Bernard Amour de Dieu


OEUVRES COMPLÈTES

DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION  PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
VIVÈS, PARIS 1866



Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/




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LIVRE OU TRAITÉ DE SAINT BERNARD SUR L'AMOUR DE DIEU.

A HAIMERIC, CARDINAL ET CHANCELIER

DE LA SAINTE ÉGLISE ROMAINE.



AVERTISSEMENT SUR LE HUITIÈME OPUSCULE DE SAINT BERNARD.

1. Quoique l'opuscule suivant soit un des premiers écrits sortis de la plume de saint Bernard, peut-être n'en a-t-il fait aucun autre qui fût plus digne de lui et plus utile à la religion, du moins je le pense. Qu'y a-t-il, en effet, qui soit plus digne d'un docteur catholique et plus utile à la république chrétienne que de prêcher, d'inculquer et surtout de fortifier le premier et le plus grand commandement dont tous les autres dépendent et sans lequel tout le reste ne sert de rien, ce commandement, dis-je, que tous les jours l'égoïsme, la cupidité et les perverses interprétations des hommes attaquent davantage et dont ils complotent la ruine? Aussi croyons-nous digne de demeurer à jamais dans les ténèbres, l'apologie d'un certain Béranger, disciple et défenseur d'Abélard, qui reproche à notre Saint d'avoir fait un traité sur l'amour de Dieu, attendu, disait, il, qu'il a travaillé à établir un précepte «qui n'est ignoré de personne, pas même de la dernière bonne femme ou du plus idiot des hommes.» L'amour de Dieu a toujours eu ses adversaires, et si les chrétiens le confessent de bouche, la plupart le nient de fait; bien plus, il y en a qui, par de détestables interprétations le réduisent à si peu de chose que, de nos jours, on a pu mettre en question et révoquer en doute, si on était tenu à faire, au moins une fois en sa vie, un acte spécial d'amour du Dieu très-bon et très-grand qui nous a créés, qui nous conserve et nous a rachetés. Ce n'est donc pas en vain que saint Bernard a entrepris, dans cet opuscule, de recommander au cardinal Haimeric ce commandement de Dieu comme étant particulièrement digne de son attention, en lui enseignant «comment il faut aimer Dieu,» et en établissant que «tout infidèle même qui n'aime pas Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces (infra, n. 6),» est tout à fait sans excuse. Or la foi nous indique que nous devons l'aimer d'autant plus que nous reconnaissons qu'il est infiniment plus que nous. «Si donc je me dois tout entier à mon Créateur, continue notre Saint, en se mettant à notre place, que ne dois-je pas de plus à mon réparateur et à un tel réparateur (Infra, n. 15)?

II. Dans ce livre, le très-saint héraut et docteur de l'amour de Dieu nous en décrit, d'une manière aussi exacte que pathétique, la mesure, les motifs, l'origine, les degrés et l'obligation. La mesure, c'est d'aimer «sans mesure,» c'est-à-dire du mieux qu'il nous est possible; les motifs, c'est que Dieu mérite d'être aimé et que nous trouvons notre avantage à l'aimer; l'origine, c'est l'amour de nous-mêmes qui nous conduit à l'amour de Dieu, jusqu' à l'oubli et au mépris de nous; les degrés, qui sont l'amour de nous d'abord, puis l'amour de Dieu à cause de nous, ensuite à cause de lui, et enfin l'amour pur et désintéressé; ce qui amène le saint Docteur à distinguer l'amour-propre, l'amour mercenaire, l'amour filial et l'amour béatifique; enfin l'obligation, qui s'étend aux gentils eux-mêmes, puis aux Juifs et particulièrement aux chrétiens. Dans tout ce traité il n'est question de l'amour qu'en tant que sentiment de coeur; et, bien que saint Bernard dise que, dans cette vie, l'amour de Dieu ne saurait jamais atteindre à la perfection au point d'être exempt de toute crainte et de tout intérêt, tel est pourtant le but et la fin où nous devons tendre sans cesse. Enfin, selon saint Bernard, cet amour est en nous un don de Dieu et n'existe point naturellement dans notre coeur; voici en effet comment il s'exprime à ce sujet: «Mon Dieu et mon soutien, je vous aimerai de toutes mes forces, non pas autant que vous le méritez, mais certainement autant que je le pourrai, si je ne le puis autant que je le dois: car il m'est impossible de vous aimer plus que de toutes mes fanées. Je ne vous aimerai davantage qu'après que vous m'aurez fait la grâce de le pouvoir, et ce ne sera pas encore vous aimer comme vous le méritez (Infra, n. 16).» On retrouve dans ces mots toute l'économie et toute la doctrine de ce traité,

