Chrysostome sur Rm 1400

HOMÉLIE 14 - AINSI, MES FRÈRES, NOUS NE SOMMES POINT REDEVABLES A LA CHAIR.

1400 CAR SI C'EST SELON LA CHAIR QUE VOUS VIVEZ, VOUS MOURREZ; MAIS SI, PAR L'ESPRIT, VOUS MORTIFIEZ LES OEUVRES DE LA CHAIR, VOUS VIVREZ. (Rm 8,12-27)

(296) Analyse.

1. Il faut mortifier la chair, mais seulement dans ses inclinations mauvaises, et non dans ses fonctions utiles.
2. L'Esprit de Dieu doit tout conduire en nous, l'âme et le corps, c'est à cette condition que nous devenons enfants de Dieu, non simplement comme les Juifs, mais d'une manière plus haute.
3. Commencement de la prière des catéchumènes. — Dieu a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils, et c'est lui qui nous fait dire à Dieu : Notre Père. — Nous sommes donc les fils de Dieu, et non-seulement ses fils, mais ses héritiers, et non-seulement ses héritiers, mais les cohéritiers de Jésus-Christ.
4. Cet héritage de la gloire future est tel que les peines de cette vie présente sont sans proportion avec lui.
5. Cette gloire sera telle encore que toute la création soupire après elle de concert avec l'homme. — Car la création faite pour l'homme sera elle-même transformée et délivrée de l'asservissement à la corruption.
6. Nous avons déjà reçu les prémices de cette gloire, les prémices de l'Esprit, comment le reste pourrait-il nous manquer? — Vivons donc en espérance, attendons dans la patience. — L'espérance a pour objet, non ce qui se voit, mais ce qui ne se voit pas encore.
7. A la patience qui est notre fait se joint le don de l'Esprit-Saint qui nous excite à l'espérance, et par elle adoucit nos peines. Ce n'est pas seulement dans les moments difficiles que la grâce nous assiste, c'est encore dans les circonstances ordinaires de la vie, par exemple elle nous apprend ce qu'il est utile que mous demandions à Dieu. — Explication de cette parole un peu obscure : Mais l'Esprit lui-même prie pour nous par des gémissements inénarrables.
8. Bonté de Dieu envers les hommes, démontrée par celle dont il a usé envers les Juifs.
9-11. Longue et pathétique exhortation à la pratique de l'aumône.

1401 1. Après avoir montré combien est grande la récompense de la vie spirituelle, qu'elle fait habiter le Christ en nous, qu'elle vivifie les corps morts, qu'elle donne des ailes pour s'élever vers le ciel, qu'elle rend plus facile le chemin de la vertu, il en déduit nécessairement un avertissement, et dit : Donc nous ne devons pas vivre selon la chair. Ce n'est cependant point ainsi qu'il s'exprime : son langage est plus vif et plus ferme : nous sommes redevables à l'Esprit ; car c'est là évidemment le sens de ces mots : « Nous ne sommes point redevables à la chair » Rm 8,12. C'est ce qu'il démontre partout, en faisant voir que les dons de Dieu n'étaient point dus, mais sont de purs effets de la grâce ; et que ce que nous avons fait ensuite n'est point libéralité, mais simple dette. Car c'est là ce qu'il entend, quand il dit « Vous avez été achetés chèrement; ne vous faites point esclaves des hommes » (1Co 7,23); et: « Vous n'êtes plus à vous-mêmes » (1Co 6,19). Ailleurs il s'exprime encore là-dessus en ces termes : « Parce que si un seul est mort pour tous, donc tous sont morts ; « et le Christ est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux ». (2Co 5,14) Ici il rend la même pensée par ces expressions : « Nous sommes redevables ». Après avoir dit : « Nous ne sommes point redevables à la chair », de peur que vous ne l'entendiez de la nature même de la chair, il ne se tait point là-dessus, et ajoute : « Pour vivre selon la chair ». Au fait nous devons à la chair bien des choses : la nourriture, l'entretien, le repos, les remèdes dans ses maladies, le vêtement et mille autres soins encore. De peur donc que vous ne vous imaginiez que son intention est de supprimer ces devoirs, quand il dit : « Nous ne sommes point redevables à la chair », il interprète lui-même sa pensée en disant : « Pour vivre selon la chair ». Je retranche, nous dit-il, tous les (297) soins qui conduisent au péché, mais je veux tout ce qui est nécessaire à l'entretien : et c'est ce qu'il exprime plus bas. En effet, après avoir dit qu'il ne faut point avoir souci de la chair, il ne s'en tient pas là, mais il ajoute : « Pour les passions » Rm 8,13, ce qui signifie encore ici: Qu'on lui donne des soins, nous les lui devons : mais ne vivons pas selon la chair, c'est-à-dire, ne lui abandonnons pas l'empire sur notre vie. C'est à elle de suivre, et non de commander ; elle ne doit point régler notre vie, mais recevoir les lois de l'Esprit.

Après avoir fixé ce point, et prouvé que nous sommes redevables à l'Esprit, voulant montrer de quels bienfaits, il ne mentionne pas (et c'est ici surtout qu'il faut admirer sa prudence), il ne mentionnera, dis-je, les biens passés, mais les biens à venir. Pourtant les premiers en valaient bien la peine ; néanmoins il n'en dit rien, il ne rappelle point ces ineffables bienfaits, et ne parle que de l'avenir. C'est que d'ordinaire un bienfait passé fait moins d'impression sur la foule qu'un bien à venir et qu'un bien en expectative. Après avoir ainsi complété sa pensée, il les attriste d'abord et les effraie, en leur rappelant les maux qu'engendre la vie selon la chair : « Car si c'est selon la chair que vous vivez, vous mourrez » (Rm 8,13), faisant allusion à la mort éternelle, au châtiment et au supplice de l'enfer. Et même à y regarder de près, l'homme qui vit selon la chair est mort déjà dès cette vie, comme nous vous l'avons démontré dans le discours précédent. « Mais si, par l'esprit, vous mortifiez les oeuvres de la chair, vous vivrez » (Rm 8,13). Voyez-vous qu'il ne parle pas de la nature du corps, mais des oeuvres de la chair? En effet, il ne dit pas: Si par l'esprit vous mortifiez la nature du corps, vous vivrez; mais « Les oeuvres » ; non pas même toutes les oeuvres, mais les mauvaises, comme la suite le fait voir : Si vous faites cela, dit-il, vous vivrez. Et comment cela pourrait-il se faire, s'il s'agissait de tous les actes ? Car voir, entendre, marcher, sont des actions du corps, et si nous devions les mortifier, nous éteindrions en nous la vie jusqu'à nous rendre coupables d'homicide. Quelles sont donc les actions qu'il nous dit de mortifier ? Celles qui nous portent au mal, celles qui tendent au vice et qui ne peuvent se mortifier que par l'Esprit. Mortifier les autres ce serait vous suicider, ce qui n'est point permis ; mais celles-ci seulement doivent être mortifiées par l'Esprit : quand l'Esprit est là, tous les flots sont apaisés, les passions sont comprimées, plus rien ne se révolte en nous. Voyez-vous, ainsi que je le disais tout à l'heure, comme il nous excite par l'espoir des biens à venir, et montre que nous ne sommes pas seulement redevables pour les bienfaits passés ? La rémission des fautes passées, nous dit-il, n'est pas le seul bienfait de l'Esprit, mais il nous assure encore la possession des biens futurs et nous rend dignes de la vie éternelle. Il y ajoute encore une autre récompense, en disant : « Car tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu (Rm 8,14) ».

