Chrysostome T4 Lettres 120

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LETTRE XIV.

Ecrite à Cucuse en 404. Pour bien comprendre toutes les allusions contenues dans cette lettre, lire les chapitres 38, 39 et 40 du tome Ier.

Il lui raconte ce qui lui est arrivé à Césarée.

A LA MÊME.

1. Pourquoi pleurer? Pourquoi vous attrister? pourquoi vous infliger un supplice que vos ennemis eux-mêmes n'ont pu vous faire subir? Le chagrin continue à tyranniser votre âme, témoin cette lettre que Patricius nous a remise et qui nous dévoile les blessures de votre coeur. Ce qui m'afflige, ce qui me tourmente, c'est de vous voir chercher de tous côtés des sujets de douleur, quand vous devriez faire tous vos efforts pour calmer votre chagrin. Vous allez jusqu'à vous forger des illusions (ne me l'avez-vous pas dit?) sans aucune raison, sans aucun motif, vous faites à votre âme des blessures qui lui sont très-funestes. A quoi bort vous tourmenter de n'avoir pu nous faire sortir de Cucuse? N'avez-vous pas fait tout ce qui vous a été possible? n'avez-vous pas tout remué, tout essayé? Si vous n'avez pu réussir, est-ce une raison de vous affliger ? Peut-être Dieu a-t-il voulu rouvrir devant nous une carrière plus longue à parcourir, pour nous donner lieu de mériter une couronne plus glorieuse: Pourquoi donc vous attrister de ce qui fait nôtre gloire? Il faudrait au contraire vous réjouir, et tressaillir d'allégresse, vous couronner de fleurs, puisque la divine miséricorde nous récompense bien au delà de nos mérites.

Mais c'est la solitude où nous sommes qui vous cause du chagrin. — En vérité, qu'y at-il de plus agréable que le séjour de Cucuse? C'est une solitude profonde, une tranquillité, un repos continuel; nous nous y portons à merveille. La ville, il est vrai, n'a point de marché; on n'y vend, on n'y achète rien. Mais qu'importe ? Tout m'arrive en abondance, comme d'une source féconde. L'évêque de cette ville et Dioscore semblent n'avoir d'autre occupation que de me soulager. L'excellent Patricius vous dira notre bonne humeur, notre joie, les soins dont nous sommes entouré. Voilà pour Cucuse.

Si vous vous désolez de ce qui nous est arrivé à Césarée, vous avez tort aussi. Car là encore nous avons remporté de brillantes couronnes; on nous loue, on nous vante, on nous admire jusqu'à l'enthousiasme, depuis que nous avons été accablé d'outrages et chassé de cette villes Mais je vous en prie, ne le dites à personne, bien que le bruit s'en répande de toute part. Paeanius m'a fait savoir qu'il y a ici des prêtres de Pharétrices, qui se disent en communion avec nous, qui prétendent n'avoir rien de commun avec nos ennemis, et n'avoir jamais eu avec eux aucune espèce de relations. C'est pour ne pas les troubler, que je vous prie de ne rien dire; car on nous a fait subir les plus cruels traitements. N'eusse-je rien enduré auparavant, il suffisait bien de ces outrages pour obtenir des palmes glorieuses, tant j'ai couru de dangers. Sachez donc garder le silence; je vais tout vous raconter en peu de mots, non pour vous affliger, mais au contraire pour vous réjouir. Tout cela est une occasion de profit pour moi; c'est là ma richesse; j'expie mes fautes en traversant toutes ces épreuves, qui se succèdent sans relâche et me sont suscitées par ceux que j'en aurais le moins crus capables. Nous étions sur le point de passer en Cappadoce; nous étions délivré de ce Galate, qui n'avait pas craint de nous menacer de mort, (442) lorsque pendant le voyage nous rencontrâmes nombre de gens qui nous dirent: « Pharétrius vous attend, il est sans cesse en route, tant il craint de ne pas vous rencontrer; il veut à toute force vous voir, vous embrasser, vous témoigner son affection; il a mis en mouvement tous les monastères, soit d'hommes, soit de femmes. » Je me gardai bien d'en rien croire; je me figurais précisément tout le contraire, sans en rien dire toutefois à ceux qui m'exprimaient ces désirs de l'évêque.