III. Saint Bernard professe la même doctrine dans plusieurs endroits de ses ouvrages, particulièrement dans le sermon sur la quadruple dette, qui est le vingt-deuxième des Sermons divers. Il n'enseigne pas autre chose dans son cinquantième sermon sur le Cantique des cantiques, où il distingue deux sortes d'amour «l'un actuel et l'autre affectif, et je crois que c'est du premier qu'il a été fait une loi et un commandement aux hommes, car pour la charité affective, dit-il, comment peut-elle être l'objet d'un précepte? L'une est donc comme le sujet du mérite et l'autre comme la récompense (Serm. in Cantic., L, n. 2).» En effet, s'il nous est prescrit d'aimer Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme, de toutes nos forces, d'avoir enfin un amour éternel, indéfectible, parfait, que rien de créé n'appesantisse et ne diminue, un tel amour ne peut exister que dans l'autre vie. Au contraire, la charité affective consiste à rapporter à Dieu toutes nos actions; mais il s'en faut tellement, d'après saint Bernard, que la charité effective exclue du coeur l'affective, qu'au contraire elle la renferme. En effet, ce que recommande saint Bernard, ce n'est pas un amour actuel, comme on dit, sec, vide, purement extérieur et judaïque, mais il veut qu'il soit intérieur en même temps qu'extérieur par les oeuvres; il doit en effet être intérieur, puisqu'il est charité, et il doit être accompagné d'oeuvres, puisqu'il est actuel. La manière dont saint Bernard s'exprime un peu plus loin prouve que telle est effectivement sa pensée dans cet endroit. «Je ne veux point dire par là, continue-t-il, que nous devions être sans affection, et qu'ayant le coeur sec et aride, nous nous contentions de remuer seulement les mains pour l'action; car parmi les maux les plus graves que décrit l'Apôtre, je trouve aussi celui d'être sans affection (Serm. in Cant., L, n. 4).» Or, le saint Docteur dit aussitôt quelle espèce d'affection il exige dans les actes de charité, en commençant par distinguer trois sortes d'affections, «l'une que la chair produit, l'autre que la raison règle, et la troisième que la sagesse assaisonne.» Puis il ajoute: «C'est la seconde qui produit les oeuvres: elle est accompagnée de la charité, non pas de cette charité affective qu'assaisonne le sel de la sagesse et qui fait goûter à l'âme toutes les douceurs qui se trouvent en Dieu; mais de cette charité actuelle qui, bien qu'elle ne nous rassasie pas encore de cet amour si doue et si agréable, ne laisse pas d'allumer en nous un violent amour pour cet amour même (Ibidem).» C'est de la charité effective ou actuelle que saint Bernard dit qu'il nous est fait un précepte; elle est inférieure à la charité béatifique qui est la troisième espèce de charité, «qui élimine la première et récompense la seconde,» comme il le dit au même endroit. «Ainsi donc, il y a une dilection qui surpasse toute espèce d'obligation et qui doit régner seule en nous, pour ainsi dire, en sorte qu'elle attire à elle tout ce qui est dû aux autres devoirs et que nous ne fassions que par elle tout ce que nous faisons.» Tel est le langage de, notre Saint dans son douzième sermon sur le psaume quatre-vingt-dixième, n. 7. Mais en voilà assez sur le sujet du traité suivant.

IV. Cet opuscule fut adressé à Haimeric ou Aimeric, cardinal et chancelier de la sainte Eglise Romaine, comme on le voit en tête de tous les manuscrits, lin seul excepté, celui de la Colbertine, où on lit «à Ascelin,» mais à tort, comme on peut en juger par le témoignage de Béranger, l'apologiste d'Abélard, qui le dit adressé à Haimeric. Ce traité fut écrit sous le pontificat du pape Honorius il, qui fit Haimeric chancelier de l'Eglise Romaine. Voici en quels termes Geoffroy en parle dans sa Vie de saint Bernard, livre 3, chap. vin: «Si on veut connaître jusqu'où allaient les pieux sentiments de son âme, il faut voir ses Homélies à la louange de la vierge Marie, et le livre qu'il a publié sur l'Amour de Dieu. Haimeric était Français, originaire de la Châtre, près de Bourges; il fut fait cardinal en 1121 par le pape Callixte 2, et chancelier par Honorius 2, en l'année 1126; il mourut en 1141. On voit par quelques-unes des lettres de saint Bernard en quelle amitié l'avait notre saint Docteur.





LIVRE OU TRAITÉ DE SAINT BERNARD SUR L'AMOUR DE DIEU.

A HAIMERIC, CARDINAL ET CHANCELIER DE LA SAINTE ÉGLISE ROMAINE.


PRÉFACE.

Au très-illustre seigneur, Haimeric, cardinal-diacre et chancelier de l'Eglise Romaine, Bernard, abbé de Clairvaux; vivre pour le Seigneur et mourir en lui.

Jusqu'ici vous aviez la coutume de me demander des prières, non pas de me proposer des sujets à traiter. Je ne me sens pas moins inhabile pour les uns que pour les autres; mais du moins les prières conviennent mieux à ma profession, sinon à la manière dont j'en accomplis les devoirs; mais quant aux questions à résoudre, il me semble que, pour les traiter, il faut avoir deux choses qui, à vrai dire, me font complètement, défaut, je veux dire de l'esprit et de la précision. Néanmoins je vois avec plaisir, je l'avoue, que vous délaissez les choses de la chair pour celles de l'esprit; mais vous auriez dû vous adresser à quelqu'un qui offrit plus de ressources que moi. Cette excuse, il est vrai, est commune aux gens capables et à ceux qui ne le sont pas, et il n'est point facile de savoir si elle vient de modestie ou d'incapacité, tant qu'il n'a pas été tenté d'efforts dans le sens demandé. Aussi vous prié je de recevoir ce que vous offre ma médiocrité, car je ne veux pas, en gardant le silence, passer pour un savant. Toutefois je n'ai pas la pensée de satisfaire à toutes vos questions, je répondrai seulement, selon ce que Dieu m'inspirera, à celle que vous m'adressez sur l'amour de Dieu; c'est la plus douce à étudier, la moins dangereuse à traiter et la plus utile à entendre; réservez les autres pour de plus habiles que moi.