1402 2. Cette nouvelle couronne est bien plus précieuse que la première. Aussi ne dit-il pas simplement : Ceux qui vivent par l'Esprit de Dieu, mais : « Ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu » (Rm 8,14), indiquant ainsi que cet Esprit veut être le maître de notre vie, le pilote de la nacelle, le conducteur du char à deux chevaux. Car ce n'est pas seulement le corps, mais aussi l'âme que l'apôtre assujettit à ses rênes. Il ne veut point que l'âme agisse de sa propre autorité, mais il soumet ses facultés à la puissance de l'Esprit. Et de peur que, se fiant à la grâce du baptême, on ne se néglige dans sa conduite, il affirme que, si étant baptisé, vous ne vous laissez point conduire par l'Esprit, vous perdez la dignité dont vous étiez honoré et le privilège de l'adoption. Aussi ne dit-il point : Ceux qui ont reçu l'Esprit, mais : « Ceux qui sont conduits par l'Esprit ». C'est-à-dire, ceux qui sont ainsi gouvernés pendant toute leur vie, ceux-là sont fils de Dieu. Puis, comme cette dignité avait été accordée aux Juifs, (car il est écrit : « J'ai dit : Vous êtes des dieux et tous fils du Très-Haut.» (Ps 71); et encore : « J'ai engendré des fils et je les ai élevés » (Is 1,2); et encore: « Israël mon premier-né » (Ex 4,22); et dans Paul lui-même : « Auxquels appartient l'adoption » (Rm 9,4); il démontre quelle grande différence il y a entre ces deux honneurs. Si les noms sont les mêmes, nous dit-il, il n'en est pas ainsi des choses. Et il en donne la démonstration, en établissant une comparaison entre les justes, entre les dons eux-mêmes, et en parlant de l'avenir; et d'abord il rappelle ce qu'on leur avait donné. Qu'était-ce donc? L'esprit de servitude; c'est pourquoi il ajoute : «Aussi vous n'avez point reçu de nouveau (298) l'esprit de servitude qui inspire la crainte » (Rm 8,15). Puis, sans parler de ce qui est opposé à l'esprit de servitude, c'est-à-dire de l'esprit de liberté, il exprime quelque chose de bien préférable : « L'Esprit d'adoption », qui donnait aussi la liberté : « Mais vous avez reçu l'esprit d'adoption des fils » (Rm 8,15). Voilà qui est évident; mais qu'est-ce que l'esprit de servitude? Ceci n'est pas aussi clair. Il est donc nécessaire de l'expliquer: car ce n'est pas seulement une obscurité, mais une grande difficulté.

En effet, le peuple juif n'avait point reçu l'Esprit; que veut donc dire l'apôtre? Il donne ce nom à la lettre parce qu'elle était spirituelle, comme il l'a donné à la loi, à l’eau qui sortit du rocher, à la manne. Il a dit en effet : « Ils ont tous mangé la même nourriture spirituelle et ils ont bu le même breuvage spirituel ». (1Co 10,3) Il en a dit autant de la pierre : « Car ils buvaient de la pierre spirituelle qui les suivait». (1Co 10,4) Comme tout cela était au-dessus de la nature, il-lui donnait le nom de spirituel, mais non parce que ceux qui y participaient avaient reçu l'Esprit. Et comment la lettre était-elle une lettre de servitude? Passez en revue toutes leurs institutions, et vous le verrez clairement. Le châtiment leur venait immédiatement, la récompense ne se faisait point attendre; réglée dans sa mesure et comparable au salaire quotidien d'un domestique; de tous côtés ils avaient devant les yeux des sujets de crainte, des purifications corporelles, une modération qui ne s'étendait qu'aux actes.

Chez nous il n'en est pas de même: car l'esprit et la conscience doivent être purs. En effet le Christ ne nous dit pas : Tu ne tueras point, mais : Tu ne te mettras point en colère; il ne dit pas : Tu ne commettras point l'adultère, mais : Tu ne jetteras point de regard impudique; afin que la vertu et les bonnes oeuvres ne soient plus le résultat de la crainte, mais les fruits de notre amour pour lui. Il ne nous promet plus une terre où coulent des ruisseaux de miel et de lait, mais que nous serons les cohéritiers de son Fils unique : pour nous détacher entièrement des biens présents, il nous en promet qui seront vraiment dignes d'enfants de Dieu, où il n'y aura plus rien de sensible ni de corporel, mais où tout sera spirituel. En sorte que si les Juifs avaient le nom de fils, ils étaient pourtant esclaves; tandis que, devenus libres, nous avons reçu l'adoption et nous attendons le ciel; à eux, Dieu parlait par d'autres; à nous, il parle par lui-même; ils n'agissaient que par un motif de crainte, tandis que les spirituels agissent par le désir et par l'amour-, comme ils le font assez voir en dépassant les préceptes. Les Juifs, comme des mercenaires et des ingrats, ne cessaient jamais de murmurer; les spirituels ne cherchent que le bon plaisir du Père; les Juifs, une fois les bienfaits reçus, blasphémaient; nous, nous rendons grâces même au sein des périls. S'il s'agit de la punition des pécheurs, la différence est grande encore. Nous ne nous convertissons point comme eux, par crainte d'être lapidés, brûlés, mutilés par les prêtres; il suffit que nous soyons exclus de la table paternelle et condamnés à une absence d'un nombre de jours déterminés. Chez les Juifs, l'adoption était un titre purement honorifique; chez nous les effets suivent, la purification par le baptême, le don de l'Esprit, tous les autres biens en abondance. Il y aurait bien d'autres choses à dire pour montrer la noblesse de notre condition et la bassesse de la leur; l'apôtre se contente de les indiquer par ces mots d'esprit, de crainte, d'adoption ; puis il passe à une autre preuve, pour démontrer que nous avons l'esprit d'adoption. Quelle est cette preuve? « Dans lequel nous crions : Abba, le Père (Rm 8,15) ».

1403 3. Or, ce que cela vaut, les initiés le savent, eux qui reçoivent l'ordre de prononcer ce mot pour la première fois dans la prière mystique. Mais quoi ! direz-vous, est-ce que les Juifs ne donnaient pas aussi à Dieu le nom de Père? N'entendez-vous pas Moïse dire : « Tu as abandonné le Dieu qui t'a engendré? » (Dt 32,18) N'entendez-vous pas Malachie dire en forme de reproche : « Un seul Dieu nous a créés, nous n'avons tous qu'un Père? » (Ml 2,10) Malgré ces textes et bien d'autres encore, nous ne voyons nulle part que les Juifs appelassent Dieu leur père et l'invoquassent sous ce nom. Et nous tous, prêtres et simples fidèles, princes et sujets, nous avons ordre de prier ainsi. Ce mot, nous l'avons prononcé pour la première fois après l'enfantement merveilleux, après cette naissance étonnante et extraordinaire. D'ailleurs, si les Juifs appelaient ainsi Dieu, ce n'était point par une inspiration propre; tandis que ceux qui vivent sous la loi de grâce, le font par le mouvement et l'action de l'esprit. Car, comme il y a un esprit de sagesse, par lequel les insensés (299) deviennent sages, ainsi que l'enseignement le fait voir; un esprit de force, par lequel les faibles ressuscitaient les morts et chassaient les démons; un esprit de grâce de guérisons, un esprit de prophétie, un esprit de langues ainsi il y a un esprit d'adoption. Et comme nous reconnaissons l'esprit de prophétie, lorsque celui qui le possède prédit l'avenir, non par son inspiration personnelle, mais par le mouvement de la grâce; ainsi reconnaissons-nous l'esprit d'adoption quand celui qui l'a reçu donne à Dieu le nom de Père, mû en cela par l'Esprit. Et voulant montrer que c'est bien d'enfants légitimes qu'il s'agit, l'apôtre emploie la langue hébraïque. En effet, il ne dit pas seulement : « Père », mais : « Abba, le père » (Rm 8,15) : expression que les enfants légitimes emploient à l'égard de leur père.

Quand il a ainsi donné la différence d'après les institutions, la grâce accordée, la liberté, il produit encore une autre preuve de l'excellence de cette adoption. Quelle est cette preuve?

