Bernard, de Consideratione



OEUVRES COMPLÈTES


DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION  PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
VIVÈS, PARIS 1866


Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/


LES CINQ LIVRES DE LA CONSIDÉRATION DE SAINT BERNARD, PREMIER ABBÉ DE CLAIRVAUX AU PAPE EUGÈNE III.

Tome 2, p. 127 à 235


1000

AVIS AU LECTEUR DE JEAN MERLON HORSTIUS.

PRÉFACE DE MABILLON

PLACÉE EN TÊTE DE SON TOME SECOND DES OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD ET SERVANT D'INTRODUCTION AUX LIVRES DE LA CONSIDÉRATION.

I. Dans les précédentes éditions de Horstius et dans la nôtre, on a placé immédiatement après les lettres de saint Bernard les Sermons selon le temps et Sur les saints qui forment le tome second; ceux sur Le Cantique des cantiques composent le tome troisième, et on a placé dans le quatrième les différents traités de notre Saint. Mais après mûre réflexion, nous avons trouvé préférable de mettre les traités à la suite des lettres, d'autant mieux que, pour la plupart, ils sont écrits en forme de lettres, ou même sont des lettres véritables que leur importance à fait ranger parmi les traités; leur place était donc indiquée après les lettres. Il y a encore un autre avantage dans cette disposition, c'est que les Sermons selon le temps et sur les saints, ainsi que ceux sur le Cantique des cantiques composant les tomes trois et quatre, l'exposition de Gilbert sur le même sujet, destinée à faire suite aux sermons de saint Bernard sur le Cantique des cantiques, se trouve à la place naturelle dans le tome cinq. Ces motifs et quelques autres encore d'une égale valeur nous ont fait changer l'ordre suivi par Horstius et préférer une disposition plus favorable au lecteur et plus conforme à la nature des choses. Après ces remarques et ces réflexions générales sur l'ordre et la matière de chaque tome, nous allons dire quelques mots des traités que comprend notre tome second.

II. Pour l'ordre où il a placé les différents opuscules de saint Bernard, Horstiuss'était réglé sur l'importance des matières dont ils traitent plutôt que sur la date de leur composition. A ce dernier point de vue, on doit placer en premier lieu, le traitéde l'Humilité, puis celui de l'Amour de Dieu, ensuite l'Apologie de saint Bernard à Guillaume, selon l'ordre où ils se trouvent cités par Geoffroy livre III de la Vie de saint Bernard, chapitre VIII. Notre saint docteur semble les avoir placés lui-même dans cet ordre, dans sa lettre dix-huitième au cardinal Pierre, à la date de l'année 1127, mais je ne sais s'il comprenait son traité de l'Amour de Dieu dans les quelques lettres qu'il dit avoir écrites à divers personnages. Après cela vient la Lettre XLIIe à l'archevêque de Sens, Henri, écrite, vers l'an 1127: puis le traité du Libre arbitre, composé vers 1128, ainsi qu'on peut le conjecturer d'après la lettre cinquante-deuxième à Haimeric: ce fut peu de temps après que saint Bernard fit son Sermon sur la conversion adressée aux clercs. En 1311 parut le livre Aux chevaliers du Temple, à peu près en même temps que la lettre LXXVII, à Hugues de Saint-Victor. La lettre CXC au pape Innocent sur les erreurs d'Abélard est certainement de l'année 1140, et on peut placer à peu près à la même époque le traité du Précepte et de la dispense, qu'à son retour d'Espagne, Pierre le Vénérable le prie de lui envoyer (liv. IV. épit. 27). C'est au commencement de l'aimée 1149 que fut terminé le livre de la Vie de saint Malachie; la même armée saint Bernard commença les livres de la Considération comme nous allons le dire plus loin. Tels sont les opuscules dont se composait le tome quatrième, sans compter encore les Déclamations, que nous avons reléguées parmi les oeuvres apocryphes de notre Saint et le livre Sur le chant, que, nous joindrons aux premiers.