2. Enfin je suis arrivé à Césarée, accablé de fatigues, affreusement amaigri, dévoré par les ardeurs de la fièvre, succombant de faiblesse, éprouvant en un mot les plus vives souffrances. J'ai trouvé un logement à l'extrémité de la ville, et je me suis hâté de voir les médecins, pour éteindre cette fournaise qui me brûlait; c'était la fièvre tierce dont je souffrais. Joignez à cette maladie la misère, les fatigues du voyage, l'accablement, le manque de soins, la privation des choses les plus nécessaires. En outre il n'y avait là aucun médecin, j'étais épuisé de lassitude; la chaleur, les veilles m'avaient abattu, et enfin je suis arrivé presque mort à Césarée. Alors je me vis entouré du clergé, du peuple, des moines, des religieuses, des médecins; et tous s'empressèrent de me soigner, de me servir, de me fournir tout ce dont je pouvais avoir besoin. Néanmoins dévoré par cette fièvre brûlante, j'étais en danger de mort. Peu à peu la maladie se calma et disparut. Cependant je ne voyais pas Pharétrius; c'est qu'il attendait mon départ, je ne sais pourquoi. Quand je me sentis à peu près guéri, je songeai à quitter Césarée, pour me rendre à Cucuse, et me reposer un peu des fatigues de la route. Nous en étions là, quand on nous annonça qu'une immense multitude d'Isauriens ravageaient les environs de Césarée, qu'ils avaient réduit en cendres un bourg considérable, qu'en un mot ils se livraient aux derniers excès. Aussitôt le tribun marcha sur eux avec ses soldats. On craignait qu'ils ne vinssent attaquer Césarée elle-même; tous étaient saisis de terreur à la pensée des dangers que courait leur patrie. Les vieillards mêmes se tenaient tout armés sur les murailles.

Voilà que vers le matin, une cohorte de moines (je ne trouve pas d'autre nom pour exprimer leur fureur), se précipitèrent sur la maison où nous résidions, nous menaçant de la livrer aux flammes et de nous faire mourir, si nous ne partions au plus vite. Ni l'approche des Isauriens, ni la pensée de la maladie qui nous accablait, rien ne put les adoucir; telle était leur colère, telle était leur fureur, que les soldats eux-mêmes étaient effrayés. Ils les menaçaient de se jeter sur eux, et ils se vantaient d'avoir déjà accablé de coups bon nombre de prétoriens. Ainsi menacés, les soldats vinrent nous trouver, nous prièrent et nous supplièrent de les délivrer de ces monstres, dussions-nous tomber entre lés mains des Isauriens. Le préfet, averti de ce qui se passait, arriva lui-même pour nous porter secours. Ses prières ne touchèrent pas les moines, et il ne put non plus rien obtenir. Après ces vains efforts, il n'osait nous conseiller de sortir; car c'était nous envoyer à une mort certaine, il n'osait non plus nous conseiller de rester, vu la fureur des moines. Il fit donc prier Pharétrius de nous accorder quelques jours en considération de notre maladie et des dangers que nous cou. rions. Cette démarche n'eut pas plus de succès. Au contraire le lendemain les moines revinrent à la charge avec plus de violence encore; et pas un prêtre n'osait résister et nous secourir; mais rougissant de honte (car tout cela, disaient-ils, se faisait par ordre de Pharétrius), ils se tenaient cachés; et quand nous les mandions, ils n'obéissaient pas.

A quoi bon vous en dire davantage? Environné de tant de périls, ayant la mort devant moi, dévoré par la fièvre (car je n'étais pas encore guéri), sur le midi, je me jetai dans une litière, et on m'emporta, au milieu des gémissements, des lamentations du peuple entier qui maudissait l'auteur de ces violences; tous poussaient des sanglots et versaient des larmes. Quand je fus sorti de la ville, quelques clercs en sortirent aussi sans rien dire, et m'accompagnèrent en se lamentant. Plusieurs disaient : Pourquoi l'emmener ainsi à une mort certaine ? Un de ceux qui m'aimaient le plus tendrement me disait : « Partez, je vous en prie; tombez plutôt aux mains des Isauriens que de rester ici. Partout où vous irez, vous serez en sûreté, si vous pouvez vous tirer de nos mains. » Entendant tout cela, et témoin de tout ce guise passait, une vertueuse dame, Séleucie, l'épouse de Rufin (il n'est pas de bons offices qu'elle ne nous ait rendus), me pria d'accepter l'offre qu'elle me faisait de sa maison de campagne, située à cinq milles de Césarée; elle (443) y envoya un certain nombre d'hommes, et nous nous y rendîmes nous-même.