CHAPITRE I. Pourquoi et comment faut-il aimer Dieu.

8001 1. Vous voulez donc apprendre de moi pour quel motif et dans quelle mesure il faut aimer Dieu? Eh bien, je vous dirai que le motif de notre amour pour Dieu, c'est Dieu lui-même, et que la mesure de cet amour, c'est d'aimer sans mesure (a). Est-ce assez explicite? Oui, peut-être, pour un homme intelligent; mais je dois parler pour les savants et pour les ignorants, et si j'ai dit assez pour les premiers, je dois aussi tenir compte des seconds; c'est donc pour eux que je vais développer ma pensée, sinon la creuser davantage. Or je dis que noua avons deux motifs d'aimer Dieu pour lui-même; il n'est rien de plus juste, il n'est rien de plus avantageux. En effet, cette question: Pourquoi devons-nous aimer Dieu, se présente sous deux aspects: Ou l'on demande à quel titre Dieu mérite notre amour, ou bien quel avantage nous trouvons à l'aimer; je ne vois à cette double question qu'une réponse à faire: Le motif pour lequel nous devons aimer Dieu, c'est Dieu lui-même. Et d'abord si nous nous plaçons au point de vue du mérite, il n'en est pas en Dieu de plus grand que de s'être donné à nous malgré notre indignité; en effet, que pouvait-il, tout Dieu qu'il est, nous donner qui valût mieux que lui? Si donc en demandant quel motif nous avons d'aimer Dieu, nous recherchons quel droit il s'est acquis à notre amour, nous trouvons tout d'abord qu'il nous a aimés le premier. Il mérite donc que nous le payions de retour, surtout si nous considérons quel est celui qui aime, quels sont ceux qu'il aime et comment il les aime. Quel est en effet celui qui nous aime? N'est-ce pas celui à qui tout esprit rend ce témoignage: «Vous êtes mon Dieu et vous n'avez pas besoin de ce qui m'appartient (Ps 15,2)?» Et cet amour en Dieu n'est-il pas la vraie charité qui ne cherche point ses intérêts? Mais à qui s'adresse cet amour gratuit (b)? L'Apôtre répond: «C'est quand nous étions encore ennemis de Dieu, que nous avons été réconciliés avec lui (Rm 5,10).» Dieu nous a aimés d'un amour désintéressé et il nous a aimés tandis que nous étions ses ennemis. Mais de quel amour nous a-t-il aimés? Saint Jean répond: «Dieu a aimé le monde au point de lui donner son Fils unique (Jn 3,16).» Saint Paul continue: «Il n'a point épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous (Rm 8,32);» et ce Fils dit lui-même, en parlant de lui: «Personne ne peut avoir un plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (Jn 15,13).» Voilà les droits que le Dieu saint, souverainement grand et puissant, s'est acquis à l'amour des hommes pécheurs, infiniment petits et faibles. Mais, dira-t-on, s'il en

a On voit de même dans une lettre de Sévère, évêque de Milève, à saint Augustin, qu'on peut lire parmi celles de ce dernier: «Il n'y a nulle mesure assignée à notre amour pour Dieu, attendu que la mesure selon laquelle on doit l'aimer est de l'aimer sans mesure.» Jean de Salisbury imite ce passage de saint Bernard, dans son Polycratique, liv. VII; chapitre XI. Anathème donc à Bérenger, l'impudent apologiste d'Abélard, qui ose se permettre de blâmer cette belle expression de notre saint Docteur.

b Amour gratuit, c'est-à-dire qui ne cherche pas son intérêt, comme il est dit plus haut: Quelques éditions diffèrent un peu en cet endroit de certains manuscrits.

est ainsi pour l'homme, il n'en est pas de même pour les anges: j'en conviens; mais c'est parce que cela n'a pas été nécessaire: d'ailleurs celui qui a secouru les hommes dans leur misère, a garanti les anges d'une misère semblable et si son amour pour les hommes leur a donné les moyens de ne pas rester tels qu'ils étaient, il a, par un même amour, empêché les anges de devenir tels que nous avons été.




CHAPITRE II. Combien Dieu mérite l'amour de l'homme à cause des biens du corps et de l'âme: comment on doit les reconnaître; il ne faut pas les tourner contre celui qui nous les a donnés.

