Chrysostome, Virginité 56

56 Dans la virginité, en effet, il est difficile, disons plutôt impossible, que se rencontrent ces ennuis; dans le mariage, il est difficile qu'ils ne se rencontrent pas. Et si, dans les unions considérées comme heureuses, se produisent tant de désagréments, tant de malheurs, que dire de ce qui passe sans conteste pour des misères? La femme en effet a plus d'une mort à redouter, bien qu'elle ne doive mourir qu'une fois, plus d'une âme pour qui s'inquiéter, bien qu'elle n'en possède qu'une; elle tremble pour son mari, elle tremble pour ses enfants, elle tremble pour leur famille, femmes et enfants, et plus la racine a poussé de rejetons, plus s'accumulent les soucis; qu'à l'une ou l'autre de ces personnes arrive un malheur, perte d'argent, maladie, quelque accident fâcheux, le sort l'oblige à se désoler, à se lamenter tout autant que les victimes elles-mêmes. Si tous quittent ce monde avant elle, c'est une souffrance intolérable; et si les uns restent tandis que les autres sont ravis par une mort prématurée, elle ne saurait trouver, même en ce cas, une consolation sans mélange. Car les craintes continuelles qui ébranlent son âme pour les vivants ne le cèdent en rien à la peine éprouvée pour les disparus, disons même, pour étonnant que cela soit, elles sont plus pénibles. Car le temps adoucit le chagrin dont les morts sont la cause, mais nos soucis pour les vivants n'ont pas de cesse, la mort seule peut y mettre un terme. Et si nous ne suffisons pas à nos propres épreuves, quelle vie sera la nôtre, si nous devons pleurer sur les malheurs d'autrui? Bien des femmes souvent, nées de parents illustres, élevées dans le plus grand luxe, se sont mariées à quelque puissant du monde, et soudain, avant qu'elles aient savouré ce bonheur, un danger fond sur elles, comme une tempête ou une bourrasque, et les voilà, elles aussi, submergées, livrées aux horreurs du naufrage; elles qui jouissaient de biens innombrables avant le mariage, le mariage les a plongées dans la dernière infortune. Mais ici encore, objecte-t-on, ces malheurs n'arrivent pas dans tous les mariages ni toujours. Du moins ils ne les épargnent pas tous - oui, moi aussi, je vais me répéter - certains en font directement l'expérience, quant à ceux qui peuvent y échapper, c'est par l'appréhension qu'ils les tourmentent. La vierge se trouve toujours placée au-dessus de l'expérience et de l'appréhension.

58 Au reste, veux-tu? laissons cela de côté; venons-en à l'examen des ennuis inhérents au mariage et auxquels personne, bon gré mal gré, ne peut se soustraire. Quels sont ces ennuis? Les douleurs de la gestation, de la naissance, les enfants. Mais plutôt reprenons les choses de plus haute informons-nous de ce qui précède le mariage - dans la mesure du possible, car pour le savoir avec exactitude, il faut y être passé ! Le temps des fiançailles est arrivé, et des soucis de toutes les couleurs se présentent aussitôt en rangs serrés: quel mari va-t-elle avoir? Ne sera-t-il pas de basse naissance, de mauvaise réputation, suffisant, fourbe, hâbleur, effronté, jaloux, petit esprit, sot, méchant, brutal, efféminé? Tout cela, bien sûr, n'échoit pas forcément à toutes les jeunes filles qui se marient, mais pour tout il leur faut se faire de l'inquiétude et du souci. Comme elle ignore encore quel mari le sort lui donnera, comme elle est encore dans l'incertitude sur ce qui l'attend, son âme s'alarme et frémit à tout sujet; pas une de ces éventualités qui ne se présente à sa pensée. Et si quelqu'un vient prétendre qu'elle peut tout aussi bien espérer le contraire et se trouver alors dans la joie, qu'il retienne bien ceci: l'espoir du bonheur ne nous réconforte jamais autant que la crainte du malheur ne nous afflige. L'espoir du bonheur ne procure de plaisir que s'il est sûr, pour le malheur un simple soupçon suffit pour jeter aussitôt dans l'âme le trouble et le désarroi.

