Bernard Libre arbitre 9032

CHAPITRE X. C'est Jésus-Christ qui a réparé en nous la ressemblance de l'image de Dieu.

9032 32. Mais il serait impossible de retrouver nulle part en ce monde cette ressemblance, et elle serait encore souillée et détruite, si la femme dé l'Évangile n'avait allumé son flambeau (Lc 15,8), c'est-à-dire si la Sagesse n'avait apparu dans la chair, n'avait balayé la maison de nos vices et recherché la drachme qui y était perdue, c'est-à-dire son image qui est comme ensevelie sous la poussière, privée de son premier éclat et recouverte de la souillure du péché, ne l'avait justifiée après l'avoir retrouvée, n'en avait effacé tout ce qui en dénaturait la ressemblance, pour lui rendre sa première beauté et une gloire égale à celle des saints, ou plutôt pour la refaire en toutes choses à sa propre e ressemblance afin d'accomplir ces paroles de l'Ecriture: «Nous savons que lorsqu'il se montrera dans la gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (1Jn 3,2).» D'ailleurs, à qui mieux qu'au fils de Dieu cette oeuvre pouvait-elle convenir? Etant la splendeur de la gloire (a), et le caractère ou l'image parfaite de sa subsistance et soutenant tout par la puissance de la parole, il se montra et pourvu de tout ce qu'il fallait pour effacer sans peine la difformité de cette image et pour en réparer la faiblesse, d'un côté en dissipant par la splendeur de sa face les ténèbres de nos péchés, et de l'autre en nous rendant forts par la vertu de sa parole contre la tyrannie des démons.
9033 33. La véritable forme à laquelle devait se conformer notre libre arbitre est donc venue sur la terre, parce qu'il fallait pour reprendre sa première forme qu'il fût reformé par celui qui l'avait formé dans le principe. Or, sa forme c'est la sagesse, et sa conformation c'est que l'image fasse dans le corps ce que la forme fait dans l'univers: or «Elle atteint depuis une extrémité du monde jusqu'à l'autre, avec force, et elle dispose tout avec douceur (Sg 8,1)» Elle atteint dis-je «d'une extrémité à l'autre,» c'est-à-dire du plus haut des cieux au plus bas de la terre, de l'ange le plus élevé au vermisseau le plus humble; mais elle atteint «avec force,» non pas en allant d'un bout du monde à l'autre par un déplacement, une diffusion locale ou seulement par une opération ministérielle sur les créatures qui lui sont soumises, mais par une sorte de force substantiellement présente partout par laquelle

a Le mot «gloire» manque dans plusieurs manuscrits.