« L'Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu (Rm 8,16) ». Je ne m'appuie pas seulement sur ce mot, dit-il, mais sur la raison même de ce mot; je dis tout cela sous l'inspiration même de l'Esprit. C'est ce qu'il explique ailleurs plus clairement en disant : « Dieu a envoyé dans vos coeurs l'Esprit de son Fils, criant : Abba, le Père ». (Ga 4,6) Qu'est-ce que cela veut dire : « Rend témoignage à notre esprit? » c'est-à-dire : Le Paraclet rend témoignage au don qui nous a été fait. Ce n'est pas seulement la voix du don, mais aussi celle du Paraclet qui nous a fait le don; car c'est lui-même qui par sa grâce nous a appris à parler ainsi. Or, quand l'Esprit rend témoignage, quel moyen de douter? Si c'était un homme, un ange, un archange, ou quelque autre puissance de ce genre, qui nous fît cette promesse, on aurait peut-être raison de se défier; mais quand c'est la puissance suprême, celle qui nous a fait le don, qui nous rend témoignage par la prière même qu'elle nous ordonne de lui adresser, comment élever un doute sur notre dignité ? Si un roi élisait quelqu'un et proclamait devant tout le monde l’honneur qu'il lui fait, aucun de ses sujets n'oserait le contredire.

« Mais si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers (Rm 8,17) ». Voyez-vous comme il augmente le don peu à peu? Car, comme on peut être enfant sans être héritier, (en effet tous les enfants ne sont pas héritiers), il a soin d'ajouter que nous sommes aussi héritiers. Or les Juifs, outre qu'ils n'ont point joui d'une telle adoption, ont été exclus de l'héritage. « Car il fera mourir misérablement ces misérables, et il donnera sa vigne à d'autres vignerons ». (Mt 21,41) Auparavant le Christ avait déjà dit : « Beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et auront place avec Abraham ; tandis que les enfants du royaume seront jetés dehors ». (Mt 8,11-12) Mais Paul ne s'arrête pas là; il dit encore quelque chose de plus, savoir que nous sommes « Héritiers de Dieu » ; c'est pourquoi il ajoute : « Nous sommes aussi héritiers de Dieu » ; et non simplement héritiers, mais, ce qui est plus encore : « Cohéritiers du Christ ». Voyez-vous comme il s'efforce de nous amener jusqu'auprès du Seigneur? Comme tous les enfants ne sont pas héritiers, il montre que nous sommes tout à la fois enfants et héritiers. Puis, comme tous les héritiers n'héritent pas de grands biens, il fait voir que les héritiers de Dieu possèdent cet avantage. Enfin, comme on peut être héritier de Dieu, et cependant n'être pas cohéritier du Fils unique, il déclare que cet honneur nous appartient encore. Et voyez sa sagesse quand il traite un sujet triste, qu'il parle du châtiment réservé à ceux qui vivent selon la chair, et dit, par exemple, qu'ils mourront, il est bref; mais quand il aborde une question plus agréable, il s'étend, il devient prolixe, il entre dans le détail des récompenses et mentionne des dons aussi grands que variés. Si c'est une grâce ineffable d'être enfant, pensez ce que c'est que d'être héritier. Et si c'est une grande chose d'être héritier, c'est beaucoup plus encore d'être cohéritier. Puis, pour montrer que ce n'est pas seulement un don de la grâce, et pour rendre croyable ce qu'il vient de dire, il ajoute : « Pourvu que nous souffrions avec lui, afin d'être glorifiés avec lui » (Rm 8,17). C'est-à-dire, si nous avons partagé les tristesses, à bien plus forte raison aurons-nous part aux joies. Comment, en effet, celui qui nous a comblés de bienfaits quand nous n'avions rien mérité, ne nous en accorderait-il pas encore bien davantage, quand il nous aura vus travailler et tant souffrir ?

1404 4. Après avoir donc montré qu'il y a ici rétribution et récompense, pour rendre croyable ce qu'il a dit et dissiper tous les doutes, il fait (300) voir que cette rétribution a cependant le caractère de la grâce; d'une part, son but est de faire accepter ce qu'il avance par ceux mêmes qui hésitent, et empêcher de rougir ceux qui ont reçu le don, comme s'ils étaient toujours sauvés gratuitement; de l'autre, il veut nous apprendre que Dieu rétribue toujours le travail bien au-delà du mérite: Aussi, d'un côté il a dit : « Pourvu que nous souffrions avec lui, afin d'être glorifiés avec lui »; et de l'autre, il ajoute : « Les souffrances du temps présent n'ont point de proportion avec la gloire future qui sera révélée en nous (Rm 8,18) ». Plus haut il demandait de l'homme spirituel la réforme de ses moeurs, en disant : Vous ne devez pas vivre selon la chair; par exemple, il faut que celui qui est sujet à la concupiscence, à la colère, à l'amour des richesses, à la vaine gloire, triomphe de ces passions; ici, après lui avoir rappelé le don tout entier, le passé et le futur; l'avoir exalté par l'espérance; l'avoir placé près du Christ, et déclaré cohéritier du Fils unique, il l'exhorte à prendre courage et l'appelle enfin aux dangers. Eu effet, ce n'est pas la même chose de surmonter nos passions ou de supporter les épreuves extérieures, la flagellation, la faim, l’exil, la prison, les chaînés, le supplice, car tout ceci demande une âme plus généreuse et plus ardente.

Et voyez comme il contient et exalte tout à la fois l'esprit des combattants ! Après avoir: montré que la rétribution sera plus grande que le travail, il exhorte plus vivement, mais ne souffre pas qu'on s'enorgueillisse, puisque les peines sont bien au-dessous des récompenses. Il a même dit ailleurs : « Car les tribulations si courtes et si légères de la vie présente produisent en nous le poids éternel d'une gloire sublime et incomparable ». (2Co 4,17) Là il parlait à des hommes plut sages; ici, il ne veut pas que les tribulations soient légères, mais il console par l'espoir de la récompense future, en disant: « Pour moi, j'estime que les souffrances du temps présent n'ont point de proportion... » Il n'ajoute pas : Du repos futur, mais ce qui est beaucoup plus : « De la gloire future ». En effet, là où il y a repos, il n'y a pas nécessairement gloire ; mais là où il y a gloire, il y a certainement repos. Ensuite, tout en disant gloire future, il indique qu'elle est déjà présente, puisqu'il ne dit pas : De la gloire qui sera, mais : De la gloire future qui sera révélée en nous, c'est-à-dire qui existe déjà, quoique cachée; ce qu'il exprime ailleurs plus clairement, quand il dit «Notre vie est cachée avec le Christ en Dieu ». (Col 3,3) Comptez donc sur cette gloire; car elle est déjà prête, elle attend votre travail. Que si le délai vous attriste, faites-vous-en, au contraire, un sujet de joie : c'est parce qu'elle est grande,. ineffable, bien au-dessus de l'état présent, qu'on vous la tient en réserve pour l'autre vie. Car ce n'est pas sans raison que Paul dit: « Les souffrances du temps présent »; c'est pour noirs faire voir que la gloire les surpasse, non-seulement en qualité, mais aussi en quantité. En effet nos souffrances, quelles qu'elles puissent être, se terminent avec la vie présente ; mais les biens futurs s'étendent aux siècles infinis. Et comme il ne peut tout expliquer, tout dire en détail, il résume tout sous le nom de la gloire, la chose qui nous paraît la plus désirable : on la regarde en effet comme le sommaire, comme le comble de tous les biens.

