vie et nos moeurs en conformité parfaite avec nos croyances, afin d'arriver à la possession des biens à venir, par la grâce et la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, auquel gloire et puissance, ainsi qu'au Père et au saint Esprit, maintenant et dans les siècles des siècles. Amen.






Chrysostome, choix d'Homélies 500