il meut, ordonne et administre toutes choses avec une souveraine puissance. Or, il n'est contraint à faire tout cela par aucune nécessité, car u il n'éprouve nulle peine, nulle fatigue dans cette opération, mais il dispose tout avec douceur par sa seule et paisible volonté. Certainement, «il atteint d'une extrémité du monde à l'autre,» c'est-à-dire depuis la naissance de la créature jusqu'au terme qui lui est assigné par le Créateur, soit au terme marqué par la nature, soit à celui auquel sa cause la poussé, soit enfin au terme que lui assigne la grâce. «Il atteint avec force» puisque aucun de ces termes n'est atteint qu'il n'ait été d'avance pré-ordonné par sa toute puissante providence, selon qu'elle le veut.
9034 34. Le libre arbitre devra donc s'efforcer de présider au corps de l'homme, comme la sagesse préside à l'univers entier, «en atteignant, lui aussi, d'un bout jusqu'à l'autre avec force:» c'est-à-dire en commandant avec autorité aux sens et aux membres du corps, de façon à ne pas permettre au péché d'y établir son règne, ni à ses membres de donner des armes à l'iniquité, mais à le contraindre à servir à la justice. Voilà comment l'homme évitera d'être l'esclave du péché puisqu'il ne fera point le péché; délivré ainsi du péché, il commencera à recouvrer la liberté du conseil et à remonter à son rang, en rendant sa véritable ressemblance à l'image de Dieu qu'il porte en soi, et même en la rétablissant dans sa première beauté. Mais qu'il ait soin de faire tout cela avec autant «de douceur» que «de force;» c'est-à-dire, sans tristesse et non pas comme s'il y était contraint par la nécessité, attendu que la nécessité n'est que le commencement, non point la plénitude de la sagesse; mais avec un bon vouloir prompt et gai qui rende le sacrifice acceptable, car Dieu aime que ceux qui lui donnent le fassent de bon coeur (1Co 9,7). Voilà comment il imitera en tout point la sagesse, puisqu'il résistera avec force au vice et se reposera doucement dans sa conscience.
9035 35. Mais pour cela, nous avons besoin du secours de celui que son S exemple nous engage à suivre. C'est lui en effet qui nous rendra conformes à cette sagesse, nous transformera en la même image et nous fera avancer de clarté en clarté, comme au souffle de l'esprit du Seigneur. Mais si c'est au souffle de l'esprit du Seigneur, ce ne sera plus sous l'impulsion du libre arbitre que nous agirons. Aussi ne faut-il pas s'imaginer que le libre arbitre est appelé ainsi, parce qu'il est doué d'un égal pouvoir et d'une égale facilité pour le bien que pour le mal, puisque, s'il peut tomber par lui-même, il ne peut se relever qu'avec l'aide de l'esprit du Seigneur; autrement ni Dieu, ni au les saints anges, qui sont tellement bons qu'ils ne peuvent plus être mauvais, non plus que les démons, qui ne sauraient plus faire le bien, a tant il sont mauvais, ne seraient doués du libre arbitre. Nous-mêmes, nous devons le perdre après la résurrection, lorsque nous serons comptés sans retour, parmi les méchants. Mais ni Dieu, ni Satan ne sont privés du libre arbitre; attendu que si l'un ne peut être mauvais, cela ne vient pas de faiblesse ou de contrainte, mais d'une ferme volonté et d'une volontaire fermeté dans le bien; et si le démon ne peut respirer que le mal, et, n'est pas parce qu'il y est contraint par une oppression et une violence étrangère, mais parce que sa volonté est obstinée au mal et son obstination dans le mal, volontaire. Par conséquent on peut dire que le libre arbitre est ainsi appelé de ce que soit dans le bien, soit dans le mal il ne fait que sa libre volonté, attendu que personne ne saurait ni être effectivement, ni être appelé soit bon, soit mauvais, s'il n'est doué de volonté. Ce qui fait qu'on le représente comme étant égal pour le bien comme pour le mal, c'est que, dans l'un et dans l'autre sens, il est doué, sinon de la même facilité pour décider son choix, du moins de la même liberté de vouloir (a).




CHAPITRE XI. La grâce, non plus que la tentation, ne déroge en rien au libre arbitre.

9036 36. C'est une prérogative particulière et tout honorable (b) que toute créature raisonnable tient de son créateur, comme nous l'avons fait remarquer plus haut, de ne dépendre, en quelque sorte, que de soi, et de n'être mauvaise et par conséquent justement condamnée, ou bonne, et par suite sauvée avec justice, que par un acte de sa propre volonté, non point par l'effet d'une nécessité quelconque; de même qu'il ne dépend que de lui-même, et n'est bon que parce qu'il le veut, non pas parce qu'il est contraint de l'être. Je ne veux pas dire qu'il suffit à la créature raisonnable de le vouloir pour être sauvée, mais je dis qu'elle ne le sera jamais, si elle ne veut pas l'être. Il n'est personne en effet qui soit sauvé malgré soi. Ce qu'on lit dans l'Evangile: «Nul ne peut venir à moi, si mon Père qui m'a envoyé ne l'attire (Jn 6,44),» et ailleurs: «Forcez-les d'entrer (Lc 14,23),» n'empêche pas qu'il en soit ainsi; car, quelque soit le nombre de ceux que le Père semble attirer dans sa bonté, ou contraindre à entrer, puisqu'il veut que tout le monde se sauve, cependant il ne juge personne digne du salut, qu'il n'ait voulu se sauver. Il ne se propose point autre chose, quand il nous frappe ou nous effraie, que de nous faire vouloir notre salut, non

a C'est ce qu'on appelle la liberté de puissance ou faculté élective qui tourné avec une égale facilité au bien et au mal; mais dont l'exercice et l'application au bien dépend de la grâce. «En effet, dit saint Bernard (infra, n. 42), ses efforts vers le bien sont vains s'ils ne sont aidés de la grâce et nuls s'ils ne sont excités par elle.

b Deux manuscrits portent: «C'est une prérogative tout honorable et divine.» Un autre manuscrit, celui de Saint-Denis: «C'est dans la chair, une prérogative divine.»

