Chrysostome, vie monastique Liv.3 15

15. Ce point clairement démontré, souffrez que nous examinions maintenant lequel des deux tombera plus tôt et plus facilement. Certes, la solution de cette question n'offre pas de grandes difficultés. Sans doute, celui qui a une épouse gardera plus facilement la continence, à cause du grand secours qu'il trouve dans le mariage; mais pour les autres vertus, il n'en est plus de même, bien plus nous pourrions remarquer qu'il y a parmi ceux qui pèchent contre la continence beaucoup plus d'hommes mariés que de moines. En effet, il y en a bien moins qui passent des monastères à l'état du mariage, qu'il n'y en a qui passent de la couche nuptiale aux bras des courtisanes. Si donc, sur un point où la lutte leur est si facile ils tombent néanmoins si fréquemment, que feront-ils, assaillis par les autres passions, où ils trouvent bien plus d'obstacles que les moines? L'éloignement du commerce des femmes pourra Lien augmenter chez ceux-ci le feu de la concupiscence; mais toutes les autres passions ne sauraient approcher d'eux, tandis qu'elles attaquent les séculiers avec une violence qui trop souvent les précipite dans le mal, la tête en avant pour ainsi parler. Si, là où le vent des combats souffle le plus fort contre eux, les moines se montrent néanmoins plus fermes que ceux qui sont moins exposés, il n'est pas douteux qu'ils ne résistent beaucoup plus facilement quand ils auront moins d'obstacles à vaincre.

Naturellement il sera plus facile aux moines qu'aux séculiers de vaincre l'amour des richesses, le désir de la bonne chère, l'ambition des grandeurs et toutes les autres passions de ce genre. Quand une bataille se livre, le péril est moindre là où l'engagement est plus léger, et où l'on ne voit que peu de morts tomber, qu'au centre même de l'action, là où les morts, tombant par milliers, s'entassent les uns sur les autres; il en est de même dans le sujet qui nous occupe; et l'homme qui passe sa vie dans le tourbillon des affaires de ce monde, triomphera moins facilement de l'avarice que le solitaire qui habite, les montagnes. Qu'il est difficile dans le monde de ne pas être esclave de l'avarice ! or, cette passion fait nécessairement de tous ceux qu'elle maîtrise autant d'idolâtres. Si l'anachorète est riche, il n'oubliera pas ses parents, il leur fera sans peine l'abandon de tous ses biens, tandis que le séculier méprisera les siens et même leur fera tort comme à des étrangers: autre espèce d'idolâtrie pire que la première. Et qu'ai-je besoin d'énumérer toutes les autres circonstances où les moines trouvent une facile victoire, et où les séculiers au contraire échouent si fréquemment?

Comment donc ne craignez-vous pas, comment ne tremblez-vous pas d'engager votre fils à cette vie où il sera si promptement dominé par le mal? L'idolâtrie, vous semble-t-elle si peu de chose? vous semble-t-il si indifférent d'être pire que les infidèles, et de vous mettre en révolte contre Dieu par vos oeuvres, prévarication dans laquelle les hommes enchaînés au monde tomberont beaucoup plus facilement que les anachorètes? Voyez-vous maintenant que votre crainte n'était qu'un prétexte? S'il fallait craindre, ce n'était certes pas pour ceux qui fuyaient la fureur des flots, ni pour ceux qui entraient au port; c'était pour ceux qui étaient battus par la tempête et les vagues en furie. Pour ceux-ci, je veux dire les séculiers, les naufrages sont plus fréquents et plus prompts, parce que les difficultés de la navigation sont plus grandes, et que ceux qui devraient les vaincre sont plus faibles. Chez les anachorètes au contraire, on trouve des orages moins forts, un calme presque continuel et une invincible ardeur dans ceux qui doivent lutter contre les flots. Voilà pourquoi nous attirons au. désert tous ceux que nous pouvons, nous les attirons non pas simple. ment pour qu'ils revêtent le cilice, pour qu'ils (48) prennent le joug et qu'ils se couvrent de cendre, mais afin qu'ils évitent le mal et pratiquent la vertu. Eh quoi! direz-vous, les gens mariés seront-ils tous perdus?

