Chrys. - 2° Noces - Juifs



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OEUVRES COMPLÈTES
TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS SOUS LA DIRECTION DE M. JEANNIN, licencié ès-lettres professeur de rhétorique au collège de l'Immaculée-Conception de Saint-Dizier.

Bar-le-Duc, L. Guérin & Cie, éditeurs, 1864

Dans cette édition numérisée ne figure pas l'Histoire proposée dans le Tome I. Nous avons préféré la remplacer par une histoire plus brève de J-B Bergier de 1856


Il est évident que rien ne remplacera l'édition des Sources Chrétiennes. Celle-ci n'est conçue que comme une aide pour les plus "modestes" que saint Jean Chrysostome aimait tant




TRAITÉS CONTRE LES SECONDES NOCES (LIVRE PREMIER).




ANALYSE. Les motifs de consolation que saint Jean Chrysostome présente à la veuve de Thérasius, sont : 1° le soin que Dieu prend des veuves; 2° la dignité de l'état de viduité qui est honorée des chrétiens et des païens ; 3° la joie que doit nous inspirer l'espérance et la confiance de revoir dans le ciel ceux que nous avons aimés ; 4° la brièveté de la vie, les misères qui l'accompagnent et l'instabilité de la fortune. — Pour prouver cette dernière proposition, il lui cite d'abord l'exemple de deux veuves, riches, puissantes, et réduites, par la mort de leurs époux, à une extrême indigence, puis celui des neuf empereurs qui avaient régné à Constantinople, et dont sept avaient péri de mort violente. — Enfin il termine par le tableau de la gloire et du bonheur dont Thérasius jouit dans les cieux.





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Oui, vous avez été cruellement frappée; c'est à l'endroit le plus sensible de vous-même que vous avez reçu le trait lancé d'en-haut. Cela n'est que trop vrai, et les plus stoïques ne vous contrediront pas. Mais quand on a été blessé, il reste autre chose à faire que de passer sa vie dans le deuil et les larmes, il faut songer à la guérison de ses blessures; c'est à cela qu'il faut consacrer tous- ses soins : la négligence et les larmes ne feraient qu'envenimer la plaie, que rendre plus violente et plus forte la flamme de la douleur. Ecoutez donc patiemment mes discours consolateurs; arrêtez un peu le cours de vos larmes pour accueillir celui qui veut adoucir l'amertume de vos regrets.

Je n'ai point osé aborder ce sujet dans la première irritation de votre douleur, et comme dans le premier étourdissement du coup de foudre qui vous avait frappé. J'ai longtemps gardé un silence prudent, j'ai laissé votre coeur se rassasier librement de son deuil et de ses larmes; mais aujourd'hui que vos yeux sont moins noyés de pleurs, et que vos oreilles peuvent s'ouvrir à quelques paroles de consolation, je viens joindre mes bons offices à ceux des personnes de votre intérieur. Tant que la tempête n'a rien perdu de sa violence, et que l'affliction bouleverse l'âme de son souffle le plus impétueux, toute consolation est intempestive, et ne provoque qu'un nouveau chagrin; aussi tout le fruit qu'on en retire, est-il d'aigrir la plaie, d'attiser l'incendie et de s'attirer le mépris et la haine. Mais quand l'orage s'apaise, quand Dieu calme la violence des flots, nous déployons avec succès les voiles d'une parole amie; c'est ainsi que l'habileté du pilote triomphe d'une faible tempête, et succombe sous les fureurs de l'ouragan. Tel est le motif de mon long silence, et aujourd'hui encore j'hésiterais à le rompre, si votre oncle ne m'avait pleinement rassuré ; il m'a (174) dit que les femmes qui vous servent osent déjà, et peut-être peu respectueusement, vous adresser de longues consolations; et il a ajouté que vos parentes et vos amies s'empressent également à vous offrir leurs condoléances; c'est pourquoi je puis espérer, ou plutôt je suis certain que vous ne rejetterez point mes paroles, et que même vous les accueillerez avec calme et avec tranquillité.