point de nous sauver malgré nous; car, s'il agit de manière à détourner notre volonté du mal pour la porter au bien, il ne fait rien pour nous l'ôter. D'ailleurs, quand nous sommes attirés, ce n'est pas nécessairement malgré nous; en effet, l'homme aveugle ou fatigué se laisse attirer sans peine, et saint Paul ne marchait point malgré lui, quand il suivait ceux qui le conduisaient par la main, à Damas. Enfin, celle-là ne souhaitait-elle pas d'être attirée, quand elle s'écriait avec tact d'ardeur dans le Cantique des cantiques: «Attirez-moi après vous, et je courrai dans l'odeur de vos parfums (Ct 1,3)?»
9037 37. D'un autre côté, s'il est écrit quelque part: «Chacun est tenté par sa propre concupiscence qui l'attire et l'emporte (Jc 1,14),» et ailleurs: «Le corps qui se corrompt appesantit l'âme et cette demeure terrestre abat l'esprit, par la multiplicité des soins qui l'agitent (Sg 9,15),» et si l'Apôtre dit lui-même: «Je trouve, dans les membres de mon corps, une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit, et me rend captif sous la loi du péché, qui est dans les membres de mon corps (Rm 7,23),» peut-être peut-on penser que tout cela est une contrainte pour la volonté et détruit la liberté; mais la tentation, quelque forte qu'elle se fasse sentir au dedans ou au dehors de nous, n'en laisse pas moins toute son indépendance à notre libre arbitre, en tant que tel, car ce ne sera toujours que de son libre consentement qu'il agira. Pour ce qui est du libre conseil et du libre complaire, il est certain que la concupiscence de la chair et les misères de la vie contribuent à diminuer la liberté de la volonté, mais ne sauraient la rendre mauvaise, qu'elle ne consente au mal. Enfin, quand saint Paul se plaint d'être captif sous la loi du péché (Rm 7,23), on ne saurait douter qu'il parle d'un affaiblissement de liberté dans le libre conseil, car il se glorifie un peu plus haut d'avoir un vouloir sain (Rm 7,20), et d'être libre en très-grande partie pour le bien, car il dit: «Ce n'est pas moi qui le fais,» - Qu'est-ce donc qui vous fait parler ainsi, ô Paul? - «C'est que je consens à la loi de Dieu, et je reconnais qu'elle est bonne,» et, plus loin, «je me plais dans cette loi, selon l'homme intérieur (Rm 7,22).» Tant que son oeil est simple et pur, il pense que tout son corps est éclairé. Tant que son consentement est sain, bien qu'il se sente attiré par le péché ou captivé par la misère, il n'hésite pas à se déclarer libre dans le bien; aussi s'écrie-t-il avec confiance: «Maintenant il n'y a plus de condamnation à craindre pour ceux qui sont en Jésus-Christ (Rm 8,1).»




CHAPITRE XII. Celui qui nie sa foi, par la crainte des souffrances et de la mort, est-il exempt de péché,