Je ne dis pas cela, mais je soutiens qu'il leur faudra faire de plus grands efforts s'ils veulent se sauver, à cause des entraves qui les gênent; celui qui est libre court bien mieux que celui qui est enchaîné. - Sans- doute, direz-vous, mais celui qui surmonte plus de difficultés, reçoit aussi une plus grande récompense et de plus brillantes couronnes? - Point du tout, si c'est lui qui s'impose cette nécessité, lorsqu'il lui est loisible de ne pas la subir. Ainsi puisqu'il nous est clairement démontré que nous sommes assujettis aux mêmes obligations que les moines, hâtons-nous de prendre le chemin le plus facile, entraînons-y nos enfants; mais n'allons pas les attirer et les submerger dans les abîmes du vice, comme si nous étions leurs adversaires et leurs ennemis. Si du moins c'étaient des étrangers qui le fissent, le mal serait moindre; mais quand des parents qui ont essayé de toutes les choses de la terre, qui savent par expérience combien sont fades et insipides tous les plaisirs d'ici-bas, sont assez insensés pour attirer leurs enfants à ces misérables jouissances que l'âge leur interdit désormais à eux-mêmes; quand, au lieu de déplorer leur passé, ils en appellent d'autres -dans leurs voies, et cela, lorsqu'ils sont eux-mêmes aux portes de la mort, au seuil du tribunal redoutable, sur le point de rendre compte de toute leur vie, quelle excuse, dites-moi, peut-il leur rester, quel pardon, quelle miséricorde? Non-seulement ils subiront la peine de leurs propres fautes, mais encore la peine de celles qu'ils ont voulu faire commettre à leurs enfants, qu'ils aient- réussi ou non à les faire tomber dans l'abîme.

16. Mais, direz-vous peut-être, nous désirons voir les enfants de nos enfants. Comment pouvez-vous faire cette objection, vous qui n'êtes pas même pères; il ne suffit pas d'engendrer des enfants pour mériter le nom de père. Sur ce point j'en appelle au témoignage de ces parents qui, voyant leurs enfants arrivés au dernier degré du vice, les repoussent et les renient comme s0 ils n'étaient pas à eux, sans que ni la nature, ni la tendresse paternelle, ni toute autre considération semblable puisse les arrêter. Au reste, quand vos enfants seraient des modèles de vertu, ce n'est pas une raison pour que vous puissiez prendre le titre de pères; faites-les naître vous-mêmes à la perfection chrétienne, et c'est alors seulement que vous aurez le droit de vous dire pères, que vous pourrez désirer de voir, et voir véritablement les enfants de vos enfants. Ce sont alors des enfants, de véritables enfants nés non pas du sang, non pas de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu même. (Jn 1,13) Ces enfants ne donneront point de peines à leurs parents pour des richesses, pour un mariage ou pour toute -autre cause, ils les laisseront exempts de tout souci, ils leur procureront plus de jouissances que s'ils étaient seulement leurs pères selon la chair. - Ils ne sont pas engendrés ni élevés pour les mêmes fins que les autres, mais pour de bien plus grandes et de bien plus brillantes; voilà pourquoi ils font bien mieux la joie de leurs parents.

Je pourrais dire encore qu'il n'y a rien d'étrange à ce que les hommes qui ne croient pas à la résurrection trouvent dur de se voir privés de postérité, parce que c'est la seule consolation qu'ils peuvent avoir; mais nous qui regardons la mort comme un sommeil, nous. qui avons appris à mépriser tous les biens d'ici-bas, quel pardon pourrions-nous. espérer, si. nous pleurions pour une pareille cause, et si nous demandions à voir et à laisser des enfants dans cette vallée de misères, d'où nous avons hâte de sortir, et où nous ne trouvons que sujet d'affliction et de larmes? J'adresse cette réponse à ceux qui sont avancés dans les choses de la foi. En voici une autre pour ces hommes charnels que le siècle tient enchaînés à ses vanités et à ses folies: premièrement, ils ne savent pas si le mariage leur procurera des enfants; ensuite, s'ils en ont, leur peine n'en sera que plus grande; car la joie que nous procurent les enfants n'est pas à comparer avec la peine que nous causent nos soins continuels, nos incertitudes, nos craintes à leur sujet.