La femme se laisse facilement maîtriser par la douleur, mais lorsque, jeune encore, elle est devenue veuve, et qu'accoutumée à une vie de délices, de luxe et d'opulence, elle se voit soudain, sans aucune expérience des affaires, accablée de soins et de soucis, son malheur s'aggrave si fortement qu'il la précipiterait dans le désespoir, si le Seigneur n'étendait sur elle sa main protectrice. Or, ce secours ne vous a point manqué; et ici je trouve une grande preuve de la bonté de Dieu envers vous, car si le poids de tant de maux fondant sur vous à la fois ne vous a pas brisée, vous le devez non à une assistance humaine, mais à celui dont la puissance est infinie, la sagesse insondable, qui est le père des miséricordes et le Dieu de toute consolation. C'est lui, dit le Prophète, qui nous a frappés, mais il nous guérira; il nous a blessés, mais il fermera nos plaies. (
Os 6,2) Lorsque vivait votre saint époux, vous partagiez sa gloire et vous jouissiez de son affection et de son amour. Hélas ! il était mortel, et votre bonheur était attaché à sa vie; aujourd'hui le Seigneur qui l'a rappelé à lui a pris sa place auprès de vous : ce n'est pas moi qui le dis, mais le Roi-Prophète : Le Seigneur, dit-il, protégera la veuve et l'orphelin; et ailleurs il le nomme le père des orphelins et le soutien des veuves (Ps 145,9), tant il est vrai que Dieu prend soin de tous ceux qui sont faibles et délaissés !


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Je viens de prononcer le nom de veuve, je vais être obligé de le répéter souvent; ce nom, qui est devenu le vôtre à la fleur de votre âge, si je ne vous l'expliquais pas, bouleverserait votre âme et troublerait votre raison en vous rappelant sans cesse la perte cruelle que vous venez de faire. Je vais donc vous montrer que ce nom signifie non pas malheur, mais honneur, honneur très-grand. Cette opinion n'est point celle du vulgaire, je le reconnais, mais elle est celle de saint Paul, ou plutôt de Jésus-Christ lui-même qui parle par la bouche de saint Paul, comme le prouvent ces paroles : Voulez-vous, nous dit l'Apôtre, éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle par ma bouche? (
2Co 19,3) Qu'écrit-il donc à son disciple Timothée ? Parmi les veuves n'admettez personne qui ait moins de soixante ans; et: Refusez les jeunes veuves. (1Tm 5) Cette double recommandation nous fait connaître toute la sublimité de cet état. En effet, le même apôtre qui ne fixe aucun âge pour l'épiscopat, marque soigneusement celui qu'il exige pour l'élection des veuves. Est-ce qu'il les considère comme supérieures à l'évêque ? Nullement mais c'est qu'il n'ignore pas que leur état est plus pénible que l'épiscopat lui-même, parce qu'il les expose au dedans et au dehors à mille embarras et mille difficultés : car si une ville tout ouverte est exposée aux attaques et au pillage de l'ennemi, une jeune veuve est assiégée de gens qui s'efforcent de lui ravir ses biens et même son honneur.

Ces occasions de chute ne sont pas les seules qu'elle rencontre. Souvent, en effet, l'insubordination de ses domestiques, le mauvais état de ses affaires, le souvenir de l'existence brillante qu'elle a perdue, la vue du bonheur dont jouissent les femmes de son âge, enfin le goût du monde et de ses plaisirs l'amènent à contracter un second mariage. Il en est même plusieurs qui, en dehors d'une légitime union, entretiennent secrètement des rapports coupables, et savent ainsi se conserver l'honneur et la gloire de la viduité. Cet état n'a donc rien que d'honorable parmi les hommes; et s'il mérite les louanges des chrétiens, il n'excite pas moins l'étonnement des infidèles. Je me souviens que dans ma jeunesse, mon professeur, quoique païen, fit publiquement à ce sujet l'éloge de ma mère. Un jour qu'il avait, selon sa coutume, adressé quelques questions à mes condisciples sur ma personne et sur ma famille, on lui apprit que j'étais le fils d'une veuve. Il me demanda quel était l'âge de ma mère, et depuis combien de temps elle était veuve. Je lui répondis qu'elle avait quarante ans, et qu'il y en avait vingt qu'elle avait perdu mon père. Il en fut stupéfait, et se tournant vers les assistants, il s'écria avec force: Oh! quelles femmes chez les chrétiens! Tant la viduité excite l'admiration et obtient l'estime des païens comme des chrétiens?