8002 2. Quiconque a compris ce qui précède voit aussi, je pense, pourquoi, c'est-à-dire, pour quel motif nous devons aimer Dieu. Si cela échappe aux infidèles, Dieu a de quoi confondre leur ingratitude dans les biens, sans nombre dont il comble le corps et l'âme. N'est-ce pas de lui, en effet, que l'homme tient le pain qui le nourrit, la lumière qui l'éclaire: et l'air qu'il respire? Mais il y aurait folie à vouloir énumérer des biens que je viens de déclarer innombrables et il me suffit d'en citer les plus importants, tels que le pain, l'air et la lumière; si je les place au premier rang, ce n'est pas que je les trouve les plus excellents, ils n'intéressent que le corps, mais ce sont les plus nécessaires. Pour les biens de premier ordre, c'est dans l'âme, dans cette portion de notre être qui l'emporte sur l'autre, que nous devons les chercher; ce sont l'excellente, l'intelligence et la vertu. Quand je parle d'excellence en l'homme, c'est à son libre arbitre que je fais allusion; en effet, c'est par là qu'il s'élève au-dessus de tous les autres êtres vivants, et qu'il les soumet à son empire: l'intelligence lui montre quelle est son excellence et lui fait comprendre en même temps qu'elle ne vient pas de lui; enfin la vertu lui fait rechercher avec ardeur et embrasser avec énergie, quand il l'a trouvé, Celui dont il est l'ouvrage.
8003 3. Ces trois biens se montrent chacun sous deux aspects en même temps: l'excellence apparaît dans la prérogative propre à la nature humaine et dans la crainte que l'homme a sans cesse inspirée à tous les: êtres qui vivent sur la terre: l'intelligence, non-seulement perçoit la dignité de l'homme, mais comprend aussi que pour être en nous, néanmoins elle ne vient pas de nous; enfin la vertu, dans sa double tendance, nous fait d'un côté rechercher avec ardeur et d'un autre embrasser avec force, une fois que nous l'avons trouvé, celui de qui nous tenons l'être. Aussi l'excellence sans l'intelligence ne sert-elle de rien, et celle-ci ne peut-elle que nuire sans la vertu, comme le prouve le raisonnement suivant: Nul ne peut se glorifier de ce qu'il a, s'il ne sait pas qu'il l'a; mais si, le sachant, il ignore que ce qu'il a ne vient pas de lui, il se glorifie, mais ne le fait pas en Dieu, et c'est à lui que l'Apôtre dit: «Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu, et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez pas reçu (1Co 4,7) 2» Il ne dit pas simplement: «Pourquoi vous en glorifiez-vous?» Mais il ajoute: «Comme si vous ne l'aviez pas reçu;» pour montrer qu'il est répréhensible, non pas de se glorifier de ce qu'il a, mais de s'en glorifier comme s'il ne l'avait pas reçu. Aussi est-ce avec raison que cette gloire-là est appelée vaine, puisqu'elle ne repose pas sur le fondement solide de la vérité. L'Apôtre la distingue de la vraie gloire, en disant: «Que celui qui se glorifie le fasse dans le Seigneur (1Co 1,31),» c'est-à-dire dans la vérité: car Dieu est vérité.
8004 4. Il y a donc deus choses à savoir; d'abord ce que nous sommes, ensuite que nous ne le sommes pas par nous-mêmes; autrement nous ne nous glorifierons point du tout, ou la gloire que nous nous attribuerons sera vaine; enfin, «Si vous ne vous connaissez pas vous-mêmes, est-il dit, vous serez confondus avec la troupe de vos pareils (Ct 1,6-7).» C'est f en effet ce qui arrive, car lorsqu'un homme en dignité ne tonnait même pas son élévation, on le compare avec raison, pour une telle ignorance, aux animaux qui sont comme les compagnons de sa corruption et de sa vie périssable en ce monde. Ainsi donc en ne se connaissant pas elle-même, la créature que la raison distingue des bêtes, commence à se confondre avec elles, parce qu'elle ignore sa propre gloire qui est tout intérieure, cède aux attraits de sa curiosité et ne se préoccupe plus que de la beauté extérieure et sensible; elle devient aussi pareille aux autres créatures, parce qu'elle ne sent pas qu'elle a reçu quelque chose de plus qu'elles. Aussi faut-il nous garder soigneusement de l'ignorance qui fait que peut-être nous nous estimons moins qu'il ne convient. Mais évitons avec un soin plus grand encore cette autre ignorance, qui re nous porte à nous attribuer plus que nous n'avons, comme cela arrive quand nous faisons la méprise de nous imputer le bien, quel qu'il soit, que nous voyons en nous. Mais ce qu'il faut plus encore détester et fuir que ces deux sortes d'ignorance, c'est