Mais à qui donc laisserons-nous nos champs, nos maisons, nos esclaves et nos trésors? Car j'entends encore cette plainte sortir de leur bouche. Vous les laisserez à celui qui en est le plus légitime héritier; vous les lui léguerez avec d'autant plus de raison qu'il en sera le gardien et le maître le plus sur. D'ailleurs que de risques courent ces biens, avant qu'ils soient entre (49) les mains de ce maître? Les vers, le temps, les voleurs, les délateurs, les envieux, l'incertitude de l'avenir, l'instabilité des choses humaines, la mort enfin, pouvaient priver votre fils de ces richesses et de ces biens; maintenant il les a placés bien au-dessus de tout cela, il leur a trouvé un inviolable abri où nul des fléaux que je viens de nommer ne peut atteindre. Cet abri, c'est le ciel, où il ne se dresse pas d'embûches, le ciel plus fertile que toute terre, et qui rend avec usure les trésors qu'on lui confie. Ce n'est donc pas maintenant qu'il faut faire entendre ces regrets; si votre enfant allait mener la vie des hommes du monde, c'est alors qu'il faudrait se lamenter et dire: à qui laisserons-nous nos champs? à qui, notre or, à qui toutes nos autres richesses?

Ainsi placés, nos biens deviennent si pleinement notre propriété, que loin d'en perdre le domaine après notre départ d'ici-bas, nous n'en jouissons jamais tant qu'après que nous avons quitté cette vie, Voulez-vous voir votre fils exercer son domaine dès cette vie? Cela lui sera plus facile dans la solitude que dans le monde, En effet, dites-moi, lequel des deux est le plus maître de son bien, de celui qui le dépense et le donne en toute liberté, ou de celui qui n'ose y toucher par avarice, mais qui enfouit ses richesses et s'abstient d'en jouir comme s'il n'en était que le dépositaire? Encore une fois, lequel est le plus maître de ses biens? Est-ce celui qui les dépense inutilement et sans raison, ou celui qui le fait à propos et suivant la prudence chrétienne? Celui qui sème sur la terre, ou celui qui sème dans le ciel? Est-ce celui qui n'a pas la liberté de donner à qui il veut tout ce qu'il possède, ou celui qui s'est affranchi des tributs importuns de tous les solliciteurs? Car le laboureur et le négociant sont de toutes parts assaillis par des gens qui les forcent à payer tribut et qui leur réclament chacun sa part; tandis que jamais personne ne vient exercer de semblables contraintes sur celui qui désire dominer son bien aux indigents. Ainsi dès ici-bas ce dernier est plus véritablement maître de ses biens. Si vous trouvez quelqu'un qui prodigue sa fortune aux femmes, à son ventre, à des parasites et à des flatteurs, qui prostitue ainsi sa réputation, qui perde son salut et se rende, de plus, ridicule, direz-vous qu'il est le maître de sa fortune? Ne le direz-vous pas au contraire de celui qui la dépensera avec beaucoup d'intelligence pour sa gloire et son utilité, ainsi que pour faire la volonté de Dieu? Si telles n'étaient pas vos idées, vous feriez absolument comme si, voyant quelqu'un jeter ses biens à la rivière, vous disiez qu'il en est véritablement maître, et vous déploriez la condition de celui qui les dépenserait pour des usagés nécessaires, comme s'il n'avait pas la jouissance de ce qu'il dépense ainsi. Je dirai même que faire servir sa fortune à satisfaire de viles passions, c'est plus que dépenser sans utilité, c'est dépenser pour se perdre. Dépenser pour le ciel, cela ennoblit, enrichit l'homme, assure son bonheur, tandis que dépenser pour la terre ne peut qu'avilir, dégrader et compromettre le salut,

