Chrysostome sur Rm 2305

HOMÉLIE 24.

SACHANT DE PLUS, QUE LE TEMPS PRESSE, ET QUE C'EST L'HEURE DE NOUS RÉVEILLER DE NOTRE ASSOUPISSEMENT. (Rm 13,12-14)

379

2400 Analyse.

1. De la nécessité de se réveiller, parce que le jour approche.

2. Sur les oeuvres de ténèbres et sur les armes de lumière. — Se revêtir de Jésus-Christ. —. Contre les débauches, l'ivresse, l'impudicité.

3. Contre ceux qui se croient éveillés et qui dorment ; le démon, voleur de nuit, perçant les murs, égorgeant ceux qui sont couchés, dévastant toute la maison.

4. Des festins : contre les orgies, tableaux divers ; qu'est-ce que se revêtir de Jésus-Christ ?

2401 1. Après leur avoir donné tous les préceptes convenables, il les excite à la pratique du bien par la considération de l'urgence. Le jugement, dit-il, est à nos portes; c'est ainsi qu'il écrivait aux Corinthiens : « Le temps est court » (1Co 7,29), et aux Hébreux : « Encore un peu de temps, et celui qui doit venir, viendra et ne tardera pas ». (He 10,37) Mais, dans ces lettres, il ranimait les fidèles au milieu de leurs épreuves; ses paroles avaient pour but de rafraîchir les combattants inondés de sueur, de les consoler des persécutions qu'ils subissaient coup sur coup; ici, au contraire, l'apôtre réveille des endormis; car voilà la double utilité que nous pouvons retirer de ses réflexions. Mais que signifie ce qu'il dit : « Que c'est l'heure de nous réveiller de notre assoupissement? » Cela veut dire, la résurrection approche; le jugement redoutable approche; le jour approche qui sera comme un four embrasé, il faut enfin secouer notre engourdissement. « Puisque nous sommes plus proches de notre salut que lorsque nous avons reçu la foi ». Voyez-vous comme il leur montre déjà la résurrection? Le temps marche, dit-il, la vie présente se consume, la vie à venir se rapproche de nous. Si donc vous êtes prêt, si vous avez accompli toutes les prescriptions, voici le jour du salut; si vous n'en avez rien fait, il n'en est pas de même. Mais, jusqu'à ce moment, ce ne sont pas les pensées tristes, mais les pensées riantes qui lui fournissent ses exhortations; et, par ce moyen, il les affranchit de tout regret des choses présentes. Ensuite, comme il était à croire qu'ils avaient été plus ardents au commencement, quand leur ferveur était dans toute sa force; qu'à la longue leur zèle s'était refroidi, l'apôtre leur dit que c'est une disposition toute contraire qu'ils doivent faire paraître; qu'ils ne doivent pas se relâcher au fur et à mesure que le temps avance, mais bien plutôt montrer plus d'ardeur que jamais. C'est en effet quand le roi est sur le point d'arriver qu'il convient de faire de plus grands préparatifs; c'est quand l'heure des prix approche, qu'il convient de s'animer le plus aux combats; ainsi font les coureurs; c'est vers la fin de la course, ail moment de recevoir les prix, qu'ils s'animent le plus. Voilà pourquoi l'apôtre dit : « Puisque nous sommes plus proches de notre salut que lorsque nous avons reçu la foi. La nuit est déjà fort avancée, et le jour s'approche (12) ».

Donc si la nuit s'en va, si le jour approche, faisons désormais les oeuvres du jour, non celles de la nuit. C'est la conduite que nous tenons dans la vie ordinaire; quand nous voyons venir le point du jour qui hâte le départ de la nuit, quand nous entendons chanter l'hirondelle, chacun de nous réveille son voisin, quoique la nuit n'ait pas encore disparu; quand elle a tout à fait cédé la place au (380) jour, alors nous nous excitons tous, les uns les autres, en répétant : Il est jour, et nous entreprenons toutes les oeuvres qui se font le jour, nous passons nos vêtements, nous secouons nos songes, nous chassons le sommeil, pour que le jour nous trouve préparés, nous voulons avant que les rayons du soleil aient brillé, être sur pied et à l'ouvrage. Ce que nous faisons dans ces circonstances, faisons-le ici : rejetons nos visions, débarrassons-nous des songes dé la vie présente, secouons l'assoupissement profond; en guise de vêtements, revêtons-nous de vertu, c'est tout ce que veulent dire ces paroles : « Quittons donc les oeuvres de ténèbres, et revêtons-nous des armes de lumière ». Car c'est à la mêlée, à la bataille que le jour nous appelle. Mais ne vous troublez pas à ces mots d'armes et de mêlée. Les armes matérielles sont pesantes et pénibles à porter, nos armes à nous sont désirables et dignes d'envie, ce sont des armes de lumière; elles vous rendent plus éclatant que le soleil, elles vous font resplendir au loin d'une éblouissante clarté; elles sont pour vous un solide rempart: car ce sont des armes, et elles vous font rayonner, parce que ce sont des armes de lumière. Quoi donc? Ne faut-il pas combattre? Sans doute il faut combattre, c'est une nécessité; mais il n'y a ni fatigue ni peine à supporter; car notre guerre à nous c'est une danse, c'est une fête. Telles sont nos armes, telle est la puissance de Celui qui commande nos légions. Beau comme l'époux qui sort de la chambre nuptiale, tel est celui qui se munit de ces armes; car c'est tout ensemble un soldat, un époux. Maintenant, quand l'apôtre dit que « le jour approche », il n'entend pas dire seulement qu'il va, venir, mais qu'il reluit déjà; en effet, il ajoute : « Marchons avec honnêteté comme on marche pendant le jour (13) ». Car il fait jour déjà. Le motif qui ordinairement a le plus de puissance auprès du grand,nombre, lui sert ici à entraîner les fidèles, la bienséance : attendu qu'ils sont fort jaloux de bonne renommée. L'apôtre ne dit pas : Marchez, mais : « Marchons », afin de mieux faire accepter d'exhortation et d'adoucir la réprimande. « Point de débauches, d'ivresses ». Il ne défend pas de boire, mais de dépasser la mesure; il ne proscrit pas l'usage, mais l'abus du vin; c'est avec la même modération de langage qu'il continue. « Point d'impudicités, de dissolutions ». Il ne supprime pas le commerce avec les femmes, mais la fornication. « Point de querelles, ni d'envie ». Il veut éteindre les foyers où s'allument les passions mauvaises, étouffer la concupiscence et la colère. Il ne suffit pas à l'apôtre de combattre ces passions en elles-mêmes, il en tarit les sources.