III. Tel est donc l'ordre chronologique des traités de saint Bernard; . nous les placerons dans cette édition d'après leur importance respective et nous donnerons le premier rang aux livres de la Considération, le second à la Lettre à l'archevêque de Sens, Henri, sur les moeurs des prélats; le troisième au Sermon aux clercs sur la conversion; le quatrième au Traité de la dispense et du précepte; le cinquième à son Apologie à Guillaume; ces deux derniers traités concernent plus particulièrement les moines. Nous placerons au sixième rang le livre aux Templiers sur la louange de leur nouvelle milice. Ces six premiers opuscules forment la première classe des traités de saint Bernard, à cause de la dignité des personnes qu'ils concernent. La seconde classe a rapport aux vertus et comprend le septième traité, Sur l'humilité; et le huitième, sur l'amour de Dieu. La troisième classe embrasse les traités dogmatiques, ce sont le neuvième sur la grâce et le libre arbitre; le dixième, la lettre, à Hugues de Saint-Victor sur le baptême; le onzième, celle au pape Innocent sur les erreurs d'Abélard, enfin le douzième est l'Histoire de lit vie de saint Malachie. A ces douze opuscules, nous en ajoutons un treizième, celui sur le chant. Nous annoterons en marge l'ordre de ces traités, pour la plus grande utilité des lecteurs studieux.

IV. De tous les opuscules de saint Bernard, il n'en est pas de plus cligne de lui que ses cinq livres de la Considération, adressés au pape Eugène. Le sujet en est aussi grand que la personne à qui l'auteur s'adresse est éminente; rien de plus élevé, que la manière dont saint Bernard traite la matière qu'il a choisie: style majestueux, pensées profondes, éloquence et force, tout s'y trouve au plus haut degré; enfin la pureté de la. doctrine et la science des saints canons font de ces livres un ouvrage digne en tout point d'un Docteur de l'Église et d'un saint Père. Quelle entreprise ardue pour un homme élevé dans la solitude, loin des choses et des embarras du monde, d'entreprendre de tracer, on pourrait dire de prescrire une règle de vie et de conduite au souverain Pontife et même à tous les membres de l'Église! Je ne connais rien de plus difficile pour un simple particulier, que de parler, en quelques mots seulement, avec tant de précision et de justesse de l'état de l' Église entière, des moeurs de ses ministres sacrés, des devoirs de chacun, enfin des vices et des vertus, et de le faire sans jamais tomber dans l'exagération. Quelle prudence ne faut-il pas avoir pour signaler, poursuivre et corriger les abus, les égarements et les vices des personnes haut placées, de manière, non-seulement à ne pas laisser croire à l'envie et au besoin de critiquer; mais encore à se faire aimer et admirer dans l'accomplissement de ce devoir! Or cette sagesse, cette habileté ou ce bonheur, saint Bernard l'eut en écrivant ses livres de la Considération, ou plutôt, Dieu même lui fit la grâce de les composer avec une telle autorité, qu'à peine eurent-ils paru que tous, mais surtout les souverains Pontifes, pour qui ils étaient plus spécialement écrits, s'empressèrent de se les procurer et de les lire, et en goûtèrent la doctrine.

V. C'est avec raison qu'Ernald, abbé de Bonneval, dit, en parlant de ce traité dans son livre 2, chapitre 8, de sa Vie de saint Bernard: «C'est un ouvrage d'une très-grande utilité, dans lequel notre Saint se livrant aux recherches les plus fines, examinant aussi bien les choses qui entourent le souverain Pontife que celles qui sont au-dessus ou au-dessous de lui, développe si admirablement ce qui concerne la nature divine qu'il semble que, ravi au troisième ciel, il ait entendu des paroles qu'il n'est pas permis à un mortel de répéter, et ait vu le Roi des cieux dans sa gloire. Les choses qui entourent le souverain Pontife, celles qui sont au-dessus de lui comme celles qui se trouvent placées au-dessous, telles que les moeurs de la société, l'égalité de nature entre tous les hommes, la distance que les places mettent entre eux, les égards dus au mérite et la distribution des honneurs, saint Bernard les expose, chacune à part, avec une admirable sagacité et donne à chacun les connaissances nécessaires à sa propre condition. Quant à ce qui est au-dessus de l'homme, il considère les choses célestes, non comme les voient les anges, qui ne quittent jamais les côtés de Dieu; mais de la manière dont un homme d'une âme pure et d'un esprit sincère peut oser toucher à ce qui est divin et assimiler le sacerdoce temporel à la hiérarchie céleste. Or telle est la division des cinq livres de la Considération. Le premier traite de la nécessité et de l'utilité de la considération; le second, du souverain Pontife, en développant ces pensées: Qu'est-il? et, Quel est-il? le troisième, des choses placées au-dessous du souverain Pontife, c'est-à-dire de l'univers entier; le quatrième, de celles qui l'environnent, ce sont les gens de sa maison, les cardinaux et les évêques, et le cinquième, de ce qui est au-dessus de lui, c'est-à-dire de Dieu et des anges. «Quiconque lira attentivement ce traité, dit Geoffroy livre 3, chapitre 8, de sa Vie de saint Bernard, y reconnaîtra bien vite avec quelle éloquence et quelle facilité il s'exprimait et quelle riche instruction il possédait dans les grandes comme dans les petites choses.»

