Chrysostome Disc. Gn 904

904 4. Or, les promesses de Dieu sont beaucoup plus puissantes que nos mains. Voulez-vous voir comment cette vie présente n'est tout entière qu'obscurité, tandis que cette vie à venir qui semble obscure a, plus que la vie présente, de solidité durable? Recherchons, s'il vous plaît, ce qu'il y a d'éclatant dans la vie présente; ce sont les richesses, c'est la gloire, la puissance, une grande considération auprès des hommes, et vous verrez que rien n'est plus confus que tout cela. En effet, quoi de plus infidèle que les richesses, qui souvent n'attendent pas le soir pour nous quitter; comme des ingrats, comme des transfuges, elles passent d'un maître à un autre maître, et, de celui-ci, à un troisième. Et de même pour la gloire : souvent qui avait un noble et illustre nom, se voit tout à coup sans considération et parfaitement inconnu. L'inverse a lieu aussi. Et, comme il est impossible de distinguer, dans la roue, qui tourne toujours, la moindre partie de la circonférence, parce que la rapidité du mouvement porte, à chaque instant, en haut ce qui était en bas, en bas ce qui était en haut, de même l'impétuosité du mouvement qui nous emporte, qui change tout sans cesse, précipite au plus bas degré ce qui dominait sur le faite; vérité que rendent manifeste et l'inconstance des richesses, et l'inconstance du pouvoir, et de tout ce qui se pourrait nommer; jamais de consistance, toujours l'instabilité; ce sont des eaux courantes. Qu'y a-t-il donc de plus incertain que ce qui change si souvent de place, prend son vol loin de nous, avant de se montrer; avant de nous approcher, s'échappe? De là vient que le Prophète, parlant des voluptés, des richesses, de tout ce qui y ressemble, réprimande par ces paroles ceux qui s'y attachent comme à des biens durables : Ils ont regardé comme stable ce qui n'est que fugitif. (Am 6,5) Il ne dit point, ce qui n'est que passager, mais, d'une manière beaucoup plus expressive, ce qui n'est que fugitif. En effet, ces biens-là ne se retirent pas peu à peu, mais avec une étonnante rapidité. Notre patriarche, au contraire, n'a pas tenu cette conduite; mais, abandonnant tout cela, il n'a vu que les promesses de Dieu; il nous a préparé la voie dans la foi aux choses à venir; c'est afin que vous aussi, à qui Dieu a promis les choses (482) à venir, qui ne se voient pas, vous vous gardiez de dire : ces choses-là sont invisibles, ne se montrent pas. En effet, ces choses invisibles sont plus manifestés que les choses visibles, pour peu que nous ayons les yeux de la foi. Sans doute nous ne les voyons pas, mais Dieu nous les a annoncées, nous les a promises; quand c'est Dieu qui annonce, il n'y a aucune variation possible dans les choses promises; rien n'est plus durable, n'en doutons jamais, que ce qui est dans la main de Dieu; car, dit l'Evangéliste, Personne ne peut le ravir de la main de Dieu. (Jn 10,29) Le trésor que nul ne peut ravir de la main de Dieu, est donc éternellement assuré; au contraire les choses présentes sont exposées à toute espèce de variations et de vicissitudes. Aussi, prenons-nous souvent beaucoup de peine, et le résultat frustre notre attente. Pour les biens qu'on espère, il n'en est pas de même : Celui qui a travaillé, obtient nécessairement couronnes et récompense, car l'espérance n'est point trompeuse (Rm 5,5), parce que c'est la promesse de Dieu, et que les dons promis participent de la nature de celui qui les a promis. Abandonnez donc ce qui est obscur, pour vous saisir de ce qui est manifeste. Or, ce qui est manifeste, ce n'est pas le présent, mais l'avenir. Maintenant, si quelques personnes ne considèrent que le présent et méprisent l'avenir, elles ne le méprisent pas parce qu'il est obscur et incertain, mais parce qu'il est élevé, trop au-dessus de leur propre faiblesse. Considérez donc combien fut grande la vertu de notre homme juste. Dieu lui avait promis des biens matériels, et lui cherchait, de lui-même, des biens spirituels. Comment, me direz-vous, Dieu lui avait promis les biens matériels, et il cherchait, de lui-même, des biens