ou, en d'autres termes, a-t-il perdu son libre arbitre. Digression au sujet du reniement de saint Pierre,
9038 38. Mais recherchons si ceux qui, par la crainte des souffrances ou de la mort, ont été amenés à renier leur foi, au moins de bouche, n'auront pas une excuse, d'après les paroles de l'Apôtre, en ce qu'ils n'ont renié leur foi que de bouche, ou si leur volonté n'a pas pu être contrainte à pécher, et à vouloir ce qu'il est constant qu'elle ne voulait point, et si, par ce moyen, tout libre arbitre n'a point péri en eux. Mais, comme il est impossible qu'on veuille et qu'on ne veuille point la même chose dans le même temps, on se demande à quel titre on doit imputer le mal à celui qui n'a point voulu le mal. Car il n'en est pas du reniement de la foi comme du péché originel, dont est souillé, non-seulement sans qu'il y ait de la volonté, niais le plus ordinairement sans qu'il le sache, tout homme qui n'a pas été régénéré par le baptême. Prenons pour exemple l'Apôtre saint Pierre; il semble en effet qu'il a renié la vérité contre sa propre volonté, puisqu'il se trouvait dans la nécessité ou de la renier ou de mourir. Or, la crainte de la mort la lui a fait renier. Il ne voulait point la renier, mais il voulait encore moins mourir; il la renia donc malgré lui, néanmoins il la renia pour échapper à la mort. S'il a été contraint de dire i de bouche ce qu'il ne voulait pas, il est certain pourtant qu'il n'a pas été contraint de vouloir autre chose que ce qu'il voulait. Sa langue a parlé contre sa volonté, mais sa volonté n'a point été changée? Que voulait-il en effet? Rien autre chose, sans doute, que ce qu'il était, c'est-à-dire un disciple de Jésus-Christ. Mais que disait-il? «Je ne connais point cet homme (Mt 36,73).» Pourquoi cela? C'est parce qu'il voulait échapper à la mort. Quelle faute commit-il en cette circonstance? Nous voyons que cet apôtre avait deux volontés: l'une, de ne point mourir, complètement innocente; l'autre, tout à fait louable, de se complaire dans le titre de chrétien. En quoi donc a-t-il péché? Est-ce en aimant mieux mentir que de mourir? Très-certainement, c'est en cela n que sa volonté, fut on ne peut plus répréhensible, c'est parce qu'il préféra la vie du corps à celle de l'âme: «Car la bouche qui ment tue l'âme (Sg 1,11).» Il pécha donc, et ce ne fut pas sans le consentement de sa propre volonté, faible et misérable , j'en conviens , mais complètement libre. Et son péché ne fut pas de mépriser ou de haïr le Christ, mais de s'aimer plus qu'il ne l'aimait lui-même. Or, ce n'est pas la crainte subite de la mort qui poussa sa volonté à cet amour coupable de la vie, elle montra seulement ce qui existait déjà. Il était dans ces dispositions bien auparavant, mais il l'ignorait lui-même, puisque celui pour qui il n'y a rien de caché, lui dit: «Avant que le coq chante, tu me renieras trois fois (Mt 26,11)» Ainsi, c'est par cette crainte, dont il fut frappé, que se montra et non pas que naquit cette faiblesse de volonté dans saint Pierre, et qu'on vit combien il s'aimait lui-même et jusqu'à quel point il aimait Jésus-Christ. Ce devint manifeste, pour lui du moins, sinon pour le Seigneur, car celui-ci savait bien auparavant ce qu'il y avait dans son disciple. Comme il aimait Jésus-Christ, on ne saurait nier que sa volonté souffrit violence, pour le faire parler ainsi contre sa pensée; mais, comme il s'aimait aussi lui-même, on ne peut douter qu'il consentit volontairement à parler pour lui. S'il n'avait pas aimé le Christ, ce n'eût pas été malgré lui qu'il l'eût renié, mais s'il ne s'était aimé lui-même plus qu'il aimait Jésus-Christ, il ne l'aurait pas renié. Reconnaissons donc qu'il fut poussé, sinon à changer de volonté, du moins à la cacher, sinon à renoncer à l'amour (a) de Dieu, du moins à se préférer un peu à lui dans son coeur.
9039 39. Mais quoi! Peut-être ce que je viens d'affirmer de la volonté, va-t-il s'écrouler, s'il est prouvé que la volonté est susceptible d'être contrainte. Toutes mes assertions tomberaient en effet, s'il était démontré qu'elle peut être contrainte par tout autre que par elle-même. Mais si la contrainte qu'elle souffre ne vient que d'elle, contraignant d'un côté et contrainte de l'autre, elle retrouve là ce qu'elle perd ici, car la violence à laquelle elle cède, ne provient que d'elle. Or, ce que la volonté souffre par son propre fait, est évidemment le fait de la volonté; mais si c'est le fait de la volonté, ce n'est donc plus celui de la nécessité, c'est donc quelque chose de parfaitement volontaire; non-seulement volontaire, mais libre. D'où il suit que celui qui a été poussé à renier sa foi par sa volonté propre, n'a été contraint que parce qu'il l'a voulu; disons mieux, il n'a point été forcé, mais il a cédé, non pas à une puissance étrangère, mais à sa propre volonté, à cette volonté, dis-je, qui a voulu échapper à la mort à quelque prix que ce fût. Autrement, comment la voix d'une femme de rien aurait-elle pu contraindre une langue sacrée à des paroles coupables, si la maîtresse de cette langue, la volonté n'y avait consenti? Aussi, lorsque dans la suite, revenant de cet amour excessif de sa propre personne, il commença à aimer Jésus-Christ comme il le devait, de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces, il n'y eut plus ni menaces, ni supplices qui purent amener sa volonté à consentir que sa langue donnât des armes à l'iniquité; au contraire, se rangeant avec une courageuse audace du côté de la vérité,

a C'est-à-dire à agir contrairement à son amour; car, comme saint Bernard le dit plus haut: «Son péché ne fut pas de mépriser ou de haïr le Christ; mais de s'aimer plus qu'il ne l'aimait lui-même.»