2402 2. Rien n'embrase la concupiscence, rien n'enflamme la colère comme le vin et l'ivresse. Aussi, est-ce après « Point de débauches, d'ivresses », qu'il dit: « Point d'impudicités, de dissolutions, point de querelles ni d'envie ». Et il ne s'arrête pas là; mais, quand il nous a débarrassés de nos mauvais vêtements, écoutez de quelle parure il nous embellit par ces paroles : « Mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ (14) ». Il ne parle plus d'oeuvres à faire, mais il s'exprime d'une manière plus propre à encourager. Quand il s'agissait du vice, il parlait d'oeuvres; mais maintenant qu'il s'agit de la vertu, il ne parle plus d'oeuvres, mais d'armes, afin de montrer par cette expression que la vertu orne en même temps qu'elle protégé celui qui la possède. Et l'apôtre ne s'arrête pas là; il élève beaucoup plus haut son discours, il conçoit une image d'une redoutable grandeur; c'est le Seigneur même qu'il nous donne pour vêtement, le Roi des rois. Celui qui en est revêtu possède la vertu parfaite dans son intégrité. Ces paroles : « Revêtez-vous », nous prescrivent de nous en envelopper complètement. C'est la même pensée que l'apôtre exprime ailleurs : « Si Jésus-Christ est en vous » (Rm 8,10); et encore : « Que dans l'homme intérieur habite le Christ ». (Ep 3,16) Ce qu'il veut en effet, c'est que notre âme soit son domicile, c'est que le Christ soit pour nous comme un vêtement, c'est qu'il soit tout pour nous, et au dedans, et au dehors. Car le Christ est notre plénitude: « La plénitude de celui qui remplit tout en tous » (Ep 1,23); il est la voie, il est l'homme, il est l'époux : « Car je vous ai fiancés à cet unique époux, comme une vierge pure ». (2Co 11,2) Il est la racine, le breuvage, la nourriture, la vie : « Et je vis », dit Paul lui-même ailleurs, « ou plutôt, ce n'est plus moi qui vis, mais Jésus-Christ qui vit en moi ». (Ga 2,20) II est l'apôtre, le pontife suprême, le docteur, le père, le frère, le cohéritier, le compagnon du sépulcre et de la croix : « Car nous avons été ensevelis » nous-mêmes, dit encore l'apôtre, « et nous avons été entés en lui, par la (381) ressemblance de sa mort ». (Rm 6,4) Il est aussi un suppléant : « Nous faisons donc la fonction d'ambassadeurs pour Jésus-Christ ». (2Co 5,20) Il est encore notre avocat auprès du Père, car « Il intercède pour nous ». (Rm 8,34) Il est et l'habitation et l'habitant. Celui-là « demeure en moi et moi en lui ». (Jn 6,57) C'est, en outre, un ami : « Car vous êtes mes amis ». (Jn 15,14) C'est le fondement, la pierre de l'angle; quant à nous, nous sommes ses membres, le champ qu'il cultive, l'édifice qu'il construit, sa vigne, les ouvriers qui y travaillent avec lui. Que ne veut-il pas être pour nous? quel moyen ne prend-il pas pour nous appliquer, nous attacher à lui? ce qui est la preuve de son ardent amour. Cédez-lui donc, en secouant votre sommeil ; revêtez-vous de lui, et, vous en étant revêtu, donnez-lui votre chair à façonner à son gré. C'est ce que l'apôtre a fait entendre par ces paroles : « Et ne cherchez pas à contenter votre sensualité ».

De même qu'il ne défend pas de boire, mais de s'enivrer ; ni de se marier, mais de s'adonner au libertinage ; de même il ne réprouve pas les soins qu'on prend du corps, mais seulement la concupiscence, il ne veut pas que nous franchissions les limites de la nécessité. La preuve qu'il ne proscrit pas les soins pour le corps, c'est ce qu'il écrit à Timothée : « Usez d'un peu de vin, à cause de votre estomac et de vos fréquentes maladies ». (1Tm 5,23) Oui, soignez votre corps, mais pour la santé, non pour la luxure. Il n'y aurait pas d'ailleurs prévoyance et soin pour le corps si vous ne faisiez qu'allumer en lui une flamme ardente ; que d'en faire une fournaise insupportable. Voulez-vous bien comprendre ce que c'est que soigner le corps; pour la concupiscence? Voulez-vous qu'on ne vous voie jamais préoccupés de tels soins? Regardez ceux qui s'abandonnent à l'ivresse, à la gourmandise, qui recherchent le luxe des vêtements, la délicatesse, la mollesse, les dissolutions, et vous comprendrez les paroles de l'apôtre. Tous ces débauchés recherchent, non la santé, mais la luxure, ce qui attise le feu des passions. Mais vous, qui avez revêtu le Christ, qui avez rejeté toutes ces souillures, ne recherchez, pour le corps, que la santé ; prenez soin de votre corps uniquement dans cette vue ; rien au delà ; employez toute votre ardeur pour les biens spirituels. C'est ainsi que vous pourrez secouer ce sommeil, toutes ces concupiscences ne pèseront pas sur vous. Qu'est-ce que la vie présente? un sommeil, et les affaires qui s'y rapportent, ne diffèrent en rien des songes. Et, de même que ceux qui dorment, font entendre des paroles insensées, et la plupart du temps n'ont que des visions malsaines, de même, en est-il de nous, ou plutôt notre condition est bien pire. Car celui qui commet, en songe, des actions coupables, ou prononce des paroles honteuses, une fois délivré du sommeil, l'est aussi de la honte, et n'a pas d'expiation à subir; ici, au contraire, et la honte, et le châtiment subsistent pour l'éternité. Autre différence encore : ceux qui sont riches en songe, une fois le jour arrivé; comprennent le néant de leurs richesses; ici, au contraire, c'est ce que l'on comprend même avant que le jour arrive ; avant notre départ d'ici bas, ces songes sont déjà loin. Secouons donc ce sommeil funeste. Car si ce jour nous surprend dormant encore, ce qui nous saisira, c'est une mort immortelle ; et avant que ce jour arrive, nous serons la proie facile de tous nos ennemis, et des hommes. et des démons; s'ils veulent notre mort, nul ne les empêchera de nous frapper. Si le grand nombre était éveillé; le danger ne serait pas si grand ; mais à peine un ou deux tiennent leur flambeau allumé, les autres dorment comme au sein de la nuit la plus profonde, voilà pourquoi nous ne pouvons trop veiller nous-mêmes, prendre trop de précautions, si nous voulons éviter d'insupportables malheurs.

2403 3. Ne croirait-on pas que nous sommes à présent en pleine lumière? Ne croyons-nous pas être tous bien éveillés et sur nos gardes? Et pourtant (mes paroles vont provoquer peut-être votre rire, je parlerai toutefois) nous dormons tous, nous ronflons dans une nuit profonde tous tant que nous sommes. Si nos yeux pouvaient voir les substances incorporelles, je vous montrerais comment pendant que la plupart de nous ronflent, le démon perce les murs, égorge les malheureux couchés, dévalise l'intérieur de la maison, comme un malfaiteur que rien ne gêne dans l'obscurité épaisse. Mais si nos yeux ne peuvent saisir l'insensible, servons-nous de la parole pour le décrire, représentons-nous parla pensée combien sont appesantis par les passions coupables, combien sont tenus dans les chaînes d'un lourd assoupissement, combien éteignent la, (382) lumière de l'esprit. Aussi voient-ils une chose pour une autre, entendent-ils une chose pour une autre, et aucune des paroles prononcées ici ne frappe leur attention. Si je mens, si vous êtes éveillé, alors dites-moi ce qui s'est passé ici aujourd'hui, si tout ce que vous avez entendu n'a pas été pour vous comme un songe. Oh ! je sais bien que quelques-uns réclameront ; ce que je dis ne s'adresse pas à tous; mais vous, à qui mes paroles s'adressent, vous qui n'avez rien gagné à venir ici, répondez-moi, quel est le prophète, quel est l'apôtre qui s'est entretenu aujourd'hui avec nous, et de quoi? Vous ne sauriez répondre : le plus grand nombre des paroles prononcées ici, l'ont été pour vous comme dans un songe, vous n'avez rien entendu réellement. Ce que je dis s'adresse aussi aux femmes ; elles dorment, elles aussi, d'un profond sommeil, et plût au ciel que ce fût un sommeil ! Car celui qui dort, ne dit rien, soit en mal, soit en bien; mais celui qui veille comme vous veillez, lance beaucoup de paroles qui retomberont sur sa tête, supputant ses usures, roulant des pensées de gros intérêts, n'ayant dans sa tête qu'un négoce de scélératesse et d'effronterie, remplissant son âme des épines qu'il y plante, y étouffant la bonne semence jusque dans la racine. Relevez-vous; toutes ces épines, extirpez-les ; secouez votre ivresse; car de cette ivresse, vient votre sommeil. Quand je parle d'ivresse, je ne dis pas seulement l'ivresse du vin, mais celle qu'excitent en vous les soucis de la vie présente, et à cette ivresse j'ajoute celle que te vin provoque. Mon discours ne s'adresse pas aux riches seulement, mais aux pauvres, et surtout à ceux qui chargent les tables pour des repas d'amis. Il n'y a là ni plaisir, ni récréation, mais supplice et châtiment; le plaisir ne consiste pas à dire des paroles honteuses, mais à faire entendre des discours honnêtes, le plaisir consiste à se rassasier, non pas à se crever les entrailles. Si vous prenez cela pour de la volupté, montrez-la moi le soir, votre volupté. Je ne veux pas encore vous parler des conséquences funestes de ces débauches, je ne vous entretiens quant à présent que de la brièveté de cette volupté sitôt altérée; à peine le repas terminé, la joie a déjà disparu. Si je rappelais les vomissements, les pesanteurs de tête, les maladies impossibles à compter, l'âme prisonnière, captive, que pourriez-vous me répondre? Est-ce parce que nous sommes pauvres, que nous devons nous couvrir de honte?