C'est comme pour les esclaves: l'ignorance où ils sont des maîtres qu'ils vont avoir ne laisse à leur âme aucun instant de repos; ainsi pour les jeunes filles: leur âme, pendant tout le temps des fiançailles, ressemble à un navire ballotté dans la tempête, car chaque jour leur famille agrée et refuse tour à tour les prétendants. Le vainqueur de la veille, un autre prétendant l'évince le lendemain, et ce dernier, à son tour, un troisième l'élimine. Parfois même au seuil du mariage, l'époux qu'on attendait se voit éconduit les mains vides, et les parents remettent la jeune fille à un prétendant imprévu. Ce n'est pas seulement le lot des femmes, les hommes aussi éprouvent des soucis cruels: sur leur compte, en effet, il est possible de se renseigner, mais pour la femme, continuellement cloîtrée chez elle, quel moyen de s'informer de son caractère ou de son physique? Et cela pendant le temps des fiançailles; mais quand le jour du mariage est arrivé, l'angoisse redouble, le plaisir s'efface devant la crainte; crainte qu'elle ne paraisse dès ce soir-là dépourvue d'attraits et bien au-dessous de ce qu'on avait espéré. Louanges au début, mépris plus tard, c'est supportable; mais si elle inspire la répulsion dès la ligne de départ, pour ainsi dire, quand donc pourra-t-elle à l'avenir inspirer de l'admiration.

Et ne me dis pas: Eh quoi? si elle est belle fille? Même ainsi, elle n'est pas à l'abri de cette inquiétude. Bien des femmes d'une remarquable beauté ne réussissent pas à captiver le coeur de leur mari, qui les abandonne pour se livrer à d'autres qui ne les valent pas, et de loin ! Et, cette inquiétude dissipée, une autre surgit aussitôt; sur les désagréments que cause le règlement de la dot - le beau-père qui s'exécute de mauvaise grâce, car pour lui c'est un dépôt à fonds perdus; le marié pressé d'entrer en possession de tout, mais honteux d'employer la contrainte pour se faire payer; la jeune femme humiliée par ce retard à s'acquitter et rougissant surtout devant son mari d'avoir pour père un mauvais débiteur, sur ces désagréments, je passe ici.

Cette inquiétude dissipée, donc, la crainte de la stérilité aussitôt pénètre en son coeur et aussi, inversement, celle d'une trop nombreuse progéniture; comme elle est dans l'incertitude encore à ce sujet, ces deux soucis contraires la bouleversent dès le début. Si très vite elle est enceinte, la joie se mêle encore de crainte. Rien dans le mariage n'est exempt de crainte: crainte qu'une fausse couche ne survienne, que l'enfant conçu ne meure et que la parturiente ne coure un danger mortel. Si d'autre part l'attente se prolonge, la femme n'ose plus ouvrir la bouche, comme si elle était maîtresse de son accouchement. Et au moment d'accoucher, les douleurs frappent et déchirent ce ventre depuis si longtemps à l'épreuve, douleurs capables à elles seules de rejeter dans l'ombre toutes les joies du mariage. Et d'autres inquiétudes se joignent à celles-ci pour la tourmenter: la malheureuse et l'infortunée jeune femme, quoique à ce point torturée par ces souffrances, éprouve une crainte non moins vive, celle de mettre au monde un être souffreteux et infirme au lieu d'un enfant bien conformé et sain, au lieu d'un garçon une fille. Cette angoisse en effet ne les tourmente pas moins à ce moment que les douleurs physiques; car ce ne sont pas seulement les choses dont elles sont responsables, mais celles où elles ne sont pour rien qui les font trembler, tout autant, devant leurs maris; négligeant de songer à leur propre sécurité, dans une situation aussi critique, elles appréhendent un événement qui n'ait pas l'approbation de leur époux. Et à peine l'enfant est-il venu au monde, à peine a-t-il poussé son premier cri, que d'autres soucis encore prennent le relais, car il s'agit de le conserver en vie et de l'élever.

S'il se trouve avoir une bonne nature, portée à la vertu, voilà de nouveau ses parents dans les transes: crainte que leur rejeton ne soit victime d'un malheur, d'une mort prématurée, qu'il ne se laisse entraîner à quelque vice. Car on ne passe pas seulement de la mauvaise à la bonne conduite, mais aussi de l'honnêteté à la malfaisance et à la méchanceté. Et si l'une de ces éventualités redoutées se réalise, c'est un coup plus accablant que s'il eût été porté dès le premier jour. Au reste, ne parlons plus de tout cela, ne reprochons rien au mariage: du moins ne pourrons-nous pas pour autant lui faire grâce d'un dernier grief. Lequel? le sort qu'il réserve à l'homme bien portant n'est pas meilleur que celui du malade, il le plonge dans la même détresse que l'homme alité.