121 3. Mais là ne devaient pas s'arrêter les menées de nos ennemis. Dès que Pharétrius en fut averti, il lui fit toute sorte de menaces. Moi ; j'étais à sa maison de campagne sans me douter de quoi que ce fût. Elle vint me voir, sans rien me dire; mais elle informa son intendant du danger que je courais, et lui enjoignit de veiller à tous mes besoins, et dans le cas où les moines viendraient renouveler leurs outrages, de réunir les laboureurs de ses autres maisons de campagne, et d'en venir aux mains avec les moines. Bien plus elle m'invitait à me réfugier dans sa maison, qui était fortifiée et inexpugnable, et de me soustraire ainsi aux mains de l'évêque et des moines. Mais elle ne put m'y déterminer. Je restai à la campagne sans rien savoir de ce que l'on préparait ensuite contre moi. Mais cela ne suffît pas pour apaiser leur fureur.

Au milieu de la nuit, sans que je pusse m'y attendre ( Pharétrius l'accablait de ses menaces, voulant la contraindre à me chasser de sa maison de campagne), cette femme, à bout de patience, m'annonça que les barbares arrivaient; elle n'osait avouer la contrainte qu'elle subissait. Donc au milieu de la nuit, le prêtre Evéthius vint me trouver, me réveilla et se prit à crier: « Levez-vous, je vous prie, voici les barbares; ils sont tout près d’ici. » Je vous laisse à penser quelle fut alors mon émotion. Que faut-il faire ? lui demandai-je ; nous ne pouvons retourner dans la ville, où nous courrions plus de dangers qu'ici au milieu des barbares. Le seul parti à prendre, c'est de fuir. Il était minuit, pas de lune; mais au contraire partout d'épaisses ténèbres; et nous voici de nouveau dans un étrange embarras. Personne pour nous venir en aide. Tous nous avaient abandonné. Saisi de crainte, n'attendant que la mort, accablé de toute sorte de maux, je me levai et je fis allumer des torches. Mais le prêtre les fit éteindre, de peur qu'attirés par cette lumière, les barbares ne se précipitassent sur la maison. On éteignit donc les torches; et nous partîmes.

Le chemin était escarpé et pierreux. Le mulet qui portait notre litière, tomba sur ses genoux, me renversa avec la litière, et peu s'en fallut que je ne périsse. Je me relevai et m'acheminai péniblement. Le prêtre Evéthius, qui était descendu de cheval, me prit par la main: et ainsi conduit, ou plutôt traîné, je continuai ma route.. Les chemins étaient si difficiles, les montagnes si rudes à gravir, la nuit si profonde, que j'avançais .à peine songez à ce que je dus souffrir, accablé que j'étais de tant de maux, en proie à la fièvre, ne sachant rien . de ce que l'on avait ourdi contre moi, ne craignant, ne redoutant que les barbares, et m'attendant bien à tomber dans leurs mains. N'eussé-je jamais rien souffert auparavant, n'était-ce pas assez souffrir, je vous le demande, pour expier mes péchés et pour obtenir une gloire brillante ? Or voici, je crois, la cause de toutes ces souffrances. A mon arrivée à Césarée, tous les magistrats, les anciens vicaires ou présidents devenus sophistes, les anciens tribuns, les gens du peuple venaient me voir, m'assistaient, ne me perdaient pas de vue un seul instant. Pharétrius, je crois, en fut blessé; et cette jalousie qui nous a fait chasser de Constantinople, continue jusqu'en ces lieux à s'acharner contre nous. Je n'affirme rien cependant; c'est une simple conjecture de ma part. Et qui pourrait dire tout ce que nous eûmes à souffrir durant le voyage? Que de frayeurs ! que de périls ! Tous les jours ils me reviennent à l'esprit, ils s'offrent à mon souvenir pour me combler de joie et me faire tressaillir de bonheur. N'est-ce pas comme un magnifique trésor que je possède maintenant? Voilà mes sentiments et mes dispositions. Je vous invite donc, à vous en réjouir avec moi; oui, je vous invite à bondir de joie, et à bénir le Seigneur de nous avoir jugé digne de, tant de souffrances. Mais gardez pour vous tous ces détails et ne les dites à personne, bien que les soldats puissent les répandre dans la ville : car, eux aussi, ils ont couru risque de perdre la vie.