elle lui fit dire: «Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes (
Ac 5,19).»
9040 40. On distingue deux sortes de contraintes, selon que nous sommes forcés ou de faire ou de souffrir quelque chose contre notre propre volonté. La seconde, qu'on peut appeler passive, peut se produire quelquefois en l'absence de tout consentement de la volonté de celui qui la souffre; la contrainte active n'est jamais dans ce cas. Il suit de là que le mal, qui se fait en nous ou qui vient de nous, ne nous est point imputable, s'il se produit malgré nous; mais s'il est fait par nous, il ne peut jamais être exempt de toute faute de la volonté. Nous voulons évidemment tout ce qui n'aurait pas lieu si nous ne le voulions pas. Il y a donc aussi une certaine contrainte active, mais elle n'a point d'excuse à prétendre, puisqu'elle est volontaire. Un chrétien se trouvait forcé de renier le Christ; il ne le fit qu'à regret, mais pourtant il ne le fit que parce qu'il le voulut bien; il voulait en effet éviter à tout prix le glaive dont il était menacé, et c'est la volonté, dominant à l'intérieur, qui lui fit ouvrir la bouche, non pas le glaive qui brillait au-dehors. Le glaive fit voir que telle était sa volonté, mais ne la fit pas telle. C'est donc elle qui se porta au péché, non l'épée qui la contraignit. Aussi, ceux en qui la volonté se trouva saine, purent-ils être mis à mort mais ne purent jamais être pliés au mal. C'est ce qui leur avait été annoncé d'avance en ces termes (a): «Ils vous feront tout ce qu'ils voudront (Mc 9);» mais dans le corps, non dans le coeur. Ce n'est pas vous qui ferez ce qu'ils veulent, mais ce sont eux qui le feront, et vous, vous le souffrirez. Ils tortureront vos membres mais ne pourront changer votre volonté; ils feront souffrir votre corps mais ils ne sauront faire quoi que ce soit à votre âme, car si le corps peut être au pouvoir de celui qui le torture, l'âme échappe à ses atteintes. Si elle est faible, ils le verront bien au milieu des tourments, mais ils ne pourront pas la contraindre à l'être, si effectivement elle ne l'est point. Sa faiblesse vient d'elle, mais sa vigueur ne vient pas d'elle; elle ne vient que de l'Esprit de Dieu. Mais elle est rendue saine et vigoureuse, quand elle est renouvelée.
9041 41. Or, selon la doctrine de l'Apôtre, elle est renouvelée, lorsque, contemplant la gloire du Seigneur, elle est transformée en son image même et avance de clarté en clarté, c'est-à-dire, de vertu en vertu, par l'illumination de l'esprit du Seigneur (2Co 3,18). Ce qu'on entend par le libre arbitre, c'est-à-dire, la volonté de l'homme, tient donc le milieu

a Telle est la version des deux manuscrits de Saint-Denis et de Cîteaux et de deux autres encore. Horstius, de son côté, a lu ainsi: «Voilà ce qui a été dit de saint Jean Baptiste: On lui a fait souffrir cc qu'on a voulu. Est-ce à dire que ce fut ce qu'il voulut lui-même? Ainsi, pour les autres martyrs, on leur fit endurer non ce qu'ils voulurent, mais ce qu'on voulut; et ce ne fut que dans leurs membres, non point dans leur coeur. On tortura leur corps, mais on ne put changer leur volonté; on fit souffrir leur chair, mais on ne put changer quoi que ce fût à leur âme.» Cette leçon est également donnée par un manuscrit de la Colbertine.