Faisons encore abstraction, veux-tu de tout cela; supposons l'impossible et accordons au mariage d'englober toutes les conditions du bonheur: nombreux et beaux enfants, de l'argent, une femme sage, belle, intelligente, une bonne entente, une longue vieillesse. Ajoutons aussi l'éclat de la race, l'étendue de la puissance, admettons que cette affection dont nous souffrons tous ne les importune pas: la crainte d'un revers de fortune; bannissons tout sujet de chagrin, toute occasion de souci et d'inquiétude; supposons qu'aucun autre motif, aucune mort prématurée ne vienne briser le lien du mariage, que tous même accueillent la mort le même jour, ou encore, ce qui passe pour être le comble de la félicité, que leurs enfants leur restent pour hériter, et qu'ils escortent à leur dernière demeure leurs père et mère ensemble après une longue vieillesse. Et pour quel résultat? Quel profit retireront-ils d'un plaisir aussi complet, au moment de partir pour l'autre monde? avoir laissé de nombreux enfants, avoir possédé une belle femme, au milieu du luxe et de tous les avantages énumérés à l'instant, être parvenu à une longue vieillesse, de quoi cela pourra-t-il nous servir en présence du tribunal, devant les choses éternelles et véritables? De rien. Tout cela n'est-il pas une ombre et un songe.

Puisque dans les siècles qui nous attendent là-haut et qui n'ont point de terme, nous ne pourrons des biens de la terre retirer aucun profit ni bénéficier d'aucune consolation, il nous faut mettre sur le même plan de les avoir ou non possédés. Supposons en effet un homme qui, en l'espace de mille ans n'aurait été qu'une seule nuit visité par un songe agréable: nous ne lui reconnaîtrons aucun avantage sur celui qui n'a pas joui de cette vision. Et encore ces mots n'expriment-ils pas toute ma pensée, car s'il y a loin du songe à la réalité, il n'y a pas autant de la vie d'ici-bas à la vie d'en-haut, mais beaucoup plus encore. Et ce qu'est une seule nuit en mille années ne représente pas non plus le temps de la terre par rapport au temps à venir; là encore la différence est bien plus importante. Tel n'est pas le sort de la vierge: elle quitte ce monde largement pourvue. Mais plutôt reprenons les choses par le commencement.

59 La vierge n'est pas obligée de s'informer sur son époux et elle ne craint pas d'être abusée. C'est Dieu en effet, non un homme, c'est un Maître, non un compagnon d'esclavage. Voilà la différence entre les deux époux; considère aussi les conditions de leur union. Pas question d'esclaves, de plèthres de terrain, de tant et plus de talents d'or, non, mais les cieux et les biens célestes sont les présents de noces de cette fiancée. En outre, si la femme mariée redoute la mort entre autres raisons parce qu'elle la sépare de son compagnon, la vierge, elle, désire le trépas, la vie est un fardeau pour elle, tant elle a hâte de voir son Époux face à face et de jouir de cette gloire.

60 Et puis, la pauvreté de son état ne saurait, comme dans le mariage, lui être préjudiciable: au contraire, elle rend plus chère encore à son époux celle qui la supporte volontairement; ainsi pour sa bassesse d'origine, ainsi pour l'absence de beauté physique, et toute autre chose du même genre. Que dis-je? même si elle n'est pas de condition libre, cela non plus ne compromet pas ses fiançailles; c'est assez de montrer la beauté de son âme et d'occuper le premier rang. Elle n'a pas ici à craindre la jalousie, elle n'a pas à souffrir les affres de l'envie pour une autre femme qui a épousé un homme plus brillant. Il n'y a pas d'époux semblable au sien, égal au sien, qui en approche même si peu que ce soit; dans le mariage au contraire, même si une femme a pour mari un homme extrêmement riche et très puissant, elle pourra toujours en trouver une autre mieux pourvue qu'elle.

Or il est sensiblement diminué, le plaisir que nous éprouvons à surpasser nos inférieurs, quand nous songeons à la supériorité de ceux qui nous dépassent, et la vie de bien-être que supposent objets en or, vêtements, bonne table et autres commodités, est bien propre à appâter une âme et à l'allécher. Et combien de femmes jouissent de ces avantages? La plupart des hommes en effet passent leur vie dans la pauvreté, les misères et les épreuves. Si quelques femmes disposent de ces biens, elles sont rarissimes, on peut les compter sur les doigts, de plus, elles agissent contre la Volonté de Dieu. Car il n'est permis à personne de vivre au milieu de ces plaisirs, comme nous l'avons montré précédemment.