17. Mais vous insistez et vous dites: Laissez d'abord mon fils se marier et avoir des enfants, puis ensuite quand il sera vieux, il embrassera cette vie plus parfaite que vous lui conseillez. Mais qui nous garantit, d'abord que nous arriverons à la vieillesse, ensuite que, supposé que nous y arrivions, nous garderons toujours les mêmes idées? Nous ne sommes pas maîtres du terme de notre vie; c'est ce que nous apprend saint Paul quand il dit: Le jour du Seigneur vient tOut â fait comme un voleur de nuit. (1Th 5,2) Du reste notre volonté ne persiste pas toujours dans les mêmes déterminations; c'est pourquoi un sage nous dit: N'attendez pas pour vous convertir au Seigneur, et ne remettez pas de jour en jour, de peur qu'en retardant vous ne soyez brisé et que vous ne périssiez au jour de la vengeance. (Si 5,8) Mais quand même il n'y aurait point là d'incertitude, vous ne devriez pas encore retarder ainsi le bonheur de vos enfants ni leur causer sans remords une si grande perte. Ce serait on effet le comble de la déraison, quand le jeune homme a besoin de soutien, quand l'ennemi se dresse si terrible devant lui, de lui ordonner de s'embarrasser dans les affaires du siècle afin qu'il soit plus facile à vaincre; puis, quand il a reçu mille blessures, quand il n'a plus dans son âme une seule partie saine, de l'armer pour le combat, en lui disant d'être vaillant, lui qui est si faible, si exténué.- Justement, direz-vous, car la lutte sera sans danger et la victoire facile, alors que la concupiscence sera éteinte.- Mais aussi quel combat que celui où nul ne,se présente contre nous pour nous disputer la victoire! Je crains que la couronne du vainqueur ne soit pas très-brillante: Car bienheureux qui a pris le joug dès sa jeunesse! il s'assiéra solitaire et gardera le silence. (Lm 3,27) Celui-là seul est digne d'éloges, de félicitations et de louanges, qui a su contenir la fougue de sa jeune nature, et qui a sauvé sa barque au fort de la tempête.

Du reste, ne disputons pas là-dessus; qu'il y ait lutte même dans ces circonstances, si vous le voulez. Sans doute, si le moment du combat dépendait de nous, nous aurions raison d'attendre ce temps; mais s'il nous faut combattre toute la vie présente, à commencer dès l'âge le plus tendre, dès l'âge de dix ans (en effet, nous portons la responsabilité de nos fautes dès cet âge, comme le prouvent les petits enfants dévorés par les ours pour avoir outragé le prophète Elisée), si Dieu demande de nous que nous luttions dès cet âge, où la guerre est déjà si rude et si violente, de quel droit fixez-vous le temps de la vieillesse pour le combat? Si vous étiez le maître de commander au démon de ne pas fondre sur nous, de ne pas nous frapper, votre conse il ne manquerait pas encore de raison; mais si, l'excitant à combattre et à frapper, vous me conseillez de rester en repos, mieux que cela, de me laisser accabler sans me défendre, dites-moi, feriez-vous un plus grand mal, si au fort de la guerre, vous alliez désarmer votre combattant et le livrer ainsi aux mains de son ennemi?

- Mais il est jeune et faible ! - C'est précisèment pour cela qu'il a besoin de moins s'exposer, et de s'entourer de plus de moyens de défense. Qu'il vive donc dans le calme et dans la tranquillité: ne le lancez pas dans les affaires, ne le jetez pas au milieu de ce monde, où l'on ne trouve qu'agitation et trouble. Vous agissez à rebours, vous voulez attirer dans la mêlée du monde ceux qui, à raison de leur âge, de leur faiblesse, de leur inexpérience, ont le plus à redouter les périls du combat, vous les y poussez, comme s'ils avaient fait leurs preuves et qu'ils eussent toute la force désirable, et vous ne permettez pas qu'ils aillent s'exercer dans le désert; vous faites comme quelqu'un qui ordonnerait au guerrier consommé et capable de cueillir des lauriers de demeurer les bras croisés et de ne faire la guerre que dans le silence et le rêve d'une méditation creuse, et au soldat inexpérimenté, incapable de soutenir la vue de la bataille, de se jeter pour cette raison même au sein de la mêlée et de diriger les opérations; vous accumulez à plaisir les obstacles dans une affaire déjà trop difficile en elle-même.

Outre cela il faut encore savoir que l'homme marié n'est plus maître de lui-même il faut de deux choses l'une, ou vivre toujours avec son épouse si elle le veut, ou, si elle désire garder la continence, commettre des adultères dès qu'on l'a quittée. Qu'est-il besoin de parler des assujettissements et des peines inséparables de l'éducation des enfants, et de toutes les inquiétudes qu'entraîne après soi la conduite d'un ménage? Ces embarras ne sont-ils pas plus que capables d'émousser la pointe des meilleures résolutions, et de jeter l'âme dans des assoupissements épouvantables?