entre l'esprit de Dieu et l'appétit charnel. Suspendu, pour ainsi dire, au flanc d'une montagne escarpée, il est tellement affaibli par l'appétit charnel que si l'esprit ne vient au secours de sa faiblesse par le moyen a de la grâce, non-seulement il ne pourra s'élever de vertu en vertu jusqu'au sommet de la justice que le Prophète appelle «une montagne de Dieu (Ps 35,7);» mais même on la verra rouler de vice en vice jusqu'au fond de l'abîme, entraîné en même temps par le poids de s la loi du péché qui se trouve originairement dans ses membres et par l'habitude de sa demeure terrestre enracinée à la longue dans ses affections. L'Ecriture rappelle en deux mots, dans un très-court verset ce double poids qui pèse sur la volonté de l'homme, elle dit en effet «Le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette demeure terrestre abat l'esprit par la multiplicité des soins qui l'agitent sans cesse (Sg 9,15).» Si ces deux maux de notre être mortel qui ne sauraient nous nuire tant que notre consentement se retient, nous éprouvent seulement; ils ne sont point une excuse mais une condamnation pour ceux qui ne retiennent point leur consentement; mais dans tous les cas, il n'y a pour nous ni salut ni damnation, tant qu'il n'y a point eu consentement de la part de la volonté, en sorte qu'on ne saurait la trouver contrainte en quelque sens que ce fût.




CHAPITRE XIII. Les mérites de l'homme sont de purs dons de Dieu.

9042 42. II suit donc de là que ce qui dans la créature est appelé libre arbitre, s'il est damné, l'est justement puisqu'il ne peut être contraint au péché par aucune violence extrinsèque; et que, s'il est sauvé, il ne l'est que par un effet de la miséricorde de Dieu, attendu qu'il est incapable de bien faire par sa propre vertu (a). Je pense bien que le lecteur comprend qu'en tout cela il ne saurait être question du péché originel; mais pour ce qui est du reste, il ne faut point que le libre arbitre cherche ailleurs qu'en soi la cause de sa damnation, puisqu'il ne peut être damné que par sa propre faute, ni dans ses mérites, celle de son salut, attendu qu'il n'en est redevable qu'à la miséricorde de Dieu. Ses efforts pour le bien sont vains, s'ils ne sont aidés de la grâce et nuls, s'ils ne sont produits par elle, ce qui fait dire à l'Ecriture que «l'esprit de l'homme et toutes ses pensées sont portés au mal dès sa jeunesse (Gn 8,21).» Qu'il ne croie donc pas, comme je l'ai dit plus haut,

a Dans quelques manuscrits on lit: «Nulle contrainte ne peut le porter au bien.» Le manuscrit de Saint-Denis porte cette autre leçon . «Il ne peut, en aucune manière, se suffire pour le bien.

que ses mérites viennent de lui, mais qu'il croie plutôt qu'ils descendent du Père des lumières, s'il faut toutefois compter au nombre des dons les plus excellents et des plus parfaits, les mérites qui nous assurent le salut éternel.
9043 43. Or Dieu, notre roi avant tous les siècles, quand il a fait le salut sur la terre, effectivement divisé les dons qu'ils nous a faits en mérites et en récompenses. Il a voulu que les dons qu'il nous fait en cette vie devinssent nos propres mérites par une possession libre, et il a voulu que nous les attendissions de lui, en nous fondant sur ses promesses toutes gratuites, et même que nous fussions en droit de les réclamer comme nous étant dus. Saint Paul parlant des uns et des autres, dit dans un endroit: «Le fruit que vous retirez de l'obéissance que vous devez à Dieu, c'est votre propre sanctification, et la fin sera la vie éternelle (Rm 6,22),» et, dans un autre: «Nous aussi, qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons en nous-mêmes, en attendant l'effet de l'adoption divine (Rm 8,23).» Ce qu'il entend par ces prémices de l'Esprit, c'est notre sanctification, c'est-à-dire, les vertus par lesquelles nous sommes, quant à présent, sanctifiés par le Saint-Esprit afin que nous puissions mériter ensuite d'être adoptés. De même, dans l'Evangile, nous voyons qu'il es: fait les mêmes promesses à ceux qui renoncent au siècle, car il est dit: «Ils recevront le centuple et posséderont la vie éternelle (Mt 19,29).» Par conséquent le salut n'est pas l'oeuvre du libre arbitre, mais celle du Seigneur, disons mieux, il est lui-même le salut et la voie qui conduit au salut, car s'il dit: «Je suis le salut de mon peuple (Ps 34,3).» Il dit aussi: «C'est moi qui suis la voie(Jn 14,6);» il se fait ainsi la voie quand il est le salut et la vie, afin que nulle chair ne puisse se glorifier. Si donc les biens de la voie sont les mérites, de même que ceux de la patrie sont le salut et la vie, et s'il est vrai, comme David le prétend, que «il n'y a personne qui fasse le bien, personne si ce n'est un .(Ps 13,2),» celui-là même dont il est dit: «Il n'y a que Dieu qui soit bon (Mc 10,18),» il s'en suit évidemment que toutes nos bonnes oeuvres sont des dons de Dieu, aussi bien que ses récompenses, en sorte que le même Dieu qui se fait notre débiteur pour ni les unes, a commencé par les autres. Toutefois, pour faire ces mérites, il daigne se servir des créatures (a), non pas qu'il en ait besoin, mais pour leur faire du bien par ce moyen, ou pour se servir d'elles dans le bien qu'il veut faire.
9044 44. Ainsi donc Dieu opère le salut de ceux dont les noms sont inscrits au livre de vie, quelquefois par la créature et sans elle, souvent