VI. Il nous reste à parler de l'époque où parurent les cinq livres de la Considération. Notre saint Docteur les commença en 1149, mais ne les acheva pas tout d'un trait, comme Baronius le prétend, et ne les envoya que par parties au pape Eugène. Le premier livre est de l'an 1149, d'après une lettre que Nicolas de Clairvaux, secrétaire de saint Bernard, écrivit à Pierre le Vénérable (lib. 6, epist. 7), avant d'avoir quitté notre saint Docteur, et dans laquelle il dit: «Je vous envoie le livre, de dom Bernard, abbé de Clairvaux, au Pape. Or par ces mots «le livre» il ne faut pas entendre l'ouvrage complet, bien que quelques auteurs ne le désignent pas autrement dans leurs écrits, et qu'Ernald lui-même appelle les cinq dont le traité de la Considération se compose, «un livre d'une grande utilité;» car saint Bernard n'envoya le second livre de son traité au pape Eugène qu'en 1150, après l'insuccès de la seconde croisade, dont il place une justification en tête de ce second livre. Le troisième parut en 1152, après la mort de Hugues d'Auxerre, comme on le voit par le n. 11 du chapitre 2, quatre ans après le concile de Reims célébré en 1148. Le quatrième et le cinquième livre parurent peu de temps après, sinon à la même époque que le troisième.

VII. Les livres de la Considération ont été édités pour la première fois à Rouen, sans date, avec l'Apologie à Guillaume et le traité du Précepte et de la dispense. En 4150, il se fit des mêmes livres, à Spire, une édition conforme aux anciens manuscrits, c'est-à-dire sans la division par chapitres. Ils avaient aussi été imprimés en 1520, comme ils le furent plus tard, avec les autres oeuvres de saint Bernard. L'illustre cardinal Carafa en fit faire à Anvers, chez Plantin, une édition qui fut revue par le pape Pie V. Gérard Vossius, prévôt de Tongres, entreprit, à la prière du vieux évêque de Tournay, Jean de Vanden-Velde, d'en donner une nouvelle édition qu'il prépara sur huit manuscrits différents; il la fit paraître à Rome en 1594, et la dédia au pape Clément VIII. Cette édition reproduit la division par chapitres telle qu'elle se trouve dans l'exemplaire fait pour le pape Nicolas V, en 1450. C'est à propos de cette édition que Nicolas Faber, après avoir loué Vossius de ses autres publications, lui dit: «Et je ne parle point des cinq livres de la Considération, de saint Bernard, qui vous ont peut-être coûté moins de peine, mais qui ne sont pas moins une preuve de voué zèle pour la maison de Dieu, et de votre ardent désir de contribuer à relever les brèches faites à la discipline ecclésiastique. Il n'est pas d'ouvrage plus propre à atteindre ce but que ces livres de saint Bernard que vous avez réédités dans la ville même pour laquelle il les a écrits. Un auteur bien inspiré et presque contemporain de saint Bernard les a très-judicieusement nommés: LE DEUTÈRONOME DES SOUVERAINS PONTIFES.