61 Au reste, supposons encore que cette vie de plaisirs soit permise et que ni le prophète ni Paul ne se soient déclarés contre les femmes fastueuses. Que gagnent-elles à cette masse de bijoux en or? Rien, si ce n'est jalousie, préoccupation, crainte peu ordinaires. Car les soucis ne les tourmentent pas seulement lorsqu'elles les ont déposés dans le coffre, ni à la nuit tombée, mais lorsqu'elles en sont parées, en plein jour, elles éprouvent la même inquiétude, ou plutôt plus pénible encore. C'est en effet dans les établissements de bain et dans les églises qu'on trouve ces femmes qui font main basse sur de tels objets. Et souvent aussi, sans parler de ces malfaiteurs, il arrive que les personnes couvertes d'où résulte une plus grande défaite. L'or répandu sur les habits, les travaux variés qu'on exécute dans ce domaine, tous les autres ornements, font penser à un valeureux athlète, vigoureux et robuste qui repousserait un adversaire galeux, minable et crevant de faim ! De la même façon, dépréciant le visage de la femme qui en est couverte, ils concentrent sur eux tous les regards et ont pour résultat de la ridiculiser davantage, tandis qu'ils sont, eux, l'objet d'une admiration sans bornes.

62 Tels ne sont pas les ornements de la virginité; ils ne déparent pas celle qui en est couverte, car ils ne sont pas corporels mais tout spirituels. Ainsi, la femme est-elle sans grâces? la virginité transforme soudain cette laideur en la vêtant d'une prodigieuse beauté. Est-elle dans sa fleur et son lustre la virginité en rehausse l'éclat. Car ce ne sont ni les pierreries, ni l'or, ni les étoffes somptueuses, ni les magnifiques broderies aux couleurs variées, ni aucun de ces biens périssables qui servent d'ornements aux âmes, mais à leur place les jeûnes, les saintes veilles, la douceur, la modération, la pauvreté, le courage, l'humilité, l'endurance en un mot le mépris de toutes les choses de ce monde.

63 Lorsque tu m'entends parler de larmes, ne te fais pas des idées noires; ces larmes comportent autant de plaisir que n'en peuvent procurer même les éclats de rire de ce monde. Si tu en doutes, écoute Luc racontant que les apôtres "battus de verges, se retirèrent de devant le Conseil le coeur joyeux"; et pourtant tel n'est pas l'effet naturel des verges qui, loin de causer plaisir et joie, produisent d'ordinaire douleur et souffrances. Mais ce que ne peuvent réaliser les verges, la foi dans le Christ le réalise: elle triomphe de la nature même des choses. Puisque les verges reçues pour le Christ étaient sources de plaisir, quoi d'étonnant si les larmes produisent le même effet, versées pour ce même Christ? Voilà pourquoi ce qu'il avait appelé une voie étroite et resserrée, le Seigneur l'appelle maintenant joug agréable et fardeau léger

Par sa nature sans doute la virginité est un fardeau, mais la détermination de ceux qui la pratiquent et les biens qu'ils en espèrent lui communiquent une extrême légèreté. Ainsi l'on verra des hommes, qui à la voie large et spacieuse ont préféré la voie étroite et resserrée, y cheminer avec plus d'ardeur non parce qu'ils n'éprouvent point de tribulations, mais parce qu'ils s'élèvent au-dessus des tribulations et qu'ils n'en souffrent pas comme en souffrent d'ordinaire les autres hommes. Car ce genre de vie, sans doute, a lui aussi ses tribulations, mais quand nous les comparons à celles du mariage, elles n'en méritent même pas le nom.

65 Par exemple, dis-moi: pendant sa vie tout entière, la vierge endure-t-elle ce qu'endure à peu près chaque année la femme mariée, déchirée par les douleurs de la maternité et les gémissements? Telle est en effet la tyrannie de cette souffrance que la divine Écriture, lorsqu'elle veut représenter la captivité, la famine, la peste, les maux intolérables, les désigne tous sous le nom de douleurs de l'enfantement. Du reste, c'est ce que Dieu a imposé à la femme comme châtiment et malédiction, non pas l'enfantement, bien sûr, mais l'enfantement dans ces conditions, accompagné d'épreuves et de douleurs: "C'est dans les souffrances, dit-il, que tu enfanteras." (Gn 3,16). Tandis que la vierge est placée au-dessus de ces douleurs et de cette malédiction: car celui qui a aboli la malédiction de la Loi a du même coup aboli cette dernière malédiction.