spirituels? Sortez, dit Dieu, de votre pays, de votre parenté et de la maison de votre père, et venez en la terre que je vous montrerai. (Gn 12,1) La première contrée était chose matérielle, comme le pays qui lui était destiné; eh bien ! qu'a-t-il fait? Non, n'écoutons pas Abraham, mais écoutons Paul, qui nous parle de lui; comprenons que, quoique Dieu lui eût promis cette terre, lui pourtant, laissant là les choses présentes, ne la regarda pas, mais s'empressa de se tourner vers les choses à venir. Quelles sont donc les paroles de Paul? Tous ces saints sont morts dans la foi, ce qu'il dit d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de tous les juste, car non-seulement Abraham, mais tous participaient à la même sagesse. Tous ces saints, morts dans la foi, n'ayant point reçu les biens que Dieu leur avait promis, mais les voyant de loin. (He 11) Que dites-vous? Abraham n'a pas reçu les biens promis? il n'est pas venu dans la Palestine? les paroles ont donc été trompeuses? nullement, il est venu, certes, dans la Palestine, mais ce n'est pas cette Palestine qu'il regardait; il en désirait une autre, la patrie qui est dans le ciel. Vérité que Paul atteste en ajoutant : Et confessant qu'ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. C'est un voyageur, celui qui a reçu une si grande patrie, une contrée si considérable? Parlez, je vous en prie. Assurément, dit Paul, car ce n'est pas cette patrie qu'il a considérée, mais le ciel. Car ceux qui parlent de la sorte font bien voir qu'ils cherchent une autre patrie, qui a Dieu pour fondateur et architecte, cette patrie, vous dis-je, qui est la Jérusalem céleste, la patrie d'en-haut. Comprenez-vous comment Dieu lui a promis une patrie matérielle, tandis que lui-même a cherché la Jérusalem céleste? Car ceux qui parlent de la sorte, dit Paul, font bien voir qu'ils cherchent une autre patrie. S'ils avaient eu dans l'esprit celle dont ils étaient sortis, ils avaient assez de temps pour y retourner; mais ils en désiraient une meilleure, qui est la patrie céleste. Donc, la chose promise est matérielle, mais le désir du juste est spirituel. Quant à nous, nous faisons juste le contraire. A lui Dieu avait promis la Palestine, mais il regardait le ciel; à nous, Dieu a promis le ciel, mais nous regardons la terre,

905 5. Voilà donc ce que nous avons gagné à méditer le nom d'Abraham; nous avons appris pourquoi il fut ainsi appelé, pourquoi on l'a nommé un passant; il abandonna son pays pour passer sur la terre étrangère; il quitta le visible pour l'invisible; il rejeta ce qu'il avait dans la main, pour les biens que concevait son espérance; il reçut des biens qui tombent sous les sens, et il ne voulut voir que les biens spirituels, et cela avant la grâce, avant la loi, avant l'enseignement des prophètes. Par où il est évident qu'il n'eut personne pour l'instruire, qu'il lui suffit du langage de sa conscience; que c'est ainsi qu'il trouva Dieu, le Créateur de l'univers; voilà pourquoi il fut appelé Abram; voilà pourquoi ses parents lui donnèrent ce nom. Mais peut-être, me dira-t-on, mensonge que tout cela ! est-ce que les parents (483) d'Abraham étaient des justes ? est-ce qu'ils étaient agréables à Dieu ? est-ce qu'ils connaissaient les choses futures ? est-ce qu'ils prévoyaient la promesse que devait faire le Seigneur? n'étaient–ce pas des impies, des idolâtres, plus que des barbares ? Je ne l'ignore pas, je le sais bien, et, si je loue cet homme juste, c'est qu'avant de tels parents, il est lui-même devenu tel que nous le voyons. Voilà en effet ce qui est étrange, merveilleux: d'une racine sauvage un fruit si doux ! Il ne faut pas faire de la malice des parents un sujet d'accusation contre les enfants qui vivent dans la piété; mais s'il est permis de dire quelque chose qui étonne, au contraire c'est une gloire de plus pour ceux qui n'ont pas reçu la piété, comme un héritage de leurs pères, pour ceux qui n'ont pas eu de guides, pour ceux qui ont été comme des voyageurs dans un désert où nul chemin n'est tracé, d'avoir pu trouver la route qui conduit au ciel.