4. Au reste, que personne ne les sache par vous; tâchez même d'imposer silence à ceux qui les voudraient raconter. Si vous vous affligez des conséquences de tant de souffrances, sachez bien que maintenant tout est fini, que je me porte beaucoup mieux qu'à Césarée. Ne craignez pas que je souffre du froid. On nous a préparé une demeure fort commode, et Dioscore ne néglige rien pour que nous ne sentions pas la moindre fraîcheur. A en juger par le début, ce climat ressemble à celui de l'Orient, tout autant que celui d'Antioche. C'est la même chaleur, la même température. Vous m'avez fait beaucoup de peine (444) en me disant: a Peut-être êtes-vous fâché, et « trouvez-vous que j'ai été négligente. » — Ne vous ai-je pas écrit, il y a longtemps déjà, pour vous prier de ne pas me faire sortir d'ici (1)? Je pouvais m'imaginer qu'il vous faudrait tout un discours et une peine infinie pour vous justifier au sujet d'une telle parole. Peut-être vous en êtes-vous en partie justifiée en disant : « Chaque fois que j'y songe, je sens s'accroître a mes douleurs. » Je ne puis, à mon tour, m'empêcher de vous reprocher bien vivement d'entretenir à dessein votre chagrin par vos réflexions. Au lieu de faire tous vos efforts pour dissiper votre affliction, vous secondez les vues du démon, en développant en vous le découragement et la tristesse. Oubliez-vous tout ce qu'il y a de fâcheux dans la tristesse? N'ayez plus aucune crainte au sujet des Isauriens : ils se sont retirés dans leur pays; et le préfet n'a rien négligé pour les y contraindre. Je suis beaucoup plus tranquille ici qu'à Césarée. Il est peu de gens que je redoute autant que les évêques. Quant aux Isauriens, rassurez-vous. Ils ont disparu, l'hiver les forces à se tenir chez eux; peut-être reviendront-ils après la Pentecôte.

Comment se fait-il que vous ne receviez pas de lettre? Je vous ai envoyé trois lettres, la première, par les soldats, la seconde, par Antoine, et la troisième par Anatole, votre serviteur, toutes trois fort longues. Les deux dernières surtout sont bien propres à relever le courage, à taire cesser tout scandale, à rendre à l'âme une parfaite tranquillité. Quand donc vous les aurez reçues, ne vous lassez point de les lire; vous en verrez l'efficacité, vous y trouverez un remède salutaire et vous nous direz que vous en avez retiré de grands avantages. J'en avais écrit une troisième sur le même sujet, que je n'ai pas voulu vous envoyer tout de suite; je souffre trop de vous entendre dire que vous entassez les réflexions pénibles, que vous vous forgez mille chimères. Tout cela est indigne de vous, et je ne puis moi-même qu'en rougir de honte. Lisez donc ces lettres, et vous n'oserez plus tenir ce langage, quand même vous vous obstineriez à vous plonger dans la tristesse. Pour ce que vous me dites de l'évêque Héraclide, libre à lui, s'il le veut, de poursuivre devant les tribunaux, et de sortir ainsi de ses ennuis : il n'y a que ce moyen... Bien que je n'obtinsse aucun

1 Voir tome Ier, pag. 404.

résultat, j'ai prié Pentadia de faire en sorte de trouver quelque remède au mal. Vous me dites que c'est sur l'ordre de cet évêque, que vous avez osé m'avertir de ces calamités. Vous êtes vraiment bien hardie. Je n'ai jamais cessé, je ne cesserai jamais de dire que le seul mal, c'est le péché; tout le reste n'est que cendre et fumée. Est-ce un mal que d'être en prison, que d'être chargé de chaînes'? Est-ce un mal que de souffrir, puisque la souffrance amène tant de richesses? Est-ce un mal que l'exil, que la confiscation des biens? Ce sont des noms moins vides de sens, des noms qui ne désignent pas un malheur réel. La mort, c'est une dette qu'il faut payer à la nature, quand même personne ne nous fera mourir; l'exil, qu'est-ce autre chose que voir d'autres pays et visiter un grand nombre de villes? La confiscation des biens, c'est la liberté, c'est l'indépendance.