66 Mais circuler sur la place publique montée sur des mules est bien agréable. Ce n'est là que faste inutile, d'où tout plaisir est banni. De même que les ténèbres ne sont pas préférables à la lumière, ni la captivité à la liberté, ni des besoins nombreux à la suffisance, de même une femme non plus ne se trouvera pas mieux à ne pas se servir de ses pieds - sans parler des désagréments qui en découlent inévitablement. Ainsi, elle ne peut quitter sa maison quand elle le veut et bien souvent, malgré une raison sérieuse qui la presse de sortir, elle est contrainte de rester au logis, tout comme ces mendiants culs-de-jatte qui n'ont rien pour les porter. Si par hasard le mari a disposé des bêtes, ce sont brouille, querelle, longue bouderie. Et si elle-même, sans rien prévoir des conséquences, en a fait autant, parce qu'elle a négligé son mari, elle s'en prend à elle-même et se ronge à ressasser l'embarras dont elle est cause. Combien eût-il été préférable pour elle de se servir de ses pieds - c'est bien pour cela que Dieu nous les a donnés - et d'éviter ainsi tous ces fâcheux ennuis, au lieu de s'exposer par amour du luxe à tant de motifs inévitables de chagrin et de brouille. Car ce ne sont pas les seuls motifs qui retiennent les femmes à la maison: qu'il arrive aux deux bêtes ou à l'une des deux d'avoir mal aux pattes, le résultat est le même; et quand d'aventure on les a lâchées au pâturage - ce qui se produit tous les ans et pour plusieurs jours - la voilà de nouveau forcée de garder le logis, comme enchaînée, et elle ne peut sortir de sa demeure, même invitée par une nécessité pressante.

Et si l'on me représente qu'elle est ainsi délivrée de la foule des fâcheux et qu'elle n'a pas à subir, rougissante, les regards de chacune de ses connaissances, c'est méconnaître, à mon sens, ce qui préserve l'être féminin de la honte comme ce qui peut l'en couvrir; ce n'est pas de paraître en public ni de se cacher, mais d'un côté une impudence qui ne garde pas l'âme recueillie, et de l'autre la réserve et la pudeur. Voilà pourquoi bien des femmes qui ne sont pas astreintes à cette vie cloîtrée et circulent même sur l'agora au milieu de la foule, loin de soulever contre elles des détracteurs, suscitent beaucoup d'admiration pour leur réserve; à travers leur attitude, leur démarche, la grande simplicité de leurs vêtements, elles laissent briller l'éclatant rayon de leur sagesse intérieure. En revanche, un bon nombre de femmes qui restent chez elles se sont attiré une détestable réputation. Car une femme cloîtrée dans sa maison, plus facilement que celles qui se font voir, peut se montrer à qui voudra avec une effronterie et une impudence sans bornes.

67 Mais peut-être est-il agréable d'avoir une foule de servantes. Rien de pire que ce plaisir: autant de servantes, autant de soucis. Inévitable sujet de tourment et de chagrin, que la maladie ou la mort de chacune d'elles. Et encore, ces inconvénients sont-ils peut-être supportables, tout comme d'autres plus fâcheux encore - par exemple, la peine que la femme se donne chaque jour à réprimander la paresse, à réprimer la malfaisance, à apaiser les querelles, à corriger tous leurs autres vices; mais le plus pénible - et le cas se présente surtout quand cette sorte de domesticité est nombreuse - c'est lorsque dans la troupe de ces soubrettes, il s'en trouve une mignonne; dans le nombre, c'est inévitable, car les gens riches ne se mettent pas seulement en peine d'en avoir beaucoup, il faut encore qu'elles soient jolies. Lors donc qu'une d'entre elles se distingue parmi les autres, soit qu'elle ensorcelle le coeur de son maître, soit qu'elle ne puisse rien obtenir de plus que de l'admiration, la douleur est la même pour la maîtresse de maison, qui se voit préférer une autre sinon sur le plan de l'amour, du moins sur celui de la beauté et de l'admiration. Aussi, quand les avantages qui passent pour éclatants et enviables dans le mariage sont accompagnés de tant de tribulations, que dire de ses misères.

68 Tandis que la vierge n'a rien de pareil à supporter: point de trouble dans sa modeste demeure, tous cris sont bannis de sa présence; comme en un havre de paix le silence règne en son coeur, et plus parfaite encore que le silence, la sérénité dans son âme, car elle n'applique son activité à aucune chose humaine, mais ne cesse de s'entretenir avec Dieu, de fixer sur lui ses regards. Qui pourrait donner la mesure de ce plaisir? Quel langage pourrait exprimer le bonheur dont jouit une âme ainsi disposée? Il n'en existe pas. Mais ceux-là seuls qui mettent dans le Seigneur leurs délices, connaissent la grandeur de ces délices et savent combien toute comparaison est impuissante à la traduire.