Ce n'est donc pas un crime, un sujet d'accusation, d'avoir pour père un impie. Accusez celui qui reproduit l'impiété de son père; accusons-nous surtout nous-mêmes; non pas d'avoir des parents qui vivent dans l'abaissement, mais de ne pas prendre soin de nos parents, de ne pas faire tous nos efforts pour les retirer de leur impiété. Quand nous aurons, pour le salut de leur âme, fait tous les efforts dont nous sommes capables, s'ils persistent dans leur voie mauvaise, nous serons à l'abri de tout reproche, de toute accusation. Ces paroles, mon bien-aimé, c'est pour que vous ne vous troubliez pas, quand vous entendez dire qu'Abrabam eut pour père un impie. Car Timothée lui-même eut pour père un impie. C'était le fils d'une femme juive, fidèle, et d'un père gentil. (
Ac 16,1) Que son père soit resté impie et ne se soit pas converti, c'est ce qui ressort du passage où Paul, célébrant la foi de Timothée s'exprime ainsi : Me représentant cette foi sincère qui est en vous, qu'a eue premièrement Loïde, votre aïeule, et Eunice votre mère, et que je suis très-persuadé que vous avez aussi. (2Tm 1,5) On ne trouve nulle part le nom de son père, et pourquoi? C'est que persévérant dans l'impiété, cet homme ne méritait pas d'être nommé avec son fils. Que les apôtres aient eu aussi des parents égarés, c'est ce que le Christ a déclaré par ses paroles : Si c'est par Béelzébub que je chasse les démons, par qui vos enfants les chassent-ils? C'est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges. (Mt 12,27) Ne vous troublez pas, ne soyez pas scandalisés. Nous apprenons ici, que ce n'est pas la nature, que c'est la volonté qui constitue la vertu et le vice, En effet, s'il fallait s'en prendre à la nature, les méchants n'engendreraient jamais que des méchants, et les bons, que des bons. Mais, parce que c'est la volonté qui constitue, soit la vertu, soit le vice, il arrive souvent que des pères vicieux ont des enfants vertueux; que des pères, solides dans la sagesse, ont eu pour fils des négligents, des lâches. Ce qui prouve que ce n'est pas la nature, mais toujours la volonté que nous devons accuser. Mais puisque les parents d'Abraham étaient, comme je l'ai dit, des impies, d'où vient qu'ils lui ont donné ce nom? Ce fut l'oeuvre de la divine sagesse; elle se servit de la langue des incrédules, pour donner à un enfant un nom qui renfermait l'histoire à venir. Cette même puissance, le Seigneur l'a montrée à propos de Balaam, qu'il força à prédire l'avenir (Nb 23), montrant par là qu'il commande non-seulement à ceux qui lui appartiennent, mais qu'il est aussi le maître de ceux mêmes qui ne sont pas à lui. Et, pour vous apprendre que des parents sans piété, souvent à leur insu, donnent à des justes des noms qui renferment une grande indication des choses à venir, nous vous apporterons un autre exemple : Lamech fut le père de Noé; de ce Noé qui vécut au temps du déluge; ce Lamech n'était ni juste, ni agréable à Dieu, ni approuvé de Dieu; car, s'il eût été juste, agréable à Dieu, approuvé de Dieu, l'Ecriture ne dirait pas que Noé seul fut trouvé juste, au milieu des hommes de son temps. (Gn 6,9) L'Ecriture n'aurait pas omis de mentionner le père de l'homme juste, si ce père eût été juste lui-même. Eh bien ! que fit-il? Il donna à son fils un nom qui renfermait une grande indication des choses à venir. Le nom donné au juste, était une prophétie. (Gn 5,29) Ce nom, en effet, montrait le déluge qui allait venir. Comment le déluge qui allait venir, se montrait-il dans le nom de Noé? Noé, en hébreu, signifie, celui qui fait reposer, car Nia, en syrien, signifie repos; de même donc que, du mot Abar, qui signifie au-delà, on a fait Abraham; de même que, de AEdem, qui signifie terre, on a fait Adam, qui signifie sorti de la terre; de même ici, de Nia, qui signifie repos, on a fait Noé, qui signifie (484) qui fait reposer. Ce dernier sens tient à l'altération du mot. En effet, il l'appela Noé en disant Celui-ci nous fera reposer. (Gn 5,29) C'est le déluge qu'il appelle repos, car c'était du temps dé Noé que le déluge devait arriver; or, le déluge fut une mort, mais la mort est un repos pour l'homme. (Jb 3,23) Aussi appela-t-il l'homme qui fut contemporain du déluge, celui qui fait reposer.