VIII. Après tant et de si grands hommes, nous avons soumis à notre tour ces mêmes livres à une nouvelle révision: nous avons fait notre première édition sur quatre exemplaires différents. Nous en avons eu deux autres de la Colbertine, que V. Cl. Etienne Baluze a mis à notre disposition pour préparer celle que nous donnons actuellement au public. L'un de ces manuscrits portant le n. 3541, est divisé en chapitres qui ne s'accordent point avec ceux de l'édition de Vossius. Ces divisions n'étant pas le fait de notre saint auteur, nous avons cru devoir préférer pour cette édition la division vulgaire, pour éviter la confusion qui résulterait d'un changement, pour les citations.

IX. Le titre de ces cinq livres diffère dans les anciennes éditions. Celui qui paraît le plus exact nous est donné par le manuscrit de la Colbertine portant le n. 3964; le voici: Prologue du livre de la Considération au pape. Eugène par saint Bernard, abbé de Clairvaux. Mais la plupart de ces titres, étant le fait des copistes, ne nous semblent pas d'une bien grande importance, aussi leur substituerons-nous celui de Horstius.




AVIS AU LECTEUR DE JEAN MERLON HORSTIUS.

Ce tome comprend quatre traités authentiques de saint Bernard; on trouvera ailleurs ceux qui ne le sont pas. Au premier rang nous plaçons le livre de la. Considération, adressé au pape Eugène III. On ne saurait en citer un autre qui fût plus nécessaire et plus utile que celui-là aux prélats et aux grands dignitaires de l'Eglise. Mais je conseille au lecteur de ne commencer la lecture de ce traité qu'après avoir lu le huitième chapitre des livres II et III de la Vie de saint Bernard, auquel on peut ajouter encore les lignes suivantes. Gérald Vossius, prévôt de Langres, fit en 1594 à Rome une édition des seuls livres de la Considération en s'aidant des manuscrits de la bibliothèque du Vatican, et la dédia au tape Clément 8, avec cette préface en tête:

«Le souverain Pontife Nicolas V faisait mm si grand cas de ces livres, qu'il les fit copier à part, avant l'invention de l'imprimerie, en caractères soignés et magnifiques, pour son usage personnel et pour celui des autres. Le pape Pie V, dont les sentiments et la vie répondent si bien au nom qu'il a pris, se les faisait lire pendant ses repas, tant il les aimait et les estimait. On sait que son successeur, Grégoire 8, se plut à l'imiter en ce point. Urbain VII n'étant encore qu'évêque, puis cardinal, en faisait sa lecture habituelle; il les avait même emportés avec lui au conclave où il fut élu pape. Après son court passage sur le trône pontifical, Grégoire XIV, qui lui succéda témoignait la plus grande estime pour ce traité de saint Bernard et se plaisait à le citer. Il désirait vivement qu'on en fît une édition commode à l'usage des ecclésiastiques en général, et surtout des prélats. Des personnes dignes de foi m'ont assuré même que n'étant encore que cardinal il avait souvent exprimé ce voeu que j'ai plus tard recueilli moi-même de sa propre bouche, lorsqu'il fut devenu pape.» Tel est le langage de Vossius dans la dédicace au pape Clément VIII. Au nombre des traités de saint Bernard se trouvent deux lettres auxquelles leur étendue, leur sujet et leur forme assignaient naturellement cette place. Il n'est pas rare qu'on donne le nom de traités aux lettres et aux opuscules des saints Pères, ainsi qu'Ephrem le fait observer dans Photius (Cod. 229), et comme Baronius en fait aussi la remarque à l'année 584, en parlant de la lettre que Grégoire écrivit au nom du pape Pélage 2, dans l'affaire des trois chapitres. De même, parmi les lettres de saint Jérôme et de saint Augustin il y en a plusieurs que leurs auteurs ont eux-mêmes désignées sous le nom de livres. C'est ce qui a dans la suite engagé les éditeurs de leurs oeuvres à ranger ces opuscules parmi les traités plutôt due de les compter au nombre des lettres. Néanmoins ce n'est pas sans raison que les auteurs de ces opuscules les ont appelés lettres, puisque nous voyons que les apôtres eux-mêmes ont donné ce nom aux écrits où ils traitaient de sujets fort sérieux. Mais on peut bien dire qu'en réalité toutes ces lettres sont de véritables traités sur des matières assez ordinairement étrangères à de simples lettres. Nous avons donc cru devoir placer parmi les traités les lettres XLII et CXC, à cause de leur étendue, et nous les avons divisées par chapitres pour la commodité des lecteurs. Il est vrai qu'elles ne sont adressées qu'à une personne en particulier; mais cela n'empêche pas qu'on ne les considère comme de véritables traités, attendu que si on doit réserver le nom de lettres aux ouvrages où l'auteur s'adresse à une personne en particulier, il n'y en aura presque pas un qui ne mérite ce nom, puisqu'il n'y a presque pas d'écrivains qui ne dédient leurs ouvrages à quelqu'un. Autrement il faudrait aussi compter parmi les lettres de saint Bernard, non-seulement son Apologie à Guillaume, mais encore plusieurs de ses opuscules. Tout en faisant les changements que nous venons d'indiquer, nous n'en avons pas moins conservé l'ordre et le nombre reçus des lettres de saint Bernard, afin que les citations des anciennes éditions ne fussent point en désaccord avec la nôtre. S'il y a lieu de donner d'autres avis au lecteur, nous le ferons en son lieu; il peut d'ailleurs se reporter à la préface générale des oeuvres complètes de saint Bernard, où nous sommes entré dans de grands détails.