Ce que j'en dis, ce n'est pas pour empêcher les réunions, les festins, mais pour prévenir une conduite honteuse; et puis je voudrais que les plaisirs fussent vraiment des plaisirs, et non un supplice, un châtiment, de l'ivresse, des indigestions. Apprenons aux gentils que les Chrétiens savent goûter les plaisirs, mais les plaisirs honnêtes. Car c'est l'Ecriture qui dit : « Réjouissez-vous dans le Seigneur avec tremblement ». (
Ps 2,11) Comment se réjouir? En récitant des hymnes, en priant, en faisant entendre des psaumes, au lieu de tous ces chants ignobles. Voulez-vous que le Christ prenne place à votre table, que sa bénédiction se répande sur tous vos convives? Priez, faites entendre des chants spirituels, appelez les pauvres à partager le repas, faites y régner le bon ordre et la tempérance; voulez-vous convertir en église la salle du festin? Au lieu de vociférations indécentes et d'applaudissements, et de trépignements, faites entendre les hymnes en l'honneur du souverain maître de toutes choses. Ne me dites pas : Qu'une autre coutume a prévalu ; corrigez ce qui est mauvais. « Soit que vous mangiez », dit ailleurs l'apôtre, « soit que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu ». (1Co 10,31) De vos impurs festins viennent les mauvais désirs, les impuretés, le mépris pour les épouses, les courtisanes en honneur; de là, la ruine des familles, des maux innombrables; tout est bouleversé; abandonnant la source pure, vous courez au cloaque immonde. Car que le corps de la courtisane ne soit qu'un cloaque immonde, je ne le demande à nul autre qu'à vous, qui vous vautrez dans ces immondices. Est-ce que vous ne rougissez pas, est-ce que vous ne vous regardez pas comme impur, quand vous avez péché? Aussi, je vous en conjure, fuyez la fornication et la mère de la fornication, l'ivresse. Pourquoi jetez-vous la semence où il n'y a pas d'espoir de moisson ? Je me trompe, quand vous moissonneriez, le fruit vous couvrirait de honte. Quand il en naîtrait un enfant, ce serait une honte pour vous, et cet enfant vous doit son malheur à vous qui l'avez fait bâtard et déshonoré par sa naissance. Et quand vous lui laisseriez des monceaux d'or, méprisé dans la famille, méprisé dans la cité, méprisé devant les tribunaux, ce ne sera (383) jamais que le fils de la courtisane, le fils de la femme esclave; et vous êtes méprisé à votre tour, soit vivant, soit mort; vous n'êtes plus de ce monde, mais ce monde garde le monument de votre déshonneur. Pourquoi donc jetez-vous ainsi la honte à pleines mains?

2404 4. Pourquoi jeter la semence dans une terre qui ne tient qu'à corrompre son fruit? Où tant de germes sont voués à la stérilité? Où le meurtre a lieu avant la naissance? Car par vous la courtisane n'est pas seulement la courtisane, vous en faites de plus une homicide. Voyez-vous la filiation? Après l'ivresse, la fornication ; après la fornication, l'adultère; après. l'adultère, le meurtre? ou plutôt un crime, plus détestable encore que le meurtre; je ne sais quel terme employer. En effet, on ne tue pas ce qui est né, on empêche de naître. Pourquoi outragez-vous le don de Dieu? Pourquoi violez-vous les lois de la nature? Pourquoi une oeuvre maudite vous attire-t-elle, comme si c'était une bénédiction? Pourquoi faites-vous que les hommes trouvent la mort là où ils devraient trouver la vie? La femme qui vous a été accordée pour vous donner des enfants, vous en faites un instrument de meurtre ? Pour être toujours belle aux yeux de ses amants, toujours un objet de désir, pour extorquer plus d'argent, cette femme ne recule devant rien, et par là, c'est sur votre tête qu'elle amasse un ardent brasier, car si ces attentats sont commis par elle, c'est vous aussi qui en êtes cause. De là encore les idolâtries. Car que de femmes, pour se faire aimer de vous, ont recours aux enchantements, aux libations, aux breuvages, à mille autres machinations ! Eh bien ! en dépit de cet excès d'infamie, malgré ces meurtres, malgré ces idolâtries, le grand nombre regarde encore ces passions comme une chose indifférente, même ceux qui ont des épouses, et c'est de là que découlent les plus grands maux. Car tous ces poisons ne s'attaquent plus aux flancs de la courtisane, mais à l'épouse outragée, machinations sans nombre, appels aux démons, évocations des morts, guerres de chaque jour, combats sans trêve ni merci, querelles sans fin et sans relâche. Aussi Paul, après avoir dit : « Point d'impudicités, de dissolutions », ajoute-t-il : « Point de querelles, ni d'envies », parce qu'il sait bien que les désordres de ce genre enfantent les bouleversements des familles, les outrages faits aux enfants légitimes, des malheurs qu'on ne peut compter.

Donc, pour éviter tous ces maux, revêtons-nous du Christ, ne le quittons jamais : se revêtir du Christ, c'est ne jamais en être séparé, c'est le manifester en nous de tous côtés par la sainteté, par la douceur de nos moeurs. Cette expression, nous l'employons en parlant des amis : Il ne le quitte non plus que son habit, disons-nous (1), pour marquer un commerce inséparable. En effet, on parait selon ce qu'on a revêtu. Donc il faut que le Christ paraisse de tous côtés en nous. Et comment paraîtra-t-il ? Si vous faites les actions du Christ. « Le Fils de l'Homme », dit le Sauveur, « n'a pas où reposer sa tête ».(
Lc 9,58) Imitez-le. Quand il lui fallait prendre sa nourriture, il mangeait du pain d'orge; quand il voyageait, il n'avait ni chevaux ni attelages, mais il marchait à pied au point de souffrir de la fatigue ; le sommeil nécessaire, il le prenait sur la proue d'une barque qui lui servait d'oreiller; le repos dont on avait besoin, il disait de le prendre sur l'herbe. Ses vêtements étaient grossiers, et souvent il était seul, ne menant personne à sa suite. Ce n'est pas tout; l'exemple qu'il a donné sur la croix et au milieu des outrages, méditez-le, imitez-le ; vous vous serez revêtu du Christ, si vous prenez soin de votre chair, non pour la concupiscence; car il n'y a là aucun vrai plaisir. Les désirs déréglés engendrent d'autres désirs plus tyranniques encore, et vous ne serez jamais rassasié, vous ne ferez que vous préparer une grande torture. De même que celui qui a toujours soif, eût-il à sa disposition mille sources, n'en retire aucun profit, parce qu'il lui est impossible d'éteindre en lui le mal qui le brûle, de même en est-il pour celui qui est toujours en proie à la concupiscence. Si, au contraire, vous savez vous contenir dans les limites du nécessaire., vous ne serez jamais saisi d'une telle fièvre, toutes ces impuretés s'enfuiront loin dé vous, les ivresses comme les passions lascives. Donc, mangez dans la mesure qui convient pour chasser la faim, habillez-vous comme il faut pour couvrir votre corps, ne cherchez pas dans vos vêtements une parure pour votre chair, de peur de perdre ce que vous voulez embellir; vous ne faites ainsi que rendre la chair plus faible,

1. Il en est coiffé.

384

que compromettre une santé que la mollesse énerve. Pour qu'elle soit l'heureux véhicule de votre âme, pour que le pilote tienne ferme le gouvernail, pour que le soldat manie facilement ses armes, sachez bien disposer toutes choses. Ce n'est pas la richesse, c'est le petit nombre des besoins, qui met l'homme hors d'atteinte. Le riche, même quand ii n'éprouve aucune perte, a peur d'en éprouver; le pauvre, même quand il subit l'injustice, est mieux disposé que ceux qu'on n'a pas lésés, et grâce à son esprit, il ressent mieux l'allégresse et la joie. Donc ne cherchons pas à nous préserver des outrages, mais à rendre impossibles les outrages que l'on voudrait nous faire. Or nous n'y réussirons qu'à la condition de nous contenir dans les limites du nécessaire, sans rien désirer par de là. C'est ainsi qu'il nous sera donné de goûter même ici-bas les plaisirs, et d'obtenir les biens futurs, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE 25. CELUI QUI EST ENCORE FAIBLE DANS LA FOI, RECEVEZ-LE AVEC CHARITÉ SANS CONTESTER AVEC LUI.