5. Ne vous lassez point d'entourer de vos. bons offices l'évêque Maruthas, pour le tirer de l'abîme, si vous le pouvez. Car j'ai bien besoin de lui pour les affaires de Perse. Tâchez d'apprendre de lui ce qu'il a pu réformer dans ce pays, le motif qui l'amène à Constantinople, et dites-nous aussi si vous lui avez remis les deux lettres que je vous ai envoyées à son adresse. S'il veut bien m'écrire, je lui répondrai. S'il ne le veut pas, priez-le de vous (lire les résultats qu'il a obtenus et ceux qu'il espère obtenir à son retour. C'est là ce qui me faisait tant désirer de le voir. Faites en un mot tout ce que vous pourrez, remplissez votre devoir, quoique tous se jettent tête baissée dans l'abîme. Car vous recevrez une récompense magnifique. Soyez donc à son égard aussi empressée que possible. N'oubliez pas non plus ce que je vais dire; je fais appel à votre zèle. Les moines Marses et Goths, chez qui l'évêque Sérapion se tenait caché, m'ont dit avoir vu le diacre Moduarius : il leur a appris la mort d'Unilas, cet évêque admirable que j'ai ordonné il n'y a pas longtemps, et que j'ai envoyé dans le pays des Goths. .Il a fait beaucoup de bien durant son épiscopat. Moduarius apporte une lettre du roi des Goths, qui demande un autre évêque. Au malheur dont nous sommes menacé, je ne vois d'autre remède que les délais. Ils ne peuvent maintenant gagner le Bosphore, ni se rendre dans cette contrée; et faites en sorte de les retenir en alléguant la mauvaise saison. Ne (445) négligez rien pour cela : j'y attache la plus grande importance. Il y a deux choses que je redoute et que je prie Dieu d'empêcher. Je ne voudrais pas que cet évêque fût ordonné par les auteurs de tant de maux ; ils n'ont aucun pouvoir pour cela; je ne voudrais pas non plus que l'on prît le premier venu. Vous savez bien qu'ils ne s'empresseront pas de choisir un homme de bien; et vous n'ignorez pas quelles seront les conséquences de leur choix.

Mettez donc tout votre zèle à prévenir un pareil malheur. Ce qu'il y aurait de mieux, ce serait que Moduarius pût venir en secret et sans bruit jusqu'à nous. S'il ne le peut, faites tout ce qu'il sera possible de faire. Il en est des soins à donner à une affaire, comme d'une offrande pécuniaire. Rappelez-vous cette veuve de l'Évangile. Elle donna deux oboles, et en cela, elle se montra plus généreuse que d'autres qui avaient offert des sommes considérables. Car elle avait donné tout ce qu'elle possédait. De même ceux qui donnent à une affaire tous les soins dont ils sont capables, n'ont rien à se reprocher et méritent d'être pleinement récompensés. Je remercie du fond du coeur l'évêque Hilaire. Il m'a écrit pour me demander de lui permettre de retourner dans son église, me promettant de revenir, aussitôt qu'il aurait tout arrangé. Sa présence nous est fort utile. Car c'est un homme rempli de piété, de constance et de zèle. Aussi l'ai-je exhorté à revenir promptement. Faites-lui donc tenir, dès que vous pourrez, et par une personne de confiance, la lettre que nous lui écrivons; prenez bien garde qu'elle ne se perde. Il nous supplie avec beaucoup d'instance de lui écrire, et d'ailleurs sa présence nous offre de grands avantages. Ayez donc bien soin de cette lettre; et si vous n'avez pas sous la main le prêtre Helladius, ne la confiez qu'à un homme prudent et de tête.

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LETTRE XV.

Écrite d'Arabisse en 408.

Il exhorte Olympiade à ne point s'effrayer des persécutions, et lui apprend qu'il n'est pas encore parfaitement guéri.

A LA MÊME.