10002

LES CINQ LIVRES DE LA CONSIDÉRATION

DE SAINT BERNARD, PREMIER ABBÉ DE CLAIRVAUX

AU PAPE EUGÈNE III.


PROLOGUE.


Très-saint père Eugène, je voudrais écrire quelque chose qui pût vous édifier, vous plaire ou vous consoler: mais, sans pouvoir expliquer comment cela se fait, je sens que ma plume empressée et timide veut et ne veut pas m'obéir: la pensée de la majesté pontificale et le penchant de mon coeur modèrent mon désir et l'excitent tour à tour, car tandis que la première m'inspire une certaine retenue, l'autre me presse de parler. Dans ce combat, Votre Grandeur intervient, non pour exiger, comme elle en aurait le droit, mais pour me demander que j'écrive. Puis donc que Votre Majesté se plait à s'effacer, pourquoi la crainte que je ressens ne ferait-elle pas de même? qu'importe, après tout, que vous soyez élevé sur la chaire de saint Pierre? Lors même que, porté sur l'aile des vents, vous essaieriez d'échapper à mon coeur, vous ne pourriez y réussir; pour lui, vous n'êtes pas un maître, mais un fils bien-aimé même sous la tiare du Pontife (a). D'ailleurs celui qui aime est naturellement soumis, il se plaît à faire la volonté d'un autre, et comme il est tout à fait désintéressé quand il obéit, ainsi il ne cesse point d'être respectueux lors même qu'il s'émancipe. Que d'hommes dont on ne pourrait en dire autant! combien n'agissent que par crainte ou par ambition, se répandent en protestations de dévouement et ont le coeur plein de mauvais sentiments! Tout dévouement en apparence, on ne

a Sous le nom de tiare, saint Bernard comprend non-seulement la tiare, mais encore tous les insignes de la papauté, comme on le voit plus loin, livre 4,2, n. 6.

sait plus oit les trouver dès qu'on a besoin d'eux: il n'en est pas ainsi de la charité, qui ne fait jamais défaut (1Co 13,8). Pour moi, je dois le dire, si je n'ai plus à remplir à votre égard les devoirs d'une mère, j'en ai toujours la tendresse. Vous êtes si profondément entré dans mon coeur qu'il ne m'est presque plus possible (a) de vous en arracher maintenant. Elevez-vous donc dans les cieux tant qu'il vous plaira, ou descendez jusqu'au fond des abîmes si vous le voulez, vous ne pourrez échapper à mon amour, je vous suivrai partout où vous irez. Si je vous ai aimé quand vous étiez pauvre (b), ce n'est pas pour cesser de le faire à présent que vous êtes devenu le père commun des pauvres et des riches. Non; car si je vous connais bien, pour être le père des pauvres, vous n'avez pas cessé d'être pauvre de coeur, et le changement qui s'est fait pour vous ne s'est point certainement opéré en vous, et j'aime à croire que la haute dignité où vous avez été élevé, an lieu d'effacer votre premier état, n'a fait que s'y ajouter. Voilà pourquoi je me permettrai de vous donner des conseils, sinon en maître, du moins en mère et en ami. Peut-être me trouvera-t-on bien insensé d'agir ainsi, mais je suis sûr de ne paraître tel qu'aux yeux de ceux qui n'ont jamais aimé ni connu la force de l'amour.