L'Apôtre n'ignorait donc ni la dignité, ni les (175) périls de cet état, lorsqu'il recommandait à Timothée de ne pas admettre au rang des veuves celle qui aurait moins de soixante ans. Bien plus, cette garantie de l'âge, quelque grave qu'elle soit, ne lui suffit pas; et il pose encore les conditions suivantes : Il faut, dit-il, qu'on puisse rendre témoignage de ses bonnes oeuvres, et s'assurer si elle a bien élevé ses enfants, si elle a exercé l'hospitalité, si elle a lavé les pieds des saints, si elle a secouru les affligés, si elle s'est appliquée à toutes les bonnes oeuvres. (1Tm 10) Quel examen sévère, et quelles épreuves rigoureuses ! Quelles vertus l'Apôtre exige des veuves, et à quels détails il descend ! Certes, il ne prendrait point ces mille précautions si le rang, auquel il les appelle, n'était un rang d'honneur et de gloire. Il dit encore au même Timothée : Refusez les jeunes veuves; et il lui en donne cette raison : Qu'après s'être dissipées sous l'autorité de Jésus-Christ, elles veulent se remarier. (1Tm 5) Mais ne nous fait-il point entendre par là qu'une veuve devient l'épouse de Jésus-Christ? Et pour montrer combien cette union est douce et légère, il dit qu'elles veulent se remarier après s'être dissipées sous l'autorité de Jésus-Christ. Jésus-Christ agit donc envers elles comme un époux débonnaire qui ne veut point commander sévèrement et qui leur laisse une entière liberté.

L'Apôtre ne s'en tient pas là; voici de nouvelles marques de sollicitude et d'intérêt : La veuve, dit-il, qui vit dans les délices, est morte, quoiqu'elle paraisse vivante; celle, au contraire, qui est vraiment veuve et délaissée, espère en Dieu, et persévère jour et nuit dans la prière et l'oraison. (1Tm 5) Dans sa première Epître aux Corinthiens, il dit encore : Elle sera plus heureuse si elle demeure veuve. (1Co 7)

Quel magnifique éloge ! et cependant saint Paul écrit sous la loi nouvelle, et dans un temps où la virginité rayonnait dans toute sa splendeur. Mais la gloire de cette vertu ne peut obscurcir dans son esprit l'éclat de la viduité; même à côté de la virginité elle conserve son mérite propre et sa splendeur. Quand je vous parlerai de veuvage et de viduité, ne vous troublez donc point, comme si vous aviez à rougir d'être veuve. Si la viduité était déshonorante, la virginité le serait bien davantage. Mais il n'en est pas ainsi, à Dieu ne plaise ! Et puisque nous louons et admirons la femme qui, du vivant de son mari, observe la continence, pourquoi refuserions-nous nos éloges et notre admiration à la veuve qui garde à son époux une inviolable fidélité?

Le saint et vertueux Thérasius vous donnait, je le répète, toute la gloire et tout le bonheur qu'un homme peut donner; mais aujourd'hui Dieu lui-même a pris sa place, et ce Dieu puissant qui ne vous a jamais abandonnée, vous protégera désormais avec une nouvelle sollicitude. Déjà sa paternelle providence s'est manifestée à vous dans cette fournaise de soucis, en vous défendant contre l'excès de votre douleur, et en vous préservant d'un funeste désespoir. Il vous a sauvée du naufrage au plus fort de la tempête, il vous gardera encore sur ces flots plus tranquilles où votre existence est entrée. Oui, il allégera pour vous les peines du veuvage.

Mais peut-être est-ce moins le nom de veuve qui vous peine, que la réalité de votre malheur? Ah ! je l'avoue avec vous, on trouverait difficilement un second Thérasius : les hommes bons, probes, modestes, sincères, prudents et pieux comme lui sont rares sur la terre, et sans doute votre douleur devrait être inconsolable, s'il était mort tout entier, et s'il était devenu la proie du néant; mais puisqu'il a abordé au port tranquille de la bienheureuse éternité, et qu'il a pris place près du trône du Roi par excellence, pourquoi pleurer son départ et regretter son bonheur ? Il faudrait plutôt s'en réjouir: une telle mort est bien moins une mort qu'un changement de domicile, et un passage de la vallée des larmes au séjour des félicités, et de la terre au ciel. Oui, il n'a quitté les hommes que pour se réunir aux anges, et adorer le Dieu que les anges adorent.

Ici-bas il combattait pour son prince, et avait à redouter les périls de la guerre, et les traits de l'envie, qui croissait avec son mérite et sa gloire, et qui multipliait autour de lui ses perfides embûches; mais le ciel ne connaît ni ces craintes, ni ces dangers. C'est pourquoi autant vous pleurez l'absence d'un époux si vertueux et si parfait, autant vous devez vous réjouir de son bonheur et de sa gloire, car aujourd'hui il vit au sein de la paix et du repos, loin du tumulte et des périls du monde. Est-il raisonnable de pleurer ceux qui vont au ciel, quand on sait que le ciel vaut infiniment mieux que la terre? Si votre époux eût vécu comme ces impies dont la vie n'est qu'une longue offense (176) contre le Seigneur, il ne vous eût pas fallu attendre sa mort pour le pleurer, mais puisqu'il a toujours été juste et craignant Dieu, félicitons-le de sa sainte vie et de sa sainte mort. C'est ce que nous recommande l'Apôtre quand il dit : J'ai un grand désir d'être dégagé des liens du corps et d'être avec Jésus-Christ, ce qui est sans comparaison le meilleur. (Ph 1,23)