2500 CAR L'UN CROIT QU'IL LUI EST PERMIS DE MANGER DE TOUTES CHOSES; ET L'AUTRE, AU CONTRAIRE, QUI EST FAIBLE DANS LA FOI, NE MANGE QUE DES LÉGUMES. (Rm 14,1-13)

Analyse.

1-3. Des chrétiens judaïsants; conduite à tenir avec eux. — Des effets de la réprimande indirecte; exemple donné par saint Paul. — Ne pas prendre les intérêts de Dieu plus qu'il ne fait lui-même. — De la diversité de conduite chez ceux qui veulent tous également plaire au Seigneur. — Ne point se juger les uns les autres.
4-6. Eviter, sur toute chose, d'être un sujet de scandale. — Pourquoi Dieu, dans ce monde, punit les uns et non les autres. — De l'enfer ; qu'il existe.

2501 1. Je sais que le grand nombre trouvent ce passage difficile. Aussi est-il nécessaire d'exposer d'abord tout ce qui fait le sujet de ce texte, tout ce que l'apôtre s'est proposé, par ces paroles, de corriger et de redresser. Que veut-il donc corriger? On comptait, parmi les fidèles, un grand nombre de Juifs qui, retenus par l'ancienne loi, même après avoir reçu l'Évangile, gardaient encore les observances relatives aux aliments, parce qu'ils n'osaient pas rompre entièrement avec la loi. En outre, pour ne pouvoir pas être convaincus de ne s'abstenir que de la viande du porc, ils s'abstenaient de toute espèce de viandes, ne mangeaient que des légumes, afin qu'on pût croire qu'ils pratiquaient un jeûne plutôt qu'une observance légale. D'autres, au contraire, plus avancés, ne pratiquaient aucune abstinence, et attaquaient, outrageaient, querellaient, tourmentaient ceux qu'ils voyaient s'abstenir des viandes, et ils leur rendaient la vie insupportable. Le bienheureux Paul eut donc peur que, pour vouloir corriger un petit travers, on n'arrivât à tout bouleverser, et que ceux qu'on prétendait amener à l'indifférence en fait d'aliments ne finissent par abandonner la foi, que, par un zèle inconsidéré qui cherche à tout corriger avant le temps, on ne portât (385) un préjudice mortel aux nouveaux croyants; ces reproches continuels pouvaient les rejeter loin de la confession du Christ, de telle sorte qu'ils seraient demeurés doublement incorrigibles. Voyez la prudence de Paul, voyez comme il fait éclater ici la sagesse qui lui est ordinaire, dans ce qu'il dit à propos des deux classes de fidèles: Il n'ose pais dire à ceux qui reprennent les autres : Vous faites mal ; il ne veut pas que les Juifs s'obstinent dans leurs observances; il ne dit pas non plus, vous faites bien, pour ne pas les exciter encore davantage, mais il compose une réprimande pleine de mesure : il semble d'abord reprendre les forts; mais, en parlant ensuite aux faibles, il retire ce qu'il avait dit contre les premiers. En effet, la réprimande la moins incommode est celle qui se pratique de telle sorte qu'en adressant la parole à une personne, c'en est une autre que l'on attaque. Car, de cette manière, il n'y a rien d'irritant pour celui que l'on blâme, et le remède de la correction s'administre sans qu'on l'aperçoive.

Voyez donc avec quelle intelligence, quel à propos l'apôtre se conduit dans cette circonstance. En effet, c'est après avoir dit : « N'ayez pas soin de la chair pour satisfaire ses mauvais désirs », qu'il aborde cet autre sujet, parce qu'il ne veut pas avoir l'air de plaider pour ceux qui blâmaient les Juifs, et voulaient que l'on mangeât de toute espèce d'aliments. Les plus faibles sont toujours ceux qui réclament le plus de soins. Aussi s'adressant bien vite aux plus forts, il leur dit : « Celui qui est encore faible dans la foi ». Voyez-vous le coup déjà porté à celui qui avait égard à la différence des viandes? Dire de quelqu'un qu'il est « Encore faible », c'est montrer qu'il est malade. Second coup ensuite : « Recevez-le avec charité. C'est montrer de nouveau qu'il a besoin de beaucoup de soins, et c'est une preuve que la maladie est grave. « Sans vous amuser à contester avec lui ». Le troisième coup vient d'être porté. Ces paroles montrent en effet que le chrétien judaïsant pèche assez pour que ceux qui ne partagent pas sa faute, qui restent pourtant unis d'amitié avec lui, et s'inquiètent de sa guérison, soient séparés d'opinion avec lui. Voyez-vous comme l'apôtre, tout en paraissant n'avoir affaire qu'aux uns, adresse aux autres une réprimande détournée qui n'a rien de pénible? L'apôtre les compare ensuite, louant les uns, faisant le procès aux autres. En effet, il ajoute : « Car l'un croit qu'il lui est permis de manger de toutes choses », celui-là croit, et l'apôtre l'exalte à cause de sa foi ; « Et l'autre, au contraire, qui est faible dans la foi, ne mange que des légumes »; celui-ci, l'apôtre le blâme, puisqu'il parle de sa faiblesse. Ensuite, après avoir donné à propos un coup sensible, l'apôtre apporte au blessé la consolation : « Que celui qui mange de tout, ne méprise point celui qui n'ose manger de tout (3) ».

L'apôtre ne dit pas : Laisse libre; il ne dit pas: Se garde d'accuser; il ne dit pas : Renonce à corriger; mais : Ne blâme pas, ne tourne pas en dérision; et le bienheureux Paul montre par là que ces chrétiens judaïsants pratiquent des observances ridicules. Ce n'est pas du même ton que l'apôtre parle du vrai fidèle : « Que celui qui ne mange pas de tout, ne juge pas celui qui mange de tout ». De même que les plus avancés se moquaient des autres qu'ils appelaient des hommes de peu de foi, des chrétiens suspects et bâtards, continuant à judaïser; de même ces derniers jugeaient leurs accusateurs, auxquels ils reprochaient d'enfreindre la loi, d'être adonnés à leur ventre, ce qui était vrai pour un bon nombre de gentils. Voilà pourquoi l'apôtre a ajouté : « Puisque Dieu l'a pris à son service ». Il ne parle pas ainsi du chrétien judaïsant : il pouvait sembler juste de mépriser la gourmandise de celui qui mangeait de tout; de juger, de condamner le peu de foi de celui qui ne mangeait pas de tout. Mais l'apôtre a brouillé les rôles en montrant que non-seulement le plus faible ne mérite pas d'être méprisé, maisqu'il peut concevoir certains mépris. Toutefois, dit l'apôtre, ai-je la pensée de condamner celui mange de tout? Nullement. De là ce qu'il a ajouté : « Dieu l'a pris à son service». Pourquoi donc lui reprochez-vous d'enfreindre la loi ? « Puisque Dieu l'a pris à sors service » ; c'est-à-dire lui a communiqué sa grâce ineffable, et l'a absous de toute accusation. L'apôtre se retourne ensuite vers le plus fort : « Qui êtes-vous, pour juger le serviteur d'autrui? » D'où il est manifeste que les forts jugeaient leurs frères, et ne se bornaient pas à mépriser les moins avancés. « S'il demeure ferme ou s'il tombe, cela regarde son maître».