18. Il vaut donc mieux s'armer pour les combats spirituels, dès le jeune âge, lorsqu'on est encore libre et maître de soi. Ce conseil est justifié par les raisons que j'ai déjà données, et il le sera davantage encore par celles que je vais apporter. Celui qui attend à la fin de sa vie pour embrasser la vertu, emploie tout le temps qui lui reste à laver par ses larmes, à effacer par les exercices de la pénitence, les péchés qu'il a commis dans sa jeunesse. C'est là tout ce qui l'applique et l'occupe, et souvent quand il sort de ce monde, il emporte dans l'autre ses blessures à demi-refermées, n'ayant pas eu le loisir de les guérir entièrement. Au contraire, celui qui est entré dans la carrière dès ses premières années ne perd point son temps ainsi, il ne s'arrête point à panser ses blessures; dès ses premiers exercices, et dans ses coups d'essais il remporte des victoires signalées et de glorieuses récompenses. C'est beaucoup pour le premier, quand il peut réparer toutes ses défaites; le second gagne des trophées dès l'entrée de la course, il les plante à la barrière. Son courage croît avec ses succès; il cueille tous les jours de nouvelles palmes, comme un vainqueur aux jeux olympiques, qui marche toute sa vie au milieu des acclamations, portant sur sa tête autant de couronnes qu'il a défait d'ennemis.

C'est à vous de voir maintenant à quel rang vous voulez que votre fils soit placé dans le ciel, Voulez-vous qu'il soit élevé parmi ces hommes qui peuvent porter avec assurance leurs regards jusque sur les archanges dont ils ont la pureté et la gloire, ou qu'il reste parmi les derniers, confondu dans la foule? Ceux qui n'entrent que tard dans la voie de la (51) perfection n'auront jamais que la dernière place, et cela encore à condition qu'ils pourront surmonter tous les obstacles que j'ai énumérés, si une mort subite ne les emporte pas avant le temps, s'ils ne sont pas empêchés désormais par une épouse, s'ils ne reçoivent pas des blessures que le temps de la vieillesse ne puisse suffire à cicatriser, enfin s'ils persévèrent à garder leur résolution ferme et inébranlable. Quand toutes ces conditions se trouveront réunies, alors ils pourront bien obtenir la dernière place. Voulez-vous que votre fils prenne place parmi eux, ou parmi ceux qui brillent au front de la phalange? - Qui serait assez malheureux, pour souhaiter à ses enfants la dernière place et non pas la première?

Voilà ce que vous dites, cependant vous ne laissez d'ajouter que vous êtes bien aise que vos enfants soient avec vous, pour vous servir et vous assister - Et moi aussi je le veux, et je désire aussi ardemment que vous, qui êtes leurs pères, qu'ils reviennent à la maison paternelle et qu'ils paient de retour les soins que vous avez pris pour les élever. Je sais bien que vous n'obtiendrez de personne une assistance qui vous soit aussi douce et aussi chère que celle qui vous viendra de la part de vos enfants. Mais, je vous en prie, ne leur demandez pas ces secours avant qu'ils en soient- capables. Pour faire instruire vos enfants dans les lettres, vous les envoyez loin de leur patrie vous interdisez le seuil de la maison paternelle à ceux qui vont apprendre un art mécanique, ou quelque métier plus vil encore, vous les forcez de manger, de coucher chez leurs maîtres, et quand ils vont s'instruire, non pas d'une science humaine, mais de la sagesse céleste, vous voudriez les retirer aussitôt, avant qu'ils aient atteint le but qu'ils se proposaient, quoi de plus déraisonnable? Pour apprendre àcourir sur une corde tendue, un enfant s'éloignera pendant longtemps de ses parents; et ceux qui apprennent à voler de la terre au ciel, vous ne leur permettez pas de quitter la mai-son paternelle, quoi de plus absurde? Ne voyez-vous pas que les laboureurs, quelque pressés qu'ils soient de recueillir les fruits de leurs sueurs, se gardent bien de les récolter avant qu'ils soient mûrs?