Vous souffrez de ne plus entendre sa voix, de ne plus lui témoigner votre amour, et de ne plus jouir de sa présence : peut-être aussi regrettez-vous la gloire et l'honneur, l'éclat et le repos dont il vous entourait ? Hélas ! tout s'est évanoui dans la nuit du tombeau, et les épaisses ténèbres du deuil et de l'affliction vous environnent de toutes parts. Mais qui vous empêche de lui témoigner votre affection aujourd'hui comme hier? L'amour est bien puissant; il peut subsister sans la présence et la vue de la personne aimée; ce lien mystérieux va saisir même les absents pour les unir et les serrer étroitement ensemble : le temps ni la distance ne sauraient rompre cette chaîne de l'amour entre deux âmes.

Je le sais, c'est sa présence surtout que vous redemandez. Eh bien ! gardez son lit pur et sans tache, que nul autre homme n'y touche, faites en sorte que votre vie soit une copie fidèle de la sienne. Alors, je vous l'assure, vous le retrouverez parmi les choeurs des élus, et vous habiterez avec lui, non cinq années; comme dans votre première union, ni vingt, ni cent, ni mille, ni dix mille, mais pendant l'éternité tout entière; ces régions heureuses ne connaissent point les liens de la chair et du sang, elles n'admettent que ceux de la vertu c'est ainsi que Lazare repose dans le sein d'Abraham avec tous les justes de l'orient et de l'occident, quoiqu'ils soient étrangers à la famille de ce patriarche. Ce même lieu de paix et de bonheur vous recevra comme il a reçu le noble Thérasius, si vous marchez sur ses traces; et vous le reverrez, non plus revêtu d'une beauté périssable, mais tout rayonnant d'une splendeur immortelle, et d'un éclat qui surpasse les clartés du soleil ; car sur la terre toute beauté, quelque parfaice qu'on la suppose est faible et caduque, tandis que le corps des élus brille d'une gloire si éblouissante que nos yeux mortels ne sauraient la soutenir. Voulez-vous en saisir quelques traits, et comme en apercevoir quelque ombre ? Rappelez-vous, dans l'Ancien Testament, Moïse dont le visage resplendissait d'une lumière si vive que les Israélites ne pouvaient en supporter l'éclat, et dans le Nouveau, la sainte humanité du Christ qui se montra plus resplendissante encore sur le Thabor.

Supposons que l'on eût promis à votre époux l'empire du monde, à la condition de vivre loin de vous pendant quelques années, et que vous dussiez ensuite le retrouver paré de la pourpre et orné du diadème, pour partager vous-même son trône et sa gloire; je vous le demande, votre fermeté et votre constance eussent-elles reculé devant ce sacrifice? N'eussiez-vous pas regardé cette séparation comme un avantage inappréciable et digne de tous vos voeux? Montrez donc le même courage quand il s'agit de ce royaume des cieux, où vous reverrez Thérasius, revêtu non d'un manteau d'or et de pourpre, mais de la glorieuse immortalité des élus. Sans doute vos désirs voudraient précipiter le cours des années. Du moins il vous apparaît quelquefois en songe, il converse avec vous et vous montre ses traits chéris. Combien cette mystérieuse correspondance est-elle propre à vous consoler, et combien elle est plus douce que toute relation épistolaire ! Celle-ci ne vous présenterait que des caractères muets, tandis que vous reconnaissez dans vos rêves la noble figure, lé doux sourire, la démarche majestueuse et la voix aimable de votre époux.





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Mais peut-être pleurez-vous cette sécurité de l'avenir dont il vous était un gage certain, et même ces espérances d'honneurs et de for tune qui s'épanouissaient à vos regards; et en effet, je sais que la chaise curule des préfets lui était prochainement réservée. Or, rien de plus propre à calmer votre douleur que le souvenir de ces grands qui, après s'être élevés plus haut encore, ont- fini misérablement leurs jours. Je vous rappellerai spécialement le fameux Théodore de Sicile : doué de tous les avantages extérieurs, il possédait, plus que tout autre courtisan, l'oreille et le coeur du prince; mais, ébloui de son crédit et enivré de sa fortune, il conspira un jour contre son maître, et paya dé sa tête cette criminelle tentative. Son épouse, que rapprochait de vous l'éducation, la naissance et la noblesse, se vit elle-même dépouillée de tous ses biens, privée de sa liberté et réduite en servitude : confondue dans la foule des servantes, elle n'eut (177) d'autre avantage sur ses compagnes que celui d'arracher quelques larmes à tous ceux qui, en la voyant, comprenaient toute l'étendue de son malheur.