Dès votre bas âge vous avez donné des preuves de sagesse, vous avez foulé aux pieds l'orgueil humain, et vous espériez mener une vie sans trouble et sans luttes ! C'était impossible quand les hommes sont en lutte les uns contre les autres, soit dans les palestres, soit dans les guerres, que de blessures ne reçoivent-ils pas? Et vous qui vous êtes armée contre les principautés et contre les puissances, contre ceux qui règnent sur les ténèbres de ce siècle, contre les malins esprits eux-mêmes, vous qui avez déployé tant de bravoure, élevé tant de trophées, qui avez inquiété de tant de manières ce démon si féroce et si dangereux, comment pouviez-vous espérer mener une vie paisible et sans troubles? Ne vous effrayez donc point de toutes ces guerres, de ce tumulte qui surgit de toute part. C'est le contraire qui eût dû vous surprendre; il eût fallu vous étonner de ne rien voir arriver de semblable. Non, la vertu ne va jamais sans le travail et le danger. Vous le saviez bien depuis longtemps, et il n'est pas besoin que d'autres vous l'apprennent. Ce n'est pas pour vous tirer de l'ignorance que nous vous écrivons. Nous savons bien que ni l'exil, ni la confiscation des biens, toujours si pénibles aux hommes, ni les outrages, ni aucune autre affliction ne sont capables de vous troubler. S'il faut ambitionner 1e sort de ceux qui compatissent aux souffrances d'autrui, que dire de ceux qui souffrent eux-mêmes tous ces maux?

Et c'est pourquoi l'apôtre saint Paul adresse tant de louanges aux Hébreux convertis à la religion chrétienne : Rappelez-vous ces jours, déjà éloignés, où, éclairés de la lumière de la foi, vous avez supporté si généreusement tant de souffrances, tour à tour chargés d'opprobres, rassasiés d'affliction, donnés, pour ainsi dire, en spectacle aux hommes, ou bien compatissant, aux douleurs de vos frères. (He 10,32 He 10,33) A quoi bon vous écrire une longue lettre? On ne s'approche point du guerrier victorieux et (446) fier de ses trophées pour lui venir en aide, mais pour le combler d'éloges et célébrer son courage. Nous, qui savons tout ce que vous avez montré de sagesse au sein du malheur, nous vous félicitons et nous vous admirons, soit pour votre patience, soit pour les récompenses qui vous sont réservées. Vous voulez maintenant avoir de nos nouvelles; car nous avons gardé un long silence. Eh bien l nous avons échappé à une maladie dangereuse, mais nous en éprouvons encore les suites. Nous avons ici d'excellents médecins; malheureusement, le secours de la médecine est paralysé par le manque des choses les plus nécessaires non-seulement il n'y a ni médicaments, ni rien de ce qui peut contribuer à la guérison du corps, mais nous sommes menacé de famine et de peste. La cause de tant de maux, ce sont les perpétuelles incursions des brigands, qui assiègent tous les chemins, ferment le passage aux voyageurs et leur font courir les plus grands périls. Andronique, à ce qu'il dit, est tombé dans leurs mains; ils l'ont dépouillé et l'ont ensuite laissé libre. Je vous en prie donc, n'envoyez désormais personne dans ce pays'; autrement, celui que vous enverriez courrait risque d'être égorgé. Si cela arrivait, vous n'ignorez pas quelle serait notre douleur. Mais, si vous trouvez un homme en qui vous ayez confiance et qui vienne ici pour d'autres affaires, donnez-nous des nouvelles de votre santé; seulement, que personne ne vienne ici pour notre; utilité personnelle: je vous l'ai dit, nous craindrions pour ses jours.

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LETTRE XVI.

Fonte à Cucuse en 405.

Dieu ménage aux hommes pieux des joies et des souffrances.

A LA MÊME.