Cependant la vue d'une grosse somme d'argent exerce partout sur les yeux un puissant attrait. Comme il est préférable de contempler les cieux pour en recueillir un plaisir beaucoup plus grand. Autant l'or l'emporte sur l'étain et le plomb, autant le ciel l'emporte sur l'or, l'argent et toute autre matière, pour l'éclat et la splendeur. Cette contemplation est exempte de soucis, l'autre s'accompagne d'une profonde inquiétude, ce qui a toujours le plus fâcheux effet sur nos désirs. Mais tu ne veux pas regarder le ciel. Tu peux regarder l'argent exposé sur la place publique. "Je le dis à votre honte", (
1Co 6,5) pour parler comme le bienheureux Paul, puisque vous poussez ainsi jusqu'à la démence l'amour de l'argent. Vraiment, je ne sais quel langage tenir: je me trouve ici dans un embarras extrême, car je ne peux comprendre comment presque tout le genre humain, quand s'offre à lui un bonheur dans la quiétude et le repos d'esprits, n'y voit pas même un plaisir, tandis qu'il fait consister dans le souci, les tiraillements et l'inquiétude son plaisir le plus grand !

Pourquoi l'argent étalé sur l'agora n'a-t-il pas à leurs yeux autant d'attrait que celui qu'ils ont à la maison? Il a pourtant bien plus d'éclat et il libère notre âme de toute inquiétude. Parce que cet argent, direz-vous, n'est pas à moi, tandis que l'autre est à moi. C'est donc la cupidité qui produit le plaisir et non la nature de l'argent; car, en ce cas, tu devrais trouver dans l'autre argent un attrait identique. Tu allègues l'utilité, mais le verre est bien préférable et les riches eux-mêmes te le diraient qui, le plus souvent, font fabriquer leurs coupes en cette matière. Et si par hasard leur orgueil les oblige à employer aussi l'argent, ils font mettre d'abord le verre à l'intérieur et ne le recouvrent d'argent qu'extérieurement: preuve que le verre est beaucoup plus agréable et plus commode pour boire et que l'argent n'est qu'affaire de vanité et d'ostentation. Et puis, au fait, que signifie: c'est à moi, ce n'est pas à moi? Quand j'examine avec attention ces expressions, je n'y découvre que de simples mots.

Que de gens, même pendant leur vie, ont vu l'argent qu'ils possédaient leur échapper des mains sans être capables de le retenir. Et ceux qui l'ont conservé jusqu'au bout, à l'heure de leur mort, bon gré mal gré, en ont perdu la jouissance. Ce n'est pas seulement à propos de l'or et de l'argent, mais à propos des bains, des jardins et de tout ce qu'il y a dans les maisons que l'expression: "C'est à moi, ce n'est pas à moi", peut n'apparaître qu'un simple mot. Car l'usage en est commun à tous et ce que leurs prétendus propriétaires ont de plus que les autres, ce sont les soucis à leur sujet. Les uns se contentent d'en jouir, les autres, avec tout le mal qu'ils se donnent, recueillent exactement le même résultat qu'obtiennent les premiers sans la moindre peine.

69 Est-on émerveillé devant les raffinements du plaisir? par exemple, l'abondance des viandes coupées en morceaux, les assaisonnements recherchés, la profusion du vin, les inventions des maîtres d'hôtel, des pâtissiers et des cuisiniers, la foule des parasites et des convives? Qu'on le sache bien: les riches ne s'en trouvent pas mieux que leurs cuisiniers. Ceux-ci craignent leurs maîtres, mais les maîtres, eux, craignent leurs invités, redoutant qu'ils n'aient quelque chose à reprendre dans ces festins préparés pour eux avec tant de peine et tant de frais. Jusqu'ici, leur condition est semblable à celle de leurs domestiques, mais sur un autre point ces derniers sont beaucoup mieux partagés; car eux, ils ne redoutent pas seulement la critique, mais l'envie. Combien de gens, souvent, à la suite de tels banquets, ont vu naître contre eux des jalousies qui n'ont eu de cesse qu'après avoir attiré sur leur tête le péril suprême ! Du moins est-il agréable de se livrer souvent à la bonne chère. Allons donc. Vraiment, quand les maux de tête, les dilatations d'estomac, les étouffements, les étourdissements, les vertiges, les troubles de la vue et autres affections plus anormales encore sont les fruits de cette vie de plaisirs, quelle satisfaction en retirerons-nous. Et si ces dérèglements et leurs conséquences se bornaient à ces ennuis d'un jour. En fait, les maladies les plus difficiles à guérir ont pour origine de tels festins: la goutte, la phtisie, l'épilepsie, la paralysie, les convulsions assiègent le corps jusqu'au dernier soupir. Pour contrebalancer tous ces maux, quelle satisfaction peut-on citer? Et quelle vie de privation n'accepterait-on pas pour en être préservé ?