2502 2. Encore un autre coup frappé par l'apôtre. (386) Son indignation semble s'attaquer au fort; en réalité, c'est à l'autre qu'il s'adresse. Quand il dit: « Mais il demeurera ferme », l'apôtre le montre chancelant, ayant besoin qu'on s'occupe de lui, qu'on en prenne beaucoup de soin, un soin tel que c'est Dieu lui-même que l'apôtre appelle pour le guérir : « Parce que Dieu est tout-puissant pour l'affermir ». C'est le langage que nous tenons quand les malades sont à peu près désespérés. Pour prévenir le désespoir, ce malade, il l'appelle serviteur : « Qui êtes-vous, pour juger le serviteur d'autrui ? » Et il y a encore là une réprimande détournée. Ce n'est pas parce que sa conduite ne mérite point d'être jugée que je vous défends de le juger, mais parce qu'il est le serviteur d'autrui; ce qui veut dire qu'il n'est pas le vôtre, mais celui de Dieu. Ensuite vient encore une consolation : l'apôtre ne dit pas : Il tombe; mais que dit-il? « S'il demeure ferme ou s'il tombe ». Soit l'un, soit l'autre de ces deux états, dans les deux cas, c'est l'affaire du Seigneur; car c'est lui qui souffre le dommage quand le serviteur tombe, et, quand il tient ferme, le gain est pour le Seigneur. Sans doute, si nous ne considérons pas le but de Paul, qui veut prévenir des accusations intempestives, ces paroles sont réprouvées par le zèle que les chrétiens doivent montrer les uns pour les autres. Mais je ne veux pas me lasser de le redire, il faut considérer la pensée qui les dicte, le sujet que traite l'apôtre, les fautes qu'il tient à corriger. Il ne pouvait réprimander plus fortement ce zèle indiscret. Dieu, dit-il, qui éprouve le dommage, Dieu souffre sans réclamer; quel zèle intempestif, quel excès d'inquiétude ne montrez-vous donc pas, en tourmentant, en troublant celui qui ne fait pas comme vous? « Celui-ci distingue les jours, celui-là juge que tous les jours sont égaux (Rm 14,5) ».

Ici, l'apôtre me semble indiquer doucement, à mots couverts, le temps du jeûne. Ils est à croire que ceux qui jeûnaient s'obstinaient à juger la conduite de ceux qui ne jeûnaient pas; on peut croire encore que quelques-uns pratiquaient certaines observances, certaines abstinences à des jours marqués, qu'ils cessaient à d'autres jours marqués : de là ces paroles : « Que chacun agisse selon qu'il est pleinement persuadé dans son esprit». Pour dissiper les scrupules de ceux qui observaient les jours, il leur dit que la chose est indifférente; et, pour couper court aux accusations qui leur sont intentées, il montre qu'il ne faut pas tant s'obstiner à les inquiéter. Il est bien entendu que, s'il ne fallait pas tant les inquiéter, ce n'est. pas eu égard à la chose en elle même, mais à cause des circonstances de temps, parce qu'ils étaient des convertis de fraîche date. Car, en écrivant aux Colossiens, l'apôtre met un grand zèle à formuler la défense : « Prenez garde que personne ne vous surprenne par la philosophie et par des raisonnements vains et trompeurs, selon une doctrine toute humaine, ou selon des observances qui étaient les éléments du monde et non selon Jésus-Christ ». (Col 2,8) Et encore : « Que personne donc ne vous condamne pour le manger et pour le boire; que nul ne vous ravisse le prix de votre course ». (Col 2,16 Col 2,18) En écrivant aux Galates, il a grand soin d'exiger d'eux la perfection de la sagesse sur ce point. Mais ici, ce n'est pas la même sévérité, parce que la foi était jeune encore. Donc gardons-nous d'appliquer à tout le : « Que chacun agisse selon qu'il est pleinement persuadé dans son esprit ». Quand il s'agit des dogmes, entendez ce que dit l'apôtre : « Si quelqu'un vous annonce un Evangile différent de celui que vous avez reçu, qu'il soit anathème ». (Ga 1,9) Et encore : « J'appréhende qu'ainsi que « le serpent séduisit Eve, vos esprits aussi ne « se corrompent ». (2Co 11,3) Et il écrivait aux Philippiens : « Gardez-vous des chiens, gardez-vous des mauvais ouvriers, gardez-vous des faux circoncis ». (Ph 3,2) Mais, en s'adressant aux Romains, comme le temps n'était pas encore arrivé d'établir la perfection de la vie chrétienne, il se borne à dire : « Que chacun agisse selon qu'il est pleinement persuadé dans son esprit». Car il s'agissait du jeûne, et ce que l'apôtre voulait, c'était réprimer l'arrogance des uns, dissiper les scrupules timorés des autres.

« Celui qui distingue les jours, les distingue pour plaire au Seigneur, et celui qui ne distingue pas les jours, agit ainsi pour plaire au Seigneur; celui qui mange de tout, mange de tout pour plaire au Seigneur, car il en rend grâces à Dieu ; et celui qui ne mange pas de tout, c'est pour plaire au Seigneur qu'il ne mange pas de tout, et il rend aussi grâces à Dieu (6) ». Ce sont encore les mêmes idées qu'il exprime. Or voici ce qu'il veut dire: (387) Il ne s'agit pas ici d'actions capitales : ce qu'il faut savoir, en effet, c'est si l'un aussi bien que l'autre se conduisent en vue de Dieu, si, des deux côtés, on finit par rendre des actions de grâces à Dieu. Eh bien ! l'un comme l'autre ils bénissent Dieu. Donc, puisque des deux côtés on bénit Dieu, il n'y a pas grande différence. Quant à vous, remarquez comment, ici encore, il frappe, d'une manière détournée, le chrétien qui judaïse. En effet, si l'important est de bénir Dieu, il est bien évident que c'est celui qui mange de tout qui bénit de Dieu, et non celui qui ne mange pas de tout. Comment pourrait-il le bénir en restant toujours attaché à la loi ancienne? C'est la pensée qu'exprime l'apôtre dans sa lettre aux Galates : « Vous qui voulez être justifiés par la loi, vous êtes déchus de la grâce ». (Ga 5,4) Dans cette lettre aux Romains, il se contente de l'indiquer à mots couverts, le temps n'était pas venu de parler ouvertement. En attendant, il tolère ; mais bientôt il énonce plus clairement sa pensée. Il ajoute en effet : « Car aucun de nous ne vit pour soi-même, et aucun de nous ne meurt pour soi-même. Soit que nous vivions, c'est pour le Seigneur que nous vivons; soit que nous mourions, c'est pour le Seigneur que nous mourons (Rm 14,7-8) ». Ces paroles marquent plus expressément sa pensée. Car comment celui qui vit pour la loi peut-il vivre pour le Christ? Mais en même temps que l'apôtre établit cette vérité, les mêmes paroles lui servent à retenir ceux qui étaient trop pressés de les corriger, elles recommandent la patience, elles montrent que Dieu ne peut pas mépriser les chrétiens encore judaïsants, mais qu'il se chargera lui-même de les corriger quand le temps sera venu.

2503 3. Que signifient donc ces paroles : « Aucun de nous ne vit pour soi-même ? » (Rm 14,7) Nous ne sommes pas libres : nous avons un Seigneur qui veut notre vie, et non notre mort; qui prend, à notre mort, à notre vie, plus d'intérêt que nous. Car il montre par là qu'il prend de nous plus de soin que nous n'en prenons nous-mêmes, qu'il regarde notre vie comme un trésor pour lui, et comme une perte notre mort. Car ce n'est pas seulement pour nous que nous mourons, mais aussi pour notre Maître, s'il nous arrive de mourir. La mort, ici, c'est la mort selon la foi. Il suffit, certes, pour prouver que Dieu s'inquiète de nous, de dire que c'est pour lui que nous vivons, que c'est pour lui que nous mourons. Toutefois, l'apôtre ne se contente pas de ces paroles ; il ajoute : « Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous appartenons au Seigneur » (Rm 14,8). Et, en passant de cette mort à la mort naturelle, afin de ne pas trop assombrir son discours, il donne une autre preuve, un signe éclatant de la providence de Dieu. Quel est ce signe? « Car c'est pour cela même que Jésus-Christ est mort et qu'il est ressuscité, afin d'avoir un empire souverain sur les morts et sur les vivants (Rm 14,9) ».