Relevant encore son auditeur d'une autre manière, il parle pompeusement de la -création, voulant établir deux points par ce qu'il va dire : le mépris des biens présents, le désir des biens à venir, et un troisième encore qui l'emporte sur les deux premiers : il veut prouver combien Dieu a à coeur les intérêts du genre humain, et en quel honneur il tient notre nature. Ensuite, au moyen de ce seul dogme, il détruit, comme des toiles d'araignée, comme de purs jeux d'enfants, tous les systèmes que les philosophes ont forgés sur ce monde. Mais pour mieux éclaircir ceci, écoutons-le parler : « Aussi la créature attend d'une vive attente la manifestation du Fils de Dieu. Car elle est assujettie à la vanité, non point volontairement, mais à cause de celui qui l'y a assujettie dans l'espérance (Rm 8,19-20) ». C'est-à-dire : la créature éprouve de vives souffrances, dans l'attente des biens dont nous avons parlé ; car le terme grec dont se sert l'apôtre (1) signifie une attente impatiente. Et pour rendre la figure plus vive, il personnifie le monde entier : comme faisaient aussi les prophètes, qui nous représentent les fleuves battant des mains, les rochers bondissant et les montagnes tressaillant d'allégresse, non pour nous faire croire que ce soient des êtres animés, ou capables de penser, mais pour nous faire comprendre l'excellence des biens, comme si les êtres inanimés eux-mêmes en sentaient le prix.

1 Apokaredokia.

1405 5. (301) Ils en font souvent autant dans les sujets tristes, nous dépeignant la vigne versant des larmes, le vin; les montagnes, les lambris du temple poussant des gémissements, afin de nous faire comprendre l'excès des maux. A leur exemple, l'apôtre personnifie ici la création, et nous dit qu'elle gémit, qu'elle enfante; non qu'il ait entendu quelques gémissements sortir de la terre ou du ciel, mais pour nous indiquer l'étendue des biens à venir et nous faire soupirer après le terme des maux qui nous enchaînent. « Car la créature est assujettie à la vanité, non point volontairement ; mais à cause de celui qui l'y a assujettie ». Qu'est-ce que cela signifie : « La créature est assujettie à la vanité? » C'est-à-dire : Elle est devenue corruptible. Pour qui et pourquoi ? A cause de vous, ô homme ! Dès que votre corps est devenu mortel et passible, la terre a été maudite et a produit des épines et des chardons. Or, que le ciel aussi, vieillissant comme la terre, doive subir une transformation en un état meilleur, écoutez-en la preuve tirée du ;prophète : « Au commencement, Seigneur, vous avez fondé la a terre, et les cieux sont les oeuvres de vos a mains. Ils périront, mais vous subsisterez ; ils vieilliront tops comme un vêtement ; vous les replierez comme un manteau et ils seront changés ».(Ps 101,26) Isaïe disait aussi dans le même sens : « Regardez le ciel en haut et la terre en bas; le ciel a la solidité de la fumée, la terre vieillira comme un manteau, et ceux qui l'habitent périront a comme eux ». (Is 51,6) Voyez-vous comment la créature est assujettie à la vanité, et comment elle est. délivrée de la corruption? En effet le prophète dit : « Vous les replierez comme un manteau et ils seront changés », et Isaïe : « Ceux qui l'habitent, périront comme eux ». Mais il ne veut point parler d'une destruction complète ; car les habitants de la terre, c'est-à-dire les hommes, ne subiront point une telle destruction, mais une destruction temporelle, et par laquelle ils passeront à l'incorruptibilité, aussi bien que la création. Le prophète désigne en effet tous les êtres créés en disant : « Comme eux » ; et c'est aussi ce que Paul dit plus bas. En attendant, il parle de cette servitude, montre pourquoi elle est telle et déclare que nous en sommes cause. Quoi donc ? Est-ce pour un autre que la création a subi ce dommage? Nullement : car elle a été faite pour moi. Comment donc, si elle a été faite pour moi, a-t-elle été traitée injustement en souffrant pour mon amendement? D'ailleurs il ne faut parler ni de juste ni d'injuste, à propos d'êtres inanimés et insensibles.

Mais Paul, après l'avoir personnifiée, ne donne aucune des raisons que je viens de dire; c'est d'une autre façon qu'il se hâte de consoler L'auditeur. Et comment? Que dites-vous là? reprend-il. Elle a été maltraitée à cause de vous, et elle est devenue corruptible ? Mais on né lui a fait aucun tort; car par vous elle redeviendra incorruptible; c'est ce qu'indiquent ces expressions : « Dans l'espérance ». Et quand il dit: «Elle est assujettie, non point volontairement », il n'entend pas qu'elle soit capable de volonté; il veut seulement vous apprendre que tout est le fruit de la providence du Christ, et non l'oeuvre de la nature elle-même. Dites-moi : de quelle espérance parle-t-il ? « Parce que la créature elle-même sera aussi affranchie ». Qu'est-ce que cela veut dire : « Elle-même aussi ? » Ce ne sera pas vous seulement qui jouirez de ces biens; mais ce qui vous est inférieur, ce qui n'est point doué de raison ni de sentiment, les partagera aussi avec vous.

« Sera aussi affranchie de la servitude de la corruption» : c'est-à-dire ne sera plus corruptible, mais participera à la beauté de votre corps. Car, comme elle est devenue corruptible, dès que vous l'avez été vous-même ; ainsi, dès que vous serez incorruptible, elle vous accompagnera, elle vous suivra : c'est ce que l'apôtre indique par ces mots : « Pour passer à la liberté de la gloire des enfants de Dieu (21) ». C'est-à-dire, à cause de la liberté. Il en est de la création, nous dit-il, comme d'une nourrice qui, ayant élevé le fils d'un roi, jouit de ses biens, quand il est parvenu au trône paternel. Voyez-vous partout l'homme au premier rang, et tout se faisant à cause de lui ? Voyez-vous comme Paul console celui qui combat, et fait voir l'infinie bonté de Dieu? Pourquoi, nous dit-il, nous affliger des épreuves ? Vous souffrez pour vous, et la nature souffre à cause de vous. Il ne console pas seulement, mais il montre que ce qu'il a dit est digne de foi. Car si la (303) créature, faite uniquement pour vous, espère, à bien plus forte raison devez-vous espérer, vous par qui elle doit jouir de ces biens. Ainsi, chez les hommes, quand un fils doit paraître revêtu de quelque dignité, le père donne à ses serviteurs des vêtements plus dignes, en l'honneur même de son fils : comme Dieu revêtira la nature d'incorruptibilité pour la faire passer à la liberté de la gloire de ses enfants. « Car nous savons que toutes les créatures gémissent et sont dans le travail de l'enfantement, jusqu'à cette heure (Rm 8,22) ».

1406 6. Voyez-vous comme il fait rougir l'auditeur? Par là il semblé lui dire: Ne soyez pas au-dessous de la nature, ne vous attachez pas aux choses présentes. Non-seulement il ne faut pas s'y attacher, mais il faut gémir de ce que le départ est retardé. Car si la nature le fait, à bien plus forte raison devez-vous le faire, vous qui êtes doué de raison. Mais ce n'était point là un motif suffisant pour faire rougir : c'est pourquoi il ajoute : « Et non-seulement elles, mais aussi nous-mêmes qui avons les prémices de l'Esprit; oui, nous-mêmes nous gémissons au dedans de nous (Rm 8,23) » ; c'est-à-dire, nous qui avons déjà goûté les biens à venir. Un homme fût-il dur comme la pierre, les dons qu'il a reçus sont bien propres à exciter son ardeur, à le détacher du présent, à le faire voler au-devant des biens à venir, et cela pour deux motifs : et parce qu'il a déjà reçu de si grands bienfaits, et parce que les prémices sont si nombreuses et si considérables. Si en effet ces prémices sont déjà telles que, par elles, on soit délivré du péché, en possession de la justice et de la sanctification, que ceux de ce temps-là aient pu chasser les démons, ressusciter les morts par leur ombre et leurs vêtements; songez à ce que sera le don dans son entier. Et si la nature, quoique privée d'intelligence et de raison, quoique ne sachant rien de tout cela, gémit cependant; à bien plus forte raison nous-mêmes devons-nous gémir. Ensuite pour ne point donner prise aux hérétiques et n'avoir pas t'air de calomnier 1e présent, il dit : « Nous gémissons », non parce que nous accusons le présent, mais parce que nous soupirons pour de plus grands biens; car c'est ce que signifient ces mots : « Attendant l'adoption ».