On raconte aussi qu'Artémise, veuve d'un riche seigneur que perdit son ambition, tomba dans l'indigence et fut même privée de la vue. Elle devint aveugle par l'excès de sa douleur et l'abondance de ses larmes, en sorte que, guidée par une main étrangère, elle allait de porte en porte mendier un morceau de pain. Je pourrais multiplier ces exemples de familles ruinées et de fortunes renversées, si je ne savais que votre coeur est trop noble et trop généreux pour chercher sa consolation dans le malheur de vos semblables ; je ne vous ai cité ces deux traits qu'afro de vous mieux faire comprendre le néant des grandeurs humaines. Ah ! combien le Prophète a-t-il raison de s'écrier : Toute la gloire de l'homme ressemblé ci la fleur des champs ! (
Is 40,6) Plus on s'élève en éclat et en dignité, et plus la chute est profonde et terrible, et cette maxime est vraie,. non-seulement des dignitaires d'un empire, mais encore des empereurs eux-mêmes: Nos demeures privées ne nous présentent point; comme le palais des rois, une triste accumulation de crimes et de malheurs. C'est là que les enfants deviennent orphelins dès le berceau, et les épouses veuves à la fleur de l'âge ; c'est là que se multiplient les morts violentes, et que se réalisent ces drames sanglants dont le récit et le spectacle émeuvent la scène et le théâtre.

Sans fouiller dans les siècles passés, sur neuf empereurs qui ont régné de notre temps, deux seulement n'ont pas péri de mort violente. Celui-ci est tombé sous les coups d'un usurpateur; celui-là sur le champ de bataille; l'un, victime de la perfidie de ses gardes; l'autre, sous (les poignards payés par celui même de qui il tenait la couronne et la pourpre. Quant à leurs épouses, plusieurs ont péri par le poison, quelques-unes ont succombé à la douleur; et, parmi celles qui vivent encore, l'une tremble qu'une politique barbare n'immole son jeune fils à la sûreté du trône; et une autre revient à peine de l'exil qu'on fait cesser les pressantes démarches de ses nombreux amis.

Et maintenant, s'il est permis de parler de nos impératrices, que voyons-nous? L'une, respirant enfin de ses maux passés, n'ose se livrer à la joie du présent, parce qu'elle redoute pour l'empereur l'inexpérience de sa jeunesse et les complots des méchants ; l'autre consume ses jours dans un état de crainte que je comparerais aux terreurs du criminel condamné à mort; car, depuis son avènement au trône jusqu'à ce jour, l'empereur n'a point déposé les armes, et il voit la défaite et la honte flétrir la majesté de l'empire. Hélas ! ce qui ne s'était jamais vu se voit maintenant : les Barbares, quittant leur patrie, font irruption dans nos provinces, promènent sur nos campagnes le fer et la flamme, forcent nos cités et s'y établissent en conquérants. Comme s'il s'agissait de fêtes, non de batailles, ils se moquent de là lâcheté de nos soldats. Je ne comprends pas, disait l'un de leurs chefs, l'impudence des Rmains :'ils se laissent égorger comme des moutons, et néanmoins ils espèrent encore la victoire, et ne veulent point nous céder un pays qu'ils ne peuvent défendre. Combien de fois, ajoutait-il, mon bras ne s'est-il pas lassé à les immoler ! Quel langage ! et de quel effroi il doit remplir l'empereur et son auguste épouse !





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Et puisque j'ai rappelé cette guerre, puis-je oublier la multitude des veuves qu'elle a faite? Quelques-unes reflétaient la gloire d'un illustre époux, et aujourd'hui, revêtues des couleurs du deuil, elles consument leur vie dans les larmes et la douleur; bien plus, elles se sont vu refuser ce qui vous a été accordé. Car, ô veuve admirable ! votre époux est mort dans- son lit et entre vos bras; vous avez entendu ses dernières paroles, et recueilli les avis qu'il vous donnait sur l'administration de vos affaires domestiques, en même temps que par un testament régulier il fermait la porte aux procès et aux chicanes. Ajoutez encore que vous avez pu embrasser ses restes inanimés, lui fermer les yeux, vous rassasier de pleurs et de baisers, et qu'il vous a été donné de l'honorer par de magnifiques funérailles, en sorte que vous avez rempli à son égard tous vos devoirs d'épouse; enfin il vous est permis de visiter sa tombe, et les pleurs dont vous l'arrosez ne sont pas sans quelque consolation. Mais ces veuves infortunées n'en connaissent aucune; elles ont envoyé des époux affronter les périls de la guerre, espérant qu'elles les verraient revenir couverts de gloire, et elles n'ont reçu que l'affreuse nouvelle de leur mort; les restes mortels de ceux qu'elles aimaient n'ont pas même été (178) rapportés, et elles n'ont recueilli que le récit de leurs trépas.