Soyez donc persuadés par là qu'il s'inquiète toujours de notre salut et de notre perfectionnement. Car si sa providence n'était pas à un si haut degré occupée de nous, quelle nécessité y avait-il pour lui à s'incarner parmi nous? Eh quoi ! son zèle à faire de nous ses membres l'a porté jusqu'à prendre la forme d'un esclave, jusqu'à mourir, et, après de telles preuves, il nous mépriserait ! Non, non; il ne voudrait pas perdre ce qui lui a coûté si cher. « Car», dit l'apôtre, « c'est pour cela même qu'il est mort »: C'est comme si l'on disait : Tel homme ne peut pas ne pas s'inquiéter de son esclave, car il se soucie fort de sa bourse. Et encore ne tenons-nous pas à notre argent autant que son amour l'attache à notre salut. Ce n'est pas de l'argent, c'est son propre sang qu'il a versé pour nous, et il ne pourrait pas abandonner ceux pour qui il a payé un si grand prix. Voyez maintenant comme l'apôtre nous montre la puissance ineffable du Seigneur : « Car c'est pour cela même », dit-il, « que Jésus-Christ est mort, et qu'il est ressuscité, afin d'avoir un empire souverain sur les morts et sur les vivants » ; et plus haut : « Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous appartenons au Seigneur ». Voyez-vous l'étendue de la domination? Voyez-vous la force invincible? Voyez-vous la Providence à qui rien n'échappe? Ne me parlez pas, dit-il, des vivants seuls, sa providence s'étend aussi aux morts. Mais si elle s'étend aux morts, il est bien évident qu'elle embrasse aussi les vivants; car le Seigneur n'a rien négligé de ce qui relève de cette souveraineté, et il s'est attribué la plus grande part de juridiction sur les hommes, et plus que de tout le reste, sans rien excepter, c'est de nous qu'il prend soin. Un homme achète un esclave à prix d'argent et s'attache à celui qui est devenu son esclave (388) à lui; c'est au prix de sa mort que Dieu nous a rachetés, et, après avoir tant dépensé, tant travaillé pour faire de nous sa propriété, il n'est pas possible qu’il ne fasse aucun cas de notre salut. Toutes ces réflexions de l'apôtre, c'est pour toucher le chrétien judaïsant, c'est pour l'empêcher d'oublier la grandeur du bienfait, c'est pour lui rappeler qu'il était mort et qu'il a recouvré la vie, qu'il n'a retiré de la loi aucun avantage, et qu'il ne peut, sans un excès d'ingratitude, abandonner celui dont il a tant reçu, pour retourner à la loi. Après l'avoir ainsi fortement averti, l'apôtre continue sur un ton plus doux : « Vous donc, pourquoi condamnez-vous votre frère? Et vous, pourquoi méprisez-vous le vôtre (Rm 14,10)? » Il semble parler des uns et des autres en les mettant au même rang; pourtant ses paroles laissent voir entre eux une grande différence. D'abord le titre de frère qu'il emploie, met un terme à la querelle ; pour en finir, il rappelle ensuite le jour terrible du jugement. Après avoir dit : « Et vous, pourquoi méprisez-vous le vôtre? » il ajoute : « Car nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ » (Rm 14,10). En parlant ainsi, il a l'air de faire des reproches aux plus avancés dans la foi, mais c'est au judaïsant qu'il porte un coup, car non-seulement il lui rappelle pour le toucher le bienfait reçu, mais il lui inspire l'épouvante par la considération du châtiment à venir. « Car nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ. Car il a été écrit », dit l'apôtre « Je jure par moi-même, dit le Seigneur, que tout genou fléchira devant moi, et que toute langue confessera que c'est moi qui suis Dieu. Ainsi chacun de nous rendra compte à Dieu de soi-même (Rm 14,11-12) ». Voyez-vous comme il frappe sur le chrétien judaïsant, tout en ayant l'air de ne s'attaquer qu'aux autres? Ses paroles, en effet, reviennent à ceci : De quoi vous occupez-vous? Est-ce vous qu'on punira pour eux? Il ne parle pas expressément de cette manière, mais c'est là ce qu'il fait entendre avec plus de ménagement en disant : « Car nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ. Ainsi chacun de nous rendra compte à Dieu de soi-même ». Et il invoque le témoignage du prophète constatant la sujétion à Jésus-Christ de tous les hommes sans exception, la sujétion de tous les hommes de l'Ancien Testament et de tous ceux qui ont reçu l'existence quels qu'ils soient. Et il ne dit pas simplement : Chacun adorera, mais : « Toute langue confessera », c'est-à-dire, qu'on aura des comptes à rendre de ses actions.

2504 4. Tremblez à l'aspect du Maître de toutes les créatures siégeant sur son tribunal, et ne partagez pas, ne déchirez pas l'Église en rejetant la grâce pour retourner à la loi. La loi a pour origine le même auteur que la grâce. Et que parlé-je de la loi ? C'est lui qui a fait les hommes et sous la loi, et avant la loi. Et ce n'est pas la loi qui vous redemandera des comptes, mais le Christ, qui en fera rendre et à vous et à toute la race des hommes. Voyez-vous comme l'apôtre a dissipé la crainte de la loi? Ensuite, ne voulant pas avoir l'air de s'être spécialement proposé d'inspirer l'épouvante, aimant mieux paraître, au contraire, avoir été conduit à cette réflexion par la suite naturelle des idées, il reprend son raisonnement : « Ne nous jugeons donc plus les uns les autres; mais jugez plutôt que vous ne devez pas donner à votre frère une occasion de chute et de scandale (Rm 14,15) ». Ces exhortations s'adressent également aux uns et aux autres, elles conviennent également aux deux partis, à ceux qui s'offensent des observances concernant les aliments et aux moins avancés qui s'irritent de la vivacité des réprimandes.

Quant à vous, ne considérez que les châtiments qui nous seront infligés si, sans aucun motif, nous scandalisons quelqu'un. En effet, si la réprimande intempestive, au sujet d'une action non permise, est défendue par l'apôtre, afin que nous ne soyons pas pour notre frère un sujet de scandale, si nous le scandalisons sans avoir en vue sa correction, quel châtiment ne subirons-nous pas? En effet, si c'est une faute que de ne pas sauver son frère, ce que prouve la parabole du talent enfoui, que sera-ce si on lui devient une occasion de chute? - Mais si le scandale vient de l'infirmité même de celui qui se scandalise ? — Eh bien ! c'est précisément pour cette raison que vous méritez tous les châtiments. Si votre frère était fort, il n'aurait pas besoin de tant de soins; c'est parce qu'il est faible qu'il faut l'entourer d'une grande sollicitude. Sachons donc la lui montrer, et, par tous les moyens, soutenons-le. Car nous n'aurons pas à rendre compte seulement de nos fautes particulières, mais de celles qu'auront commises les autres, scandalisés par nous. En ce qui concerne (389) nous-mêmes, les comptes seront sévères; si nous y ajoutons encore ces autres comptes, par quel moyen pourrons-nous nous sauver? Gardons-nous de croire que si nous trouvons des compagnons de nos fautes, ce sera pour nous une excuse; au contraire, ce sera pour nous un surcroît de châtiments; le serpent a été plus châtié que la femme; la femme, plus que l'homme; Achab avait ravi la vigne, Jézabel a été plus sévèrement punie, parce que c'était elle qui avait ourdi cette trame perfide et scandalisé le roi.