la présomption par laquelle sciemment et de propos délibéré nous nous glorifions du bien qui est en nous, comme s'il venait de nous, ne craignant pas de ravir à un autre la gloire que nous savons bien ne nous être pas due pour les choses qui sont en nous mais qui ne viennent pas de nous. Dans le premier cas, on ne se glorifie de rien, dans le second on se glorifie, mais ce n'est pas en Dieu, et dans le troisième on ne pèche plus par ignorance, mais on usurpe sciemment, en le revendiquant pour soi, ce qui appartient à Dieu. Or, cette audace comparée à la seconde ignorance semble d'autant plus grave et plus dangereuse que si l'une méconnaît Dieu, l'autre le méprise; mais comparée à la première, elle paraît d'autant plus mauvaise et plus détestable que si cette ignorance nous assimile aux brutes, cette audace nous associe aux démons. Car il n'y a que l'orgueil, le plus grand des maux, qui puisse se servir des biens qu'il a reçus, comme s'il ne les avait pas reçus, et détourner à son profit la gloire qu'un bienfaiteur doit trouver dans ses bienfaits.
8005 5. Aussi à l'excellence et à l'intelligence faut-il unir la vertu qui en est le fruit; c'est par elle que nous recherchons et que nous possédons l'auteur libéral de toutes choses, celui à qui nous devons, en tout, rendre la gloire qui lui appartient; autrement nous serons rudement châtiés pour avoir su ce qu'il fallait faire et ne l'avoir point fait. Pourquoi cela? Parce que celui qui agit ainsi, n'a pas voulu acquérir l'intelligence pour faire le bien, mais au contraire, il a médité l'iniquité jusque sur sa couche (Ps 35,4-5), et il a tenté, comme un serviteur infidèle, de détourner et même de ravir à son profit la gloire que son excellent maître devait recueillir de biens dont il savait parfaitement, par la vertu de l'intelligence, qu'il n'était pas lui-même la source. Il est donc bien évident que l'excellence, sans l'intelligence, est inutile, et que l'intelligence, sans la vertu, nous mène à notre perte. Mais pour l'homme qui est en possession de la vertu, l'intelligence ne saurait être funeste ni l'excellence inutile, il s'écrie et loue Dieu ingénument en ces termes: «Non, Seigneur, ce n'est pas à nous qu'est due la gloire, donnez-la uniquement à votre nom (Ps 113,9).» Ce qui revient à dire: Seigneur, nous ne nous attribuons ni l'intelligence ni l'excellence, nous rapportons tout à votre nom, parce que c'est de lui que nous tenons tout.
8006 6. Mais nous nous sommes un peu trop éloignés de notre dessein, en voulant prouver que ceux-mêmes qui ne connaissent pas le Christ sont assez avertis par la loi naturelle, à l'occasion des biens du corps et de ceux de l'âme, d'aimer, eux aussi, Dieu, à cause de Dieu lui-même. En effet, pour résumer en quelques mots ce que nous avons dit plus haut, quel est l'infidèle qui ne sait pas qu'il n'a reçu que de Celui qui fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchants, et tomber la pluie sur les saints et sur les impies, tous les biens nécessaires à la vie, dont j'ai déjà parlé, tels que les aliments, la lumière et l'air? Quel homme, si impie qu'il soit, attribuera l'excellence particulière à l'espèce humaine, qu'il voit briller dans son âme, à un autre qu'à celui qui a dit dans la Genèse: «Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance (Gn 1,26)?» Qui est-ce qui verra l'auteur de l'intelligence dans un autre que celui qui enseigne tout aux hommes? Et de quelle main pensera-il recevoir ou avoir reçu le don de vertu, si ce n'est de celle du Dieu des vertus? Le Seigneur mérite donc d'être aimé, pour lui-même, par l'infidèle qui du moins le connaît, quand même il ne connaîtrait pas le Christ; aussi celui qui n'aime pas le Seigneur Dieu, de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces, est-il sans excuse; car la justice innée dans son tueur, aussi bien que sa raison, lui crie au fond de l'âme qu'il doit aimer de tout son coeur celui de qui il tient tout ce qu'il est. Mais il est bien difficile, disons mieux, il est impossible que l'homme, par ses propres forces ou par les forces du libre arbitre, rapporte entièrement à Dieu tout ce qu'il en a reçu, ne se le rapporte pas plutôt à lui-même et ne le retienne point, comme lui appartenant en propre, ainsi qu'il est écrit quelque part: «Ils recherchent tous leurs propres intérêts (Ph 2,21).» Et ailleurs: «L'esprit et les pensées de l'homme sont portés au mal (Gn 8,21).»