Que dites-vous donc, Paul, je vous prie? vous ne cessez de redire et de crier que déjà nous sommes devenus fils de Dieu, et maintenant vous ne nous offrez plus cet avantage qu'en espérance, et vous écrivez qu'il faut l'attendre? Pour corriger donc son expression, il ajoute : « La rédemption de notre corps », c'est-à-dire, la gloire complète. Maintenant nous sommes encore dans l'obscurité, en attendant notre dernier soupir : car beaucoup, qui étaient des enfants, sont devenus des chiens et des captifs. Si nous mourons dans cette douce espérance, alors le don sera immuable, plus évident, plus grand, et n'aura plus à craindre de changement de la part de la mort et du péché. Alors le bienfait sera solide, quand notre corps sera délivré de la mort et de ses mille souffrances. Car ce sera la rédemption, et non un simple affranchissement; en sorte que nous ne pourrons plus retourner à notre ancien esclavage. Et pour que vous ne doutiez pas, quand vous entendez tant parler de gloire sans bien comprendre, il vous découvre l'avenir en partie, en transformant votre corps et avec lui toute la nature : ce qu'il exprime ailleurs plus clairement, en disant: « Qui réformera le corps de notre humilité en le conformant à son corps glorieux». (Ph 3,21) En un autre endroit il écrit encore : « Et quand ce corps mortel aura revêtu l'immortalité, alors sera accomplie cette parole qui est écrite : La mort a été absorbée dans sa victoire ». (1Co 15,54) Et pour montrer que l'état des choses présentes disparaîtra avec la corruption du corps, il écrit encore ailleurs: « Car la figure de ce monde passe ». (1Co 7,31)

« Car », dit-il, « c'est en espérance que nous avons été sauvés (Rm 8,24) ». Comme il a beaucoup insisté sur la promesse des biens à venir, et qu'il semblait avoir attristé l'auditeur, encore trop faible, en lui montrant les biens seulement en espérance ; après avoir prouvé qu'ils sont bien plus évidents que les biens présents et visibles; après avoir disserté sur les dons déjà reçus et montré que nous avons aussi reçu les prémices des autres : de peur que nous ne cherchions qu'ici-bas, que nous ne soyons infidèles à la noblesse provenant de la foi, il dit : « Car c'est en espérance que nous sommes sauvés ». Il ne faut pas tout chercher ici-bas, mais aussi espérer. C'est, là le seul don que nous ayons fait à Dieu : la foi à l'avenir qu'il nous promet, et nous n'avons été sauvés que par cette voie-là : si nous perdons cette voie, nous perdons aussi (303) toute notre offrande. Je vous le demande, nous dit l'apôtre, n'étiez-vous pas sujet à teille maux? N'étiez-vous pas désespéré? N'étiez-vous pas sous le poids de la sentence? Tous les efforts qu'on faisait pour vous sauver n'étaient-ils pas impuissants? Qu'est-ce qui vous a donc sauvé ? L'espoir en Dieu seulement, la foi à ses promesses et à ses dons ; vous n'avez rien apporté de plus. Or, si cette foi vous a sauvé, gardez-la donc maintenant. Car si elle vous a déjà procuré de si grands biens, évidemment ses promesses d'avenir ne vous failliront pas. Après vous avoir recueilli quand vous étiez mort, perdu, prisonnier, ennemi, et vous avoir fait ami, fils, libre, juste, cohéritier; après vous avoir accordé des avantages que personne n'eût jamais osé espérer : comment, après une telle libéralité, une telle bienveillance, ne vous assisterait-elle pas dans la suite? Ne me dites donc pas encore des espérances, encore l'attente, encore la fui. Car c'est par là que vous avez été sauvé, et c'est la seule dot que vous ayez apportée à l'Epoux. Tenez-y donc et conservez-la; si vous demandez tout à la vie présente, vous perdez votre mérite, le principe de votre gloire.

C'est pourquoi l'apôtre ajoute : « Or, l'espérance qui se voit n'est pas de l'espérance; car ce que quelqu'un voit, comment l'espérerait-il? Et si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons par la patience... (Rm 8,25) ». C'est-à-dire : Si vous cherchez tout ici- bas, qu'avez-vous besoin d'espérer? Qu'est-ce donc que l'espérance? La confiance dans l'avenir. Qu'est-ce que Dieu vous demande donc de si coûteux, lui qui vous a donné tous les biens de son fond? Il ne vous demande qu'une seule chose, l'espérance, afin que vous puissiez ainsi contribuer en quelque chose à votre salut; et c'est à cela que Paul fait allusion, quand il ajoute : « Et si nous espérons ce que notas ne voyons pas encore, nous l'attendons par la patience ». En effet, Dieu récompense celui qui espère, comme un homme qui travaille, qui est malheureux et accablé de misère : car le mot de patience est synonyme de fatigue et de courage à souffrir. Cependant il accorde cette consolation à celui qui espère, pour soulager son âme pliant sous le fardeau.

1407 7. Ensuite pour montrer que dans ces légères tribulations nous avons un puissant secours, Paul ajoute : « De même l'esprit aussi aide nos faiblesses ». A vous la patience; à l'esprit, d'exciter en vous l'espérance et par elle d'alléger vos travaux. Puis, pour vous faire comprendre que la grâce ne vous assiste pas seulement dans les travaux et dans les dangers, mais qu'elle agit avec vous, même dans les opérations les plus faciles et qu'en tout elle vous prête son aide, il ajoute : « Car nous ne savons ce que nous devons demander dans la prière ». Et il dit cela, soit pour montrer la providence de l'Esprit à notre égard, soit pour leur apprendre à ne pas croire nécessairement utile tout ce qui paraît tel à la raison humaine.» En effet, comme il était probable que, flagellés, chassés, maltraités de mille manières, ils chercheraient le repos et croiraient utile de demander cette grâce à Dieu, il leur dit : ne vous figurez pas que tout ce qui vous semble utile, le soit réellement. Car, en cela encore «nous avons besoin du secours de Dieu : tant l'homme est faible, tant il est néant par lui-même ! Voilà pourquoi il disait : « Nous ne savons ce que nous devons demander dans la prière ».

Et pour que le disciple ne rougisse plus désormais de son ignorance, il fait voir que les maîtres se trouvent dans le même cas. En effet, il ne dit point : « Vous ne savez pas » ; mais : « Nous ne savons pas ». Il indique d'ailleurs qu'il ne parle pas ainsi par modestie. Car sans cesse il demandait dans ses prières de voir Rome, et néanmoins sa prière était sans résultat ; il priait aussi souvent à l'occasion de l'aiguillon qui lui avait été donné dans sa chair, c'est-à-dire à raison des dangers qu'il courait, et il n'était nullement exaucé non plus que, dans l'Ancien Testament, Moïse demandant à voir la Palestine, Jérémie priant pour les Juifs et Abraham pour les habitants de Sodome.

« Mais l'Esprit lui-même demande pour nous par des gémissements inénarrables ». Cette parole est obscure, parce que beaucoup des prodiges de ce temps-là, ont cessé aujourd'hui. Il est donc nécessaire de vous exposer quel était alors l'état des choses, et par là tout s'éclaircira. Quelle était donc alors la situation ? Dieu accordait des dons différents à ceux qui étaient baptisés, et ces dons s'appelaient esprits. « Les esprits des prophètes », nous dit-il, «sont soumis aux prophètes ». L'un avait le don de prophétie et prédisait l'avenir, l'autre, le don (304) de sagesse et enseignait la foule; celui-ci, le don des guérisons, et guérissait les malades ; celui-là, le don des vertus et ressuscitait les morts ; un autre, celui des langues, et parlait différents dialectes. En outre il y avait le don de prière, qu'on appelait aussi esprit ; et celui qui l'avait priait pour tout le peuple. Car, comme dans l'ignorance où nous sommes de beaucoup de choses utiles, nous en demandons qui ne le sont point, le don de prière venait en l'un d'eux, et celui-ci, se tenant debout, demandait ce qui était avantageux pour toute l'Eglise et instruisait les autres à en faire autant. Or ici l'apôtre appelle esprit ce don même, et l'âme qui, l'ayant reçu, priait Dieu et gémissait. Celui qui avait été honoré de cette grâce, debout dans des sentiments de vive componction, se prosternant ensuite devant Dieu avec de grands gémissements intérieurs, demandait des choses utiles à tous. Nous en avons encore une figure dans le diacre qui prie pour le peuple. Et c'est ce que Paul entend quand il dit : « L'Esprit lui-même demande pour nous par des gémissements inénarrables. Mais celui qui scrute les coeurs.... (
Rm 8,26-27) ».