Il en sera de même pour vous, quand vous aurez causé la perte des autres, vous subirez des châtiments plus rigoureux que ceux dont vous aurez provoqué la chute. Car ce n'est pas tant le péché qui perd, que le scandale qui précipite les autres dans les péchés. Aussi l'apôtre dit-il : « Non-seulement ceux qui les font, mais aussi ceux qui approuvent ceux qui les font ». (Rm 1,32) Aussi, quand nous voyons des pécheurs, non-seulement gardons-nous de les précipiter dans le gouffre, mais sachons encore les retirer de l'abîme d'iniquité ; ne nous exposons pas à porter nous-mêmes les peines de la perdition d'autrui ; rappelons-nous sans cesse le tribunal terrible, le fleuve de feu, les liens qu'il est impossible de briser, les ténèbres où il n'y a plus une étincelle de lumière, le grincement de dents, le ver empoisonneur. Mais, direz-vous, Dieu est bon. Ainsi nous ne faisons en réalité que des phrases, et ce riche n'est pas châtié de ses froids mépris pour Lazare? et ces vierges folles ne sont pas chassées de la chambre de l'époux? et ceux qui ont refusé de nourrir Jésus-Christ, ne s'en vont pas dans le feu préparé pour le démon et pour ses anges? et celui qui était revêtu de vêtements souillés ne sera pas, pieds et poings liés, livré à la mort? et celui qui a exigé les cent deniers, n'a pas été livré aux bourreaux? et il n'y a pas de vérité dans cette parole prononcée contre les adultères : « Leur ver ne mourra point, leur feu ne s'éteindra point? » (Mc 9,43) Ce ne sont là que des paroles de menaces? — Oui, direz-vous. Et comment, je vous en prie, osez-vous proférer un tel blasphème; décider ainsi par vous-même? Je puis, moi, et par ce qu'a dit le Christ, et par ce qu'il a fait, vous démontrer le contraire. Si vous ne croyez pas aux châtiments à venir, croyez du moins aux faits accomplis ; les faits accomplis, les faits qui ont paru dans leur réalité, sont plus que des menaces et des phrases. Qui donc a englouti toute la terre, du temps de Noé, qui donc a opéré ce sinistre naufrage et toute la destruction de notre race? Qui donc ensuite a envoyé ces foudres et ces incendies sur la terre de Sodome? Qui donc a noyé toute l'armée d'Egypte dans la mer ? qui donc a fait périr six cent mille Israélites dans le désert? qui donc a brûlé la faction d'Abiron (Ps 105,17) ? qui donc a commandé à la terre d'ouvrir l'abîme qui a dévoré Coré, Dathan et ses complices? qui donc, en un instant, sous David, a exterminé soixante-dix milliers d'hommes (2S 24,15)? Dirai-je tous ceux qui ont été frappés un à un? Caïn livré à un supplice sans fin ? Charmen lapidé avec toute sa race (Jos 24) ? celui qui avait ramassé du bois le jour du sabbat, également lapidé (Nb 15,36)? ces quarante-deux enfants, sous Elisée, dévorés par les bêtes féroces, et que leur jeune âge n'a pas sauvés des rigueurs du châtiment? (2R 2,24)

2505 5. Si, même après la grâce, vous tenez à voir de pareils exemples, considérez tout ce qu'ont souffert les Juifs, comment les femmes ont mangé leurs propres enfants; les unes, les faisant cuire; les autres usant d'autres moyens. Voyez-les livrés à une famine insupportable, à des guerres terribles et multiples, dépassant, par l'excès des douleurs, toutes les anciennes tragédies. Et c'est le Christ qui a envoyé ces malheurs; entendez la prédiction qu'il en fait d'abord en paraboles, puis ensuite en termes clairs et exprès. Prédiction en paraboles : « Ceux qu’ils n'ont pas voulu m'avoir pour roi, qu'on les amène ici, et qu'on les tue en ma présence ». (Lc 19,27) La parabole de la vigne, la parabole des noces, même sens. Prédiction maintenant parfaitement claire, en termes exprès : ainsi cette menace : « Ils passeront par le fil de l'épée; ils seront emmenés captifs dans toutes les nations; les nations sur la terre seront dans la consternation, la mer faisant un bruit effroyable par l'agitation de ses flots, et les hommes sècheront de frayeur ». (Lc 21,24) Et encore : « Car l'affliction de ce temps-là sera si grande, qu'il n'y en a point eu de pareille depuis le commencement du monde ». (Mt 24,21) Quant à Ananie et à Saphire pour le vol de quelques pièces (390) d'argent, quel châtiment n'ont-ils pas subi, vous le savez tous ». (Ac 5,1) Ne voyez-vous pas tous les jours des calamités publiques? Ne sont-ce pas là des réalités? Ne voyez-vous pas même encore maintenant des malheureux que la faim consume? Ne voyez-vous pas des lèpres, d'autres maladies encore? Des vies qu'afflige une indigence perpétuelle? Et ceux qui souffrent mille maux insupportables?

Comment serait-il juste que les uns fussent frappés, que les autres ne fussent pas frappés? Si Dieu n'est pas injuste, et il est certain que Dieu n'est pas injuste, il est absolument nécessaire que vous soyez puni de vos péchés; si son amour pour les hommes lui défend de les punir, selon vous, tels et tels ne devaient donc pas être punis. C'est donc pour confondre cette fausse espérance des pécheurs que Dieu punit dès ici-bas tant de monde. C'est afin que si vous ne croyez pas aux menaces, vous croyiez au moins aux supplices réellement infligés; il y a une autre raison encore : comme les anciennes vengeances nous inspirent moins de terreur, Dieu les renouvelle de siècle en siècle pour réveiller les lâches. Mais pourquoi, dira-t-on, ne pas châtier ici-bas tous les hommes? C'est pour donner aux autres le temps du repentir. Pourquoi n'attend-il pas l'autre vie pour les punir tous ? C'est afin qu'on ne doute pas de sa providence. Que de brigands ont été pris, et combien sont partis d'ici-bas, sans avoir été punis? Où est donc la bonté de Dieu, où est la justice de son jugement? Car à présent, c’est moi qui ai le droit de vous interroger. Si personne absolument n'avait été puni, vous pourriez vous prévaloir de cette observation ; mais s'il est vrai que les uns sont punis, que les autres ne le sont pas, même pour des péchés plus graves, peut-il être raisonnable que les mêmes fautes n'entraînent pas les mêmes expiations? Peut-on soutenir que ceux qui ont été punis ne l'ont pas été injustement? Pourquoi donc tous ne sont-ils pas châtiés ici-bas? Ecoutez la justification que vous fait entendre le Christ, à ce sujet.

Quelques hommes ayant été tués par la chute d'une tour, certaines personnes ne savaient que penser, Jésus leur dit : « Pensez-vous que ce fussent les plus grands pécheurs? Non, je vous en assure ; mais si vous ne faites pas pénitence, vous tous, vous périrez semblablement » (Lc 13,3) ; exhortation pour nous à ne pas prendre confiance lorsque les autres étant punis, nous qui sommes de si grands coupables, nous ne subissons pas de punition. Car, si nous ne changeons pas, nous serons punis sans aucun doute. — Et pourquoi, dira-t-on, une punition éternelle pour si peu de temps qu'ici-bas nous avons péché? — Et pourquoi l'homme qui a mis si peu de temps ici-bas à commettre un meurtre, et qui n'en a commis qu'un, est-il condamné pour toujours à la peine des mines? — Mais Dieu n'agit pas de même, répond-on. Comment donc se fait-il qu'il ait retenu, pendant trente-huit ans, le paralytique sous le coup d'un châtiment si rigoureux? La preuve qu'il le punissait de ses péchés, écoutez, le Christ l'a donnée lui-même : « Vous voyez que vous êtes guéri, ne péchez plus à l'avenir, de peur qu'il ne vous arrive quelque chose de pis ». (Jn 5,14),Toutefois, direz-vous, le châtiment a eu un terme. Mais, dans l'autre monde, les choses ne se passeront pas de même : châtiment sans fin; écoutez le Christ : « Leur ver ne mourra point, leur feu ne s'éteindra point ». (Mc 9,44) Et encore: « Ils iront, ceux-ci dans la vie éternelle, ceux-là dans l'éternel supplice ». (Mt 25,46) Si la vie est éternelle, le supplice aussi est éternel. Voyez les menaces qu'il a faites aux Juifs? N'ont-elles pas eu leur effet? N'ont-elles été que vaines paroles ? « Il n'en restera pas pierre sur pierre ». (Mt 24,2) En est-il resté? Et encore, quand le Christ a dit : « L'affliction de ce temps-là sera si grande qu'il n'y en a pas eu de pareille ? » (Mt 5,21) L'événement a-t-il eu lieu? Lisez l'histoire de Josèphe, et vous pourrez à peine respirer, rien qu'au récit de ce qu'ils ont souffert pour leurs fautes. Ce que j'en dis, ce n'est pas pour vous affliger, c'est pour vous rendre plus fermes dans votre marche; je ne veux pas par d'inutiles caresses vous conduire à d'affreux malheurs. Car enfin, je vous le demande, ne méritez-vous pas un châtiment si vous péchez? Ne vous a-t-il pas tout prédit? Ne vous a-t-il pas menacé? Ne vous a-t-il pas inspiré des craintes? N'a-t-il pas tout fait pour votre salut à vous? Ne vous a-t-il pas donné l'eau qui régénère, ne vous a-t-il pas remis tout ce que vous aviez fait auparavant? Après cette rémission, après cette ablution, ne vous a-t-il pas encore donné, à vous pécheur, le secours de la pénitence? Ne vous a-t-il pas encore, même après tous ces dons, (391) rendu facile la voie de la rémission des péchés ?