CHAPITRE III. Motifs que les chrétiens ont de plus que les infidèles pour aimer Dieu.

8007 7. Les fidèles, au contraire, savent combien ils ont besoin de Jésus crucifié, mais tout en admirant et en recevant l'amour qu'il a pour d nous, lequel surpasse toute connaissance, ils n'éprouvent aucune confusion à ne donner rien de plus qu'eux-mêmes, quelque peu que ce soit, en retour d'une charité et d'une condescendance si grandes; mais il a leur est d'autant plus facile d'aimer plus qu'ils se sentent eux-mêmes aimés davantage; car celui à qui on donne moins d'amour en ressent aussi beaucoup moins lui-même. Les Juifs non plus que les païens, ne se sentent pas excités par les mêmes aiguillons de l'amour qui pressent l'Eglise et lui font dire: «J'ai été blessée par l'amour (Si 27,22).» Ou bien encore: «Soutenez-moi avec des fleurs, fortifiez-moi avec des fruits, car je languis d'amour (Ct 2,5).» Elle voit Salomon portant sur sa tête le diadème dont sa mère l'a couronné; elle voit le Fils unique du Père chargé de sa croix, le Dieu de toute majesté meurtri de coups et couvert de crachats, l'auteur de la vie et de la gloire attaché par des clous, percé d'une lance, rassasié d'opprobres, donnant pour ses amis son âme bien-aimée. En voyant tout cela, elle sent le glaive de l'amour pénétrer plus avant dans son coeur, et elle s'écrie: «Soutenez-moi avec des fleurs, ranimez mes forces avec. des fruits, car je languis d'amour.» Les grenades que l'épouse, introduite dans le jardin de son bien-aimé, se plait à cueillir sur l'arbre de vie, ont le goût du pain du ciel et la couleur du sang du Christ. Puis elle voit la mort frappée à mort et celui qui l'a faite, grossir le cortège de son vainqueur . elle voit encore ce dernier remonter triomphant, des enfers sur la terre et de la terre dans les cieux, suivi d'une grande multitude de captifs, en sorte qu'au seul nom de Jésus, tout genou fléchit dans les cieux, sur la terre et dans les enfers (Ph 2,10). La terre, sous l'antique malédiction, ne produisait que des ronces et des épines; rajeunie maintenant par une bénédiction nouvelle, elle se couvre de fleurs. Alors l'épouse, se rappelant ce verset: «Ma chair a repris de la vigueur, je le louerai de toute l'étendue de ma volonté (Ps 27,7),» ranime ses forces avec les fruits de la passion qu'elle a cueillis sur l'arbre de la croix, et avec les fleurs de la résurrection dont le parfum délicieux invite son bien-aimé à redoubler ses visites.
8008 8. Enfin elle s'écrie . «Que vous êtes beau, mon Bien-aimé, que vous avez de grâce! notre petit lit est couvert de fleurs (Ct 1,15).» En parlant de ce lit, elle fait assez comprendre ce qu'elle désire, et, en ajoutant qu'il est couvert de fleurs, elle indique sur quoi elle fonde ses espérances; ce n'est pas sur les avantages de sa personne, mais sur l'attrait que les fleurs, cueillies dans un champ béni de Dieu, ont pour son bien-aimé, car elles en ont un grand pour le Christ qui voulut être conçu et nourri à Nazareth. Cet époux céleste, attiré par les parfums qu'elles répandent, se plait à venir dans la chambre du coeur, quand if la trouve remplie de fruits et embaumée par les fleurs. Aussi vient-il avec empressement et se plaît-il à demeurer dans l'âme qu'il voit dans la méditation, soigneusement appliquée à recueillir les fruits de sa passion et à cultiver les fleurs de sa résurrection. Or ces fruits de la récolte dernière, c'est-à-dire de tous les siècles qui se sont écoulés sous l'empire de la mort et du péché, et qui ont mûri dans la plénitude des temps, ce sont les souvenirs de sa passion. Mais c'est dans l'éclat de sa résurrection qu'il faut voir les fleurs nouvelles des temps nouveaux que la grâce fait refleurir pour un second été; à la fin des temps, à la résurrection générale, elles donneront des fruits sans nombre: «Car l'hiver est déjà passé, dit l'épouse, les pluies ont cessé, les nuages se sont entièrement dissipés et les fleurs se montrent dans nos contrées (Ct 2,11-12).» Elle veut dire, en s'exprimant ainsi, que l'été a paru avec Celui qui fit fondre les glaces de la mort pour renaître à la température printanière d'une nouvelle vie, en disant: «Voici que je vais faire toutes choses nouvelles (Ap 21,5).» Son corps, semé dans la mort, a refleuri dans la résurrection, et, à l'odeur qu'il répand, on vit bientôt, dans nos vallons et dans nos plaines, ce qui était aride, mort ou glacé, se couvrir de verdure, renaître à la vie et reprendre de la chaleur.
8009 9. La fraîcheur de ces fleurs, la nouveauté de ces fruits et la beauté de ce champ, d'où s'exhalent les plus doux parfums, charment aussi le Père dont le Fils a fait toutes choses nouvelles, et lui inspirent cette exclamation: «L'odeur qui sort de mon fils est semblable à celle d'un champ plein de fleurs, que le Seigneur a comblé de ses bénédictions (Gn 25,27).» Oui, plein de fleurs, car c'est de sa plénitude que nous avons tous reçu ce que nous avons. Mais l'Épouse, quand il lui plait, vient y cueillir familièrement des fleurs et des fruits pour en orner la demeure intime de sa conscience, afin qu'à l'arrivée de l'Epoux, le petit lit de son coeur répande les plus suaves odeurs. De même, si nous voulons que le Christ fasse souvent en nous sa demeure, i1 faut que nos coeurs soient remplis du fidèle souvenir de la miséricorde et de la puissance dont il nous a donné des preuves dans sa mort et dans sa résurrection. C'est la pensée de David, quand il dit: «J'ai entendu ces deux choses; la souveraine puissance appartient essentiellement à Dieu, et vous êtes, Seigneur rempli de miséricorde (Ps 61,12-13).» Le Christ l'a surabondamment prouvé, car, après être mort pour expier nos péchés, il ressuscite pour nous justifier, monte au ciel pour nous protéger, et nous envoie le Saint-Esprit pour nous consoler; et, plus tard. il reviendra pour consommer notre salut. Or je vois dans sa mort la preuve de sa miséricorde, dans sa résurrection celle de sa puissance, et dans le reste je les retrouve toutes les deux réunies.
8010 10. Si l'Épouse demande qu'on la soutienne par des fleurs aromatiques et qu'on la fortifie avec des fruits odoriférants, je pense que c'est parce qu'elle sent que l'amour peut perdre de sa chaleur et de sa force; mais elle n'a recours à ces excitants que jusqu'à ce qu'elle soit introduite dans la chambre de son bien-aimé, se sente couverte de ses baisers longtemps désirés et puisse s'écrier: «Il a placé sa main gauche sous ma tête, et, de sa droite, il me tient embrassée (Ct 2,6).» Mais alors, elle sentira et verra par elle-même combien ces preuves d'amour que l'Epoux lui donnait de la main gauche, pour ainsi dire, car il les lui prodiguait aux jours de son premier avènement, le cèdent en douceur aux embrassements de sa droite et leur sont inférieurs, et elle comprendra ces paroles. La chair ne sert de rien, c'est l'esprit. qui vivifie (Jn 6,64),» et elle pénétrera le sens de ces mots: «Mon esprit est plus doux que le miel et mon héritage plus agréable que le miel dans ses rayons (Si 24,27).» S'il est dit ensuite: «La mémoire de mon nom passera de siècle en siècle (Si 24,28);» c'est pour montrer que les élus qui ne sont pas encore rassasiés par la présence de l'Epoux, ont du moins son souvenir, pour se consoler, tant que durera le siècle présent, pendant lequel les générations passent et se succèdent. S'il est écrit: «Ils attesteront avec force votre inépuisable douceur (Ps 144,7),» cela doit certainement s'entendre de ceux dont le Psalmiste avait dit précédemment: «Toutes les générations publieront vos louanges (Ps 144,4).» Ainsi ceux qui vivent sur la terre n'ont pour eux que le souvenir de l'Epoux, et ceux qui règnent dans les cieux jouissent de, sa présence; celle-ci fait la gloire des élus qui déjà sont arrivés au port du salut, l'autre est la consolation de ceux qui ne sont point encore au terme du voyage.