a Dans plusieurs manuscrits on lit cette autre version: «Il ne serait pas facile de vous arracher du fond de mes entrailles.»
b Mails quelques éditions il y a pauvre d'esprit: mais cette expression manque dans la plupart des manuscrits. Telle qu'elle est, la phrase est certainement plus coulante et plus agréable, néanmoins ce mot se retrouve un peu plus bas.






LIVRE I.


LIVRE PREMIER.


CHAPITRE I. Saint Bernard s'afflige avec le souverain Pontife de le voir accablé de tarit d'occupations diverses.

1101
1. Par où commencerai-je bien? par vos occupations, puisque c'est ce dont je m'afflige le plus avec vous et pour vous; je dis avec vous, si toutefois vous vous en affligez aussi, autrement je devrais me contenter de dire que je m'en afflige pour vous; car on ne saurait partager avec un autre la douleur qu'il ne ressent pas. Si donc vous êtes affligé, je le suis avec vous; et si vous ne l'êtes pas, je le suis encore, beaucoup même, je le suis d'autant plus que je sais qu'un membre devenu insensible est à peu près perdu, et que pour un malade c'est être au plus bas que de ne plus sentir son mal. Mais Dieu me garde de penser que tel est votre état. Je me rappelle trop bien pour cela avec quelles délices, il n'y a pas longtemps encore, vous goûtiez les douceurs de la retraite; aussi ne puis-je croire que vous les ayez sitôt oubliées et que vous soyez déjà devenu insensible à une perte si récente. quand une plaie est nouvelle et saignante encore elle ne va point sans douleur; or la vôtre n'a pas encore eu le temps de se cicatriser et de devenir insensible. D'ailleurs, convenez-en avec moi, vous n'avez que trop de sujets de douleur et d'affliction dans les pertes que vous faites tout les jours. Si je ne me trompe, c'est pour vous un véritable chagrin de vous sentir arraché des bras de votre Rachel (a), et c'est toujours pour vous une douleur nouvelle toutes les fois que cela vous arrive. Or quand cela ne vous arrive-t-il pas? que de fois vous voulez une chose, mais en vain! que de fois vous l'entreprenez sans pouvoir la conduire à bonne fin! Que d'efforts vous tentez sans succès! que de fois il vous arrive de ressentir les douleurs de l'enfantement (b) sans pouvoir rien mettre au monde! Vingt fois vous commencez et vingt fois vous êtes interrompu; vous ourdissez la trame, et les fils se rompent sous vos doigts; c'est comme dit le Prophète: «Les enfants ne demandent qu'à naître, mais les forces manquent à celle qui les doit mettre au jour (
2R 19,3).» Vous vousreconnaissez à ce trait, n'est-ce pas, mieux que personne peut-être? Aussi permettez-moi de vous dire que je vous croirais le front de la génisse d'Ephraïm qui se plait au joug (Os 10,11) si vous en étiez venu jusqu'à aimer un pareil état de choses. Mais non, il n'en est rien: il faudrait que vous fussiez abandonné à votre sens réprouvé pour qu'il en fût ainsi. Je veux bien que rien de tel n'altère la paix de votre âme; mais je ne voudrais pas vous savoir indifférent au milieu de tous ces tracas; il n'est pas à mes yeux de paix plus à craindre que celle-là. Vous croyez peut être qu'on ne peut pas en arriver là; et moi je vous assure que vous y arriverez vous-même si, comme on ne le voit que trop souvent, l'habitude finit par vous faire tomber dans l'insouciance.

a On voit qu'il en était de même pour Grégoire le Grand, par un passage du prologue des Dialogues. Et Jean de Salisbury (in Fulger.,8, c. 23 ), nous dit que la dignité du souverain pontificat pesait beaucoup aussi an pape Adrien IV.
b Horstius donne ici une version différente et fait dire à saint Bernard: «Vous faites des efforts et n'obtenez rien; vous êtes dans les douleurs de l'enfantement et ne pouvez rien mettre au monde.» Mais la plupart des anciennes éditions et des manuscrits préfèrent la nôtre, sauf quelques légères variantes.