N'allons pas non plus arracher avant le temps, nos enfants aux salutaires exercices du désert, mais donnons le: temps à la science céleste de s'enfoncer et de s'enraciner profondément dans leurs âmes. Fallût-il les laisser dix ans et vingt ans dans le monastère, ne nous en troublons pas, ne nous en affligeons pas plus ils passeront de temps dans le gymnase, plus ils acquerront de force. Ou plutôt, si vous voulez, ne fixons pas de temps; qu'il n'y ait point d'autre terme que celui qui amènera à leur maturité les fruits de vertu que doit porter votre fils; qu'il revienne alors du désert, mais pas auparavant. Car nous ne gagnerons rien à trop de précipitation, rien si ce n'est d'empêcher à jamais la maturité. Le fruit qui est privé avant le temps des sucs nourriciers que lui envoie la racine ne deviendra jamais bon, quelque temps qu'on le laisse vieillir. Pour éviter ce malheur, souffrons d'être séparés de nos enfants. Loin de les presser de revenir avant qu'ils soient formés, empêchons-les de le faire, s'ils en avaient la volonté. Parvenu à la perfection, votre fils sera l'homme utile à tous, à son père, à sa mère, à sa maison, à sa ville et à son peuple; mais s'il arrive sans être accompli, il sera ridicule, blâmé de tous et nuisible à lui-même et aux autres, grand malheur qu'il faut à tout prix lui faire éviter. Quand nous envoyons nos enfants en pays étrangers, si nous désirons les revoir, c'est quand ils auront rempli heureusement la mission, objet de leur voyage; et s'ils reviennent auparavant, nous éprouvons moins de joie en les voyant rentrer au logis que de peine en songeant qu'ils reviennent sans avoir rien fait. Or, ne serait-il pas de la dernière sottise de donner moins de soin aux choses spirituelles que nous n'en montrons pour les choses terrestres? Tandis que nous supportons l'absence de nos enfants assez courageusement pour désirer qu'elle se prolonge tant qu'elle pourra être utile temporellement, est-il raisonnable, quand ils s'absentent dans l'intérêt de leur âme, d'être faibles et tendres, jusqu'à détruire par cette pusillanimité l'espérance des plus grands biens; surtout -quand nous avons les plus grandes consolations, dans la pensée qu'ils vomit à la conquête de tout ce que l'homme peut posséder de plus grand et de meilleur, qu'ils atteindront -certainement leur but, qu'il n'existe pas d'obstacle qui puisse les arrêter, et jusque dans -le privilège de la séparation dont il s'agit ici? En effet, on peut les visiter fréquemment au désert; tandis qu'il n'en est pas de même de (52) ceux qui s'absentent pour de longs voyages. Qui donc nous empêche d'aller dans le monastère où sont nos enfants, de nous transporter chez eux, puisqu'ils ne peuvent venir chez nous, et là, de conférer avec eux sur l'importante matière de notre salut. On ne peut dire le profit et le plaisir que l'on en peut retirer; car il est certain que les visites ne se termineront pas à la joie stérile et infructueuse de les avoir vus, de leur avoir parlé; nous retournerons du monastère en nos maisons meilleurs que nous n'étions venus, emportant avec nous les fruits admirables de leur sainte et charmante conversation; souvent même nous resterons près d'eux, gagnés aussi par l'attrait de la perfection. Faisons les venir, lorsqu'ils seront forts et capables de rendre service aux autres; n'attirons chez nous ces flambeaux que lorsqu'ils seront assez brillants pour être mis sur le chandelier, et qu'ils auront assez de lumière à répandre et à communiquer à tous ceux qui entrent dans la maison. Vous apprécierez alors ce que valent vos fils, vous verrez quelle différence il y a entre eux, et les fils de ces pères dont vous enviez présentement le sort vous connaîtrez alors les avantages de la sagesse, quand ils guériront des hommes attaqués de maladies incurables, quand ils seront acclamés par la voix publique comme des bienfaiteurs, des protecteurs et des sauveurs, quand ils converseront avec les hommes comme des anges descendus sur terre, quand enfin ils attireront tous les regards du monde. Mais quoi que nous puissions dire, rien n'égalera jamais ce qu'on verrait par l'expérience même et par les faits. Les législateurs devraient agir autrement qu'ils ne font: au lieu d'attendre l'âge viril où l'unique ressource pour conduire les hommes est la crainte des châtiments, ils devraient les prendre enfants pour former, pour modeler pour ainsi dire leur nature encore tendre selon l'ordre et la vertu; et l'on n'aurait pas besoin de menaces après cela. Maintenant on agit absolument comme le médecin qui ne dirait pas un mot à un malade au début de son affection, qui n'indiquerait aucun remède pour prévenir la maladie, et qui attendrait qu'elle fût devenue incurable, pour accabler le malade d'ordonnances et de remèdes. Voilà quelle est la conduite des législateurs de la terre; ils travaillent à nous instruire lorsque nous sommes déjà pervertis. Saint Paul n'agit pas ainsi, mais dès le berceau, dès les premières années, il donne aux enfants des maîtres de vertu pour fermer l'accès au vice. Voilà la meilleure discipline; elle ne donne pas au vice le temps de s'établir et de prévaloir, pour n'avoir pas à le chasser et à le détruire ensuite; elle met tout en oeuvre pour lui interdire l'entrée de l'âme, pour conserver celle-ci pure et sans atteintes.