Dieu vous montre son ineffable miséricorde, soit en permettant les épreuves si multipliées et si rudes que vous traversez, et qui vous méritent de si splendides couronnes, soit en se hâtant de vous en délivrer, de peur que leur trop longue durée ne finisse par accabler votre âme. N'est-ce pas ainsi qu'il s'est conduit à l'égard des apôtres et des prophètes, ces hommes si pleins de courage? N'a-t-il pas tantôt permis aux flots de se soulever, tantôt imposé silence aux eaux de l'adversité et changé en un calme profond les plus horribles tempêtes? Ne pleurez donc plus, ne vous laissez donc plus aller à la tristesse, n'ayez donc plus sans cesse devant les yeux ces sujets d'affliction si nombreux, ou plutôt. si continuels; mais songez aussi qu'ils sont bientôt dissipés et qu'ils vous ont mérité une récompense au-dessus de toute expression. Comparez ces peines aux récompenses qui vous sont réservées : ne sont-elles pas comme une toile d'araignée, comme une vaine fumée, moins encore, s'il est possible? Qu'est-ce donc que l'exil? Qu'est-ce que passer d'un pays dans un autre? Peut-on s'en plaindre? Peut-on se plaindre d'être persécuté, d'être proscrit, d'être traîné devant les tribunaux, emmené de vive force par les soldats; d'être maltraité par ceux à qui l'on a fait du bien, tourmenté par ses serviteurs et par ses enfants, puisque ainsi l'on mérite le ciel et ces biens si purs, ces biens ineffables, éternels, qui font goûter à l'âme de perpétuelles délices? Ces embûches, ces mauvais traitements, la perte des biens, ces changements de lieux, ce séjour à l'étranger, n'y songez plus; foulez aux pieds ces biens aussi méprisables que la boue, et considérez ces trésors que méritent les souffrances, ce gain qui ne s'épuise ni ne se consume jamais, ces richesses dont on ne peut vous dépouiller.

Mais la peine et l'adversité vous ont rendue malade; les piéges de vos ennemis ont accablé votre corps. — N'est-ce pas là encore l'occasion de grands, d'ineffables mérites? Vous savez, oui, vous savez bien quelle gloire il y a à supporter généreusement et avec un coeur reconnaissant les maladies du corps. Je vous l'ai souvent répété : c'est là ce qui valut à Lazare sa couronne; c'est là ce qui couvrit Satan de confusion quand il se fut mesuré avec Job, et ce qui couvrit de gloire cet athlète invincible. Oui, il aimait la pauvreté, il méprisait les richesses, il avait perdu ses fils, il s'était vu dresser mille embûches : tout cela lui valut moins de gloire que la maladie; la maladie, plus que tout le reste, ferma la bouche à ce démon si plein d'impudence. Réfléchissez donc à ce que je viens de vous dire; réjouissez-vous, tressaillez d'allégresse : vous êtes sortie d'un rude combat, et, ce qu'il y a de plus difficile, vous l'avez soutenu avec patience, en rendant gloire au Dieu miséricordieux qui dissipe tous les maux, qui leur permet aussi de se produire (447) pour vous offrir l'occasion de mériter plus de récompenses. Et voilà pourquoi nous ne cessons de vous proclamer bienheureuse. Nous nous réjouissons pareillement de vous voir délivrée de tant d'affaires et de tant de procès; vous en êtes sortie avec une véritable dignité : on ne peut. vous reprocher ni négligence, ni opiniâtreté; vous ne vous êtes point lancée dans les tribunaux, ni exposée aux maux qui en résultent. Vous avez su retrouver cette liberté dont vous aviez besoin; en toutes choses on a reconnu votre prudence, votre courage, votre patience, et cette intelligence qui ne peut se laisser surprendre par les ruses d'un ennemi.

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LETTRE XVII.

Ecrite en 404 ou en 405.

Saint Chrysostome félicite Olympiade de son courage et de sa résignation

A LA MÊME.

Non, vous n'avez rien éprouvé de fâcheux au contraire, ces épreuves continuelles ont tendu les ressorts de votre âme, et en ont accru l'ardeur et la force; elle combattra désormais avec une nouvelle énergie, et sortira de la lutte toute remplie de joie. Tels sont les effets de l'adversité, quand elle rencontre une âme ardente et généreuse. De même que le feu éprouve l'or, de même aussi, quand l'affliction tombe sur un coeur d'or, elle en redouble l'éclat et la pureté. C'est pourquoi saint Paul disait : La tribulation produit la patience, et la patience l'épreuve. (Rm 5,3 Rm 5,4) Aussi tressaillons-nous d'allégresse, et sommes-nous inondé de joie; et dans le désert où nous vivons, votre courage nous remplit de consolations. Oui, fussiez-vous entourée de loups, d'une multitude de méchants, nous ne redoutons quoi que ce soit à votre sujet. Toutefois nous prions le Seigneur de mettre un terme aux afflictions présentes, de ne pas permettre que d'autres surviennent, et en cela nous accomplissons le précepte de l'Evangile qui nous ordonne de demander que nous n'entrions pas en tentation. Que si Dieu les permet de nouveau, nous nous rassurons en pensant à votre âme aussi pure que l'or, à ces trésors qu'elle en saura retirer. Quelle terreur pourraient-ils vous inspirer, ces hommes qui ne cessent de travailler à leur'propre perte? Vous feront-ils craindre la perte de vos biens ? Mais ces biens, vous les regardez comme une vile poussière, ils ont à vos yeux moins de prix que la boue. Vous enlèveront-ils votre patrie et votre maison ? Mais que vous importe d'habiter une grande ville, une ville populeuse, ou bien un désert? N'avez-vous point passé toute votre vie loin de l'agitation du siècle et dans le calme, n'avez-vous pas toujours mis sous vos pieds toutes les pompes du monde? Ils vous feront mourir? Mais vous avez prévenu leurs menaces, et vous n'avez cessé de méditer sur la mort; s'ils vous traînent au lieu du supplice, ils n'y traîneront qu'un cadavre.