Il y en a même qui n'ont point obtenu cette triste consolation, et qui, ignorant tous les détails de la mort de leurs maris, savent seulement qu'ils sont restés ensevelis sous des monceaux de cadavres. Et, doit-on s'étonner que plusieurs généraux aient ainsi péri, lorsque l'empereur lui-même, renfermé, avec quelques soldats, dans un village dont il n'osait sortir pour repousser les Barbares, y fut brûlé vif ainsi que tous ses compagnons ; cavaliers et chevaux, charpentes et murailles des maisons, l'incendie dévora tout, réduisit tout en cendres. Telle fut l'affreuse nouvelle que ceux qui avaient suivi l'empereur rapportèrent à sa veuve, au lieu de lui ramener un époux vainqueur et triomphant. Toutes les splendeurs du monde s'évanouissent donc comme l'éclat des fleurs printanières, comme une décoration de théâtre : elles n'ont pas encore paru que déjà elles se sont évanouies; ou si elles subsistent quelques instants, c'est pour se hâter vers un lugubre dénouement.

Quoi de plus vain que l'honneur du monde, que la gloire qui vient dés hommes ? Quel fruit et quel avantage peut-on en recueillir? Quelle en est la fin utile? Et plût à Dieu que la gloire du monde ne fût que frivole et inutile ! Mais stérile pour le bien, elle est féconde pour le mal; et elle multiplie l'épreuve et la tribulation sous les pas de quiconque se soumet à son tyrannique empire. Oui, elle est une maîtresse cruelle qui ne reconnaît les respectueux hommages de ses esclaves qu'en aggravant le joug de leur servitude, tandis qu'elle est impuissante à se venger de nos dédains et de nos mépris. C'est pourquoi je n'hésite point à dire que la gloire est plus farouche qu'un tyran inflexible et qu'un animal féroce. Ceux-ci s'apprivoisent souvent par les caresses; mais celle-là s'en irrite; et la plus obséquieuse obéissance ne la rend que plus dure et plus exigeante; elle a aussi pour compagne une passion que l'on pourrait nommer sa fille. Et en effet lorsque notre coupable coopération lui a permis de jeter dans nous de profondes racines, elle enfante l'orgueil; la fille n'est pas moins cruelle que la mère, et toutes deux ravagent le coeur de l'homme.





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Eh quoi ! verseriez-vous des larmes parce que le Seigneur vous a soustraite à la domination de ces deux tyrans, et qu'il vous a mise à l'abri de leurs mortelles atteintes? Si votre époux vivait encore, ils ne cesseraient de vous harceler; et maintenant qu'il n'est plus, ils ne peuvent même s'insinuer dans vos pensées. La reconnaissance exige donc que vous cessiez de pleurer votre délivrance, et de regretter cette dure tyrannie, car plus le souffle de la gloire et de l'orgueil est violent, et plus il jonche notre coeur de ruines et de débris. La courtisane qui cache sous le fard les rides et la difformité de son visage, s'applaudit de séduire encore quelques jeunes gens inexpérimentés; dès qu'elle les tient enlacés dans ses liens, elle les traite avec plus de mépris que de vils esclaves. C'est ainsi que la gloire et l'orgueil font peser sur nous la plus flétrissante servitude.

La plupart des hommes considèrent les richesses comme une source de bonheur; mais celui qui vit sans ambition sait les mépriser. Avouons toutefois que le désintéressement est devenu l'auxiliaire de la gloire, et qu'on n'a .souvent refusé de s'enrichir que pour se faire honneur de sa pauvreté. Faut-il vous citer ces philosophes païens que vous connaissez bien mieux que moi: Epaminondas, Socrate, Aristide, Diogène, et Cratès qui fit don à ses concitoyens de ses champs pour nourrir leurs troupeaux? Les premiers, qui ne pouvaient s'enrichir facilement, voyant que la pauvreté les mènerait à la gloire, suivirent résolument cette voie. Cratès alla jusqu'à sacrifier ses biens, tant il était épris d'un fol amour pour ce tyran capricieux ! Ne nous plaignons donc point si le Seigneur nous a délivrés de tous les maux qu'enfante ce honteux et ridicule esclavage. La gloire ! voilà sans doute un mot sonore; mais que la réalité diffère de ce qu'il fait entendre ! Combien en cherchant la gloire n'ont rencontré que des moqueries ! Celui-là seul y parvient, et s'entoure de son éclat, qui la méprise sincèrement. Celui au contraire qui ambitionne l'admiration du vulgaire, et qui la recherche par mille moyens, s'éloigne de la véritable gloire : il ne l'atteindra jamais. Il ne rencontrera que les maux opposés, la raillerie, l'injure, la critique, la calomnie et l'offense.