Je vous exhorte donc à seconder de tous vos moyens ceux qui travaillent à élever chrétiennement vos enfants, au lieu de leur susciter des difficultés; à contribuer de votre part à la conservation de ce vaisseau sacré, et afin qu'il cingle en pleine mer, qu'il arrive heureusement au port. Ah! si nous avions tous ces sentiments, si nous étions les premiers à porter nos enfants à la vertu, convaincus que c'est notre unique affaire, et que toutes les autres sont inutiles et superflues; nous verrions nos familles comblées de tant de biens, et de bénédictions si abondantes, que si je voulais vous les décrire, on prendrait ces vérités pour des amplifications d'orateur. Si quelqu'un veut s'en instruire pleinement qu'il en fasse l'épreuve, et il nous rendra de grandes actions de grâces, et à Dieu avant nous, de ce qu'il lui sera donné de voir la vie du ciel fleurir sur la terre, et la croyance aux biens futurs et à la résurrection acceptée dès ici-bas, même par les infidèles.

19. Il est évident que ce ne sont pas là de vaines jactances; quand nous parlons de la vie des habitants du désert, les païens n'ont rien à objecter, mais ils semblent reprendre leurs avantages et quereller sur le petit nombre de ceux qui réussissent à suivre cette règle. Si donc nous avions jeté cette semence précieuse dans les villes, si cette discipline avait reçu quelque règle et quelque commencement, si nous instruisions avant tout nos enfants à se faire les amis de Dieu, si nous leur apprenions pour tout et avant tout les sciences spirituelles, toute peine disparaîtrait, la vie présente serait délivrée de mille maux, et ce que l'on dit de la vie future, que toute douleur, tout chagrin et tout gémissement en sont bannis, se réaliserait pour nous tous dès ici-bas. Si l'amour des richesses et de la vaine gloire n'avait point accès dans notre âme, nous ne redouterions ni la mort ni la pauvreté, nous regarderions les mauvais traitements, non comme un mal, mais comme un très-grand bien, nous (53) ne saurions ni concevoir ni garder de haine, nous ne serions attaqués ni par nos propres passions ni par celles des autres, et le genre humain approcherait des anges eux-mêmes par le bonheur. - Mais quel homme, direz-vous, a jamais atteint cette perfection? -Vous êtes dans la défiance et vous avez raison, vous qui demeurez dans les villes et qui ne vous entretenez point de la lecture des Livres saints; mais -si vous connaissiez à fond ceux qui habitent le désert et qui étudient constamment les divines Ecritures, vous sauriez que les moines, et avant eux les apôtres, et plus anciennement les justes, ont pratiqué ces enseignements avec la dernière régularité. Mais pour ne pas disputer avec vous, accordons que votre fils occupera le second ou le troisième rang après eux; même en cet état les avantages qu'il acquerra ne seront pas minces. Il ne pourra arriver jusqu'au rang ou sont élevés Pierre et Paul, il ne pourra même pas en approcher; mais faudra-t-il pour cela le frustrer du rang glorieux qu'il pourra occuper après eux? Vous feriez alors la même chose que si vous disiez: puisqu'il ne peut être pierre précieuse, qu'il reste fer, qu'il mie devienne ni argent ni or.