70 Mais ce n'est pas le cas de la frugalité; loin d'entraîner ces inconvénients, elle est principe de santé et de bonne condition physique; tu la trouveras préférable à la vie de plaisirs. D'abord parce qu'elle permet de se bien porter, de n'être importuné par aucun de ces maux dont chacun suffit à lui seul pour éteindre tout plaisir et pour l'anéantir jusqu'à la racine. Ensuite, à cause de la nourriture elle-même. Comment cela? Parce que le plaisir a pour cause l'appétit, et l'appétit, ce ne sont ni la satiété ni le ventre plein, mais le besoin et la privation qui le créent. Cette privation, on ne la trouve pas dans ces festins de riches, mais elle est toujours à la table des pauvres, distillant sur les aliments, mieux que tous les maîtres d'hôtel et tous les cuisiniers, le miel d'une saveur exquise. Car les riches mangent sans avoir faim, boivent sans avoir soif et s'endorment avant de sentir sur eux l'impérieuse contrainte du sommeil. Les pauvres, eux, éprouvent tous ces besoins avant que d'y satisfaire, ce qui, plus que tout, augmente le plaisir qu'ils y prennent.

Pourquoi, je te prie, Salomon lui-même affirme-t-il la douceur du sommeil de son serviteur en ces termes: "Le sommeil est doux au serviteur, qu'il ait pris peu ou prou de nourriture" (
Qo 5,11). Serait-ce à cause de la délicatesse de sa couche? Et pourtant ils dorment le plus souvent à même le sol ou sur de la paille. Alors, est-ce à cause de sa liberté d'esprit? Mais ils n'ont pas même le plus petit instant à leur disposition. Alors est-ce à cause de son existence facile? Mais leur vie n'est qu'un tissu serré d'épreuves et de misères. Qu'est-ce donc qui leur rend le sommeil si doux? Les fatigues et le besoin qu'ils en éprouvaient avant de s'y livrer. Pour les riches, si la nuit ne vient les surprendre plongés dans l'ivresse, ils ne peuvent un seul instant fermer l'oeil, ils se retournent et s'agitent sans cesse, étendus sur leurs couches moelleuses.

71 Il serait aisé de faire ressortir d'une autre manière encore les désagréments d'une vie de plaisirs, ses conséquences, son indécence, en énumérant les maladies dont elle infecte l'âme, maladies beaucoup plus nombreuses et plus pénibles que celles du corps. Mollesse, lâcheté, insolence, suffisance, libertinage, violence, intempérance, irascibilité, cruauté, bassesse d'âme, cupidité, servilité, incapacité pour toutes les choses utiles et nécessaires, voilà son lot: résultats exactement contraires à ceux de la frugalité. Mais j'ai hâte d'en arriver maintenant à un autre point, aussi me bornerai-je à ajouter cette simple observation, avant de reprendre les paroles de l'apôtre. Si les choses qui passent pour enviables débordent à ce point de maux, si elles exposent l'âme et le corps à un tel déluge de maladies, que penser des vraies misères, par exemple, la crainte des magistrats, les mouvements populaires, les intrigues des sycophantes et des envieux - misères qui assiègent principalement les riches, et dont les femmes reçoivent nécessairement une part plus importante, parce qu'elles n'ont pas le courage de supporter ce genre de vicissitudes.

72 Et pourquoi parler des femmes. Les hommes eux-mêmes sont les proies malheureuses de ces misères. Quiconque pour vivre se contente de ce qu'il a, ne redoute aucun revers de fortune; mais celui qui s'épuise dans cette vie voluptueuse et débauchée, qu'il arrive une catastrophe, un coup du sort pour le précipiter dans l'indigence, et il sera mort avant de s'être accommodé de ce changement auquel il n'est ni préparé ni entraîné. Aussi le bienheureux Paul disait-il: "Ceux-là souffriront tribulations dans leur chair; et moi, je cherche à vous les épargner", puis il ajoute: "Le temps qui reste est court (1Co 7,28-29).