Que dirai-je encore ? On ne pourra vous menacer d'un seul mal que vous n'ayez depuis longtemps souffert avec patience. C'est par la voie étroite que vous avez toujours marché; et de la sorte un long exercice vous a donné l'habitude de souffrir avec une généreuse résignation. Cette science admirable, vous l'avez apprise, pour ainsi parler, dans le stade ; et elle vient de vous rendre illustre dans les combats. Les maux qui vous arrivent ne troublent point votre âme; elle conserve toute son activité, toute sa joie, toute son allégresse. Oui, vous êtes merveilleusement exercée au combat, vous engagez la lutte avec une étonnante facilité, nonobstant la faiblesse naturelle à votre sexe, et ce corps plus délicat qu'une toile d'araignée; vous foulez aux pieds comme en vous jouant ces hommes si vigoureux, et qui grincent les dents de fureur. Vous êtes toute prête à soutenir plus de maux qu'ils n'en préparent contre vous. Vous êtes bienheureuse, trois fois bienheureuse, vous qui méritez de si brillantes couronnes; que dis-je ? vous êtes bienheureuse, vous qui soutenez de si glorieux combats. Telle est en effet la nature de ces combats que, même avant de remporter la victoire, on est récompensé dans l'arène par ce plaisir dont jouit une âme courageuse et patiente. Ainsi aguerrie, elle se sent invincible, imprenable, supérieure à tous les dangers. Non, personne ne pourra vous nuire, car au sein de cette tempête, vous êtes assise sur le roc; vous voguez tranquillement sur cette mer irritée. Voilà quelles sont, avant le bonheur céleste, les récompenses de l'adversité dans la vie présente. Je le sais, oui, je le sais bien, vous vous considérez comme déjà dépouillée de votre (448) corps la joie vous donne, pour ainsi dire, des ailes, et si les circonstances l'exigent, vous vous dépouillerez de ce corps mortel avec plus de facilité que d'autres ne se dépouillent de leurs vêtements. Réjouissez-vous donc, soyez heureuse, et à votre sujet, et au sujet de ceux qui sont morts d'une mort glorieuse, non dans leurs lits, ni dans leurs maisons, mais dans les prisons, dans les fers, au milieu des supplices. Déplorez au contraire le sort des auteurs de tant de crimes, versez des larmes sur leur. conduite. Cela convient à votre sagesse. Vous voulez avoir des nouvelles de notre santé. Eh bien ! nous voici délivré de cette maladie qui nous causait de si grandes souffrances, et maintenant nous nous portons mieux. Puisse l'hiver ne pas faire de mal à notre estomac qui est si délicat! Quant aux Isauriens, nous n'avons rien à craindre de leur part.

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LETTRES DIVERSES.

AVERTISSEMENT.

Dans les lettres qui suivent, saint Chrysostome témoigne son affection aux personnes auxquelles il écrit, et les prie de lui donner de leurs nouvelles. — Le coeur de l'ami et du saint s'épanche tout entier dans ses lettres, généralement courtes et conçues dans le style le plus simple et le plus familier. — Il en est plusieurs toutefois où saint Chrysostome traite d'affaires importantes. Celles-là nous en donnerons des analyses spéciales


Chrysostome T4 Lettres 120