Voyez-vous qu'il ne s'agit pas ici du Paraclet, mais du coeur inspiré par l'Esprit-Saint? Autrement il aurait fallu dire : Celui qui scrute l'Esprit. Et pour vous faire comprendre qu'il parle de l'homme spirituel et de celui qui a le don de prière, il ajoute : « Celui qui scrute les coeurs sait ce que désire l'Esprit », c'est-à-dire, ce que désire l'homme spirituel. « Qui demande selon Dieu pour les saints ». Non pas, nous dit Paul, qu'il apprenne à Dieu quelque chose que Dieu ignore; mais c'est pour nous apprendre à demander à Dieu ce qui est conforme à sa volonté : car c'est là le sens de ces mots : « Selon Dieu ». En sorte que cela avait lieu pour la consolation des assistants et pour enseigner la perfection : en effet, celui qui distribuait ces dons et ces biens sans nombre, c'était le Paraclet. Or, nous dit Paul, « tous ces dons, c'est le seul et même Esprit qui les opère » (1Co 12,11). Et tout cela a pour but de nous instruire et de nous prouver combien l'Esprit nous aime, puisqu'il porte jusque-là la condescendance. Aussi celui qui priait était-il exaucé, parce qu'il priait selon Dieu. Voyez-vous par combien de preuves l'apôtre démontre l'amour de Dieu pour eux et l'honneur qu'il leur fait ?

1408 8. En effet, qu'est-ce que Dieu n'a pas fait pour nous? Il a fait le monde corruptible à cause de nous, puis incorruptible encore à cause de nous ; pour nous il a permis que les prophètes fussent maltraités ; pour nous il les a envoyés en captivité, lassé jeter dans la fournaise, subir des maux sans nombre. Pour nous il a fait les prophètes, pour nous il a fait les apôtres; pour nous il a livré son Fils unique; pour nous il punit le démon ; il nous a fait asseoir à sa droite ; pour nous il a été couvert d'opprobre : car il est écrit : « Les injures de ceux qui vous injuriaient sont retombées sur moi ». (Ps 68) Et quand, après tant de bienfaits, nous nous éloignons de lui, il ne nous abandonne pas; il nous rappelle, il nous procure des intercesseurs, afin de pouvoir nous rendre sa grâce : comme on le voit par l'exemple de Moïse, à qui il disait : « Laisse-moi agir et je les détruirai » (Ex 32,10), afin de l'exciter à prier pour les coupables ; et c'est ce qu'il fait, encore aujourd'hui. C'est pour cela qu'il a accordé le don de la prière ; non pas qu'il ait besoin de supplications, mais de peur que, une fois sauvés, nous ne retombions dans un état pire: C'est pour cela que souvent il se déclare réconcilié avec les pécheurs à cause de David, à cause d'un tel ou d'un tel, dans l'intention de donner un modèle d'intercession; bien que sa bonté éclaterait davantage s'il déposait sa colère de lui-même et non par l'entremise d'un tel et d'un tel. Mais il ne l'a pas voulu, de peur que ce mode de réconciliation ne servît de prétexte à notre lâcheté. Voilà pourquoi il disait à Jérémie : « Ne prie point pour ce peuple, car je ne t'exaucerai pas » (Jr 11,14) ; non pour l'empêcher de prier, (il désire vivement notre salut), mais pour les épouvanter : ce que le prophète savait bien, car il ne cessait pas de prier. Et pour preuve que Dieu ne voulait point l'empêcher de prier, mais seulement le faire rougir, écoutez ce qu'il dit : « Ne vois-tu pas ce qu'ils font? » Et s'il dit, en parlant de Jérusalem : « Quand même tu te laverais avec du nitre et amoncellerais l'herbe sur toi, tu es souillée devant mes yeux » (Jr 11,22), ce n'est point pour la jeter dans le désespoir, mais pour l'exciter au repentir.

En effet, comme il frappa les Ninivites d'une plus grande épouvante et les amena à la pénitence en lançant contre eux un arrêt qui n'exceptait personne et ne laissait aucune (305) espérance; de même fait-il ici, pour tirer les Juifs de leur sommeil et entourer le prophète d'une plus grande considération, afin qu'ils lui prêtent au moins l'oreille. Mais comme leur maladie était incurable, que tant de désastres éprouvés ne les avaient pas rendus sages, il les engagea d'abord à rester où ils étaient ; ils ne le voulurent point et passèrent en Egypte ; il y consentit, en leur demandant seulement de ne point participer à l'impiété de ce peuple. Ils ne l'écoutèrent point encore ; alors il leur envoya le prophète, pour les sauver d'une ruine totale. Et comme le prophète les appelait en vain, Dieu lui-même les suit pour les corriger, pour les empêcher de descendre plus bas dans la voie du vice, ainsi que fait un père tendre qui conduit et accompagne partout un fils accablé par l'infortune. Pour cela il envoie non-seulement Jérémie en Egypte, mais aussi Ezéchiel à Babylone. Et les deux prophètes ne résistèrent point. Voyant que leur maître aimait tendrement son peuple, ils l'aimaient aussi, pareils à un serviteur reconnaissant qui prend pitié d'un enfant indocile, parce qu'il voit le père affligé et abattu.

Et que n'ont-ils pas souffert pour eux ? On les sciait, on les chassait, on les injuriait, on les lapidait, on leur faisait subir mille mauvais traitements ; et après tout cela, ils revenaient encore. Samuel ne cessa point de pleurer Saül, malgré les graves injures et les tourments insupportables que ce prince lui avait infligés; mais il avait tout oublié. Jérémie a écrit ses lamentations pour le peuple Juif ; et quand le général des Perses lui permettait d'habiter en sécurité et en toute liberté où il lui plairait, il préféra partager l'infortune de son peuple et supporter les misères de l'exil. Ainsi Moïse quitta le palais et la vie qu'il y menait, pour courir partager le malheur des Hébreux. Ainsi Daniel jeûna vingt-six jours, s'infligeant cette rude abstinence pour apaiser Dieu irrité contre son peuple; et les trois enfants, au milieu de la fournaise embrasée, priaient aussi dans le même but. Ils ne s'affligeaient point pour eux-mêmes, puisqu'ils restaient sains et saufs ; mais comme ils se croyaient là plus en liberté, ils intercédaient pour leur peuple. Aussi disaient-ils : « Puissions-nous être agréés dans un coeur contrit et un esprit d'humilité ». (Da 3,39) Pour eux Josué déchira ses vêtements ; pour eux Ezéchiel pleurait et se lamentait, en les voyant mis en pièces; et Jérémie (1) disait: « Laissez-moi, je pleurerai amèrement ». (Is 22,4) Et auparavant, n'osant demander pardon de leurs crimes, il demandait quel serait le terme, en s'écriant : « Jusqu'à quand, Seigneur ? » (Is 6,11) Car toute la race des saints est remplie de charité. Voilà pourquoi Paul disait: « Revêtez-vous, comme élus de Dieu, et saints, d'entrailles de miséricorde, de bonté, d'humilité ». (Col 3,12)