CHAPITRE II. Comment l'habitude introduit des usages répréhensibles et conduit à l'endurcissement du coeur.

1102 2. Ne comptez pas trop sur vos dispositions présentes, car il n'en est pas de si fermes dont le temps et le laisser-aller ne finissent par triompher. Vous savez que les blessures anciennes et négligées finissent par se couvrir d'un talus qui les rend incurables en même temps qu'insensibles; d'ailleurs une douleur vive et continue ne peut durer longtemps; si on ne la soulage, elle se calme d'elle-même; elle trouve un remède dans les consolations qu'on lui prodigue ou dans son propre excès. Qu'est-ce que l'habitude ne change point? que n'endurcit point la continuité? de quoi l'usage ne vient-il pas à bout? que d'hommes remarquables n'a-t-on pas vus à la longue trouver agréable et doux ce qui d'abord leur avait semblé plein d'amertume? Entendez un saint en gémir en s'écriant: «Dans l'extrémité où je me trouve réduit, je me nourris de choses dont j'avais horreur auparavant et auxquelles je du n'osais même pas toucher (Jb 6,7).» D'abord le fardeau parait insupportable, mais avec. le temps, si on continue à le porter, on finit par le trouver moins lourd, puis tolérable et presque léger; enfin on y prend même plaisir. Voilà comment par degrés on tombe dans l'endurcissement du coeur et bientôt après dans une complète indifférence; de même, pour en revenir à mon sujet, une douleur vive et continue finit bientôt par céder aux remèdes ou par s'émousser elle-même.

1103 3. Voilà précisément pourquoi j'ai toujours redouté pour vous et je redoute encore, qu'après avoir trop tardé à chercher un remède à votre douleur, ne pouvant plus l'endurer davantage (a), vous ne vous jetiez de désespoir dans un malheur irréparable: oui, j'ai peur qu'au milieu de vos occupations sans nombre, perdant tout espoir d'en voir jamais la fin, vous ne finissiez par vous y faire et vous y endurcir au point de rien plus même ressentir une juste et utile douleur. Soyez prudent, sachez vous soustraire pour un temps à ces occupations si vous ne voulez point qu'elles vous absorbent tout entier, et vous mènent peu à peu là où vous ne voulez point aller. - Où cela? me direz-vous peut-être. - A l'endurcissement du cour, vous répondrai-je. Après cela, n'allez pas me demander ce que j'entends par là; c'est un abîme où l'on est déjà englouti dès qu'on n'en a plus peur. Il n'y a que le coeur endurci pour ne se point faire horreur à lui-même, parce qu'il ne se sent plus. Ne m'en demandez pas davantage sur ce point, adressez-vous plutôt à Pharaon, jamais un homme au coeur endurci ne s'est sauvé, à moins que Dieu, dans sa miséricorde, ne lui ait ôté son coeur de pierre, comme dit le Prophète, pour lui en donner un de chair. Qu'est-ce donc qu'un coeur endurci? C'est celui qui ne peut plus être déchiré parles remords attendri par la piété ou touché par les prières; les menaces et les coups le trouvent également insensible; c'est un coeur qui paie les bienfaits par l'ingratitude; qu'il est peu sûr de conseiller et redoutable de juger;

a La plupart des manuscrits et les plus anciennes éditions donnent cette version; celle de Horstius en diffère un peu.

étranger à tout sentiment de pudeur en présence des choses honteuses, et de crainte en face du danger, on peut dire qu'il n'a rien de l'homme et qu'il est plein d'une téméraire audace dans les choses de Dieu: le passé, il l'oublie; le présent, il n'en tient aucun compte; l'avenir est le moindre de ses soucis; il ne, se rappelle du passé que les torts qu'on a eus à son égard; le présent pour lui n'est rien, et l'avenir ne l'intéresse qu'au point de vue des vengeances qu'il médite et prépare. Enfin, pour le peindre en un mot, c'est un coeur fermé à la crainte de Dieu et des hommes.
Voilà où toutes ces maudites occupations qui vous absorbent ne peuvent manquer de vous conduire, si vous continuez, comme vous l'avez fait jusqu'ici, à vous y livrer tout entier, sans rien réserver de vous-même. Vous perdez votre temps, et, si vous me permettez d'emprunter en m'adressant à vous, le langage de Jéthro (
Ex 18,18), vous vous consumez dans un travail insensé qui n'est propre qu'à tourmenter l'esprit, épuiser le coeur et vous faire perdre la grâce. Je ne puis en effet, en comparer les fruits qu'à de fragiles toiles d'araignées.