73 Quel rapport avec le mariage? m'objectera-t-on peut-être. Très étroit assurément. Car si le mariage ne dépasse pas les bornes de la vie présente, si, dans la vie future, on n'épouse ni on n'est épousé, si le temps présent touche à son terme et que le jour de la résurrection est à notre porte, ce n'est pas le temps de songer au mariage ni aux biens de ce monde, mais à notre indigence et à tous les autres éléments de sagesse qui nous seront utiles dans l'autre vie. Il en est comme de la jeune vierge: tant qu'elle reste au logis avec sa mère, elle s'intéresse vivement à toutes les choses de l'enfance, elle dépose son coffret dans la resserre, garde même par-devers elle la clé de ce qu'elle y a enfermé, en a l'entière jouissance et consacre à veiller sur ces babioles et amusettes autant de sollicitude qu'on en met à administrer de grandes maisons. Mais quand il lui faut se fiancer et que le temps du mariage l'oblige à quitter la maison paternelle, elle doit renoncer à ces vils et humbles objets pour s'inquiéter du gouvernement d'une maison, de biens et de domestiques nombreux, du soin d'un époux et de tous les autres soucis plus graves encore que ceux-là, si nombreux. Ainsi devons-nous procéder nous aussi: puisque nous parvenons à la maturité et à la vie qui convient à des hommes, nous devons abandonner tous les biens de la terre qui sont réellement des jouets d'enfants et tourner nos pensées vers le ciel, la splendeur et toute la gloire de l'existence céleste.

Car nous avons été unis, nous aussi, à un époux qui exige de nous un tel amour que nous sacrifions pour lui non seulement les choses de la terre, non seulement ces choses insignifiantes et sans valeur, mais notre vie elle-même, s'il est besoin. En conséquence, puisqu'il nous faut quitter ce séjour pour l'autre, affranchissons-nous de cette vaine préoccupation. Si nous devions échanger pour un palais une misérable demeure, nous ne serions pas en souci des bibelots d'argile et de bois, des meubles et des autres pauvres objets de la maison. Alors, ne nous inquiétons pas non plus aujourd'hui des choses de la terre: car le temps est venu qui nous appelle vers le ciel, selon le bienheureux Paul dans son Épître aux Romains: "Maintenant le salut est plus proche de nous que lorsque nous avons reçu la foi; la nuit est bien avancée et le jour est proche." (
Rm 13,11-12). Et puis encore: "Le temps qui reste est court, que ceux qui ont une femme soient comme s'ils n'en avaient pas." (1Co 7,29) .

Alors, à quoi bon le mariage, pour des gens qui ne doivent pas en profiter, qui se trouveront comme ceux qui n'ont pas de femme? Oui, à quoi bon la fortune, à quoi bon les possessions, à quoi bon les biens de la vie, puisque l'usage en est désormais hors de saison et inopportun? Si les accusés qui doivent comparaître devant un de nos tribunaux pour y rendre raison de leurs fautes, à l'approche du jour crucial, ne songent ni à leur femme ni même à la nourriture, à la boisson, à tout autre souci, mais n'ont en tête que leur défense, bien davantage encore nous, qui devons comparaître non devant un tribunal terrestre, mais devant le trône céleste pour y rendre compte de nos paroles, de nos actes et de nos pensées, devons-nous faire abstraction de tout, de la joie, du chagrin que nous causent les choses du monde et ne nous inquiéter que de ce jour redoutable. "Si quel qu'un vient à moi, dit le Seigneur, et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Et quiconque ne porte pas sa croix et ne me suit pas, ne peut être mon disciple." (Lc 14,26-27) .

Mais toi, tu restes là, occupé de la passion d'une femme, de rire, de mollesse, de luxe. "Le Seigneur est proche", et toi, c'est l'argent qui est l'objet de tes soucis et de ta sollicitude. "Le royaume des cieux est tout près, mais toi, tu ne rêves que maison, luxe et autres plaisirs. "Elle passe, la figure de ce monde." (1Co 7,31). Pourquoi donc te tourmenter des choses de ce monde qui ne restent pas, mais se dissipent, tandis que tu négliges celles qui restent et sont stables? Il n'est plus question de mariage, de parturition, de plaisir, d'union charnelle, de profusion d'argent, de gestion de fortune, de nourriture ni de vêtements, de travaux des champs ni de navigation, de métiers ni de construction, de cités ni de maisons, mais d'un état nouveau, d'une existence nouvelle. Toutes ces choses très bientôt vont disparaître. Car c'est bien là le sens de la parole: "Elle passe, la figure de ce monde." Pourquoi donc, comme si nous devions pour tous les siècles rester sur cette terre, pourquoi manifester une telle hâte à nous inquiéter de ce dont il nous faudra, bien souvent, nous séparer avant le soir? Pourquoi préférons-nous notre vie d'épreuves, quand le Christ nous appelle à une vie de loisirs? "Je veux, dit-il en effet, que vous soyez exempts d'inquiétude; l'homme non marié s'inquiète des choses du Seigneur." (1Co 7,32) .


Chrysostome, Virginité 56