1. Le texte est d'Isâie.

1409 9. Voyez-vous l'exactitude du terme, et comme il veut que nous soyons toujours miséricordieux? Il ne dit pas simplement : Ayez pitié, mais: « Revêtez-vous », afin que la miséricorde soit toujours avec nous, comme un manteau. Il ne dit pas non plus simplement De miséricorde, mais : « D'entrailles de miséricorde », afin que nous imitions l'amour naturel. Mais nous faisons le contraire : Si quelqu'un s'approche pour nous demander une obole, nous l'injurions, nous lui disons des sottises, nous le traitons d'imposteur. Vous ne craignez pas, ô homme, vous ne rougissez pas de traiter quelqu'un d'imposteur, à propos d'un morceau de pain? Et quand il le serait, il faudrait encore en avoir pitié, puisque c'est la faim qui le pousse à jouer ce rôle. Cela même accuse notre dureté. Comme nous ne savons pas donner facilement, les mendiants sont forcés d'inventer mille moyens pour tromper notre inhumanité et amollir notre dureté. Du reste, s'il vous demandait de l'argent ou de l'or, vous auriez peut-être quelque raison de le suspecter; mais quand il ne s'adresse à vous que pour avoir la nourriture qui lui est nécessaire, pourquoi philosopher hors de propos, discuter inutilement, et lui lancer les reproches d'oisiveté et de paresse? S'il faut adresser ces reproches, c'est à nous, et non à d'autres. Quand donc vous vous approchez de Dieu pour lui demander pardon de vos péchés, souvenez-vous de ces paroles et vous comprendrez que vous méritez plutôt de les entendre de la part de Dieu, que le pauvre de votre part. Cependant jamais Dieu ne vous les a adressées; jamais, par exemple, il ne vous a dit : Retire-toi, car tu es un imposteur, toi qui viens souvent à l'église, y apprends nos lois, et, une fois sorti, préfère l'or, la passion, l'amitié, tout en un mot, à mes commandements ; qui es humble dans la prière, puis, quand elle est achevée, te montres (306) audacieux, cruel, inhumain; va-t-en et cesse de me prier. Nous méritons ces reproches et bien d'autres encore; et pourtant jamais Dieu ne nous a rien dit de semblable; il est patient, au contraire, il fait tout de son côté et nous accorde plus que nous ne demandons.

Songeant à cela, soulageons les besoins des pauvres, et ne nous inquiétons pas trop de savoir s'ils nous mentent. Car nous avons besoin d'être sauvés avec indulgence, avec bonté, avec une grande pitié. Et si l'on entre en un compte sévère avec nous, il n'y a pas moyen, non, il n'y a pas moyen d'être sauvés; nous devrons tous être punis, tous être perdus. Ne soyons donc point juges impitoyables des autres, de peur d'être nous-mêmes examinés sévèrement: car nous avons tous des péchés qui ne méritent point de pardon. Ayons surtout pitié de ceux qui en sont indignes, afin de nous attirer aussi une pareille indulgence; et néanmoins, quoi que nous fassions, jamais nous ne pourrons montrer autant de bienveillance qu'il nous en faut de la part du bon Dieu. Quelle absurdité, quand on est si indigent, d'être si sévère à l'égard de ses compagnons de pauvreté, et de tout faire contre eux ! Jamais vous ne prouverez que cet homme est aussi indigne de vos bienfaits que vous l'êtes de ceux de Dieu. Celui qui est exigeant à l'égard de son père sera traité par Dieu bien plus rigoureusement. Ne crions donc pas contre nous; donnons, même à l'insolent, même au paresseux. Car, nous aussi, nous péchons souvent, et même toujours, par lâcheté, et Dieu ne nous en punit pas immédiatement; mais il nous donne le temps de nous repentir, il nous nourrit chaque jour, il nous élève, nous instruit, ne nous refuse rien, afin que nous imitions ainsi sa miséricorde.

Dépouillons donc notre dureté, rejetons notre cruauté, et, en cela, nous nous rendrons service plus qu'aux autres. Aux pauvres, en effet, nous donnons de l'argent, du pain, des vêtements; mais nous nous préparons une gloire immense, une gloire qu'il n'est pas possible d'exprimer. Car, reprenant des corps incorruptibles, nous serons glorifiés avec le Christ et nous régnerons avec lui; par là nous voyons ce que ce sera, ou plutôt nous ne le comprendrons jamais clairement ici-bas; néanmoins je ferai mon possible pour vous en donner une faible idée, d'après les biens mêmes de cette vie présente. Dites-moi : Si quelqu'un vous promettait, à vous vieux et pauvre, de vous rajeunir tout à coup, de vous ramener à la fleur de l'âge, de vous donner une force et une beauté sans égales, puis de vous faire régner sur le monde entier pendant mille ans, au sein de la paix la plus profonde, que ne feriez-vous pas, que ne souffririez-vous pas, pour la réalisation d'une telle promesse? Et voilà que le Christ vous promet, non pas cela, mais beaucoup plus. Car la distance entre la vieillesse et la jeunesse, entre l'empire et la pauvreté, est loin d'égaler celle qui sépare la corruptibilité et l'incorruptibilité, la gloire présente de la gloire future: c'est la différence des songes à la réalité.

1410 10. Jusqu'ici, je n'ai encore rien dit : car il n'est pas possible d'exprimer en paroles l'immense distance qu'il y a entre les choses à venir et les choses présentes; et quant à ce qui regarde la durée, il est absolument impossible de la concevoir. Comment en effet comparer à la vie présente une vie sans fin? Il y a autant de différence entre cette paix et celle-ci qu'il y en a entre la paix et la guerre ; autant de différence entre la corruptibilité et l'incorruptibilité qu'entre une motte de terre et une perle précieuse; ou plutôt; personne ne peut expliquer cette différence. Si je compare la beauté de ces corps à l'éclat du rayon de lumière ou au plus brillant éclair, je n'ai rien dit qui approche de cette splendeur.

Est-il des richesses, est-il des corps et même des âmes qu'on ne doive sacrifier pour de tels avantages? Si maintenant quelqu'un vous introduisait dans un palais, vous procurait un entretien avec le roi en présence de tout le monde, et l'honneur de vous asseoir à sa table, vous vous estimeriez le plus heureux des hommes; et quand il s'agit de monter au ciel, d'habiter chez le Roi de l'univers, de le disputer en éclat aux anges et de jouir d'une gloire ineffable, vous hésitez à sacrifier des richesses; quand, fallût-il même sacrifier votre vie, vous devriez tressaillir de joie, être transporté de bonheur et avoir des ailes! Pour obtenir une charge, qui vous devient une occasion de vol (car je ne saurais appeler cela un gain ), vous prodiguez vos biens, vous empruntez l'argent d'autrui, vous n'hésitez pas même, au besoin, à donner en gage votre femme et vos enfants; et quand vous avez devant les yeux le royaume du ciel, un empire où personne ne peut prendre votre place; quand (307) Dieu vous invite à entrer en possession, non pas d'un coin de terre, mais du ciel entier, vous balancez, vous reculez; vous ambitionnez de l'argent, sans vous dire à vous-même : Si les parties du ciel que nous découvrons sont déjà si belles et si agréables, que doit-ce être des régions supérieures et du ciel des cieux?

Mais puisqu'il n'est pas possible de les voir des yeux du corps, montez-y par la pensée, et debout sur le ciel visible, contemplez le ciel supérieur, cette hauteur immense, cette lumière éblouissante, ces multitudes d'anges, ces innombrables légions d'archanges, et les autres puissances incorporelles. Puis, redescendant de ces hauteurs, reprenez l'image des choses d'ici-bas, figurez-vous un roi terrestre, c'est-à-dire, des hommes chamarrés d'or, des attelages de mules blanches caparaçonnées d'or, des chars incrustés de pierres précieuses; des tapis blancs comme neige, des lames s'agitant sur les chars, des dragons figurés sur des manteaux de soie, des boucliers dorés, des baudriers couverts de pierres précieuses se rattachant du centre au pourtour, des chevaux ornés d'or, des freins d'or. Mais dès que le roi paraît, nous ne voyons plus rien de tout cela; lui seul attire nos regards, avec son manteau de pourpre, son diadème, son siége, ses agrafes, ses chaussures, la distinction de ses traits.