Pourquoi raisonnez - vous tout autrement quand il s'agit des choses du monde? Quand vous envoyez votre fils étudier les lettres, vous n'espérez pas de lui voir atteindre les sommets de l'éloquence, et néanmoins vous ne le détournez pas pour cela de l'étude, vous faites tous les sacrifices qui sont en votre pouvoir, vous estimant heureux si votre fils peut tenir dans l'éloquence le cinquième ou le dixième rang. Et vous, qui servez dans les armées de l'empereur, vous n'espérez pas tous que vos enfants arrivent au grade de lieutenants du Prince, et cependant vous ne les engagez pas à quitter le baudrier, à ne plus franchir le seuil des palais; au contraire, vous mettez tout en oeuvre pour les pousser dans cette carrière, vous trouvant satisfaits si vous les voyez prendre place au milieu de la hiérarchie. Pourquoi donc ici, où vous ne pouvez prétendre aux premières dignités, êtes-vous si ardents et vous donnez-vous tant de peines pour obtenir les moindres charges, quoique vos espérances soient incertaines et le succès fort douteux, tandis que là, vous êtes si lâches et si languissants, quoique les récompenses à gagner soient d'une tout autre valeur? En voici la raison: vous désirez les biens de la terre, et vous êtes indifférents pour les biens du Ciel.

La honte vous empêche de l'avouer, et vous avez imaginé des excuses et des prétextes; mais rien de tout cela ne vous arrêterait, si vous aviez une sincère volonté. La vérité est que, lorsque l'on aime véritablement une carrière, si l'on ne peut pas la parcourir jusqu'au bout, ni en atteindre les hauteurs les plus élevées, on se contente d'une moyenne élévation, on s'estime heureux d'y avoir place n'importe à quel rang. Quand on aime le vin, on ne se prive pas d'en boire, par la raison qu'on ne peut s'en procurer du meilleur et du plus exquis: le mauvais même semble bon. Donnez, à défaut d'or et de diamants, de l'argent à un avare, et vous verrez éclater sa joie. Telle est la tyrannie de la passion; il n'y a rien qu'elle ne fasse endurer et souffrir à celui dont elle s'est rendue maîtresse. Ainsi, si vos paroles n'étaient pas une frivole excuse, vous eussiez dû travailler, mettre la main à l'oeuvre avec nous. Quand on désire une chose on ne s'oppose pas à son succès, on y travaille au contraire de tout son pouvoir. Ceux qui descendent dans la lice aux jeux olympiques savent bien qu'il n'y en aura qu'un seul dans la multitude des combattants qui remportera la couronne, cependant ils se fatiguent et se tuent pour ainsi dire dans l'espérance d'être vainqueurs.

Ici rien de pareil, non-seulement pour le terme de la lutte, mais même pour cette nécessité de ne décerner qu'une couronne. Dans ces sortes de combat, la différence entre le vainqueur et le vaincu ne consiste pas en ce que l'un se retire couronné et l'autre non: elle ne va pas jusque-là; seulement l'un triomphe plus brillamment, l'autre moins, mais tous deux triomphent. Si nous voulions former nous-mêmes nos enfants dès le berceau, et ensuite les confier à des maîtres capables d'achever l'oeuvre commencée, il n'y aurait rien d'étonnant à ce que nous les vissions occuper le premier rang dans l'armée du ciel. Dieu aurait égard à notre bonne volonté et à notre zèle, lui-même travaillerait avec nous, et le doigt de l'Artiste divin modèlerait avec nous cette vivante statue. Travaillée par. une telle main, une oeuvre ne peut pas être manquée, elle ne peut qu'atteindre la plus splendide perfection pourvu que nous fassions ce qui (54)dépend de nous. Dieu a aidé plusieurs femmes de l'Ancien Testament, dans les soins qu'elles donnaient à leurs enfants; pourquoi nous refuserait-il la même faveur? A ce sujet, j'aurais plusieurs exemples à citer, mais pour être plus court, je n'en rappellerai qu'un.


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