C'est ce que nous voyons tous les jours se vérifier non-seulement chez les hommes, mais encore chez les femmes et principalement chez elles. La femme qui est simple et sans affectation dans son extérieur, dans sa démarche et dans ses habits, et qui ne cherche point à (179) s'attirer l'attention, est admirée de tous. Qui ne la contemple avec bienveillance? Qui ne la bénit et ne publie ses louanges? Mais on déteste celle qui s'étudie, à briller,-on l'évite comme un monstre, et on l'accable de dédains et de malédictions. Tels sont les mécomptes dangereux que nous épargne le mépris de la vaine gloire; il fait plus, il nous met en possession des véritables biens. Il laisse notre âme se dilater librement, et nous accoutume peu à peu à détacher nos regards de la terre pour les élever vers le ciel. Quiconque n'ambitionne point l'estime des hommes, pratique la vertu avec calme et sécurité, et se montre supérieur à la bonne comme à la mauvaise fortune. L'adversité ne saurait l'ébranler ni l'abattre; et la prospérité ne le rend point fier, ni orgueilleux. Mais au milieu de cette incessante mutabilité des choses humaines, et parmi leurs vicissitudes, il demeure ferme et inébranlable. Ainsi nous apparaîtrez-vous bientôt toute désabusée du monde, et tout occppée du ciel. Alors cette gloire, que vous, regrettez aujourd'hui, ne vous semblera digne que de vos mépris; vous ne la considérerez que comme une gloire vaine, futile et mensongère.

Si vous pleurez encore la perte de cette sécurité dont la présence de Thérasius entourait et votre personne et vos biens, et si vous craignez les embûches de ces gens qui sont toujours prêts à exploiter nos malheurs, déposez le fardeau de vos misères dans le sein du Seigneur, et il soutiendra votre âme. (
Ps 54,23) Consultez le passé, et voyez si tous ceux qui ont espéré en Dieu ont été confondus. Qui l'a invoqué, et s'est vu méprisé ? Qui a persévéré dans ses commandements, et s'est vu délaissé? (Si 2,12) Oui, Celui qui a su alléger le poids de vos douleurs, et vous rendre la paix de l'âme, saura bien aussi écarter les dangers qui vous menacent. La mort de votre époux a été le plus grand de vos malheurs, et puisque malgré votre jeunesse et votre inexpérience, vous l'avez supportée avec tant de courage et de fermeté, manqueriez-vous de force pour soutenir de nouvelles et plus légères épreuves? Au reste je prie le Seigneur de vous les épargner. Cherchez uniquement le ciel, et tout ce qui peut vous y conduire, vous deviendrez ainsi supérieure à tous les événements; et le prince des ténèbres ne pourra lui-même vous nuire, tant que vous vous occuperez de votre salut. Oui, qu'on nous ôte nos biens, et qu'on nous arrache la vie, peu importe, pourvu que nous sauvions notre âme.





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Voulez-vous conserver votre fortune, et même l'augmenter? Je vous en indiquerai le moyen infaillible, et vous désignerai un lieu où elle sera en parfaite sûreté. Quel est ce lieu? le ciel. Remettez vos trésors entre les mains de votre bienheureux époux, et vous ne craindrez ni les ruses des fripons, ni la rapacité des voleurs. Ce sera aussi le meilleur moyen de les accroître, car la semence confiée aux sillons célestes s'épanouit en une. riche moisson. Et comment un sol si fertile ne produirait-il pas au centuple? C'est pourquoi, si vous suivez mon conseil, vous serez véritablement riche et heureuse. Vous vous assurerez d'abord la vie éternelle et la possession des biens promis à ceux qui aiment Dieu; biens que l'oeil de l'homme n'a point vus, dont son oreille n'a point entendu parler, et que son coeur n'a jamais compris. En second lieu, vous jouirez pendant toute l'éternité de la présence de votre époux, et vous vous délivrerez des soucis et des alarmes de la vie présente, de ses épreuves, et de ses agitations. Mais si vous retenez vos richesses, vous n'éviterez point qu'on y porte atteinte d'une manière ou d'une autre. Envoyez-les donc au ciel, afin que désormais votre vie s'écoule douce, calme et tranquille, puisque vous posséderez l'aisance unie avec la piété. Quand nous voulons acheter une propriété, nous avons égard à la fertilité du sol, et quand il s'agit d'échanger la terre contre le ciel, et de nous en assurer la possession, nous porterions la folie jusqu'à. nous attacher de coeur et d'affection à cette terre et à ces biens si mélangés de maux réels, et si trompeurs dans les espérances de bonheur qu'ils nous présentent !