Après vous être exactement représenté tout ce tableau, remontez ensuite par là pensée vers la sphère supérieure, reportez-vous à ce jour terrible, où le Christ apparaîtra. Vous ne verrez point alors d'attelages de mules, ni de chars dorés, ni de dragons, ni de boucliers mais des choses pleines d'épouvante et qui causeront un tel effroi que les puissances incorporelles elles-mêmes en seront frappées de stupeur. « Car », est-il écrit, « les vertus des cieux seront ébranlées ». (
Mt 24,29) Alors, en effet, le ciel entier sera à découvert, les portes de ce temple s'ouvriront, le Fils unique de Dieu descendra, accompagné, non pas de vingt ou de cent satellites, mais de milliers et de millions d'anges, d'archanges; de chérubins, de séraphins et d'autres puissances : tout sera saisi de crainte et de tremblement, quand la terre se brisera, quand tous les hommes qui auront existé depuis Adam jusqu'à ce jour, sortiront du tombeau et seront enlevés ; quand le Christ paraîtra environné d'une telle gloire que la lune, le soleil ? toute lumière disparaîtront dans sa splendeur. Quelle langue pourrait dire cette félicité, cet éclat, cette gloire ?

O mon âme ! je sens naître mes larmes et mes soupirs, quand je songe quels biens nous perdons, de quel bonheur nous nous privons; et nous nous en privons (je parle ici pour moi), si nous ne faisons quelque chose de grand et de merveilleux. Que personne ne vienne ici me parler de l'enfer; la perte d'une telle gloire est plus terrible que tous les enfers, la privation de ce bonheur est pire que mille et mille supplices. Et pourtant nous soupirons encore après les choses du temps, et nous ne songeons pas à la malice du démon, qui nous enlève de grandes choses pour de petites; qui nous donne de la boue pour nous prendre de l'or, que dis-je de l’or? le ciel même; qui nous montre l'ombre pour nous séparer de la réalité, et joue notre imagination par des songes (car la richesse de ce monde n'est qu'un songe), pour nous faire paraître nus et dépouillés, quand le jour viendra.

1411 11. En songeant à tout cela, évitons ses piéges, quoiqu'il soit peut-être bien tard, et reportons-nous vers l'avenir. Il ne nous est pas possible de dire que nous ignorons la condition des choses présentes, quand chaque jour la voix des événements, plus éclatante que le son de la trompette, nous en proclame la vanité, le ridicule, la honte, les périls, les abîmes. Comment nous excuserons-nous d'avoir poursuivi avec tant d'ardeur des objets dangereux ou honteux, au détriment de biens sûrs, qui pouvaient nous procurer la gloire et l'éclat, et de nous être entièrement livrés à la tyrannie des richesses? Car cet esclavage est la pire des tyrannies; ceux-là le savent, qui ont mérité d'en être délivrés. Et pour connaître, vous aussi, cette belle liberté, brisez vos liens, arrachez-vous au filet; qu'il n'y ait pas d'or chez vous, mais qu'un trésor plus précieux que toutes les richesses, la miséricorde et la bonté, en tienne place. Voilà ce qui nous permettra de paraître avec confiance devant Dieu, tandis que l'or nous couvre de honte et rend le démon audacieux contre nous. Pourquoi donner des armes à votre ennemi, et le rendre plus fort? Armez votre droite contre lui, reportez sur votre âme toute la richesse de votre maison, mettez toute votre fortune dans votre intérieur; que le ciel garde votre or, au lieu de votre coffre-fort ou de (308) votre domicile; portons en nous-mêmes toute notre fortune, car nous valons beaucoup mieux que des murs, et nous sommes plus respectables que des parquets.

Pourquoi donc nous négliger nous-mêmes, épuiser notre sollicitude sur de tels objets, que nous ne pourrons point emporter avec nous, que nous perdons souvent même dès ce monde, quand nous avons la faculté de nous enrichir de manière à être opulents, non-seulement en ce monde, mais encore en l'autre? En effet, celui qui porte dans son âme ses terres, ses maisons, son or, se montre avec sa fortune partout où il paraît. Comment cela? direz-vous; c'est bien facile. Si, en effet, vous transportez tout cela dans le ciel, par les mains des pauvres, vous le faites aussi tout passer dans votre âme, en sorte que quand la mort arrivera, personne ne pourra vous en dépouiller, et que vous emporterez votre richesse dans l'autre vie. Tel était le trésor de Tabithe ; voilà pourquoi ce ne sont point une maison, des murs, des pierres, des colonnes qui l'ont rendue célèbre; mais les vêtements donnés aux veuves, les larmes répandues, la mort qui s'est enfuie, la vie qui est revenue. Amassons-nous donc de semblables trésors, bâtissons-nous de telles demeures. Ainsi Dieu travaillera avec nous, et nous avec lui. En effet, il a tiré les pauvres du néant; et vous, vous n'aurez point laissé ses créatures périr de faim et de misère, vous les aurez soignées, restaurées, vous aurez soutenu le temple de Dieu: y a-t-il une oeuvre aussi utile, aussi glorieuse? Si vous n'avez pas encore compris quel ornement Dieu vous a ménagé, en vous confiant le soulagement des pauvres, faites cette réflexion : Si Dieu vous avait donné le pouvoir de soutenir le ciel prêt à tomber, ne regarderiez-vous pas cela comme un honneur bien au-dessus de vous? Or, l'honneur qu'il vous accorde ici est bien plus grand. Il vous confie le soin de relever un ouvrage bien plus précieux que le ciel : car Dieu ne voit rien qui égale l'homme. En effet, c'est pour l'homme qu'il a fait le ciel, la terre et la mer et il a plus de plaisir à habiter en lui que dans le ciel.

Et cependant, nous qui savons cela, nous n'avons ni soins ni attentions pour les temples de Dieu ; mais, les laissant dans l'abandon, nous nous construisons de vastes et splendides demeures. Voilà pourquoi nous sommes dénués de tout bien, plus pauvres que les plus pauvres, parce que nous ornons des maisons que nous ne pouvons pas emporter avec nous, et que nous négligeons celles qui nous suivraient dans l'autre vie. Car les corps des pauvres ressusciteront après avoir été réduits en poussière ; et alors Dieu, l'auteur de ces commandements, les fera paraître, louera ceux qui en auront eu soin, et les comblera d'éloges pour avoir soutenu de toutes manières ceux qui allaient succomber à la faim, à la nudité, au froid. Et cependant, malgré la perspective de ces éloges, nous hésitons encore, et nous reculons devant ces glorieuses sollicitudes. Et le Christ ne sait où loger; il erre çà et là, étranger, nu, mourant de faim; et vous construisez des maisons de campagne, des bains, des promenades, des lits sans nombre, au hasard et sans but, et tandis que vous ornez des appartements pour des corbeaux et des vautours, vous n'avez pas un coin de toit pour le Christ.

Qu'y a-t-il de pire qu'une pareille folie? Qu'y a-t-il de plus coupable qu'une telle démence? car c'est bien là l'excès de la démence, et tout ce qu'on en pourrait dire serait au-dessous du sujet. Cependant, si nous le voulons, nous pouvons encore chasser cette maladie, quelque affreuse qu'elle soit; il est non-seulement possible, mais facile, non-seulement facile, mais beaucoup plus facile de la guérir que les maladies du corps; d'autant que le médecin est plus habile. Attirons-le donc à nous, prions-le de mettre la main à l'oeuvre, et fournissons ce qui est en notre pouvoir : la bonne volonté et le zèle. Il n'a pas besoin d'autre chose; qu'il trouve en nous ces dispositions, et il se chargera du reste. Donnons donc ce que nous avons, afin de jouir d'une parfaite santé et d'obtenir les biens à venir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui gloire soit au Père et aussi au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.





Chrysostome sur Rm 1400