CHAPITRE IV. Quels sont ceux qui trouvent de la consolation dans le souvenir de Dieu, et sont le plus propres à ressentir de l'amour pour lui.

8011 11. Mais il est intéressant de voir quels sont ceux qui trouvent de- la consolation dans le souvenir de Dieu. Ce ne sont pas les hommes corrompus qui irritent Dieu sans cesse et à qui il est dit: «Malheur à vous, riches, qui avez votre consolation (Lc 6,24),» mais ceux qui peuvent s'écrier avec vérité: Mon âme a refusé toute consolation (Ps 76,3);» nous les croirons volontiers, s'ils ajoutent avec le Psalmiste «Mais je me suis souvenu de Dieu et j'ai trouvé ma joie dans ce souvenir (Ps 76,4).» Il est juste, en effet, que ceux qui ne jouissent pas encore de la présence du bien-aimé, jettent les yeux sur l'avenir, et que ceux qui dédaignent de puiser quelques consolations au torrent des choses qui passent, en goûtent d'abondantes dans le souvenir de celles qui demeurent éternellement. Tels sont ceux qui recherchent le Seigneur et la face du Dieu de Jacob, au lieu de leurs propres intérêts. Pour ceux qui soupirent après Dieu et qui appellent sa présence de tous leurs voeux, son souvenir est doux; mais bien loin d'apaiser lent faim, il l'accroît pour l'aliment qui doit les rassasier. C'est ce que prédit cet aliment lui-même quand il dit, en parlant de lui: «Ceux qui me mangent auront encore faim (Si 24,29).» C'est également ce que dit celui qui s'en nourrit: «Je me rassasierai quand vous m'aurez montré votre gloire (Ps 16,15).» Heureux toutefois, dès maintenant, ceux qui ont faim et soif de la justice, puisqu'il n'y a qu'eux qui seront rassasiés. Et malheur à toi, race méchante et perverse, malheur à toi, peuple sot et insensé, qui ne te complais point dans son souvenir et qui redoutes sa présence! Tu as bien raison de craindre, puisque tu ne veux point échapper maintenant aux filets des chasseurs, car «ceux qui aspirent à devenir riches en cette vie, tombent dans les piéges du démon (1Tm 6,9);» tu ne pourras un jour te soustraire à cette parole bien dure, oui, bien dure et bien cruelle: «Allez, maudits, au feu éternel (Mt 25,41).» Combien plus tendre et plus douce est celle que nous entendons répéter tous les jours dans l'Eglise, en souvenir de la passion: «Celui qui mange ma chair et boit mon sang vivra éternellement (Jn 6,55)!» Ce qui revient à dire: Celui qui honoré ma mort, et, à mon exemple, mortifie sa chair sur la terre, aura la vie éternelle; ou bien, si vous partagez mes souffrances, vous partagera aussi mon royaume. Et pourtant aujourd'hui encore, beaucoup, à ces mots, se retirent et s'éloignent en disant, sinon de la bouche du moins par leur conduite: «Ce discours est bien dur; qui est-ce qui peut l'écouter (Jn 6,61)?» Ainsi les hommes qui, au lieu de conserver leur coeur droit et pur et de demeurer fidèles à Dieu, ont mieux aimé placer leurs espérances dans des richesses incertaines, ne peuvent entendre maintenant parler de la croix; le simple souvenir de la passion leur semble d'un poids écrasant; combien plus accablantes seront pour eux ces paroles du juge: «Allez, maudits, au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges (Mt 25,41)?» Elles écraseront, comme un rocher pourrait le faire, celui sur qui elles tomberont. Mais les saints seront bénis; avec l'Apôtre, ils n'ont pas d'autre ambition «que d'être agréables à Dieu, tant qu'ils sont loin de lui, et de lui plaire encore, quand ils seront en sa présence (2Co 5,9).» Aussi entendront-ils ces paroles: «Venez, les bien-aimés de mon Père, etc.» C'est alors que ceux qui n'ont pas maintenu leur coeur dans la droite voie, sentiront, mais trop tard, combien doux et légers sont le joug et le fardeau du Christ, auxquels ils ont orgueilleusement soustrait leur coeur endurci, comme s'il se fût agi d'un joug accablant et d'un pesant fardeau. Vous ne pouvez pas, ô malheureux esclaves de l'argent, vous glorifier dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ et mettre en même temps vos espérances dans les trésors, soupirer après la fortune et goûter combien le Seigneur est doux; aussi trouverez-vous certainement bien redoutable, quand vous le verrez, Celui dont le souvenir ne vous a pas semblé plein de douceur.