2506 6. Ecoutez donc ce qu'il a commandé : Si vous pardonnez à votre prochain, je vous pardonne moi aussi, dit-il. (Mt 6,14) Où est la difficulté? « Assistez l'orphelin, faites justice à la veuve, et venez, et soutenez votre cause contre moi », dit-il; « et quand vos péchés seraient comme l'écarlate, je vous rendrai blanc comme neige ». (Is 1,17-18) Qu'y a-t-il de pénible là dedans ? « Dites vous-même vos péchés, afin que vous soyez justifié ». (Is 43,26) Où est la difficulté? « Rachetez vos péchés par des aumônes». (Da 4,24) Faut-il verser beaucoup de sueur pour cela? Le publicain dit : « Ayez pitié de moi qui suis un pécheur » (Lc 18,13), et il descendit purifié. Faut-il tant se fatiguer pour imiter le publicain ? Mais en dépit de si grands exemples, vous ne voulez pas encore croire à la punition, au châtiment ? Vous ne croyez donc pas que le démon même soit châtié ! «Allez », dit-il, « au feu préparé pour le démon et pour ses anges ». (Mt 25,41) S'il n'y avait pas de géhenne, il ne serait pas puni; s'il est puni, évidemment nous aussi, qui faisons ses oeuvres, nous devons être punis; car nous aussi nous avons désobéi, quoique nous n'ayons pas désobéi de la même manière. Comment donc osez-vous tenir un pareil langage ? Quand vous dites : Dieu est bon, et il ne punira pas, il en résulte que s'il punit, à vous entendre, il n'a plus de bonté. Ne voyez-vous pas quels discours le démon seul vous inspire ? Eh quoi ! les moines qui ont pris pour eux les montagnes, qui exercent la piété sous mille formes, seront-ils frustrés de leur couronne ? Car enfin, si les méchants ne sont pas châtiés, si toute rétribution est supprimée, on pourra bien dire aussi qu'il n'y a pas de couronnes pour les bons. Nullement, me répondez-vous, car ce qui est digne de Dieu, c'est qu'il y existe un paradis et point d'enfer. Donc et le fornicateur, et l'adultère, et celui qui a commis un nombre considérable d'actions mauvaises, jouiront des mêmes biens que ceux qui ont pratiqué la chasteté, la sainteté ; Néron se tiendra à côté de Paul, ou plutôt ce sera le démon qui sera en compagnie de l'apôtre. Car s'il n'y a pas d'enfer, et qu'il y ait une résurrection, les méchants jouiront des mêmes biens que les justes. Où est l'homme assez en démence pour le soutenir? Ou plutôt quel démon tiendrait ce langage? Les démons confessent qu'il y a un enfer: de là vient qu'ils s'écriaient : « Etes-vous venu ici pour nous torturer avant le temps? » (Mt 8,29)

Comment n'êtes-vous pas saisi de crainte et d'horreur ? Les démons confessent, et vous niez? Et comment ne voyez-vous pas quel est l'auteur de ces opinions perverses ? Celui qui, au commencement, a trompé l'homme, qui, en lui présentant l'espoir de biens plus considérables, lui a fait perdre ceux qu'il avait dans ses mains, le démon, c'est lui qui lui suggère maintenant encore de pareils discours, de pareilles pensées ; et s'il tient à persuader à quelques-uns qu'il n'y a pas d'enfer, c'est précisément pour les précipiter dans l'enfer; et au contraire, Dieu menace de l'enfer, et a préparé l'enfer, afin que vous viviez de manière à ne pas tomber dans l'enfer. Mais voyons, raisonnons : si, quoique l'enfer existe, le diable vous persuade du contraire, comment se fait-il que les démons l'aient avoué cet enfer qui n'existe pas, ces démons qui tiennent avant tout à ce que nous n'en soupçonnions pas l'existence, afin que la sécurité entretenant notre nonchalance, nous tombions avec eux dans ce feu éternel? Mais comment donc, me dira-t-on, l'ont-ils avoué? En subissant la contrainte exercée sur eux.

Il faut donc méditer toutes ces réflexions, et renoncer à se tromper soi-même et à tromper les autres en répétant de funestes discours. Ceux qui les tiennent seront punis de prononcer des paroles qui tournent en dérision des choses terribles, qui détournent du salut un grand nombre de personnes disposées à faire leur salut. Des barbares, des Ninivites ont donné un meilleur exemple. C'étaient, en toutes choses, des ignorants; mais quand on leur dit que leur ville allait être bouleversée, non-seulement ils crurent, mais ils poussèrent des gémissements, et ils se couvrirent de sacs, et ils furent dans la consternation, et ils ne cessèrent de donner tous ces signes de douleur que quand ils eurent apaisé la colère de Dieu. Et vous, qui savez tant de choses, vous tournez en dérision la parole de Dieu ? Il vous arrivera donc le contraire de ce qui est arrivé aux Ninivites. De même que, pour avoir reçu les menaces de Dieu avec crainte, ils n'ont pas subi le supplice, de même, vous, pour avoir méprisé la menace, vous éprouverez le châtiment. Aujourd'hui vous traitez notre parole (392) de chimère, il n'en sera pas de même quand l'expérience sera là pour vous persuader. Eh ! ne voyez-vous pas, même sur cette terre, ce que Dieu a fait ? Comment il n'a pas admis les deux larrons au même partage; ne voyez-vous pas qu'il a introduit l'un dans son royaume, qu'il a rejeté l'autre dans l'enfer? Et que parlé-je du larron et du meurtrier? Il n'a pas épargné son apôtre devenu traître; il voyait bien qu'il allait se pendre, qu'il allait s'étrangler, il le voyait crevé par le milieu du corps [car : « Il a crevé par le milieu du ventre, et toutes ses entrailles se sont répandues] » (Ac 1,48); le Christ voyait toute cette tragédie d'avance, et il a laissé le misérable à son sort, afin de vous apprendre par un spectacle présent à croire à toutes les vérités de l'avenir.

Gardez-vous donc de vous tromper vous-mêmes en obéissant au démon ; car ce sont ses inspirations que vous écoutez. Si des juges, des maîtres, des précepteurs, quoique barbares, honorent les bons et punissent les méchants, comment serait-il conforme à la nature de Dieu de faire le contraire, et de décerner le même traitement au bon et à celui qui ne l'est pas? Et d'où viendra la délivrance qui nous affranchira de la perversité? Aujourd'hui, dans l'attente des supplices, au milieu de tant de terreurs inspirées par les juges, par les lois, les méchants ne renoncent pas encore au crime; quand ils en seront venus à n'avoir plus de crainte, non-seulement parce qu'ils croiront ne pouvoir pas tomber dans l'enfer, mais encore parce qu'ils espéreront d'entrer dans le royaume des cieux, quel terme mettront-ils à leur perversité? Est-ce de la bonté, je vous en prie, d'encourager le mal, d'établir un prix pour la corruption, d'admettre au même traitement le sage et le déréglé, le fidèle et l'impie, Paul et le démon? Jusqu'à quand nous repaîtrons-nous de frivolités? Je vous en conjure, guérissez-vous de ce délire, rentrez en vous-mêmes, persuadez-vous qu'il faut craindre, qu'il faut trembler, afin d'être affranchis de l'enfer, afin d'obtenir, après cette vie passée dans la sagesse, les biens de l'autre vie, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduit par M. PORTELETTE.


Chrysostome sur Rm 2305