a Saint Bernard développe admirablement cette pensée dans son cinquième sermon sur le Cantique des cantiques.

par la créature et contre elle, et quelquefois enfin par la créature mais 'avec elle. Les hommes tirent en effet bien des avantages des êtres insensibles et même des créatures sans raison, ce qui me fait dire que ce bien se fait par elles et sans elles, puisque manquant d'intelligence, elles ne sauraient avoir conscience de ce qu'elles font. Il y a aussi beaucoup de bien que Dieu fait à l'homme par des êtres méchants, hommes ou anges, mais comme il se sert d'eux pour cela malgré eux, je dis qu'ils le font contre eux: en effet, s'ils font du bien quand ils voudraient nuire, leur intention perverse leur est nuisible à eux-mêmes autant que leur action est utile aux autres. Quant à ceux par lesquels et avec lesquels je dis que Dieu opère, ce sont les bons anges ou les hommes de bien qui non-seulement .font, mais veulent aussi le bien que Dieu veut. Et, en effet, ceux qui consentent au bien auquel ils coopèrent par leurs actes, partagent avec Dieu le bien qu'il opère par eux. Aussi, Saint Paul, ayant raconté tout le bien que Dieu avait fait par lui, s'écrie-t-il: «Ce n'est pas moi qui l'ai fait, mais la grâce de Dieu qui est avec moi (
1Co 15,10).» Il aurait pu dire «par moi» mais, comme cette manière de parler n'était pas assez forte il a dit: «avec moi,» attendu qu'il ne se regardait pas seulement comme un simple ministre de ce que Dieu avait fait, mais comme un véritablement associé à Dieu dans ses oeuvres en vertu de son propre consentement
9045 45. Voyons maintenant, d'après la triple opération de Dieu dont je viens de parler, le mérite qui revient à chaque créature d'après son cons cours. Et d'abord quel peut être le mérite de la créature par laquelle mais sans laquelle Dieu agit? Que peut mériter aussi celle contre laquelle ce qu'il fait est fait? sinon sa colère? et que méritera celle avec laquelle Dieu fait ce qu'il fait, si ce n'est sa grâce? Ainsi, la première ne mérite rien, la seconde démérite et la troisième mérite. En effet les animaux ne sauraient ni mériter ni démériter, en quoique ce soit, pour le bien ou pour le mal qui se fait par eux, attendu qu'ils manquent de ce qu'il faut pour consentir au bien ou au mal; à plats forte raison en est-il ainsi des pierres qui ne sont pas même douées de la force sensitive. Au contraire le diable et l'homme méchant étant en possession et faisant usage de la raison, méritent à la vérité, mais ne méritent que le châtiment, attendu qu'ils ne veulent pas le bien. Mais Saint Paul, qui annonce de bon coeur l'Evangile de peur de n'en être que le dispensateur s'il le prêche à regret (2Co 9,17), et tous ceux qui sont dans les mêmes dispositions que lui, peuvent compter avec confiance qu'une couronne de justice leur est réservée: Ainsi Dieu se sert pour le salut de ses élus, des créatures dépourvues de raison et même des créatures insensibles comme on se sert d'un cheval ou d'un instrument dont il ne reste plus vestige nulle part une fois leur oeuvre accomplie. Il se sert des créatures raisonnables et mauvaises, ainsi que d'une verge de correction qu'il jette au feu comme un bois inutile quand son fils est corrigé. Enfin, il se sert des anges et des hommes de bonne volonté comme de compagnons de travail et de coopérateurs qu'il doit récompenser abondamment après la victoire. Aussi saint Paul n'hésite-t-il point à prendre pour lui et à donner à ceux qui lui ressemblent, le titre «de coadjuteurs de Dieu (1Co 9).» Ainsi Dieu a la bonté de nous créer des mérites, quand il daigne nous faire faire le bien par lui et avec lui, et nous pouvons nous regarder comme ses coadjuteurs, comme les coopérateurs du Saint-Esprit et croire que nous devenons méritants du royaume des cieux, en nous unissant par le consentement de notre volonté à la volonté même de Dieu.