8012 12. Quant à l'âme fidèle, elle soupire de toutes ses forces après la vue dé Dieu, et se repose doucement dans son souvenir; elle se glorifie des ignominies de la croix, tant qu'il ne lui est pas donné de contempler le Seigneur face à face. Voilà certainement le repos et le sommeil que l'Épouse, la colombe du Christ, goûte, en attendant, au milieu des biens qui lui sont échus en héritage; elle a, dès à présent, par le souvenir de votre ineffable douceur, ô Seigneur Jésus, les ailes blanches et argentées de la pureté et de l'innocence, et de plus, elle espère être enivrée de bonheur quand elle verra votre face répandre l'éclat de l'or sur les plumes de son cou et votre sagesse l'inonder de lumière dans la gloire et dans la félicité des saints. Elle a donc bien raison de se glorifier dès maintenant et de dire: «Son bras gauche sera sous ma tête et il m'entourera de son bras droit (Ct 2,5).» Le bras gauche de l'Epoux est le souvenir de cet amour dont aucun autre n'égale la grandeur et qui l'a poussé à donner sa vie pour ses amis; son bras droit est la vision béatifique qu'il a promise aux siens et la joie dont ils seront enivrés, quand ils jouiront de sa divine présence. Ce n'est pas sans cause que cette vision divine et déifique, cette inestimable félicité de la vue de Dieu est représentée par la main droite, car c'est de cette main qu'il est dit d'une manière ineffable: «Votre droite renferme d'éternelles délices (Ps 15,10),» C'est par un semblable motif que la main gauche est comme le siège de cette admirable charité dont il a été parlé plus haut et dont on ne saurait trop se souvenir; car c'est sur cette main que l'Épouse appuie sa tête et se repose en attendant que l'iniquité passe.
8013 13. Non, ce n'est pas sans raison que l'Epoux place son bras gauche sous la tête de l'Épouse, afin qu'elle s'y laisse aller et qu'elle y repose ce qu'on peut appeler sa tête, c'est-à-dire l'attention de son âme, de peur quelle ne faiblisse et qu'elle ne s'incline vers les désirs charnels du siècle; car l'enveloppe terrestre et corruptible du corps pèse lourdement sur l'âme et la fait descendre des pensées, auxquelles elle ne peut manquer de s'élever, en considérant une miséricorde à laquelle nous avions si peu de droits, un amour si gratuit et si bien prouvé, un honneur si inespéré, une mansuétude et une douceur si persévérantes et si admirables. Comment la méditation attentive de toutes ces choses, n'élèverait-elle pas jusqu'à elles l'esprit qui s'en nourrit, et ne le détacherait-elle pas de toute affection mauvaise? Quelle impression profonde ne fera-t-elle pas sur lui, et comment pourrait-elle ne pas lui inspirer du mépris pour ce dont on ne peut jouir qu'en renonçant à toutes ces grandes choses? C'est à la bonne odeur qu'elles répandent comme autant de parfums délicieux que l'Épouse hâte gaiement le pas et se sent consumée d'amour; quand elle se voit tant aimée, il lui semble qu'elle aime trop peu, lors même qu'elle serait elle-même tout amour, et elle a raison de le croire; de quel retour en effet, un grain de poussière pourra-t-il payer un amour si grand et venu de si haut, quand même il se consumerait tout entier d'amour et de reconnaissance? La majesté divine ne l'a-t-elle pas prévenu, ne s'est-elle pas montrée tout entière occupée à le sauver? Car «Dieu a aimé le monde au point de lui donner son Fils unique (Jn 3,16).» Or c'est évidemment de Dieu le Père. qu'il est question ici, et, lorsqu'il est dit: «Il a livré son âme à la mort (Is 53,12),» c'est du Fils qu'il s'agit; quant au Saint-Esprit nous lisons: «Le Paraclet que mon Père vous enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous remettra en mémoire tout ce que je vous ai dit (Jn 14,26).» Dieu nous aime donc et nous aime de tout son être; car la Trinité nous aime tout entière, s'il est permis de s'exprimer ainsi, en parlant de l'Etre infini et incompréhensible dans lequel il n'y a pas de parties.




Bernard Amour de Dieu