9066. Je ne tourmente pas l'Ecriture, entendons l'Ecriture elle-même : Lamech ayant vécu cent quatre-vingt-huit ans engendra un fils, qu'il nomma Noé, disant : Celui-ci nous fera reposer de nos travaux, et de nos douleurs, et des oeuvres de nos mains, et nous consolera dans la terre que le Seigneur a maudite. (Gn 5,28) Que dites-vous, Nous fera reposer? Pourquoi ne pas dire, celui-ci nous tuera, celui-ci suscitera le déluge ; pourquoi dire au contraire, Celui-ci nous fera reposer? Toute la création est bouleversée, tous les abîmes s'entrouvent, déchirés dans leurs profondeurs, des hauteurs du ciel, les cataractes épanchent tous leurs flots, plus rien partout qu'une mer étonnante, stupéfiante, épouvantable; dans la matière détrempée, devenue la fosse commune, la tombe de l'univers, se cachent à la fois les cadavres des hommes, les cadavres des chevaux, les cadavres des animaux sauvages, et ces affreux malheurs, cet affreux désastre, répondez-moi, c'est ce que vous appelez un repos? Oui, assurément, dit le texte. Car les hommes vivaient dans la corruption: cette corruption, le déluge l'a retranchée; ceux qui ont été affranchis de cette corruption, se sont enfin reposés. Un corps possédé de diverses maladies, qu'aucun remède ne peut guérir, quand la mort survient, a trouvé le repos; telle était cette génération d'hommes, semblables à des corps atteints de maladies incurables sans aucun espoir de guérison; le déluge qui les a surpris, les arrachant à leurs maux, leur a donné le repos. Car si la mort est un repos pour l'homme (Jb 3,23), à bien plus forte raison, est-elle un repos pour ceux qui vivent dans une corruption incurable; elle les affranchit de leurs maux, elle ne permet pas à l'ulcère de l'impiété de progresser indéfiniment, au fardeau des péchés d'excéder toute mesure, en pesant sur nous. Rien de plus insupportable, de plus accablant que le péché; rien de plus misérable, de plus fécond en douleurs, que la perversité et ses dérèglements. De là les paroles du Christ à ceux qui vivaient dans le péché: Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. (Mt 11,28) Et voilà pourquoi Lamech a appelé le déluge un repos, c'est qu'il devait, en survenant, mettre un terme à la perversité. Je voulais prolonger ce discours; beaucoup de réflexions ont été omises qui se rapportent au nom de Noé; mais retenez dans votre mémoire, méditez ce que vous avez entendu, faites-en part à nos frères absents; épargnez-nous la nécessité de recourir encore à de longs préambules, pour montrer comment nos entretiens s'enchaînent; terminons ce discours par des prières; bénissons Dieu, qui nous a permis de vous faire entendre ces paroles; à lui, la gloire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduit par M. PORTELETTE.




Chrysostome Disc. Gn 904