CHAPITRE XIV. Quelle part revient d'un côté à la grâce et de l'autre au libre arbitre dans l'affaire de notre salut.

9046 46. Mais quoi! Tout le travail et tout le mérite du libre arbitre ne consistent-ils donc qu'à donner son consentement? Oui certainement, je ne veux point dire pourtant que ce consentement même où réside le mérite, vienne de lui, puisque nous ne sommes pas capables de former de nous-mêmes aucune bonne pensée (2Co 3,5), ce qui est beaucoup moins qu'un bon consentement. Ce n'est pas moi, c'est l'Apôtre même qui le dit et qui attribue à Dieu, non au libre arbitre, tout le bien qui est dans l'homme, c'est-à-dire le penser, le vouloir et le parfaire. Si c'est Dieu qui opère en nous ces trois choses, c'est-à-dire, si c'est lui qui nous fait penser, vouloir et faire le bien, il fait le premier sans nous, le second avec nous et le troisième par nous. Il nous prévient en effet, en nous envoyant la bonne pensée, il nous unit à lui par le consentement du libre arbitre, en changeant notre mauvais vouloir en bon, et en donnant au libre arbitre la faculté (a) de consentir, il se fait au dedans de nous l'ouvrier de l'oeuvre dont il semble au dehors que nous sommes les auteurs. Il est hors de doute que nous ne saurions nous prévenir nous-mêmes, puis donc que Dieu ne trouve personne bon dans le principe; il est clair qu'il ne sauve personne, sans avoir commencé par le prévenir. Il est donc évident que le commencement de notre salut vient de Dieu, non de nous, et qu'il ne le fait pas même avec nous. Mais le consentement et l'action, quoiqu'ils ne soient point de nous, ne le font pas, néanmoins sans nous. Doit il

a Quelques manuscrits ajoutent ici: «ou la facilité;» cela vient de ce que la lecture de ce passage a paru douteuse aux anciens copistes.

suit que ni le commencement où nous ne sommes pour rien, ni l'action que trop souvent nous n'accomplissons que par un sentiment de crainte inutile ou par une feinte damnable, mais le consentement seul nous est imputé à mérite. Aussi, quelquefois le bon vouloir tout seul suffit, tandis que les deux autres ne servent de rien, si le bon vouloir fait défaut, je dis qu'elles sont inutiles, non pour celui qui les voit, mais pour celui qui les fait. Ainsi l'intention sert au mérite, l'action à l'exemple, et la pensée qui les prévient l'une et l'autre, ne sert qu'à les réveiller toutes les deux.
9047 47. Il faut donc bien nous garder, quand nous sentons ces choses se faire en nous et avec nous, de les attribuer à notre volonté qui est infirme, ou à quelque nécessité en Dieu, en qui il n'en existe aucune, mais à la grâce seulement dont il est plein. C'est elle qui excite le libre arbitre, quand elle sème en nous de bonnes pensées; c'est elle qui le guérit, lorsqu'elle change son affection, et c'est elle encore qui le fortifie assez pour le conduire à l'accomplissement du bien, c'est elle enfin qui le conserve et l'empêche de défaillir. Or, dans toutes ces opérations, la grâce agit de telle sorte qu'elle commence par prévenir la volonté et qu'ensuite elle l'accompagne toujours; elle ne la prévient que pour en obtenir ensuite la coopération, en sorte que ce que la grâce commence seule, s'accomplit ensuite par elle et par le libre arbitre; ils agissent conjointement, non séparément; ensemble, non pas successivement. La grâce ne fait point une partie de l'oeuvre et le libre arbitre, l'autre; ils agissent ensemble, par une opération indivise. Le libre arbitre fait tout et la grâce fait tout aussi; mais de même que la grâce fait tout dans le libre arbitre, ainsi le libre arbitre fait tout par la grâce.
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Bernard Libre arbitre 9032