Mais abordons votre chagrin le plus amer, et votre désolation la plus extrême. Vous espériez pour Thérasius la dignité de préfet, et vous regrettez ces honneurs que la mort lui a ravis. Considérez toutefois que cette espérance, quelque fondée qu'elle pût être, n'était qu'une espérance humaine, c'est-à-dire, une espérance trompeuse, et en effet l'expérience de la vie nous apprend que bien souvent nos désirs ne se réalisent pas, et que les événements se produisent dans un sens contraire à notre attente ; un trône nous échappe, un héritage nous est enlevé, un mariage se manque; il en est ainsi de presque tous nos projets. Sans (180) doute le jour de son élévation approchait; et néanmoins il se passe bien des choses, dit le Proverbe, entre le bord de la coupe et celui des lèvres. Du matin au soir, dit l'Ecriture, le temps change : et tel qui règne aujourd'hui, demain sera couché dans le tombeau. Nous ne connaissons de l'avenir que son incertitude aussi le Sage nous dit-il : Une multitude de tyrans ont été sur le trône, et l'homme auquel on pensait le moins a porté le diadème. (
Si 18,26) Il n'est donc pas entièrement certain que, même avec une vie plus longue, votre époux eût obtenu la charge de préfet. Outre la fragilité de la vie, qui peut prévoir tous les événements? Son élévation était probable, était certaine, si vous voulez, mais à condition que ni la maladie, ni l'envie et la malveillance de ses ennemis, ni quelque malheur inattendu ne fussent venus l'atteindre, et peut-être lui faire perdre jusqu'au rang qu'il occupait déjà.

Cependant je le suppose plein de vie encore, et revêtu de cette charge : avouez du moins" que cette élévation aurait multiplié pour lui les inquiétudes et les dangers. Mais je vous accorde qu'il eût échappé à tous ces périls, et qu'il n'eût vogué que sur une mer calme et tranquille; quel eût été le terme dé cette heureuse navigation ? Au lieu de cette mort sainte que nous avons admirée, peut-être n'eût-il fait qu'une fin triste et déplorable. Assurément il eût joui moins vite du. ciel et de la béatitude des saints. Or, les âmes qui aspirent au ciel par la foi et l'espérance, savent quelles sont les souffrances de ce retard ; en second lieu, malgré sa vertu, la durée prolongée de sa vie, et je ne sais quelle funeste influence inséparable des honneurs, ne lui eussent point alors permis de sortir aussi pur, aussi irréprochable de ce monde plein de corruption. Qui peint même affirmer qu'il n'eût point changé, et que la mort ne l'eût point surpris dans un état peu rassurant pour son salut? Aujourd'hui au contraire, nous avons la douce confiance que, par la miséricorde divine, il s'est envolé au séjour du repos, parce qu'il n'a commis aucune de ces fautes qui nous excluent du royaume dès cieux. Mais qui dira qu'il n'eût point contracté de souillures dans le maniement des affaires publiques ? Il est en effet bien difficile de ne point dévier du droit chemin au milieu des piéges de l'ambition, et presque toujours l'on pèche par imprudence, si ce n'est volontairement.

Aujourd'hui éloignons toutes ces craintes; et soyons, assurés qu'au grand jour du jugement nous le verrons plein de joie et brillant de clarté précéder, avec les anges, le Sauveur Jésus. Revêtu de gloire et d'immortalité, il se tiendra près du trône du souverain Juge,, et occupera un rang distingué parmi les élus. C'est pourquoi essuyez vos larmes, mettez fin à vos soupirs, et ne songez plus qu'à imiter, et même à surpasser les vertus de votre époux, afin de. le retrouver dans les tabernacles célestes, et de lui être éternellement unie. Or, ce ne sera point par le lien terrestre du mariage qui unit seulement la chair à la chair, mais par le lien plus noble et plus doux de cette ineffable intimité qui unit deux âmes l'une à l'autre.

(Traduit par l'abbé J. DUCHASSAING.)




Chrys. - 2° Noces - Juifs