CHAPITRE III. Il ne sied pas aux princes de l'Église de n'être occupés qu'à entendre des plaidoiries et à juger des procès.

1104 4. Je vous demande ce que cela signifie de n'être du matin jusqu'au soir occupé qu'à plaider ou à entendre plaider? Encore s'il n'y avait que le jour d'absorbé par cet ingrat labeur! Mais les nuits mêmes y passent en partie; à peine accorde-t-on aux besoins impérieux de la nature un peu de relâche pour ce pauvre corps, et aussitôt on se relève pour retourner aux plaidoiries. Le jour transmet au jour des procès sans fin, et la nuit lègue à la nuit d'interminables embarras; c'est au point qu'il n'est plus possible de respirer un peu pour le bien, d'avoir le des heures réglées pour le repos, et de trouver quelques rares intervalles de loisir. Vous déplorez certainement comme moi un pareil état de choses, mais à quoi vous sert-il d'en gémir, si vous ne travaillez à le changer? Pourtant ne cessez jamais de le déplorer, et prenez garde qu'à la longue l'habitude ne vous y rende insensible. «Je les ai frappés, dit le Seigneur, et ils ne l'ont point senti ().» Ne ressemblez pas à ceux-là, appliquez-vous plutôt à reproduire en vous les sentiments du juste, et ne cessez de vous écrier avec lui: «Quelle est ma force, hélas! pour tenir plus longtemps, et quand puis-je espérer de voir la fin de mes maux pour ne pas perdre patience? car après tout, je ne suis ni de marbre ni de bronze (Jb 6,11)?» La patience est certainement une belle et grande vertu, mais je ne voudrais pas que vous en eussiez pour ces choses; il y a des circonstances où il vaut mieux en manquer. Je ne pense pas en effet que vous enviiez la patience de ceux à qui saint Paul disait: «Vous êtes si sages que vous avez la patience de supporter les insensés (2Co 11,19).» Si je ne me trompe ce n'était là qu'une pure ironie, et au lieu de les louer, l'Apôtre les raille de la facilité avec laquelle ils s'abandonnaient aux faux apôtres qui les avaient séduits et de la patience incroyable avec laquelle ils se laissaient entraîner par eux à toutes sortes de doctrines étrangères et impies; aussi ajoute-t-il une ligne plus bas: «Vous souffrez même qu'on vous traite en esclaves (loco cit.).» Évidemment, la patience d'un homme libre qui se laisse réduire en esclave, n'a rien de bon; je ne veux donc pas que vous vous dissimuliez que tous les jours, à votre insu, vous êtes réduit à une plus complète servitude, car il n'est rien qui dénote davantage un coeur usé que l'indifférence où le laisse son propre malheur. «La tribulation, a dit quelqu'un, ouvre l'oreille de l'intelligence (Is 28,19);» mais ce n'est vrai que lorsqu'elle n'est pas trop forte, autrement, au lieu de l'intelligence, c'est l'indifférence qu'elle produit. Il est dit, en effet, que l'impie, arrivé au fond de l'abîme du mal, n'a plus qu'indifférence et mépris (Pr 18,3). Réveillez-vous donc, et secouez avec horreur le joug odieux de la servitude qui non-seulementvous menace, mais déjà vous accable de son poids. Pensez-vous n'être point esclave parce que vous avez cent maîtres au lieu d'un? Je ne connais pas de servitude plus affreuse et plus lourde que celle des Juifs. qui trouvent des maîtres a partout où ils vont. Or, je vous le demande, êtes-vous jamais véritablement libre, indépendant, maître de vous-même? De quelque côté que vous vous tourniez, vous ne trouvez que le bruit et le tracas des affaires; votre joug vous suit partout.



Bernard, de Consideratione